Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre I

CHAPITRE PREMIER.

INTRODUCTION.


Les avantages de la société doivent être également partagés entre tous ses membres.

Cependant, parmi les hommes réunis, on remarque une tendance continuelle à rassembler sur le plus petit nombre les privilèges, la puissance et le bonheur, pour ne laisser à la multitude que misère et faiblesse.

Ce n’est que par de bonnes lois qu’on peut arrêter ces efforts. Mais, pour l’ordinaire, les hommes abandonnent à des lois provisoires et à la prudence du moment le soin de régler les affaires les plus importantes, ou bien ils les confient à la discrétion de ceux-là mêmes dont l’intérêt est de s’opposer aux meilleures institutions et aux lois les plus sages.

Aussi, n’est-ce qu’après avoir flotté long-temps au milieu des erreurs les plus funestes, après avoir exposé mille fois leur liberté et leur existence, que, las de souffrir, réduits aux dernières extrémités, les hommes se déterminent à remédier aux maux qui les accablent.

Alors enfin ils ouvrent les yeux à ces vérités palpables, qui, par leur simplicité même, échappent aux esprits vulgaires, incapables d’analyser les objets, et accoutumés à recevoir sans examen et sur parole toutes les impressions qu’on veut leur donner.

Ouvrons l’histoire : nous verrons que les lois, qui devraient être des conventions faites librement entre des hommes libres, n’ont été le plus souvent que l’instrument des passions du petit nombre, ou la production du hasard et du moment, jamais l’ouvrage d’un sage observateur de la nature humaine, qui ait su diriger toutes les actions de la multitude à ce seul but : Tout le bien-être possible pour le plus grand nombre.

Heureuses les nations (s’il y en a quelques-unes) qui n’ont point attendu que des révolutions lentes et des vicissitudes incertaines fissent de l’excès du mal un acheminement au bien, et qui, par des lois sages, ont hâté le passage de l’un à l’autre. Qu’il est digne de toute la reconnaissance du genre humain, le philosophe qui, du fond de sa retraite obscure et dédaignée, a eu le courage de jeter parmi la multitude les premières semences long-temps infructueuses des vérités utiles[1] !

Les vérités philosophiques, répandues partout au moyen de l’imprimerie, ont fait connaître enfin les vrais rapports qui unissent les souverains à leurs sujets et les peuples entre eux. Le commerce s’est animé, et il s’est élevé entre les nations une guerre d’industrie, la seule digne des hommes sages et des peuples policés.

Mais si les lumières de notre siècle ont déjà produit quelques avantages, elles sont loin d’avoir dissipé tous les préjugés qui nous restent. On ne s’est élevé que faiblement contre la barbarie des peines en usage dans nos tribunaux. On ne s’est point occupé de réformer l’irrégularité des procédures criminelles, de cette partie de la législation aussi importante que négligée dans toute l’Europe. On a rarement cherché à détruire, dans leurs principes, ces suites d’erreurs accumulées depuis plusieurs siècles ; et bien peu de personnes ont tenté de réprimer, par la force des vérités immuables, les abus d’un pouvoir sans bornes, et de faire cesser les exemples trop fréquens de cette froide atrocité, que les hommes puissans regardent comme un de leurs droits.

Et pourtant, les douloureux gémissemens du faible, sacrifié à la cruelle ignorance ou aux lâches opulens ; les tourmens affreux que la barbarie prodigue pour des crimes sans preuves, ou pour des délits chimériques ; le hideux aspect des prisons et des cachots, dont l’horreur s’augmente encore par le supplice le plus insupportable pour les malheureux, l’incertitude ; tant d’usages odieux, partout répandus, auraient dû réveiller l’attention des philosophes, de cette sorte de magistrats, dont l’emploi est de diriger et de fixer les opinions humaines.

L’immortel Montesquieu n’a pu traiter que par occasion ces matières importantes. Si j’ai suivi les traces lumineuses de ce grand homme, c’est que la vérité est une, et partout la même. Mais ceux qui savent penser (et c’est pour ceux-là seulement que j’écris) sauront distinguer mes pas des siens. Heureux si, comme lui, je puis être l’objet de votre secrète reconnaissance, ô vous, disciples obscurs et paisibles de la raison ! Heureux si je puis exciter quelquefois ce frémissement, par lequel les âmes sensibles répondent à la voix des défenseurs de l’humanité !

Ce serait peut-être ici le moment d’examiner et de distinguer les différentes espèces de délits et la manière de les punir ; mais la multitude et la variété des crimes, d’après les diverses circonstances de temps et de lieux, nous jetteraient dans un détail immense et fatigant. Je me contenterai donc d’indiquer les principes les plus généraux, les fautes les plus communes et les erreurs les plus funestes, en évitant également les excès de ceux qui, par un amour mal entendu de la liberté, cherchent à introduire l’anarchie, et de ceux qui voudraient soumettre les hommes à la régularité des cloîtres.

Mais quelle est l’origine des peines, et quel est le fondement du droit de punir[2] ? Quelles seront les punitions assignées aux différens crimes ? La peine de mort est-elle véritablement utile, nécessaire, indispensable pour la sûreté et le bon ordre de la société ? Les tourmens et les tortures sont-ils justes ? Conduisent-ils au but que se proposent les lois ? Quels sont les meilleurs moyens de prévenir les délits ? Les mêmes peines sont-elles également utiles dans tous les temps ? Quelle influence ont-elles sur les mœurs ?

Tous ces problèmes méritent qu’on cherche à les résoudre avec cette précision géométrique qui triomphe de l’adresse des sophismes, des doutes timides et des séductions de l’éloquence.

Je m’estimerais heureux, quand je n’aurais d’autre mérite que celui d’avoir présenté le premier à l’Italie, sous un plus grand jour, ce que d’autres nations ont osé écrire[3] et commencent à pratiquer.

Mais, en soutenant les droits du genre humain et de l’invincible vérité, si je contribuais à sauver d’une mort affreuse quelques-unes des tremblantes victimes de la tyrannie, ou de l’ignorance également funeste, les bénédictions et les larmes d’un seul innocent revenu aux sentimens de la joie et du bonheur, me consoleraient des mépris du reste des hommes.


  1. On a voulu désigner ici J. J. Rousseau.
  2. Ces deux lignes ont été ajoutées par l’abbé Morellet.
  3. Beccaria est trop modeste ; je ne connais point de nation où l’on ait osé écrire avant lui en faveur de l’homme exposé aux faux principes et à l’atrocité des tribunaux. On n’a pas écrit en Angleterre ; mais on pratique. (Note de Brissot de Warville.)