Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Préface

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. XXIII-XXXII).

PRÉFACE
DE L’AUTEUR.



Quelques débris de la législation d’un ancien peuple conquérant, compilés par l’ordre d’un prince qui régnait il y a douze siècles a Constantinople, mêlés ensuite avec les usages des Lombards, et ensevelis dans un fatras volumineux de commentaires obscurs, forment ce vieil amas d’opinions, qu’une grande partie de l’Europe a honorées du nom de lois. Et aujourd’hui même, le préjugé de la routine, aussi funeste qu’il est général, fait qu’une opinion de Carpzovius[1], un vieil usage indiqué par Clarus[2], un supplice imaginé avec une barbare complaisance, par Farinaccius[3], sont les règles que suivent froidement ces hommes qui devraient trembler lorsqu’il décident de la vie et de la fortune de leurs concitoyens.

C’est ce code informe, qui n’est qu’une monstrueuse production des siècles les plus barbares, que j’ai voulu examiner dans cet ouvrage. Mais je ne m’attacherai qu’au système criminel ; et j’oserai en signaler les abus à ceux-là qui sont chargés de protéger la félicité publique, sans trop m’étudier à répandre sur mon style ce charme qui séduit l’impatience des lecteurs vulgaires.

Si j’ai pu rechercher librement la vérité, si je me suis élevé au-dessus des opinions communes, je dois cette indépendance à la douceur et aux lumières du gouvernement sous lequel j’ai le bonheur de vivre. Les grands rois et les princes qui veulent le bonheur des hommes qu’ils gouvernent, sont amis de la vérité, lorsqu’elle leur est montrée par un philosophe, qui, du fond de sa retraite, déploie un courage exempt de fanatisme, et se contente de combattre, avec les armes de la raison, les entreprises de la violence et de l’intrigue.

D’ailleurs, en examinant les abus dont nous allons parler, on remarquera qu’ils font la satyre et la honte des siècles passés, mais non de notre siècle et de ses législateurs.

Si quelqu’un veut me faire l’honneur de critiquer mon livre, qu’il cherche d’abord à bien saisir le but que je m’y suis proposé. Loin de penser à diminuer l’autorité légitime, on verra que tous mes efforts ne tendent qu’à l’agrandir ; et elle s’agrandira en effet, lorsque l’opinion publique sera plus puissante que la force, lorsque la douceur et l’humanité feront pardonner aux princes leur puissance.

Des critiques, dont les intentions n’ont pu être droites, ont attaqué cet ouvrage, en l’altérant[4]. Je dois m’arrêter un instant, pour imposer silence au mensonge qui se trouble, aux fureurs du fanatisme, aux lâches calomnies de la haine.

Les principes de morale et de politique reçus parmi les hommes, dérivent généralement de trois sources : la révélation, la loi naturelle et les conventions sociales. On ne peut établir de comparaison entre la première et les deux autres, sous le rapport de leurs fins principales ; mais elles se ressemblent toutes trois, en cela qu’elles tendent également à rendre les hommes heureux ici-bas. Discuter les rapports des conventions sociales, ce n’est pas attaquer les rapports qui peuvent se trouver entre la révélation et la loi naturelle.

Puisque ces principes divins, quoiqu’ils soient immuables, ont été dénaturés en mille manières dans les esprits corrompus, ou par la malice humaine, ou par les fausses religions, ou par les idées arbitraires de la vertu et du vice, il doit sembler nécessaire d’examiner (en mettant de côté toutes considérations étrangères) les résultats des simples conventions humaines, soit que ces conventions aient réellement été faites, soit qu’on les suppose, pour les avantagées de tous. Toutes les opinions, tous les systèmes de morale doivent nécessairement se réunir sur ce point, et l’on ne saurait trop encourager ces louables efforts, qui tendent à rattacher les plus obstinés et les plus incrédules, aux principes qui portent les hommes à vivre en société.

On peut donc distinguer trois classes de vertus et de vices, qui ont aussi leur source dans la religion, dans la loi naturelle et dans les conventions politiques. Ces trois classes ne doivent jamais être en contradiction entre elles. Mais elles n’ont pas toutes trois les mêmes résultats, et n’obligent pas aux mêmes devoirs. La loi naturelle exige moins que la révélation, et les conventions sociales moins que la loi naturelle. Ainsi il est très-important de bien distinguer les effets de ces conventions, c’est-à-dire, des pactes exprimés ou tacites que les hommes se sont imposés, parce que c’est là que doit s’arrêter l’exercice légitime de la force, dans ces rapports de l’homme à l’homme, qui n’exigent pas une mission spéciale de l’Être-suprême.

On peut donc dire avec raison que les idées de la vertu politique sont variables. Celles de la vertu naturelle seraient toujours claires et précises, si les faiblesses et les passions humaines n’en ternissaient la pureté. Les idées de la vertu religieuse sont immuables et constantes, parce qu’elles ont été immédiatement révélées par Dieu même, qui les conserve inaltérables.

Celui qui parle des conventions sociales et de leurs résultats, peut-il donc être accusé de montrer des principes contraires à la loi naturelle ou à la révélation, parce qu’il n’en dit rien ?… S’il dit que l’état de guerre précéda la réunion des hommes en société, faut-il le comparer à Hobbes, qui ne suppose à l’homme isolé aucun devoir, aucune obligation naturelle ?… Ne peut-on pas au contraire considérer ce qu’il dit comme un fait, qui ne fut que la conséquence de la corruption humaine et de l’absence des lois ? Enfin, n’est-ce pas se tromper, que de reprocher à un écrivain qui examine les effets des conventions sociales, de ne pas admettre avant tout l’existence même de ces conventions ?…

La justice divine et la justice naturelle sont, par leur essence, constantes et invariables, parce que les rapports qui existent entre deux objets de même nature ne peuvent jamais changer. Mais la justice humaine, ou si l’on veut, la justice politique, n’étant qu’un rapport convenu entre une action et l’état variable de la société, peut varier aussi, à mesure que cette action devient avantageuse ou nécessaire à l’état social. On ne peut bien déterminer la nature de cette justice, qu’en examinant avec attention les rapports compliqués des inconstantes combinaisons qui gouvernent les hommes.

Si tous ces principes, essentiellement distincts, viennent à se confondre, il n’est plus possible de raisonner avec clarté sur les matières politiques.

C’est aux théologiens à établir les limites du juste et de l’injuste, selon la méchanceté ou la bonté intérieures de l’action. C’est au publiciste à déterminer ces bornes en politique, c’est-à-dire, sous les rapports du bien et du mal que l’action peut faire à la société.

Ce dernier objet ne peut porter aucun préjudice à l’autre, parce que tout le monde sait combien la vertu politique est au-dessous des inaltérables vertus qui émanent de la divinité.

Je le répète donc, si l’on veut faire à mon livre l’honneur d’une critique, que l’on ne commence point par me supposer des principes contraires à la vertu où à la religion, car ces principes ne sont pas les miens. Qu’au lieu de me signaler comme un impie et comme un séditieux, on se contente de montrer que je suis mauvais logicien, ou ignorant politique. Qu’on ne tremble pas à chaque proposition où je soutiens les intérêts de l’humanité. Qu’on prouve l’inutilité de mes maximes, et les dangers que peuvent avoir mes opinions. Que l’on me fasse voir les avantages des pratiques reçues.

J’ai donné un témoignage public de mes principes religieux et de ma soumission au souverain, en répondant aux Notes et Observations que l’on a publiées contre mon ouvrage. Je dois garder le silence avec les écrivains qui ne m’opposeront désormais que les mêmes objections. Mais celui qui mettra dans sa critique la décence et les égards que les hommes honnêtes se doivent entre eux, et qui aura assez de lumières pour ne pas m’obliger à lui démontrer les principes les plus simples, de quelque nature qu’ils soient, trouvera en moi un homme moins empressé de défendre ses opinions particulières, qu’un paisible ami de la vérité, prêt à avouer ses erreurs.


  1. Ou Carpzow, jurisconsulte Allemand, du commencement du xviie siècle.
  2. Ou Claro, jurisconsulte Piémontais, mort en 1575.
  3. Ou Farinaccio, jurisconsulte cruel, mort à Rome sa patrie, en 1618. Il a laissé treize volumes in-folio.
  4. Voyez, après le Commentaire de Voltaire, la Réponse aux Notes et Observations.