Des colonies militaires de l’Autriche et de la Russie

Des colonies militaires de l’Autriche et de la Russie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 722-735).

DE LA


COLONISATION MILITAIRE


EN AUTRICHE ET EN RUSSIE.




:Einige Worte über die Russischen militar-Kolonien im vergleiche mit der K.-K. österreichishen militar-Grenze und mit allgemeinen Betrachtungen darüber, von Carl Freiherrn Y. Pidoll zu Quintenbach.[1]




I.

Les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie ont, depuis quelque temps, attiré l’attention de la France. On a pensé que l’histoire et la situation actuelle de ces établissemens pouvaient nous offrir des documens précieux dans l’étude des questions que soulève notre colonisation de l’Algérie. Cependant, si les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie méritent de nous occuper à ce point de vue, c’est moins pour l’ensemble de l’organisation que pour quelques dispositions administratives. Si nous voulons coloniser militairement sur la frontière méridionale de la France africaine, ces deux pays ont peu d’enseignemens à nous donner ; c’est à nous de tirer de notre propre fonds ce qui convient et à l’esprit de notre pays et aux circonstances sociales particulières à notre nouvelle conquête. Il importe donc de bien préciser le rôle des institutions militaires créées par la politique autrichienne et par le despotisme des tsars, afin de prévenir les erreurs où nous pourrions être entraînés par quelques similitudes plus apparentes que réelles.

Si nous avions à toute force besoin d’exemples, peut-être en trouverions-nous de plus directs et de plus profitables dans les essais de colonisation civile tentés sur quelques points de la Russie méridionale, du Pruth à la mer d’Asof, et plus anciennement en Hongrie. La Hongrie n’a jamais possédé toute la population qu’elle pourrait nourrir, et, dans de certaines régions, elle présente encore de vastes steppes presque sans villages et sans culture. Les Allemands ont cherché de bonne heure à s’y établir, et y ont fondé, particulièrement sous le nom de Saxons et de Zipses, des colonies florissantes ; ils ont aussi poussé plus loin vers l’est, dans la Russie méridionale, où un sol fécond et des concessions importantes les appelaient en grand nombre. Quelques tribus illyriennes de la Bulgarie ou du Montenegro, fuyant l’oppression turque, se sont jointes à ces émigrations de familles allemandes, et ont été accueillies avec une grande bienveillance par les gouvernemens russe et autrichien.

Les villes saxonnes de la Transylvanie, principauté détachée de la Hongrie, sont arrivées, après plusieurs siècles, à un assez haut degré de prospérité agricole et commerciale. Toutefois elles doivent cette prospérité autant peut-être aux privilèges féodaux qu’elles ont obtenus qu’à leurs libertés municipales. Les Allemands qui ont été admis dans les villages hongrois à titre de simples paysans, aux conditions de la législation du pays, n’ont d’autre avantage aujourd’hui, sur les populations primitives, que celui d’une aisance un peu plus grande, acquise par une activité plus soutenue et de meilleures traditions de travail.

En Russie, où la colonisation civile est plus récente, puisqu’elle date du siècle dernier, les concessions de terrain ont été faites avec plus de régularité. L’exploitation agricole et l’accroissement de la population, tel était le but spécial que l’on se proposait. Ces colonies ont réussi, grace aux grandes facilités que la nature et le gouvernement ont offertes à la fois aux propriétaires libres ou nobles. Intéressés par des dons énormes, dont plusieurs ne s’élevaient pas à moins de quarante mille décétines[2], aidés par des prêts considérables faits sur la garantie morale d’une application directe de ces avances au bien concédé, les colons privilégiés de la Russie méridionale ont su exploiter avec intelligence les avantages d’une telle situation. Une seule circonstance entrave leurs efforts c’est la constitution de la propriété corvéable, qui, restreinte à cinquante ou soixante décétines, est en outre communale, suivant les anciens principes de la législation slave. Cette communauté et cette immobilité de la terre paralysent nécessairement l’activité individuelle des paysans et réagissent fatalement sur la prospérité naissante de la contrée tout entière. Ce vice à part, la colonisation civile de la Russie méridionale fait honneur à la munificence intelligente des tsars. Si le succès n’est point complet, du moins les résultats obtenus sont-ils satisfaisans[3].

Bien que les colonies militaires des deux empires, plus connues que leurs colonies civiles, offrent un plus grand intérêt pour notre curiosité politique, elles n’ont point pour nous la même importance économique. Dans ces vastes fondations qui ont rendu naguère d’éminens services à l’Autriche, et dont la Russie est fort éprise, on s’est proposé de part et d’autre un but distinct. L’Autriche a colonisé sur ses frontières, pour les mettre en état de se défendre elles-mêmes contre les agressions incessantes des Turcs ; la Russie a colonisé pour fortifier son système militaire, sans faire peser de nouvelles charges sur ses revenus.

Pierre-le-Grand, à qui remontent toutes les traditions de la Russie moderne, avait, il est vrai, conçu la pensée d’institutions militaires destinées à protéger son empire, au midi et à l’est, contre les Tartares et les Turcs : il avait même organisé les Cosaques du Kouban pour le service armé de la frontière. Son continuateur le plus heureux et le plus fidèle, Catherine II, en fit de même avec les Cosaques Zaporogues ; mais ce n’est point de ces premiers essais que sont nées les colonies proprement dites, établies depuis trente années seulement dans le nord et dans l’ouest. Celles-ci furent créées par l’empereur Alexandre. Il avait songé dès 1810 à doter son empire de véritables colonies militaires ; mais il ne comprit toute l’importance de semblables établissemens qu’en 1814, lorsqu’il eut apprécié par ses yeux et reconnu sur de glorieux témoignages les mérites des colonies militaires de l’Autriche. La création de l’empereur Alexandre n’a encore pu, on le comprend, porter que ses premiers fruits.

Quant aux colonies de l’Autriche, elles ont une histoire, et on a pu les juger sur leurs actes dans toutes les guerres de ce pays contre la France. La constitution qui les régit actuellement date de 1807. Cependant elles avaient, dès le commencement du XVIIIe siècle, une existence régulière, et avant même cette dernière époque, avant de recevoir une consécration officielle, une législation à peu près uniforme, elles existaient par la force des choses, d’où elles tirent principalement leur origine.

Dans le moyen-âge, les populations fixées à l’extrémité orientale de la Transylvanie, les Sicules ou Szeklers, tribu de race magyare, remplissaient la fonction spéciale de gardes des frontières. Les incursions armées auxquelles la Hongrie se vit de plus en plus exposée à mesure que les Turcs s’approchèrent davantage de l’Europe, obligèrent d’autres tribus à s’organiser de la même façon et pour le même objet. D’ordinaire elles obtenaient de la royauté des privilèges, des chartes, en récompense des services continuels qu’elles rendaient au pays. Lors donc que l’Autriche, devenue maîtresse de la Hongrie, entreprit de coloniser dans de grandes proportions, elle avait sous la main tous les matériaux et elle n’eut besoin que de les coordonner. Ainsi, à les envisager dans leurs développemens historiques, les colonies de l’Autriche semblent plutôt l’œuvre de la nécessité que de la délibération. Il est à remarquer aussi que la destination primitive de cette institution a changé, par suite des événemens mêmes qui ont déplacé la puissance et le danger des agressions en Europe. Les Turcs, contre qui la colonisation était dirigée, ont cessé d’être redoutables ; le brigandage même est devenu un fait exceptionnel, et, dans l’état nouveau des choses, les colonies militaires ne peuvent plus être considérées par l’Autriche que comme un moyen économique de recrutement pour l’armée. Elles finissent justement par où les établissemens coloniaux de la Russie ont commencé, et c’est pourquoi elles ont pu leur servir de modèle.

Cependant si la Russie, en fondant ses colonies militaires, a pu s’éclairer par l’étude des établissemens autrichiens, elle n’a point songé à se renfermer dans une imitation pure et simple ; elle ne l’aurait pas pu, car elle ne disposait point d’une population militaire toute prête, et elle ne l’aurait pas voulu, car elle eût été forcée d’accorder aux colons des libertés très peu étendues sans doute, mais néanmoins incompatibles avec les principes sur lesquels repose la société russe. Cela constitue entre les deux institutions une différence très considérable, qui en a engendré naturellement beaucoup d’autres dans les détails de la législation et de l’administration. Et vraisemblablement la différence encore plus considérable qui existe dans la condition politique des deux pays assure aussi à leurs colonies un esprit, un rôle bien distincts et des destinées très diverses.


II.

Les confins militaires de l’Autriche, qui s’étendent de l’Adriatique jusqu’aux principautés moldo-valaques, se divisent en six colonies, celle de Carlstadt, celle du ban de Croatie, celle de Warasdin, celle de la Sirmie, celle du banat de Temesvar, enfin celle de la Transylvanie. Ces colonies ne sont point disposées régulièrement sur la frontière austro-turque : celle de Warasdin, par exemple, en est à plus d’une journée de marche, et celle de la Transylvanie est éparpillée sur le territoire à des distances plus grandes encore du cordon militaire. Les colonies se sont établies primitivement sur les points les plus menacés et les plus favorables à la défense, et, comme elles tiennent au sol par des intérêts profonds, elles n’ont point avancé au sud avec les frontières de l’empire. Par leur position géographique, elles sont toutes comprises dans la circonscription territoriale des royaumes annexés de Hongrie et de Croatie et de la principauté de Transylvanie. Placées sous l’administration directe du pouvoir central, elles ne participent point au régime constitutionnel de ces trois pays ; mais elles sont formées comme eux de populations très distinctes : il y a des régimens illyriens (croates), — allemands, — roumains (valaques), — szeklers. La race illyrienne et la race roumaine y dominent.

L’esprit qui a présidé à l’organisation législative de ces colonies est féodal ; mais il prend son point de départ dans le système de la sujétion (Unterthanigkeit), non dans celui du servage. C’est la législation hongroise d’à présent accommodée aux convenances d’une institution avant tout militaire. L’état est le seigneur terrien ; c’est de l’état que le colon tient sa terre, c’est envers l’état qu’il s’oblige ; le service militaire est la principale de ses prestations. Les marques de la féodalité sont restées très visibles dans la colonie transylvaine, dont les divers régimens sont szeklers ou roumains. C’est ainsi que, chez les Roumains, les colons se trouvent partagés en nobles et non nobles : les uns possèdent au même titre que les nobles de la Hongrie ; les autres sont simplement usufruitiers de l’état. Quant aux Szeklers, ils ne possèdent point comme tenanciers, mais comme conquérans ; seulement leurs terres forment des majorats inaliénables.

Dans les autres colonies, les lois sont moins confuses ; les terres y sont de deux espèces, et se distinguent en fiefs et en acquêts. L’acquêt n’a point d’étendue fixée ; mais le fief a ses limites qui varient de vingt-quatre à trente arpens[4], les prairies non comprises. Une ferme complète se divise régulièrement par quart, moitié ou trois quarts.

La population est partagée par familles ; toute famille se compose nécessairement de plusieurs membres aidés de manœuvres, de telle sorte que les uns puissent cultiver pendant que les autres remplissent leurs obligations militaires. Lorsque plusieurs familles possèdent moins qu’une ferme complète, elles se réunissent en une association dont tous les membres, les manœuvres exceptés, ont les mêmes droits sur la propriété commune. En s’associant, ils choisissent un père : c’est le plus âgé d’entre eux, à moins qu’il ne soit désigné pour le service militaire. Si le père est marié, sa femme est de droit la mère, sinon ce droit revient à la plus âgée des femmes de la communauté. Le père est chargé de veiller au maintien du bon ordre, des bonnes mœurs et de l’économie ; il distribue aussi le travail entre les membres de la famille ; il prend soin de la récolte et de la vente des produits. S’il s’agit d’intérêts graves, de questions de propriété, de mutations, de contrats, de prêts, il rassemble et consulte ses associés ; la majorité décide. La mère surveille les travaux des femmes et les affaires d’économie domestique. Dans le partage des bénéfices, le père et la mère prennent une double part ; les autres associés ont une seule part égale pour tous. Celui qui est sous les armes, présent ou absent, a aussi la sienne.

Une ferme possédée par une seule ou par plusieurs familles prend le nom de Grenzhaus (maison-frontière). En temps ordinaire, chaque maison entretient un homme tout équipé pour le service actif, qui consiste principalement dans la garde du cordon-frontière. Le gouvernement fait les frais des armes, des munitions, des buffleteries, à quoi il joint une paire de souliers par an. Si le colon en activité campe hors de la colonie, il a droit à la solde et à la nourriture des troupes de ligne. En temps de guerre, il reçoit de plus un équipement. La maison obtient sur l’impôt de l’année une déduction de douze florins durant le service de son soldat dans l’intérieur de la colonie, de six florins durant le service de campagne, et, dans ce dernier cas, elle est gratifiée par surcroît d’une nouvelle déduction de douze florins pour celui qui fait le service à l’intérieur pendant que l’autre combat sous les drapeaux.

Les corvées que toute maison doit à l’état sont réglées sur l’étendue de la propriété. Chaque arpent de terre labourable ou de prairie oblige annuellement le propriétaire à une journée de travail manuel ou à une demi-journée d’un homme avec un attelage. L’impôt se règle aussi d’après cette base. Cependant il n’est point absolument le même dans toutes les colonies ni dans tous les régimens de chaque colonie ; il varie suivant la qualité du sol. La moyenne est d’environ vingt creutzer par arpent, à l’exception des vignobles, qui paient davantage pour un revenu aussi plus considérable. Le produit de l’impôt est affecté, comme les corvées, à l’entretien du service public dans les colonies. Les propriétés de toute nature sont héréditaires avec les obligations qui y sont attachées. Les filles sont aptes à succéder, à la condition qu’elles épousent dans les deux ans un colon capable de remplir ses charges militaires ; sinon elles sont forcées de vendre. A défaut d’héritiers, les terres font retour à l’état, qui en dispose à son gré.

En Transylvanie, chez les Szeklers, dotés d’un droit de possession beaucoup plus étendu en principe, bien qu’ils ne puissent ni tester ni vendre, ce sont les voisins qui héritent ; la terre ne retourne jamais à l’état. Dans les régimens roumains de la principauté[5], les terres qui n’appartiennent point à des colons nobles sont en ce point gouvernées par la loi des colonies hongroises et croates. Toutefois les fermes se divisent et se subdivisent sans règle fixe ; il n’existe point là d’associations constituées, du moins en vue de la possession en commun. Enfin, pour les questions de propriété, les populations relèvent des juridictions ordinaires du pays, tandis que les frontières croates et hongroises sont placées, même pour leurs intérêts sociaux les plus minimes, sous la juridiction de l’autorité militaire. C’est ainsi que la colonie transylvaine conserve encore l’empreinte des origines confuses d’où elle est sortie. A part ces différences de détail, toutes les colonies se ressemblent par le principe et par le but de l’institution même.

Les effets de cette législation sont généralement salutaires et progressifs. Le bien-être est plus grand dans les colonies militaires que tout à côté, en Hongrie. Là, point de mendicité ni de vagabondage. Les maisons sont bâties proprement, bien éclairées, quelquefois meublées avec recherche. Les vergers, les vignobles, toute la campagne annonce une culture avancée. Les routes sont en beaucoup d’endroits aussi bien tenues que les plus belles routes de l’archiduché de la Styrie et du Tyrol, et l’on sait que celles-ci peuvent être comparées sans désavantage aux meilleures et aux plus hardies en Europe. On remarque à chaque pas cette condition satisfaisante des colonies militaires, lorsque, venant du cœur de la Hongrie, on traverse Peterwardein pour arriver par Carlowitz et Semlin à Belgrade. À la vue de ces villages disposés avec plus de régularité, de ces campagnes peuplées de paysans mieux vêtus et plus heureux, de ces routes savamment construites, on se croirait revenu en pleine civilisation. Si pourtant, au lieu de franchir le Danube à Semlin, on suit la rive gauche du fleuve le long du banat et de la Transylvanie méridionale jusqu’aux, limites de la Moldo-Valachie, on verra que tous les régimens ne sont point dans une situation aussi prospère que ceux de la Sirmie. La grande servitude et l’effroyable misère qui pèsent sur la race roumaine de la Transylvanie étendent leur influence sur les régimens roumains et même sur les régimens szeklers, placés moins bas que ceux-ci parmi les classes agricoles de la principauté.

La révolution sociale qui s’accomplit en ce moment en Autriche donnera une nouvelle impulsion à la richesse des colonies. Quant à la condition morale de ces établissemens, elle entre aujourd’hui dans une phase imprévue et digne de la plus sérieuse attention. Le lien des races, de la langue et de la religion unit étroitement la population des colonies militaires aux populations de la Croatie, de la Hongrie et de la Transylvanie. Le voisinage ou même le contact de tous les jours, fort souvent la parenté, entretiennent ces précieux rapports. La diversité des législations n’y peut nuire en rien. Or, les idées de nationalité qui agitent aujourd’hui les trois grandes races illyrienne, magyare, roumaine, sont venues imprimer à ces sentimens une direction systématique. Le mouvement politique a pénétré jusqu’au sein des colonies militaires. Les chefs des partis et tous ceux qui ont souci de la chose publique ont promptement compris quel fort appui ils pourraient trouver là ; écrivains ou hommes d’action, ils n’ont point épargné les caresses à ces mâles populations qui ont fait dans les dernières guerres de l’Europe l’honneur des Illyriens, des Roumains et des Magyars. Les Illyriens comptent pour 800,000 ames environ sur les 1,200,000 qui forment toutes les colonies. Les Roumains y figurent pour plus de 200,000. Les Magyars sont moins nombreux ; le chiffre de leurs colons ne dépasse guère 100,000. Les trois races, qui constituent aussi trois partis très distincts, ont rivalisé d’ardeur, dans le débat des questions politiques, pour attacher respectivement à leur cause les régimens qui les représentent, et le succès a répondu à leurs efforts. Elles s’adressaient d’ailleurs à des populations qui, soumises à un régime exceptionnel assez rigoureux, ont néanmoins conservé ou acquis toutes les habitudes de liberté par lesquelles les paysans de la Hongrie se distinguent eux-mêmes des paysans des provinces non constitutionnelles de l’Autriche. Si restreints que puissent être les droits dont jouissent ces colons, si peu qu’ils les aiment, ils les connaissent et ils se plaisent à en parler. Deux nobles hongrois n’entrent point en conversation sans qu’il ne s’y mêle promptement quelque question de politique ou de procès plaidé, en litige ou prévu. Les classes agricoles ont pris leur part de cette humeur processive, et, toute proportion gardée, le même goût du droit. Ainsi en est-il également dans les colonies militaires : leur législation a été traduite dans leurs idiomes nationaux, et tout chef de maison sait au plus juste ses devoirs, ses obligations, ses privilèges. Si l’arbitraire pouvait s’introduire dans l’administration, chacun serait en mesure de protester le code en main.

Les agitateurs politiques étaient donc sûrs de se faire écouter des colonies quand ils viendraient les entretenir de questions de races et de droit municipal. Nationalité, légalité, tout cela les intéresse fort. Les officiers, qui sont en très grand nombre de la race des colons, ne manquent point à cet égard de complaisance ; ils sont eux-mêmes associés à toutes les espérances d’avenir qui germent sur chaque point du sol hongrois. Ils reçoivent et lisent les journaux illyriens ou magyars d’Agram ou de Pesth, la Gazette transylvaine de Cronstadt, organe de l’intérêt roumain, et la même liberté de parole qui étonne partout le voyageur en Hongrie règne aussi parmi eux. Qu’est-ce à dire, et que doit-il sortir de là ? Les événemens seuls pourront nous l’apprendre ; mais il est certain, dès ce moment, que les colonies militaires de l’Autriche tendent à se poser comme les gardes nationales de l’illyrisme, du magyarisme et du roumanisme. Il s’entend de soi que dans cette marche elles ne font point corps toutes ensembles et qu’elles ne sont pas plus unies entre elles que les trois peuples du sein desquels elles sont issues. Les régimens illyriens ou roumains, loin d’avoir aucun penchant pour les régimens magyars, nourrissent contre eux les passions de leur race qu’ils ont épousées par instinct et par situation. La communauté très évidente des intérêts conduira sans doute les Illyriens à s’entendre avec les Roumains pour paralyser les prétentions du magyarisme ; mais l’inexpérience de ceux-ci, leur timidité, leurs incertitudes, ne permettent point encore de compter sur une pareille alliance. Peut-être aussi, les Magyars revenant un jour à des pratiques plus conciliantes, les haines disparaîtront-elles avec les causes qui les ont provoquées ; mais ce jour n’est point venu, et il y a ainsi pour quelque temps encore, dans les régimens de la frontière, trois races, trois pensées, trois tendances très divergentes, nous allions dire trois drapeaux[6].


III.

Les établissemens coloniaux de la Russie sont situés, du nord au sud, sous le méridien de Saint-Pétersbourg, dans les gouvernemens de Novogorod, de Witebsk, de Mohilew, de Karkow, de Kiew, de Podolie et de Kerson. Ils se trouvent ainsi à proximité de la Pologne, de l’Autriche et de la Turquie. Il est notoire que la question de lieu a été l’objet des réflexions les plus sérieuses, et que le choix auquel on s’est arrêté a été dicté par la considération des craintes ou des espérances de la Russie de ce côté de l’Europe. L’empire est immense ; les recrues levées dans l’est n’arrivent que lentement, difficilement, sur la frontière de l’ouest et du sud, où doit être concentrée toute l’action du pouvoir. Qu’une grande occasion d’attaquer ou de se défendre se fût présentée, on risquait d’être pris au dépourvu sur ce point. En plaçant là ses colonies, le gouvernement voulait prévenir ce danger ; il voulait de longue main s’assurer une grande force dont il pût disposer rapidement pour toutes les éventualités.

Dans cette fondation nouvelle, on a laissé aux anciennes colonies du Caucase leur première destination, qui est la garde de la frontière ; on leur a aussi conservé leur administration spéciale. Elles se composent de tribus belliqueuses qui ont été soumises purement et simplement au service militaire et qui s’en accommodent, ne pouvant rien de mieux. On a dû suivre une méthode différente pour les colonies proprement dites. Voici comment on a procédé : l’on a eu recours à la combinaison de deux élémens parfaitement distincts ; une population a été superposée à une autre ; des soldats tirés de l’armée régulière ont été introduits dans des familles agricoles ; les paysans de la couronne, qui étaient assurément les moins misérables de l’empire, ont été exemptés de l’impôt qu’ils devaient à l’état, et, en revanche, ils ont reçu dans leurs foyers à perpétuité un certain nombre de régimens.

Les principes de la propriété féodale, en ce qu’ils ont par exception de bienfaisant, ont été respectés. Tout colon possède, et cela héréditairement. La terre est divisée par portions égales, qui pourtant se subdivisent, et la capacité d’exploiter est pour chacun la mesure de son droit. Si un paysan n’a point le bétail ni les instrumens nécessaires aux travaux d’une ferme complète, il s’unit avec un ou plusieurs autres, et individuellement ces hommes rassemblés pour l’exploitation d’une ferme entière forment une moitié ou un quart de paysan. Ils supportent en commun les charges publiques. Si, au contraire, un paysan dispose de plus de moyens de culture que n’en exige une ferme complète, il en peut obtenir une seconde, sans que ses obligations soient augmentées. La ferme comprend d’ordinaire soixante décétinnes ; dans les régimens d’infanterie et quatre-vingt-dix dans ceux de cavalerie. Il faut y joindre la jouissance des prairies et des pâturages qui appartiennent à la communauté.

Le colon et le soldat sont ici deux personnages que l’on ne doit point confondre : le soldat sert en service actif et donne le surplus de son temps à la ferme où il est établi ; le colon entretient le soldat, moins l’équipement et la solde, qui restent à la charge du trésor. Il n’existe point d’impôt, mais les redevances sont considérables : il y a d’abord la réparation et la construction des routes, des ponts, des églises, des écoles, de tous les édifices publics ; il y a aussi la main-d’œuvre pour les terres que la couronne s’est réservées dans chaque colonie, et qui égalent en étendue tout le territoire colonisé. Cette dernière obligation à elle seule représente deux jours de travail par semaine.

En fondant les colonies militaires, le gouvernement russe, on doit le reconnaître, a fait en grande partie les frais de premier établissement ; il est venu en aide à ses paysans pour assurer aux plus pauvres les objets de nécessité urgente, les moyens de suffire à l’entretien de leur ferme et à celui de leur soldat ; il a pris soin que les villages fussent bâtis régulièrement et pourvus de toutes les constructions d’utilité publique. Par malheur, quant à présent, l’institution pèche par la base. N’est-ce pas, en effet, une position très fausse et assez difficile que celle du colon et de sa famille en face du soldat, de cet hôte militaire qui leur est tout d’un coup imposé d’autorité ? Et le soldat est-il toujours très satisfait de se voir ainsi séparé entièrement des siens et condamné à vivre en communauté parfaite dans une famille inconnue ? La prestation de la main-d’œuvre qu’il doit les jours où il n’est point de service ne devient-elle pas aussi une source de querelles ? Si parfois le soldat s’attache au foyer par des liens plus étroits, s’il cesse d’être étranger, s’il épouse la fille du colon, quelquefois aussi il cherche femme ailleurs : c’est pour le colon un nouvel hôte à nourrir et non point, dit-on, le plus commode. Une famille se forme ainsi dans la famille ; l’une écrase l’autre, jusqu’à ce que, par le laps du temps, le mélange se soit fait entre les deux populations superposées et que toute distinction se soit effacée entre les soldats et les colons, comme en Autriche ; mais plusieurs générations doivent se succéder avant que les choses en viennent là.

Et même si l’on raisonne dans l’hypothèse de cette fusion, tous les vices de l’institution ne disparaissent pas pour cela. Les contraintes morales imposées par la législation restent toujours excessives et la liberté nulle. Soumis à la juridiction militaire la plus dure et à une surveillance minutieuse, le colon vit dans une gêne permanente. La loi le dépouille presque entièrement de sa volonté ou ne lui en laisse l’usage que dans les démarches les plus insignifiantes de la vie privée ; il ne peut pas même faire choix d’un état selon son goût. Ceux qui sont destinés à des professions manuelles sont envoyés en apprentissage dans les villes voisines par l’administration du régiment et d’après les besoins de la colonie. Aucun ne peut se déplacer, aucun ne peut vendre, même son superflu, sans une autorisation spéciale.

Cette immobilité des terres et des personnes n’est pas le seul obstacle qui contrarie le développement de la richesse coloniale. Tous les régimens n’ont point obtenu en partage un sol également fécond ; quelques-uns ont été établis dans des contrées marécageuses qui ont d’abord réclamé des travaux de desséchement et qui sont encore très rebelles à la culture. Chez tous, les moyens de production sont des plus restreints, et les échanges fort empêchés par le manque de voies de communication.

L’autorité centrale n’eût pas demandé mieux que d’améliorer une situation si fâcheuse, et les deux empereurs qui ont régné depuis 1816 ont fait dans cette vue tous les sacrifices compatibles avec les ressources du trésor. Peut-être les fonds destinés aux colonies ont-ils beaucoup souffert des habitudes de concussion qui règnent traditionnellement dans l’administration militaire. Pourtant quelques colonies, traitées avec une sollicitude plus scrupuleuse, ont devancé les autres dans la voie du progrès matériel. Telles sont celles du gouvernement de Novogorod, peu éloignées de Saint-Pétersbourg et exposées aux visites fréquentes et au contrôle presque incessant du maître. On a voulu, par un peu de bien-être créé ici à grands frais, faire illusion au tsar et séduire son imagination, et, à vrai dire, il s’y est prêté lui-même dans l’espoir d’éblouir à son tour les populations de la capitale et les voyageurs privilégiés qui désirent prendre connaissance des établissemens coloniaux de l’empire. Que si l’on remontait au sud jusqu’au gouvernement de Kerson, on rencontrerait à chaque pas un spectacle bien différent.

En 1824, l’empereur Alexandre voulut en juger par ses yeux ; on s’attendait à sa visite ; toute l’administration des colonies fut en émoi. Que pouvait-on faire pour dissimuler au souverain le véritable état des choses ? Les villages voisins s’entendirent pour l’amélioration des chemins et s’arrangèrent entre eux pour se prêter réciproquement des hommes, des enfans, des bestiaux. Cela se pratique régulièrement ainsi à chaque inspection. Alors tous les bras sont occupés à réparer les routes, les ponts, les édifices publics, ou même à arracher des arbres dans les forêts pour les planter le long des chemins.

Ainsi, à les prendre dans leur ensemble, les colonies militaires de la Russie sont loin du degré d’aisance où l’on voudrait les élever. Rien n’est plus naturel, elles sont d’hier. C’est une institution qui commence ; mais l’Europe orientale doit y prendre garde, c’est aussi une institution qui se développe. Dans l’état misérable où elle est encore en beaucoup d’endroits, on assure qu’elle peut, dès à présent, fournir, avec une population d’environ 2 millions d’ames, une masse de 200,000 hommes armés faciles à concentrer en peu de jours sur les frontières de la Pologne, de l’Autriche et de la Turquie. Or, la Russie ne prétend point s’en tenir aux colonies existantes. On lui attribue du moins une pensée beaucoup plus hardie. Elle voudrait ériger la colonisation en système, et elle aurait conçu le projet de coloniser toute l’armée avec tous les paysans de la couronne dans une zone compacte qui s’étendrait de la Baltique au Caucase. Posée ainsi, la question prend un aspect effrayant, car l’armée russe ne laisse pas d’être nombreuse et la population des domaines de la couronne est d’environ 20 millions d’ames. Cela multiplierait les forces mobilisables de l’empire par centaines de mille. Bien qu’elle ait été mise sérieusement en avant, cette pensée peut paraître impraticable, surtout dans ces proportions colossales, mais il est vraisemblable pourtant que la colonisation ne s’arrêtera pas au point où elle en est aujourd’hui, et qu’elle s’étendra jusqu’aux dernières limites du possible. L’autorité impériale y emploiera toute sa puissance et toute l’énergie du pays. Comment une si belle entreprise ne sourirait-elle pas à son imagination toute pleine des souvenirs d’une grandeur éclose et développée si largement en un siècle, et à ses ambitions nouvelles encore plus vastes que ses succès d’hier ?

Il est vrai que la noblesse russe n’a point vu sans crainte l’établissement des colonies et qu’elle n’en verrait pas plus favorablement le progrès. Plus d’une fois déjà elle a essayé de les représenter à l’empereur comme dangereuses pour le pouvoir lui-même. Celles du gouvernement de Novogorod, voisines de Saint-Pétersbourg, ne pouvaient-elles pas, à un jour donné, se laisser corrompre par l’esprit politique ou égarer par les conseils d’un général populaire et ambitieux ? Dans un cas semblable, ne pouvaient-elles pas menacer l’ordre d’un grand péril ? Et qui répondait que la fantaisie ne leur viendrait point de jouer dans les grandes affaires un rôle de prétoriens ? Assurément ce langage de la noblesse n’était point dicté par une frayeur sincère et désintéressée. En effet, ne perd-elle pas une part très grande de son influence à ce mode nouveau de recrutement ? l’état ne dépend-il pas beaucoup moins d’elle, du moment que l’armée se recrute par les paysans de la couronne ? et ne se crée-t-il pas aussi un instrument de lutte contre l’aristocratie elle-même, en donnant à une portion considérable de la classe des paysans une sorte de constitution qui leur fait une condition exceptionnelle et une position des plus importantes dans l’empire ? Il serait étrange que la noblesse ne s’en fût point alarmée ; mais sa volonté et son pouvoir ne vont point au-delà de ces plaintes sans effet depuis Pierre-le-Grand, elle n’hérite de ses aïeux que l’obéissance et l’oubli des vieilles libertés ; voulût-elle aujourd’hui revenir aux anciennes traditions féodales, ses efforts échoueraient, car l’autorité, pour la contenir, trouverait dans les paysans de l’empire entier un appui sûr et terrible.

Il est difficile néanmoins que les avantages offerts au gouvernement par les colonies militaires n’aient pas pour compensation quelques inconvéniens. Les principes qui leur servent de base sont fort arbitraires et souverainement injustes. Lors nième que la fusion des soldats avec les colons serait parfaite et que l’aisance régnerait universellement, le régime légal ne cesserait pas d’être oppressif et vexatoire, à moins d’une réforme fondamentale. Cela est grave, car ce n’est pas à une époque où les rigueurs du servage commencent à être senties vivement et sont devenues odieuses aux paysans des particuliers, ce n’est pas dans un tel moment que les paysans colonises de l’état peuvent comprimer leurs griefs et se tenir enfermés dans une résignation absolue. Une vie plus active, plus féconde, les effets de l’association, la conscience d’une force très grande, ne sont-ce pas là des raisons et des garanties d’un progrès moral dans l’esprit des colonies ? Et ce progrès, ne serait-ce pas un danger ? Les privilèges de la noblesse sont battus en brèche par l’absolutisme, ils sont menacés par les questions sociales ; mais alors ceux du pouvoir absolu sont exposés aussi à quelques vicissitudes par les idées et les moyens d’action qui se développeront naturellement dans le sein des colonies militaires.

Il faut dire toute la vérité, les mécontentemens ont déjà osé s’exprimer plus d’une fois. Même on les a vus dégénérer en actes turbulens, en refus d’obéissance, dans les colonies du nord, qui sont les plus heureuses. Tout justement en 1831, durant les affaires de Pologne, il y eut sur un point des démonstrations significatives, une menace d’agitation, et il fallut que le tsar lui-même parût au milieu des mutins, accompagné d’un seul adjudant, pour mieux frapper les imaginations par la témérité de sa démarche. C’est à ce prix seulement que l’ordre fut rétabli. Ces manifestations n’avaient point un caractère véritablement politique ; elles résultaient sans doute de souffrances causées par quelques mesures arbitraires de l’administration ; mais il s’y révélait une tendance hardie, et c’était déjà un événement digne de remarque qu’elle pût se trahir ainsi. Viennent des idées nouvelles avec des mœurs plus polies et une plus grande cohésion entre les intérêts, alors aussi des besoins nouveaux se feront jour ; ils parleront clairement, parce qu’ils se sentiront protégés par des milliers de baïonnettes : voilà le véritable péril. Toutefois, si on l’envisage de loin, rien n’assure qu’il doive être insurmontable, et, dans tous les cas, il ne le sera point avant bien des années. Il se peut que la Russie soit troublée prochainement par des querelles sociales, par quelque affreuse guerre de paysans dont le pouvoir ne s’effraiera point ; mais beaucoup de temps se passera probablement encore avant que le pays soit mûr pour les questions de liberté politique ; d’ici là, l’autocratie ne se sera-t-elle pas relâchée un peu de son excessive rigueur ? N’aura-t-elle pas compris la nécessité de faire quelques concessions aux paysans des colonies ? Et qui peut affirmer que, par ces concessions habilement ménagées, elle ne saura pas détourner le péril, au moment même où on le croira prochain ?


IV.

Quel que soit le cours des choses, il est certain que les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie ont un rôle à jouer dans la politique de ces deux états. Elles sont numériquement le tiers environ de leur force militaire, et elles se trouvent dans les conditions les plus favorables pour acquérir une grande force morale dont elles ne manqueront pas d’user. Cependant l’un et l’autre empire n’ont point à en attendre les mêmes avantages ni les mêmes inconvéniens, car leurs situations politiques ne se ressemblent point et ils ne courent pas la même fortune. L’avenir sourit à celui-ci, tandis qu’il devient sombre pour celui-là. Que la Russie soit contenue dans ses frontières actuelles, qu’elle recule en perdant la Pologne : elle conserve encore l’espoir d’être dans un temps donné la puissance non-seulement la plus vaste, mais aussi la plus riche de l’Europe ; et si, au lieu de perdre ce qu’elle possède injustement, elle parvenait à s’affermir sur la Vistule, qui sait si elle ne tiendrait pas en ses mains le sort de tout l’orient ?

L’Autriche, loin d’avoir de pareilles chances en perspective, menacée au dedans par la décentralisation croissante des nationalités, est menacée au dehors et du même coup par la Russie elle-même, qui affecte de se poser en Gallicie, en Bohème, en Illyrie, comme la protectrice naturelle de toute la grande famille des Slaves. Conserver, ce serait le plus beau succès de la politique de l’Autriche, ce serait l’œuvre du génie ; pour conquérir, il lui est interdit d’y songer, à moins d’une dissolution subite de l’empire ottoman. Dans un pareil événement, la Bosnie lui reviendrait sans doute, du consentement de la Russie ; mais, entre les Habsbourg et les Romanoff, la partie ne serait que remise, car la question des nationalités slaves ne serait pas vidée, et rien n’assure que la Russie serait d’humeur à la laisser dormir. Qui l’arrêterait dans cette voie après l’exemple saisissant de la Pologne épuisée ? Et qui pourrait dire si, désespérant d’échapper au germanisme par elles-mêmes et pour leur propre compte, les jeunes nationalités de la Bohème ou de l’Illyrie n’en viendraient pas à accepter l’appui de la Russie, pourtant fratricide ? C’est l’effroi qu’elles nous causent par instans dans l’amour que nous leur portons. Si jamais, malgré la prudence et l’activité que l’Autriche déploie en ce moment, les conjonctures politiques prenaient ce caractère, quelle conduite tiendraient les colonies militaires et quels sentimens montreraient-elles ? Attirées par l’appât de la conquête, qui leur rendrait l’esprit d’obéissance, si elles l’avaient perdu, celles de la Russie marcheraient sans scrupule vers le but désigné ; mais celles de l’Autriche le feraient-elles, pour peu que leurs espérances nationales fussent en question ? Les régimens de la frontière illyrienne, qui sont les plus nombreux et les plus braves, offriraient-ils les mêmes garanties d’un aveugle dévouement ? Les régimens roumain, qui, avec moins de penchant pour le slavisme, n’en ont pas davantage pour le germanisme, seraient-ils des amis beaucoup plus sûrs ? Certes, les Magyars et les Szeklers, qui confondent tous les Slaves, moins les Polonais, dans un même mépris, combattraient à outrance à côté des Allemands, dans une lutte avec la Russie ; mais ils sont peu nombreux, et ils ne gagneraient à cela que de périr avant d’avoir vu ou la régénération de l’Illyrie et de la Bohème ou le triomphe effrayant et à jamais déplorable du panslavisme russe.

Les colonies russes, qui, avec le temps, pourront devenir un danger politique pour l’autocratie, seront donc en attendant un instrument docile et puissant dans toute guerre extérieure. Quant aux colonies autrichiennes, plus riches aujourd’hui, plus éclairées, ouvertes déjà aux agitations nationales, entraînées par l’instinct rajeuni des races vers les nouveautés politiques, elles seront prochainement pour l’Autriche une source de difficultés et d’embarras. Là aussi la politique du gouvernement impérial pourra être poussée par la force des choses hors de ses voies traditionnelles. Quoi qu’il arrive, il est impossible, dès à présent, de ne voir dans les colonies de la Russie et de l’Autriche que de simples établissemens de défense et de culture. D’un côté comme de l’autre, c’est une ère politique qui va succéder pour ces institutions à une ère agricole et militaire.

Et maintenant est-il besoin de dire combien la situation de la France, en Algérie, est différente de celle dans laquelle la Russie et l’Autriche ont colonisé ? Un seul rapport existe, c’est l’intérêt de la défense des frontières, auquel l’Autriche a obéi en face des Turcs, et la Russie également pour la ligne du Caucase ; mais cette ressemblance, qui porte seulement sur un point de notre colonisation, disparaît elle-même sitôt que l’on songe aux moyens et aux conditions d’une institution analogue pour notre conquête d’Afrique. Avons-nous sous la main, comme l’Autriche, des tribus belliqueuses, armées de toute antiquité pour la sûreté de leurs champs, et habituées à manier l’épée en même temps que la charrue ? Avons-nous, comme la Russie, vingt millions de serfs de l’état et une armée composée aussi de serfs dont nous puissions disposer suivant notre bon plaisir ? Non, nous ne possédons ni populations que nous puissions contraindre, ni tribus qui s’offrent spontanément, et en cela la matière première nous manque au point que nous n’avons pas même encore les bras nécessaires à la colonisation civile. Que l’Algérie soit peuplée, qu’elle ait reçu sa constitution administrative et sociale : alors, l’armée ayant accompli sa tâche, les circonstances imposant aux colons de la frontière la nécessité de veiller en partie par eux-mêmes sur leurs propres foyers, il y aura lieu peut-être à l’organisation d’une milice qui, en compensation de ses charges spéciales, aurait droit à quelques avantages fiscaux ; mais cette milice ne sera plus, à proprement parler, une institution militaire, et elle différera autant des colonies de la Russie et de l’Autriche que la législation de la France peut différer de celle de ces deux pays.


H. DESPREZ.

  1. Quelques mots sur les colonies militaires de la Russie, comparées aux colonies militaires de la frontière autrichienne, suivis de considérations générales. Vienne, 1847. — Outre les renseignemens puisés dans cette curieuse publication et complétés par des recherches faites sur les lieux, nous avons emprunté à la Statistique de la Hongrie de M. Fényes quelques notions intéressantes sur la situation des différentes races qui sont soumises au régime de la colonisation militaire en Autriche. Cette Statistique, écrite en magyar, a été récemment traduite en allemand sous le titre de Statistik des Koenigreichs Ungarn.
  2. La decétine vaut un peu plus d’un hectare.
  3. Nous avons sous les yeux un document inédit sur cette colonisation civile, beaucoup moins connue en Europe que la colonisation militaire. Voici d’après cet écrit, dû à un agent diplomatique étranger qui a résidé plusieurs années dans la Russie méridionale, les obligations qui ont été imposées par le gouvernement aux grands concessionnaires, et les avantages qu’il leur a faits : « Ils devaient élever dans un temps donné un nombre d’animaux domestiques déterminé d’après l’étendue de leur propriété. Ainsi, à l’expiration d’un terme de dix ans, ils devaient présenter un cheval ou une pièce de bétail adulte pour chaque portion de terrain de dix décétines, ou une brebis de race fine par chaque décétine. Si cette condition était remplie, le concessionnaire recevait un acte de propriété valable pour quatre-vingt-dix ans ; si la même industrie était continuée cinq ans de plus, l’acte de propriété devenait définitif, et le concessionnaire pouvait disposer de son bien à sa guise ; mais si au bout de dix ans les conditions restaient sans exécution, la terre devais faire retour à la couronne, et le concessionnaire était tenu à une indemnité pour le bénéfice de ses dix ans d’occupation. » L’auteur ajoute qu’il n’a connaissance d’aucun exemple de terres revenues ainsi à la couronne. « Cette obligation de l’élève des bestiaux est, continue-t-il, une des principales causes de la prospérité des grands concessionnaires. Un capitaine, qui avait reçu en 1796, par la faveur de son général, une propriété de douze mille décétines, et qui l’eût volontiers cédée alors pour 10,000 francs, possédait en 1826 4,000 moutons, 800 chevaux, 1,000 pièces de bétail, 150 familles de paysans, et une vingtaine de mille francs en argent… Quant aux concessionnaires non nobles, qui sont en très grande majorité des étrangers allemands ou bulgares, ils ont reçu du gouvernement d’abord une légère somme pour leurs frais de voyage, des maisons, du bétail et des instrumens de culture. La valeur de ces dédommagemens et de ces avances pouvait s’élever à 1,200 francs par maison. Le gouvernement accorda quinze ans pour le remboursement sans intérêt, lequel dut se faire à partir de ce terme par sommes annuelles de 28 francs 55 centimes. »
    Les établissemens coloniaux de la Russie méridionale ont une administration spéciale qui porte le nom de Comptoir des colonies. Les affaires se traitent dans la langue des colons, et les actes sont ensuite traduits en russe pour l’usage du gouvernement. Une société d’agriculture, fondée depuis vingt ans à Odessa, publie un bulletin en langue russe et un journal en allemand pour les colons, sous la protection et avec le concours de l’administration des domaines. Cette société a pour but de rechercher le système de culture le mieux approprié à un sol vierge et à un climat capricieux. « Et la méthode pratiquée partout avec succès, est-il dit dans le mémoire que nous avons cité, se réduit à trois grands principes : labourer à toute la profondeur possible, semer tôt et semer clair. » L’auteur de cet écrit pense que les procédés d’exploitation et de culture employés dans les steppes 4e la Russie méridional, pourraient l’être avec le même avantage en Algérie.
  4. L’arpent est de 1,600 toises carrées.
  5. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des Roumains en Hongrie et dans les colonies hongroises. Par exemple, dans la colonie du banat de Temesvar, il y a un régiment roumain ; il est sur le même pied que les autres régimens de la Hongrie.
  6. Nous ne parlons que pour mémoire des Allemands, qui comptent à peine trente mille ames dans la population des colonies.