Des conspirations contre les peuples/Édition Garnier


DES
CONSPIRATIONS
CONTRE LES PEUPLES
OU
DES PROSCRIPTIONS[1]
(1766)

conspirations ou proscriptions juives.

L’histoire est pleine de conspirations contre les tyrans ; mais nous ne parlerons ici que de conspirations des tyrans contre les peuples. Si l’on remonte à la plus haute antiquité parmi nous ; si l’on ose chercher les premiers exemples des proscriptions dans l’histoire des Juifs ; si nous séparons ce qui peut appartenir aux passions humaines de ce que nous devons révérer dans les décrets éternels ; si nous ne considérons que l’effet terrible d’une cause divine, nous trouverons d’abord une proscription de vingt-trois mille Juifs après l’idolâtrie d’un veau d’or[2] ; une de vingt-quatre mille pour punir l’Israélite qu’on avait surpris dans les bras d’une Madianite[3] ; une de quarante-deux mille hommes de la tribu d’Éphraïm, égorgés à un gué du Jourdain[4]. C’était une vraie proscription, car ceux de Galaad, qui exerçaient la vengeance de Jephté contre les Éphraïmites, voulaient connaître et démêler leurs victimes en leur faisant prononcer l’un après l’autre le mot shibolet au passage de la rivière ; et ceux qui disaient sibolet, selon la prononciation éphraïmite, étaient reconnus et tués sur-le-champ. Mais il faut considérer que cette tribu d’Éphraïm ayant osé s’opposer à Jephté, choisi par Dieu même pour être le chef de son peuple, méritait sans doute un tel châtiment.

C’est pour cette raison que nous ne regardons point comme une injustice l’extermination entière des peuples du Chanaan ; ils s’étaient sans doute attiré cette punition par leurs crimes ; ce fut le Dieu vengeur des crimes qui les poursuivit ; les Juifs n’étaient que les bourreaux.

celle de mithridate.

De telles proscriptions, commandées par la Divinité même, ne doivent pas sans doute être imitées par les hommes ; aussi le genre humain ne vit point de pareils massacres jusqu’à Mithridate, Rome ne lui avait pas encore déclaré la guerre, lorsqu’il ordonna qu’on assassinât tous les Romains qui se trouvaient dans l’Asie Mineure. Plutarque fait monter le nombre des victimes à cent cinquante mille[5] ; Appien le réduit à quatre-vingt mille[6].

Plutarque n’est guère croyable, et Appien probablement exagère. Il n’est pas vraisemblable que tant de citoyens romains demeurassent dans l’Asie Mineure où ils avaient alors très-peu d’établissements. Mais, quand ce nombre serait réduit à la moitié, Mithridate n’en serait pas moins abominable. Tous les historiens conviennent que le massacre fut général, et que ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés.

celles de sylla, de marius, et des triumvirs.

Mais, environ dans ce temps-là même, Sylla et Marius exercèrent sur leurs compatriotes la même fureur qu’ils éprouvaient en Asie. Marius commença les proscriptions, et Sylla le surpassa. La raison humaine est confondue quand elle veut juger les Romains. On ne conçoit pas comment un peuple chez qui tout était à l’enchère, et dont la moitié égorgeait l’autre, pût être dans ce temps-là même le vainqueur de tous les rois. Il y eut une horrible anarchie depuis les proscriptions de Sylla jusqu’à la bataille d’Actium ; et ce fut pourtant alors que Rome conquit les Gaules, l’Espagne, l’Égypte, la Syrie, toute l’Asie Mineure, et la Grèce.

Comment expliquerons-nous ce nombre prodigieux de déclamations qui nous restent sur la décadence de Rome dans ces temps sanguinaires et illustres ? Tout est perdu, disent vingt auteurs latins ; « Rome tombe par ses propres forces[7], le luxe a vengé l’univers[8]. » Tout cela ne veut dire autre chose, sinon que la liberté publique n’existait plus ; mais la puissance subsistait ; elle était entre les mains de cinq ou six généraux d’armée ; et le citoyen romain, qui avait jusque-là vaincu pour lui-même, ne combattait plus que pour quelques usurpateurs.

La dernière proscription fut celle d’Antoine, d’Octave, et de Lépide ; elle ne fut pas plus sanguinaire que celle de Sylla.

Quelque horrible que fût le règne des Caligula et des Néron, on ne voit point de proscriptions sous leur empire ; il n’y en eut point dans les guerres des Galba, des Othon, des Vitellius.

celle des juifs sous trajan.

Les Juifs seuls renouvelèrent ce crime sous Trajan. Ce prince humain les traitait avec bonté. Il y en avait un très-grand nombre dans l’Égypte et dans la province de Cyrène. La moitié de l’île de Chypre était peuplée de Juifs. Un nommé André, qui se donna pour un messie, pour un libérateur des Juifs, ranima leur exécrable enthousiasme qui paraissait assoupi. Il leur persuada qu’ils seraient agréables au Seigneur, et qu’ils rentreraient tous enfin victorieux dans Jérusalem, s’ils exterminaient tous les infidèles dans les lieux où ils avaient le plus de synagogues. Les Juifs, séduits par cet homme, massacrèrent, dit-on, plus de deux cent vingt mille personnes dans la Cyrénaïque et dans Chypre. Dion[9] et Eusèbe[10] disent que, non contents de les tuer, ils mangeaient leur chair, se faisaient une ceinture de leurs intestins, et se frottaient le visage de leur sang. Si cela est ainsi, ce fut, de toutes les conspirations contre le genre humain, dans notre continent, la plus inhumaine et la plus épouvantable ; et elle dut l’être, puisque la superstition en était le principe. Ils furent punis, mais moins qu’ils ne le méritaient, puisqu’ils subsistent encore.

celle de théodose.

Je ne vois aucune conspiration pareille dans l’histoire du monde, jusqu’au temps de Théodose, qui proscrivit les habitants de Thessalonique, non pas dans un mouvement de colère, comme des menteurs mercenaires l’écrivent si souvent, mais après six mois des plus mûres réflexions. Il mit dans cette fureur méditée un artifice et une lâcheté qui la rendaient encore plus horrible. Les jeux publics furent annoncés par son ordre, les habitants invités : les courses commencèrent ; au milieu de ces réjouissances, ses soldats égorgèrent sept à huit mille habitants ; quelques auteurs disent quinze mille. Cette proscription fut incomparablement plus sanguinaire et plus inhumaine que celle des triumvirs ; ils n’avaient compris que leurs ennemis dans leurs listes ; mais Théodose ordonna que tout pérît sans distinction. Les triumvirs se contentèrent de taxer les veuves et les filles des proscrits. Théodose fit massacrer les femmes et les enfants, et cela dans la plus profonde paix, et lorsqu’il était au comble de sa puissance. Il est vrai[11] qu’il expia ce crime ; il fut quelque temps sans aller à la messe.

celle de l’impératrice théodora.

Une conspiration[12] beaucoup plus sanglante encore que toutes les précédentes fut celle d’une impératrice Théodora, au milieu du ixe siècle. Cette femme superstitieuse et cruelle, veuve du cruel Théophile, et tutrice de l’infâme Michel, gouverna quelques années Constantinople. Elle donna ordre qu’on tuât tous les manichéens dans ses États. Fleury, dans son Histoire ecclésiastique[13], avoue qu’il en périt « environ cent mille ». Il s’en sauva quarante mille qui se réfugièrent dans les États du calife, et qui, devenus les plus implacables comme les plus justes ennemis de l’empire grec, contribuèrent à sa ruine. Rien ne fut plus semblable à notre Saint-Barthélemy, dans laquelle on voulut détruire les protestants, et qui les rendit furieux.

celle des croisés contre les juifs.

Cette rage des conspirations contre un peuple entier sembla s’assoupir jusqu’au temps des croisades. Une horde de croisés, dans la première expédition de Pierre l’Ermite, ayant pris son chemin par l’Allemagne, fit vœu d’égorger tous les Juifs qu’ils rencontreraient sur leur route. Ils allèrent à Spire, à Vorms, à Cologne, à Mayence, à Francfort ; ils fendirent le ventre aux hommes, aux femmes, aux enfants de la nation juive qui tombèrent entre leurs mains, et cherchèrent dans leurs entrailles l’or qu’on supposait que ces malheureux avaient avalé.

Cette action des croisés ressemblait parfaitement à celle des Juifs de Chypre et de Cyrène, et fut peut-être encore plus affreuse, parce que l’avarice se joignait au fanatisme. Les Juifs alors furent traités comme ils se vantent d’avoir traité autrefois des nations entières ; mais, selon la remarque de Suarez[14], « ils avaient égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et les croisés les massacrèrent par une piété mal entendue ». Il y a au moins[15] de la piété dans ces meurtres, et cela est bien consolant !

celle des croisades contre les albigeois.

La conspiration contre les Albigeois fut de la même espèce et eut une atrocité de plus : c’est qu’elle fut contre des compatriotes, et qu’elle dura plus longtemps. Suarez aurait dû regarder cette proscription comme la plus édifiante de toutes, puisque de saints inquisiteurs condamnèrent aux flammes tous les habitants de Béziers, de Carcassonne, de Lavaur, et de cent bourgs considérables ; presque tous les citoyens furent brûlés en effet, ou pendus, ou égorgés.

les vêpres siciliennes.

S’il est quelque nuance entre les grands crimes, peut-être la journée des vêpres siciliennes est la moins exécrable de toutes, quoiqu’elle le soit excessivement. L’opinion la plus probable est que ce massacre ne fut point prémédité. Il est vrai que Jean de Procida, émissaire du roi d’Aragon, préparait dès lors une révolution à Naples et en Sicile ; mais il paraît que ce fut un mouvement subit dans le peuple animé contre les Provençaux, qui le déchaîna tout d’un coup, et qui fit couler tant de sang. Le roi Charles d’Anjou, frère de saint Louis, s’était rendu odieux par le meurtre de Conradin et du duc d’Autriche, deux jeunes héros et deux grands princes dignes de son estime, qu’il fit condamner à mort comme des voleurs. Les Provençaux qui vexaient la Sicile étaient détestés. L’un d’eux fit violence à une femme le lendemain de Pâques ; on s’attroupa, on s’émut, on sonna le tocsin, on cria : « Meurent les tyrans ! » Tout ce qu’on rencontra de Provençaux fut massacré ; les innocents périrent avec les coupables.

les templiers.

Je mets sans difficulté[16] au rang des conjurations contre une société entière le supplice des templiers. Cette barbarie fut d’autant plus atroce qu’elle fut commise avec l’appareil de la justice. Ce n’était point une de ces fureurs que la vengeance soudaine ou la nécessité de se défendre semble justifier : c’était un projet réfléchi d’exterminer tout un ordre trop fier et trop riche. Je pense bien que, dans cet ordre, il y avait de jeunes débauchés qui méritaient quelque correction ; mais je ne croirai jamais qu’un grand maître et tant de chevaliers, parmi lesquels on comptait des princes, tous vénérables par leur âge et par leurs services, fussent coupables des bassesses absurdes et inutiles dont on les accusait. Je ne croirai jamais qu’un ordre entier de religieux ait renoncé en Europe à la religion chrétienne, pour laquelle il combattait en Asie, en Afrique, et pour laquelle même encore plusieurs d’entre eux gémissaient dans les fers des Turcs et des Arabes, aimant mieux mourir dans les cachots que de renier leur religion.

Enfin je crois sans difficulté à plus de quatre-vingts chevaliers, qui, en mourant, prennent Dieu à témoin de leur innocence. N’hésitons point à mettre leur proscription au rang des funestes effets d’un temps d’ignorance et de barbarie.

massacres dans le nouveau monde.

Dans ce recensement de tant d’horreurs, mettons surtout les douze millions d’hommes détruits dans le vaste continent du nouveau monde. Cette proscription est à l’égard de toutes les autres ce que serait l’incendie de la moitié de la terre à celui de quelques villages.

Jamais ce malheureux globe n’éprouva une dévastation plus horrible et plus générale, et jamais crime ne fut mieux prouvé. Las Casas, évêque de Chiapa dans la Nouvelle-Espagne, ayant parcouru pendant plus de trente années les îles et la terre ferme découvertes avant qu’il fût évêque, et depuis qu’il eut cette dignité, témoin oculaire de ces trente années de destruction, vint enfin en Espagne, dans sa vieillesse, se jeter aux pieds de Charles-Quint et du prince Philippe son fils, et fit entendre ses plaintes, qu’on n’avait pas écoutées jusqu’alors. Il présenta sa requête au nom d’un hémisphère entier : elle fut imprimée à Valladolid. La cause de plus de cinquante nations proscrites, dont il ne subsistait que de faibles restes, fut solennellement plaidée devant l’empereur. Las Casas dit que ces peuples détruits étaient d’une espèce douce, faible et innocente, incapable de nuire et de résister, et que la plupart ne connaissaient pas plus les vêtements et les armes que nos animaux domestiques. « J’ai parcouru, dit-il, toutes les petites îles Lucaies, et je n’y ai trouvé que onze habitants, reste de cinq cent mille. »

Il compte ensuite plus de deux millions d’hommes détruits dans Cuba et dans Hispaniola, et enfin plus de dix millions dans le continent. Il ne dit pas : « J’ai ouï dire qu’on a exercé ces énormités incroyables ; » il dit : « Je les ai vues ; j’ai vu cinq caciques brûlés pour s’être enfuis avec leurs sujets ; j’ai vu ces créatures innocentes massacrées par milliers ; enfin, de mon temps, on a détruit plus de douze millions d’hommes dans l’Amérique. »

On ne lui contesta pas cette étrange dépopulation, quelque incroyable qu’elle paraisse. Le docteur Sepulvéda, qui plaidait contre lui, s’attacha seulement à prouver que tous ces Indiens méritaient la mort, parce qu’ils étaient coupables du péché contre nature, et qu’ils étaient anthropophages.

« Je prends Dieu à témoin, répond le digne évêque Las Casas, que vous calomniez ces innocents après les avoir égorgés. Non, ce n’était point parmi eux que régnait la pédérastie, et que l’horreur de manger de la chair humaine s’était introduite ; il se peut que dans quelques contrées de l’Amérique que je ne connais pas, comme au Brésil ou dans quelques îles, on ait pratiqué ces abominations de l’Europe ; mais ni à Cuba, ni à la Jamaïque, ni dans Hispaniola[17] ni dans aucune île que j’aie parcourue, ni au Pérou, ni au Mexique, où est mon évêché, je n’ai jamais entendu parler de ces crimes, et j’en ai fait les enquêtes les plus exactes. C’est vous qui êtes plus cruels que les anthropophages : car je vous ai vus dresser des chiens énormes pour aller à la chasse des hommes comme on va à celle des bêtes fauves. Je vous ai vus donner vos semblables à dévorer à vos chiens. J’ai entendu des Espagnols dire à leurs camarades : « Prête-moi une longe d’Indien pour le déjeuner de mes dogues, je t’en rendrai demain un quartier. » C’est enfin chez vous seuls que j’ai vu de la chair humaine étalée dans vos boucheries, soit pour vos dogues, soit pour vous-mêmes. Tout cela, continue-t-il, est prouvé aux procès, et je jure, par le grand Dieu qui m’écoute, que rien n’est plus véritable. »

Enfin Las Casas obtint de Charles-Quint des lois qui arrêtèrent le carnage réputé jusqu’alors légitime, attendu que c’étaient des chrétiens qui massacraient des infidèles.

conspiration contre mérindol.

La proscription juridique des habitants de Mérindol et de Cabrières, sous François Ier, en 1546, n’est à la vérité qu’une étincelle en comparaison de cet incendie universel de la moitié de l’Amérique. Il périt dans ce petit pays environ cinq à six mille personnes des deux sexes et de tout âge. Mais cinq mille citoyens surpassent en proportion, dans un canton si petit, le nombre de douze millions dans la vaste étendue des îles de l’Amérique, dans le Mexique, et dans le Pérou. Ajoutez surtout que les désastres de notre patrie nous touchent plus que ceux d’un autre hémisphère.

Ce fut la seule proscription revêtue des formes de la justice ordinaire ; car les templiers furent condamnés par des commissaires que le pape avait nommés, et c’est en cela que le massacre de Mérindol porte un caractère plus affreux que les autres. Le crime est plus grand quand il est commis par ceux qui sont établis pour réprimer les crimes et pour protéger l’innocence.

Un avocat général du parlement d’Aix, nommé Guérin, fut le premier auteur de cette boucherie. « C’était, dit l’historien César Nostradamus, un homme noir ainsi de corps que d’âme, autant froid orateur que persécuteur ardent et calomniateur effronté. » Il commença par dénoncer, en 1540, dix-neuf personnes au hasard comme hérétiques. Il y avait alors un violent parti dans le parlement d’Aix, qu’on appelait les brûleurs. Le président d’Oppède était à la tête de ce parti. Les dix-neuf accusés furent condamnés à mort sans être entendus ; et, dans ce nombre, il se trouva quatre femmes et cinq enfants qui s’enfuirent dans des cavernes.

Il y avait alors, à la honte de la nation, un inquisiteur de la foi en Provence ; il se nommait frère Jean de Rome. Ce malheureux, accompagné de satellites, allait souvent dans Mérindol et dans les villages d’alentour ; il entrait inopinément et de nuit dans les maisons où il était averti qu’il y avait un peu d’argent ; il déclarait le père, la mère, et les enfants, hérétiques, leur donnait la question, prenait l’argent, et violait les filles. Vous trouverez une partie des crimes de ce scélérat dans le fameux plaidoyer d’Aubry, et vous remarquerez qu’il ne fut puni que par la prison.

Ce fut cet inquisiteur qui, n’ayant pu entrer chez les dix-neuf accusés, les avait fait dénoncer au parlement par l’avocat général Guérin, quoiqu’il prétendît être le seul juge du crime d’hérésie. Guérin et lui soutinrent que dix-huit villages étaient infectés de cette peste. Les dix-neuf citoyens échappés devaient, selon eux, faire révolter tout le canton. Le président d’Oppède, trompé par une information frauduleuse de Guérin, demanda au roi des troupes pour appuyer la recherche et la punition des dix-neuf prétendus coupables. François Ier, trompé à son tour, accorda enfin les troupes. Le vice-légat d’Avignon y joignit quelques soldats. Enfin, en 1544, d’Oppède et Guérin à leur tête mirent le feu à tous les villages : tout fut tué, et Aubry rapporte dans son plaidoyer que plusieurs soldats assouvirent leur brutalité sur les femmes et sur les filles expirantes qui palpitaient encore. C’est ainsi qu’on servait la religion.

Quiconque a lu l’histoire sait assez qu’on fit justice ; que le parlement de Paris fit pendre l’avocat général, et que le président d’Oppède échappa au supplice qu’il avait mérité. Cette grande cause fut plaidée pendant cinquante audiences. On a encore les plaidoyers ; ils sont curieux. D’Oppède et Guérin alléguaient pour leur justification tous les passages de l’Écriture où il est dit :

Frappez les habitants par le glaive, détruisez tout jusqu’aux animaux[18] ;

Tuez le vieillard, l’homme, la femme, et l’enfant à la mamelle[19] ;

Tuez l’homme, la femme, l’enfant sevré, l’enfant qui tette, le bœuf, la brebis, le chameau, et l’âne[20].

Ils alléguaient encore les ordres et les exemples donnés par l’Église contre les hérétiques. Ces exemples et ces ordres n’empêchèrent pas que Guérin ne fût pendu. C’est la seule proscription de cette espèce qui ait été punie par les lois, après avoir été faite à l’abri de ces lois mêmes.

conspiration de la saint-barthélemy.

Il n’y eut que vingt-huit ans d’intervalle entre les massacres de Mérindol et la journée de la Saint-Barthélemy. Cette journée fait encore dresser les cheveux à la tête de tous les Français, excepté ceux d’un abbé[21] qui a osé imprimer, en 1758, une espèce d’apologie de cet événement exécrable. C’est ainsi que quelques esprits bizarres ont eu le caprice de faire l’apologie du diable. « Ce ne fut, dit-il, qu’une affaire de proscription. » Voilà une étrange excuse ! Il semble qu’une affaire de proscription soit une chose d’usage, comme on dit une affaire de barreau, une affaire d’intérêt, une affaire de calcul, une affaire d’église.

Il faut que l’esprit humain soit bien susceptible de tous les travers pour qu’il se trouve, au bout de près de deux cents ans, un homme qui, de sang-froid, entreprend de justifier ce que l’Europe entière abhorre. L’archevêque Péréfixe[22] prétend qu’il périt cent mille Français dans cette conspiration religieuse. Le duc de Sully n’en compte que soixante et dix mille. Monsieur l’abbé abuse du martyrologe des calvinistes, lequel n’a pu tout compter, pour affirmer qu’il n’y eut que quinze mille victimes. Eh ! monsieur l’abbé, ne serait-ce rien que quinze mille personnes égorgées en pleine paix par leurs concitoyens ?

Le nombre des morts ajoute sans doute beaucoup à la calamité d’une nation, mais rien à l’atrocité du crime. Vous prétendez, homme charitable, que la religion n’eut aucune part à ce petit mouvement populaire. Oubliez-vous le tableau que le pape Grégoire XIII fit placer dans le Vatican, et au bas duquel était écrit : Pontifex Colignii necem probat ? Oubliez-vous sa procession solennelle de l’église Saint-Pierre à l’église Saint-Louis, le Te Deum qu’il fit chanter, les médailles qu’il fit frapper pour perpétuer la mémoire de l’heureux carnage de la Saint-Barthélemy[23] ? Vous n’avez peut-être pas vu ces médailles ; j’en ai vu entre les mains de M. l’abbé de Rothelin[24]. Le pape Grégoire y est représenté d’un côté, et de l’autre c’est un ange qui tient une croix dans la main gauche, et une épée dans la droite. En voilà-t-il assez, je ne dis pas pour vous convaincre, mais pour vous confondre ?

conspiration d’irlande.

La conjuration des Irlandais catholiques contre les protestants, sous Charles Ier, en 1641, est une fidèle imitation de la Saint-Barthélemy. Des historiens anglais contemporains, tels que le chancelier Clarendon et un chevalier Jean Temple, assurent qu’il y eut cent cinquante mille hommes de massacrés. Le parlement d’Angleterre, dans sa déclaration du 25 juillet 1643, en compte quatre-vingt mille[25] ; mais M. Brooke[26], qui paraît très-instruit, crie à l’injustice dans un petit livre que j’ai entre les mains. Il dit qu’on se plaint à tort ; et il semble prouver assez bien qu’il n'y eut que quarante mille citoyens d’immolés à la religion, en y comprenant les femmes et les enfants.

conspiration dans les vallées du piémont.

J’omets ici un grand nombre de proscriptions particulières. Les petits désastres ne se comptent point dans les calamités générales ; mais je ne dois point passer sous silence la proscription des habitants des vallées du Piémont, en 1655.

C’est une chose assez remarquable dans l’histoire que ces hommes, presque inconnus au reste du monde, aient persévéré constamment, de temps immémorial, dans des usages qui avaient changé partout ailleurs. Il en est de ces usages comme de la langue : une infinité de termes antiques se conservent dans des cantons éloignés, tandis que les capitales et les grandes villes varient dans leur langage de siècle en siècle.

Voilà pourquoi l’ancien roman que l’on parlait du temps de Charlemagne subsiste encore dans le patois du pays de Vaud, qui a conservé le nom de Pays roman. On trouve des vestiges de ce langage dans toutes les vallées des Alpes et des Pyrénées. Les peuples voisins de Turin, qui habitaient les cavernes vaudoises, gardèrent l’habillement, la langue, et presque tous les rites du temps de Charlemagne,

On sait assez que, dans le viiie et dans le ixe siècle, la partie septentrionale de l’Occident ne connaissait point le culte des images ; et une bonne raison, c’est qu’il n’y avait ni peintres ni sculpteurs : rien même n’était encore décidé sur certaines questions délicates que l’ignorance ne permettait pas d’approfondir. Quand ces points de controverse furent arrêtés et réglés ailleurs, les habitants des vallées l’ignorèrent ; et, étant ignorés eux-mêmes des autres hommes, ils restèrent dans leur ancienne croyance ; mais enfin ils furent au rang des hérétiques, et poursuivis comme tels.

Dès l’année 1487, le pape Innocent VIII envoya dans le Piémont un légat nommé Albertus de Capitoneis, archidiacre de Crémone, prêcher une croisade contre eux. La teneur de la bulle du pape est singulière. Il recommande aux inquisiteurs, à tous les ecclésiastiques, et à tous les moines, « de prendre unanimement les armes contre les Vaudois, de les écraser comme des aspics, et de les exterminer saintement ». In hæreticos armis insurgant, eosque, velut aspides venenosas, conculcent, et ad tam sanctam exterminationem adhibeant omnes conatus.

La même bulle octroie à chaque fidèle le droit de « s’emparer de tous les meubles et immeubles des hérétiques sans forme de procès ». Bona quæcumque mobilia et immobilia quibuscumque licite occupandi, etc.

Et, par la même autorité, elle déclare que tous les magistrats qui ne prêteront pas main-forte seront privés de leurs dignités : seculares honoribus, titulis, feudis, privilegiis privandi.

Les Vaudois, ayant été vivement persécutés en vertu de cette bulle, se crurent des martyrs. Ainsi leur nombre augmenta prodigieusement. Enfin la bulle d’Innocent VIII fut mise en exécution à la lettre en 1655. Le marquis de Pianesse entra le 15 d’avril dans ces vallées avec deux régiments, ayant des capucins à leur tête. On marcha de caverne en caverne, et tout ce qu’on rencontra fut massacré. On pendait les femmes nues à des arbres, on les arrosait du sang de leurs enfants, et on emplissait leur matrice de poudre à laquelle on mettait le feu.

Il faut faire entrer sans doute dans ce triste catalogue les massacres des Cévennes et du Vivarais, qui durèrent pendant dix ans au commencement de ce siècle. Ce fut en effet un mélange continuel de proscriptions et de guerres civiles. Les combats, les assassinats, et les mains des bourreaux, ont fait périr près de cent mille de nos compatriotes, dont dix mille ont expiré sur la roue, ou par la corde, ou dans les flammes, si ont en croit tous les historiens contemporains des deux partis.

Est-ce l’histoire des serpents et des tigres que je viens de faire ? non, c’est celle des hommes. Les tigres et les serpents ne traitent point ainsi leur espèce. C’est pourtant dans le siècle de Cicéron, de Pollion, d’Atticus, de Varius, de Tibulle, de Virgile, d’Horace, qu’Auguste fit ses proscriptions. Les philosophes de Thou et Montaigne, le chancelier de L’Hospital, vivaient du temps de la Saint-Barthélemy ; et les massacres des Cévennes sont du siècle le plus florissant de la monarchie française. Jamais les esprits ne furent plus cultivés, les talents en plus grand nombre, la politesse plus générale. Quel contraste, quel chaos, quelles horribles inconséquences, composent ce malheureux monde ! On parle des pestes, des tremblements de terre, des embrasements, des déluges qui ont désolé le globe ; heureux, dit-on, ceux qui n’ont pas vécu dans le temps de ces bouleversements ! Disons plutôt : Heureux ceux qui n’ont pas vu les crimes que je retrace ! Comment s’est-il trouvé des barbares pour les ordonner, et tant d’autres barbares pour les exécuter ? Comment y a-t-il encore des inquisiteurs et des familiers de l’Inquisition ?

Un homme modéré, humain, né avec un caractère doux, ne conçoit pas plus qu’il y ait eu parmi les hommes des bêtes féroces ainsi altérées de carnage qu’il ne conçoit des métamorphoses de tourterelles en vautours ; mais il comprend encore moins que ces monstres aient trouvé à point nommé une multitude d’exécuteurs. Si des officiers et des soldats courent au combat sur un ordre de leurs maîtres, cela est dans l’ordre de la nature ; mais que, sans aucun examen, ils aillent assassiner de sang-froid un peuple sans défense, c’est ce qu’on n’oserait pas imaginer des furies même de l’enfer. Ce tableau soulève tellement le cœur de ceux qui se pénètrent de ce qu’ils lisent que, pour peu qu’on soit enclin à la tristesse, on est fâché d’être né, on est indigné d’être homme.

La seule chose qui puisse consoler, c’est que de telles abominations n’ont été commises que de loin à loin : n’en voilà qu’environ vingt exemples principaux dans l’espace de près de quatre mille années. Je sais que les guerres continuelles qui ont désolé la terre sont des fléaux encore plus destructeurs par leur nombre et par leur durée ; mais enfin, comme je l’ai déjà dit[27], le péril étant égal des deux côtés dans la guerre, ce tableau révolte bien moins que celui des proscriptions, qui ont été toutes faites avec lâcheté, puisqu’elles ont été faites sans danger, et que les Sylla et les Auguste n’ont été au fond que des assassins qui ont attendu des passants au coin d’un bois, et qui ont profité des dépouilles.

La guerre paraît l’état naturel de l’homme. Toutes les sociétés connues ont été en guerre, hormi les brames, et primitifs, que nous appelons quakers, et quelques autres petits peuples. Mais il faut avouer que très-peu de sociétés se sont rendues coupables de ces assassinats publics appelés proscriptions. Il n’y en a aucun exemple dans la haute antiquité, excepté chez les Juifs. Le seul roi de l’Orient qui se soit livré à ce crime est Mithridate ; et depuis Auguste il n’y a eu de proscription dans notre hémisphère que chez les chrétiens, qui occupent une très-petite partie du globe. Si cette rage avait saisi souvent le genre humain, il n’y aurait plus d’hommes sur la terre, elle ne serait habitée que par les animaux, qui sont sans contredit beaucoup moins méchants que nous. C’est à la philosophie, qui fait aujourd’hui tant de progrès, d’adoucir les mœurs des hommes ; c’est à notre siècle de réparer les crimes des siècles passés. Il est certain que, quand l’esprit de tolérance sera établi, on ne pourra plus dire :

Ætas parentum pejor avis tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.

(Hor., lib. III, od. vi, 46.)

On dira plutôt, mais en meilleurs vers que ceux-ci :

Nos aïeux ont été des monstres exécrables[28].
Nos pères ont été méchants ;
On voit aujourd’hui leurs enfants,
Étant plus éclairés, devenir plus traitables.

Mais, pour oser dire que nous sommes meilleurs que nos ancêtres, il faudrait que, nous trouvant dans les mêmes circonstances qu’eux, nous nous abstinssions avec horreur des cruautés dont ils ont été coupables, et il n’est pas démontré que nous fussions plus humains en pareil cas. La philosophie ne pénètre pas toujours chez les grands qui ordonnent, et encore moins chez les hordes des petits, qui exécutent. Elle n’est le partage que des hommes placés dans la médiocrité, également éloignés de l’ambition qui opprime, et de la basse férocité qui est à ses gages.

Il est vrai qu’il n’est plus de nos jours de persécutions générales ; mais on voit quelquefois de cruelles atrocités. La société, la politesse, la raison, inspirent des mœurs douces ; cependant quelques hommes ont cru que la barbarie était un de leurs devoirs. On les a vus abuser de leurs misérables emplois, si souvent humiliés, jusqu’à se jouer de la vie de leurs semblables en colorant leur inhumanité du nom de justice ; ils ont été sanguinaires sans nécessité, ce qui n’est pas même le caractère des animaux carnassiers. Toute dureté qui n’est pas nécessaire est un outrage au genre humain. Les cannibales se vengent, mais ils ne font pas expirer dans d’horribles supplices un compatriote qui n’a été qu’imprudent[29].

Puissent ces réflexions satisfaire les âmes sensibles, et adoucir les autres !



fin des conspirations, etc.



  1. Ce morceau avait été mis, par les éditeurs de Kehl, dans les Mélanges historiques. Il parut comme le précédent, et immédiatement après lui, à la suite des notes d’Octave et le jeune Pompée, en décembre 1766. Il commençait alors ainsi : « Si l’on remonte à la plus haute antiquité, etc. » En le reproduisant, en 1771, dans la IVe partie des Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire le fit précéder des mots que Beuchot a rapportés (tome XVIII, page 244). Les additions consistaient dans les sommaires ou intitulés des articles, et dans quelques phrases que l’on indiquera.
  2. Exode, xxxii, 28.
  3. Nombres, xxv, 9.
  4. Juges, xii, 6.
  5. Plutarque, Sylla, xxiv.
  6. Appien, qui rend compte des massacres exécutés en vertu des ordres de Mithridate (Appiani Alexandrini Romanarum historiarum, Amst., 1670, page 317), ne fait pas le dénombrement des victimes. Voltaire a probablement été induit en erreur par Rollin (Histoire ancienne, livre XXIII, article 1er).
  7. Suis et ipsa Roma viribus ruit.

    (Hor., Epod. XVI, 2.)
  8. Sævior armis
    Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.
    (Juvénal, VI, 292-293.)
  9. Ou plutôt Xiphilin, dans l’Abrégé de Dion Cassius.
  10. Histoire de l’Église, iv, 2.
  11. Cette dernière phrase a été ajoutée en 1771.
  12. Dans l’impression de 1766 il y avait : « Une proscription beaucoup plus sanglante. »
  13. Liv. XLVIII, 25.
  14. Célèbre casuiste.
  15. Cette phrase a été ajoutée en 1771.
  16. Dans l’impression de 1766, il y avait : « Je mets sans difficulté au rang des proscriptions le supplice des templiers. »
  17. Aujourd’hui Saint-Domingue ou Haïti.
  18. Deutéronome, chap. xiii, 24. (Note de Voltaire.)
  19. Josué, chap. vi, 21. (Id.)
  20. Premier livre des Rois, chapitre xv, 3. (Id.)
  21. Caveyrac. Voyez, tome XXIV, la note 1 de la page 476.
  22. Dans sa Vie de Henri IV, 1661.
  23. Voyez tome XV, page 529.
  24. Littérateur et numismate, 1691-1744 ; il avait rapporté d’Italie une très-belle collection de médailles.
  25. L’impression de 1766 disait cent cinquante mille : ce qui n’était qu’une faute d’impression corrigée en 1771. (B.)
  26. Littérateur irlandais que Voltaire a déjà cité.
  27. Tome XXV, page 18.
  28. Ces vers sont de Voltaire. (B.)
  29. Allusion au supplice du chevalier de La Barre ; voyez tome XXV, page 503.