Des auteurs espagnols contemporains



DES
AUTEURS ESPAGNOLS
CONTEMPORAINS.

APUNTES PARA UNA BIBLIOTECA DE ESCRITORES ESPANOLES CONTEMPORANEOS.[1]

Le malheur du génie espagnol est d’avoir été trop grand, trop naïf, trop spontané, trop fort ; d’avoir épuisé toute sa sève et fait éclater toute son énergie, sans avarice, et sans compter ; de s’être fié à ses ressources, à son pouvoir et à sa fécondité ; d’avoir oublié que l’opulence des plus magnifiques torrens réclament un renouvellement, un aliment et une économie dans la dépense : son malheur, enfin, a été l’orgueil. Cet orgueil a tout pris en lui-même. Il s’est dévoré. Content de produire, et sûr de sa force, le monde lui importait peu. L’avenir même ne l’embarrassait guère. Il lui suffisait de sa conscience, de Dieu et de son épée. C’est ainsi, armés de cette fière et sombre cuirasse, protégés par ce puissant rempart, inaccessibles à toute critique étrangère, que les Espagnols chantaient, qu’ils dessinaient, qu’ils peignaient, qu’ils écrivaient l’histoire, qu’ils faisaient le roman, la pastorale et le drame. Ils ne vantaient pas leurs tableaux, ils ne répandaient et ne cherchaient point à propager leurs systèmes littéraires. Ils se renfermaient dans le sentiment de leur valeur propre. La chaleur du soleil, la vie de la nature, la beauté mystique de l’ame et l’ardente force du sang se reproduisaient sur leurs toiles. Les chances de l’existence humaine et les variétés phénoménales des passions se jouaient dans leurs drames, la majesté de la volonté humaine dans leurs histoires. Ce fut un grand jour et un vaste éclat littéraire ; mais, après ce jour, une sombre nuit. À peine nos contemporains se souviennent-ils que l’Europe du XVIe et du XVIIe siècle a puisé à la source de ce drame comme on puise l’eau d’une vaste rivière, sans qu’il y parût, sans que personne vît diminuer ou tarir le bienfaisant trésor. Les tableaux espagnols restèrent ignorés et suspendus aux parois des églises. Toute cette vive flamme périt, et l’Espagne, une fois condamnée à l’imitation, ne fut rien.

Il est vrai que, entre 1550 et 1750, deux influences, celle de l’Italie et celle de la France, tombèrent sur l’Espagne et modifièrent sa décadence. Mais ces deux écoles ne produisirent rien de grand. Aujourd’hui qu’elle est soumise à l’action du Nord, les résultats de cette influence nouvelle ne sont pas meilleurs. Un peu plus de facilité dans la versification et de souplesse dans la facture, voilà tout ce que la poésie espagnole a gagné dans ses rapports avec l’Italie moderne. Aux écrivains français du XVIIe et du XVIIIe siècle, elle a emprunté quelque lucidité dans l’exposition et l’enchaînement des idées, et un certain goût de régularité apparente et extérieure. Faibles conquêtes, qui ne remplacent pas ce que l’Espagne a perdu, fécondité, énergie, nationalité surtout.

Cette glorieuse nationalité, toute catholique, chevaleresque, et, si l’on veut, fanatique, a été récemment en butte à de violens reproches. Rien ne m’étonne plus que les attaques de M. de Sismondi, esprit assurément honnête, érudit d’une patience exemplaire, contre la littérature et les mœurs espagnoles. Le génie du XVIIIe siècle a vaincu et courbé la sagacité de M. de Sismondi ; il en a été dompté, rompu, écrasé, jusqu’à devenir incapable de se mêler au vieux génie des nations et d’en sentir la valeur, la fleur ou le poids. Il entre dans le XIIIe siècle avec une lumière de 1820, qui déforme tous les objets, et les voile plutôt qu’elle ne les éclaire. Vous diriez un musicien qui ne connaît qu’une seule clé, celle de sol, par exemple, et qui, essayant de lire une partition à livre ouvert, s’en irait confondant toutes les clés l’une avec l’autre, et se plaignant ensuite de l’épouvantable tintamarre dont il ferait au compositeur le cadeau gratuit. Avec le plus grand respect pour les consciencieux labeurs et les sages intentions de ce doyen de la littérature genevoise, il est impossible de ne pas accuser ici la rigueur de ses jugemens ; ce n’est pas rigueur, c’est erreur. Il se récrie contre la férocité des mœurs, le fanatisme religieux, le point d’honneur exagéré, qui règnent dans les œuvres espagnoles, c’est-à-dire contre leur originalité, leur vérité, leur ame, leur force et leur grandeur. Autant vaudrait se scandaliser du fanatisme romain de Tacite, de son admiration enthousiaste pour les suicides grandioses, et de sa haine méprisante contre les Juifs.

Est-ce la férocité du coloris qu’il faut blâmer dans Eschyle, Dante, et même chez Homère ? Autre chose est la poésie, autre la morale pratique. La scène et les livres français abondent, depuis Jehan de Meung jusqu’à Crébillon fils, en plaisanteries licencieuses que l’on ne peut donner pour modèles à personne ; et qui n’empêchent pas George Dandin d’être un chef-d’œuvre, ni Candide non plus. « Quoi ! s’écrie M. de Sismondi, vous voulez que nous souffrions ce mélange adultère dont les Espagnols se sont rendus coupables : la religion jointe à la cruauté, à la licence, à l’infamie ! » Blâmez les mœurs, ou plutôt l’infirmité humaine, qui paie toujours si cher sa grandeur ; mais ne demandez pas à ces œuvres qui émanent de la passion, qui expriment le préjugé national, qui sont pétries et moulées au feu même des plus ardentes croyances, ne leur demandez pas d’être sans passions, sans préjugés et sans croyance. N’allez pas vous étonner que le frère tue sa sœur sur un simple soupçon de faiblesse féminine, quand il s’agit pour le dramaturge de satisfaire un peuple qui a la superstition et la folie du point d’honneur. Le poète vous montre-t-il un sujet donnant sa vie à son roi, sans espoir de récompense pour sa famille, ou même de renommée, ne vous courroucez pas, fils du XIXe siècle, vous qui lisez les œuvres de Calderon et de Tirso, les yeux fixés sur ce beau lac bleu et sur les Alpes roses, dans votre élégante cellule de philosophe paisible. Rappelez-vous qu’il s’agit de l’Espagne et de la féodalité ; songez qu’il est question de ce peuple chez lequel un Guzman vit poignarder son fils sous ses yeux, plutôt que d’être félon à son seigneur et de livrer à l’ennemi le château que son roi lui avait confié. Vertus barbares, à la bonne heure ; d’un autre temps, je le veux ; dangereuses, si vous le jugez ainsi ; mais le poète n’est pas le grand moraliste que vous êtes ; il est la voix des nations, l’organe de leur ame, la flamme qui marque leur passage. Dès qu’il se détache des passions nationales, il n’est plus, suivant la belle expression de Dryden, « qu’une flamme peinte. » Il n’a plus d’originalité, il est sans pouvoir.

Cette originalité était surtout essentielle à la littérature espagnole, qui n’avait pas d’autre fonds que ces mœurs si grandement fanatiques. L’originalité du génie anglais n’en approche même pas ; cette dernière, toute commerciale, sympathique malgré son individualité, restant elle-même, mais ne méprisant aucune acquisition, a souffert des associations, sans abdiquer sa franchise, sa force, sa puissance teutonique, et s’est permis des alliances. Elle a profité de l’Italie, elle a emprunté des graces ou des essais de grace à la France. L’Espagne, au contraire, toutes les fois qu’elle a plié sous l’imitation, s’est perdue. La liberté et la spontanéité constituent sa vie. Dès qu’elle s’en éloigne, elle meurt.

Elle n’a pas, comme les littératures française, italienne, allemande, d’époque de renouvellement. Son histoire intellectuelle ne possède qu’une fleur magnifique et dont l’épanouissement splendide est suivi d’une rapide décadence ; ainsi fleurissent les cactus de ses roches brûlées. Toute romantique et chevaleresque, depuis les premières ballades que chantèrent les fils des héros castillans pendant la guerre chrétienne contre les Maures, elle conserve, jusqu’aux drames catholiques (autos sacramentales) de Calderon, le même génie et la même littérature. Tandis que la France était tour à tour italienne, espagnole, anglaise ; l’Angleterre, tour à tour italienne, française, allemande ; l’Espagne, du XIIIe siècle au XVIIe siècle, se développait dans une direction unique ; ses derniers chefs-d’œuvre, ceux de Calderon, sont dictés par la même inspiration qui anime le vieux poème du Cid. Envahie ensuite par le goût français, elle vit tomber si bas sa poésie, son drame et son éloquence, que, vers le milieu du XVIIIe siècle, elle prit en dégoût cette même imitation qui la perdait, et se retourna, non sans tristesse et sans désespoir, vers les langes de pourpre qui avaient fait l’orgueil de son berceau littéraire.

Alors, grace à la paix dont l’Espagne jouissait, l’industrie commençant à se relever, la marine se réorganisant, l’agriculture reprenant honneur, on vit cette impulsion rénovatrice s’étendre aux œuvres de l’esprit, et quelques intelligences solides, fortes ou patientes, honorer leur patrie par des travaux recommandables. C’est à cette génération reposée et fille du XVIIIe siècle qu’appartiennent les noms des historiens et publicistes Quintana, Toreno, Reinoso, Navarrete, Torres Amat, des orateurs Galiano et Gareli, des savans critiques Clemencin, Hermosilla, Lista, des poètes et polygraphes Arriaza, Somoza, Burgos, Carvajal, Castro, Musso y Valiente, du poète dramatique Moratin, tous nés avant la révolution française, la plupart entre 1770 et 1780, et remarquables par une certaine modération heureuse de la pensée, par une fermeté mâle, par le bon goût et le bon sens plutôt que par l’éclat de la forme ou l’ardeur de la verve. Parmi ces noms graves et honorables, qui ne sont pas sans ressemblance avec la génération italienne des Muratori et des Tiraboschi, je n’en connais pas de plus digne d’estime et d’éloge que don Manuel Quintana, aujourd’hui grand d’Espagne et né à Madrid en 1772.

Les Vies des Espagnols célèbres, par Quintana, s’élèvent au-dessus de la plupart des biographies. L’émotion grave et héroïque avec laquelle le narrateur redit les faits, l’associe admirablement aux ames nobles des vieux temps. C’est une prose simple, active, naïve et forte, qui n’est pas sans analogie avec l’excellente prose anglaise de Robert Southey. Comme monument national, comme résumé des vieilles gloires et de l’ancien génie espagnols, nous ne pensons pas que l’Espagne nouvelle ait rien produit de comparable à ces trois volumes qui ne sont pas assez connus en Europe, et qui méritent d’être traduits. Immédiatement après lui nous placerons don Martin Fernandez de Navarrete, né le 9 novembre 1765, dans la province de Rioja, celui de tous les écrivains récens qui a le plus contribué à éclaircir l’histoire moderne des découvertes maritimes. Les biographies des Navigateurs espagnols, par Navarrete, remplies de documens curieux et d’une rare exactitude, ses notices et dissertations sur divers points de l’histoire des voyages, œuvres dénuées de chaleur et d’éloquence, mais qui n’ont pas la prétention des mérites qui leur manquent, resteront comme d’excellens et uniques matériaux. Déjà l’Américain Washington Irving en a fait usage avec talent et avec élégance, si ce n’est avec philosophie et profondeur. L’emploi et le choix de l’érudition, l’infatigable patience des recherches, la conscience et le soin qui président à ces fouilles historiques, leur assurent, non peut-être une place littéraire très éclatante, mais un rang historique fort distingué.

Don Alberto Lista jouit parmi ses concitoyens d’une considération au moins égale à celle des deux écrivains que j’ai nommés. Né en 1795, à Séville, d’artisans pauvres, il fit à la fois son apprentissage d’ouvrier chez son père, et ses études à l’université de sa ville natale. Nommé à vingt-un ans professeur de mathématiques au collège royal de Saint-Telmo, il reçut à vingt-huit ans les ordres sacrés. Polygraphe, traducteur, poète élégant et pur, prosateur sensé et vigoureux, il a plus de profondeur dans la pensée que Navarrete, et moins de puissance dans le style que Quintana. Rien de plus juste et de plus simplement exprimé que l’explication qu’il a donnée, au commencement de sa traduction du onzième volume de l’Histoire universelle de M. de Ségur, du principe politique par lequel le moyen-âge a été régi. On trouve, dans cette page, non pas la défense de l’inquisition, mais le mot réel de cette énigme si long-temps obscurcie par les philosophes. C’est le commentaire bref et complet des institutions de l’Espagne, de son génie réel et du rang qu’elle doit occuper entre les peuples modernes. « Le principe religieux, dit Lista, soutint pendant huit siècles la grande querelle des chrétiens contre les mahométans. Ce fut le christianisme érigé en pouvoir politique et visible, qui, sous Charles Martel, arma la France dans les plaines de Tours, lui qui délivra la Sicile et l’Italie du pouvoir des Sarrazins, lui qui civilisa les provinces du nord et du Nouveau-Monde, lui qui donna la première idée des parlemens, modelés, dans l’origine, sur les synodes où les évêques représentaient leurs églises, et qui, en divers pays, comme en Espagne, portèrent le nom même de conciles. Ce fut lui qui répandit le goût et l’étude du droit romain, lui qui créa la suprématie des pontifes, lui, enfin, qui précipita toute l’Europe contre l’Asie, et qui découvrit aux yeux des peuples occidentaux les élémens de la civilisation antique, dans ces mêmes régions où ils allaient chercher la mort pour leur Dieu.

« On ne peut méconnaître cette vérité, que dans l’Occident européen, envahi par les barbares, la religion fut une puissance politique au moment où tous les autres principes conservateurs de la société faisaient défaut. Mais comment concevoir une force politique sans pouvoir coercitif ? Il fallut promulguer des lois dirigées contre les transgresseurs de la religion, et ces lois furent sévères, car l’hérésie était un crime de haute trahison contre la première autorité de l’état. Ce fut un devoir de faire la guerre aux hérétiques et aux idolâtres, par la même raison qu’une puissance fait la guerre à ses ennemis. Le christianisme ne soutenait pas ces hostilités par lui-même et pour lui-même, il ne reconnaît pour armes que la persuasion. C’était la société qui défendait en lui son dernier lien. Si l’on médite sur ces vérités, on pourra réduire à leur juste valeur les diatribes et les sarcasmes des philosophes du XVIIIe siècle contre l’intolérance et le fanatisme, contre les guerres religieuses, contre les supplices et les meurtres qui en furent les résultats. On reconnaîtra que ces tristes effets n’ont eu pour motif que la défense sociale, et la société avait choisi pour principe et pour centre le seul élément politique qui subsistât. »

C’est cette simplicité, cette rigueur, et pour ainsi dire cette santé ferme du bon sens, qui caractérisent les compositions en prose de Lista. Hermosilla et Clémencin s’éloignent davantage du domaine philosophique, et rentrent dans le cercle plus restreint du commentaire et de la critique. Don José Mamerto Gomez Hermosilla, philologue et helléniste, est né à Madrid en 1771, et mort en 1837. Une bonne traduction en vers de l’Iliade d’Homère, avec des commentaires excellens, et plusieurs ouvrages didactiques, entre autres son Cours de critique littéraire, attestent une érudition vaste et un jugement exercé, mais peu d’originalité dans les vues et peu d’audace dans le style. C’est un bon professeur et un humaniste distingué, qui aime la sévérité de la pensée et la gravité des formes. Don Diego Clémencin, né dans la province de Murcie en 1765, et mort le 30 juillet 1838, traducteur et philologue comme Hermosilla, a laissé des œuvres d’un intérêt plus vif, plus neuf et plus général ; son Mémoire sur les histoires du Cid et son Commentaire sur Don Quichotte, en sept volumes, sont de véritables titres à l’estime et à l’admiration. Le commentaire sur le Don Quichotte offre une peinture tellement complète et détaillée des mœurs de l’époque, une analyse si bien étudiée du génie espagnol entre 1580 et 1630, que l’on peut regarder ce livre comme un précieux appendice historique plutôt que comme un travail de philologue.

À cette école que l’on doit nommer ancienne, dont peu de membres subsistent encore, et qui se trouve placée entre le XVIIIe siècle et les écrivains récens, se rattachent les orateurs et les publicistes : Galiano, né à Cadix en 1789 ; Gareli, avocat et publiciste, né à Valence en 1777 ; le comte de Toreno, né en 1787, à Oviédo ; Torres Amat, né à Sallent en 1772, historien et biographe ; l’économiste Florès Estrada, né en 1769, à Pola de Somiedo ; le publiciste Arnao, né à Madrid en 1780 ; Reinoso, né à Séville en 1770 ; Mora, né à Cadix en 1783 ; Marina, né en 1757 ; intelligences développées par le mouvement des affaires, le bruit de l’Europe, le contact des lumières françaises, et offrant plutôt la facilité et la justesse des développemens ou des reproductions que l’élan primesautier et la saillie spontanée du talent.

Parmi ceux que je viens de citer, Quintana et Lista ont écrit de très beaux vers, regardés aujourd’hui comme des modèles, mais dont l’oreille étrangère admire plutôt la facture érudite et habile, qu’il n’en peut reconnaître la soudaine et naïve inspiration. À cette ancienne école il faut aussi rattacher les poètes Moratin, Arriaza, Burgos, Gil y Zarate, et même Martinez de la Rosa, plus jeune qu’eux. Arriaza, né à Madrid en 1770, nous semble le vrai poète espagnol de ces derniers temps ; il n’a point voulu parer la décadence de la muse nationale par un costume emprunté à Walter Scott ou à Byron. Il chante ses amours avec une désinvolture languissante et gracieuse, qui manque quelquefois de force, de correction ou de concision, mais non de charme. On a imprimé cinq fois ses poésies, et cela ne peut étonner. Il est tout-à-fait d’accord avec les goûts de cette haute société espagnole plus occupée de ses plaisirs que de ses intérêts, et plus éloignée que l’on ne pense des passions politiques que les journaux lui attribuent :

Entre los roncos clamores
De gente que atribulada
Ante sus ojos la espada
De la muerte ven lucir,
Yo haré que de mis amores
Tan negro horror se despida ;
Y : ¡ à dios, Silvia de mi vida !
Se oirà en los vientos gemir
[2].

Don Xavier de Burgos, né à Motril le 22 octobre 1778, poète, dramaturge, publiciste et administrateur, battu comme la plupart de ses concitoyens des flots orageux de ces révolutions espagnoles qui se succèdent comme des vagues, s’est surtout fait connaître dans les lettres par une comédie de mœurs spirituellement écrite, le Bal masqué. Musso y Valiente, né à Lorca en 1785, historien, poète et publiciste, auteur d’excellentes réflexions sur la formation des idiomes et sur l’influence exercée par le génie spécial des peuples ; don Thomas-José Gonzalez Carvajal, né en 1753, à Séville, traducteur des psaumes ; don Juan-Nicasio Gallego, né à Zamora en 1777, poète remarquable surtout par la connaissance du rhythme et l’éclat sonore de la versification ; don José-Joaquin Mora, né à Cadix en 1783, long-temps secrétaire particulier du général Santa-Cruz à Bolivia, l’un des premiers poètes espagnols qui aient emprunté des couleurs aux poètes anglais ; enfin deux hommes célèbres à divers titres, Moratin et Martinez de la Rosa, complètent cette liste des poètes de l’ancienne école. Martinez de la Rosa, né en 1789, à Grenade, se rapproche davantage de notre temps. Don Leandro-Fernandez Moratin, né en 1760, à Madrid, mort en 1828 à Paris, et enseveli non loin de notre Molière, appartient tout entier au XVIIIe siècle. Je doute que l’on puisse signaler Moratin comme un homme de génie ; mais c’était un observateur plein de finesse, un écrivain doué de goût et de grace, connaissant les hommes, attendant l’inspiration, aimant le naturel, et infatigable jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé. Le Vieillard et la Jeune Fille et le Oui des Jeunes Filles ont été imités sur presque tous les théâtres de l’Europe. On n’y trouve pas cette vigueur et cette richesse de conception qui distinguèrent Calderon et Alarcon, mais des détails charmans et un mélange heureux et bien ménagé de sensibilité et de verve comique. Comme Moratin, Martinez de la Rosa, auteur de la Mère au bal et la Fille à la maison, a reçu les applaudissemens de ce public dédaigneux et blasé de Paris et de Londres, qui donne aux réputations leur dernière couronne. Sa manière rappelle beaucoup celle de Collin d’Harleville. Nous connaissons de délicieuses poésies lyriques dues à cet écrivain facile, pur et bien doué. Comme prosateur, il a publié une excellente biographie, la Vie de Fernand Perez del Pulgar, livre remarquable par la rapidité et la sévérité de la narration.

Dans la poésie proprement dite, ce n’est point la sonorité, la fluidité, la grace, même le sentiment, qui font défaut aux écrivains dont nous avons rappelé les noms ; c’est la pensée. L’harmonie est douce, l’oreille est caressée, l’esprit suit sans peine les vibrations de la lyre ; mais l’étincelle électrique ne jaillit point de ces strophes bien formées ou de ces images agréables. Vous retrouvez là quelque chose de semblable à la poésie italienne du XVIIIe siècle ou à la poésie anglaise, lorsque régnaient Mason, Akenside et Hayley. Dans la génération que nous venons de passer en revue, la postérité distinguera surtout, à côté des dramaturges, les écrivains graves, Lista, Clémencin, Hermosilla, surtout Quintana, dont l’ame espagnole s’est élevée jusqu’à l’éloquence, grace à l’amour du pays et au respect du passé.

La génération suivante n’a point le même caractère. On voit le souffle du Nord s’emparer peu à peu des intelligences espagnoles et les jeter confusément dans l’imitation de Walter Scott, de Goethe, de Schiller ou de Kotzebue. C’est là ce que, par une erreur étrange, les Espagnols ont appelé romantisme. Ne voyaient-ils pas que l’Espagne ancienne était seule véritablement romantique, et que le Nord ne pouvait prétendre à ce titre ? Tous les chefs-d’œuvre espagnols portent l’empreinte catholique, chevaleresque et romane, c’est-à-dire romantique, tandis que Hamlet, Faust, le Paradis perdu et les chefs-d’œuvre septentrionaux offrent au contraire le caractère de la pensée analytique, ironique, souvent révoltée, totalement contraire au catholicisme des nations romanes. Les critiques et les écrivains de la moderne Espagne ont eu grand tort, quand ils se sont enrôlés sous les bannières mal comprises et mal connues de Schlegel et de Coleridge. Aussi la plupart des dissertations et des discussions espagnoles sur le romantisme, sur le classicisme, sur le renouvellement social, sont-elles d’assez peu de valeur ; et comme en Italie, mais avec bien plus de désastre et de ruine, parce que l’intelligence espagnole est plus originale et plus haute, le flot de l’imitation septentrionale, au lieu de féconder le domaine littéraire, a fait éclore je ne sais quelles moissons de folle ivraie et d’herbes stériles sur les vieux et sublimes débris des monumens gothiques. Qu’avait besoin l’Espagne de s’intéresser à la question moderne du romantisme ? Elle seule, je l’ai dit, est romantique par héritage et par tradition ; elle seule a le droit de soulever cet étendard auquel le Nord ne peut prétendre. Le génie septentrional n’est point romantique, à proprement parler. Il a sa couleur et sa forme propres ; il a sa grandeur et sa puissance. Le génie gothique et chrétien, s’emparant d’une forme romane et créant des chefs-d’œuvre, embrasse la Provence et l’Italie jusqu’à Dante, mais caractérise surtout l’Espagne depuis le Cid jusqu’à Calderon.

Toute cette force et cette grandeur romanes et gothiques vont précisément au rebours de la civilisation européenne et moderne, qui est aujourd’hui essentiellement septentrionale et qui se précipite vers le Nord. Aussi l’Espagne, en s’attachant à la civilisation du Nord, est-elle fatalement entraînée dans une direction opposée aux traditions qui constituaient sa puissance ; elle ne répète ainsi que les voix de l’Europe. Pour nous imiter, il faut qu’elle se renie ; et quelle nation est forte en se reniant ? Le génie n’est possible que si l’esprit national, jaillissant de la propre source des traditions et des passions populaires, traverse fièrement le domaine de la patrie, absorbant tous les ruisseaux des montagnes et reflétant tous les rayons. Refoulez cette source, perdez-la dans les sables, essayez d’amener à grands frais et d’enfermer dans un canal les eaux empruntées à de lointaines rivières, et vous verrez quelle différence sépare les deux moyens de fécondité, l’un factice, l’autre naturel.

Ce qui étonne l’observateur, c’est qu’au milieu de tant de causes de décadence et de néant, l’Espagne nourrisse encore des intelligences capables d’avidité scientifique et curieux de progrès littéraires. Rien de plus effroyable que la destinée des Espagnols depuis bientôt cinquante années. Les uns fuient à l’étranger et renoncent à leur patrie, à leur langage et à leurs traditions ; les autres, jetés en prison par un parti, délivrés par un second parti, exilés par un troisième, attendent d’un quatrième, ou la mort, ou le bannissement. Le mot carcel est celui qui se présente le plus fréquemment dans la biographie des Espagnols vivans. Les plus doux des hommes, gens de lettres, chanoines, peintres, poètes, écrivains érotiques ou humoristiques, se trouvent ainsi traités par le sort. Si vous lisez les pages que don Eugenio de Ochoa leur consacre dans ses Apuntes (Mémoires pour servir à l’histoire littéraire de l’Espagne moderne), vous n’y voyez que tristes aventures, de sorte que la destinée de chacun, dans ce malheureux et beau pays, est une succession de grands malheurs, et celle de la patrie une calamité sans grandeur comme sans terme.

La plupart des écrivains dont nous venons d’indiquer les noms, Quintana, Navarrete, Clemencin, Martinez de la Rosa, tour à tour bannis, incarcérés, proscrits, ont continué leurs investigations historiques ou poli leurs vers, en mangeant le pain amer de l’étranger, ou, comme l’auteur de Don Quichotte, dans les prisons, donde toda incomodidad tiene su asiento, y donde todo triste ruido hace su habitacion (où tout malaise a son domicile, où tous les tristes bruits se font entendre). On n’est que juste en se montrant sévère pour une nation organisée, vivante, florissante, telle que l’Angleterre ou l’Allemagne. La même sévérité appliquée à l’Espagne serait injustice. Elle ne vit pas ; elle pleure son passé ou le raille. Elle attend son avenir ou le maudit. Il y a en Espagne deux sociétés qui se repoussent : le passé et le présent, une momie qui a été reine et que l’on maltraite fort en sa qualité de momie, et un embryon extrêmement petit, qui n’a point la patrie pour mère, et qui, éclos dans les esprits des classes supérieures, sous l’influence des rayons étrangers, se trouve dépourvu de toute parenté avec la nation elle-même. De quel mépris les temps passés sont-ils accablés ! Comme l’ancienne Espagne est traitée par les nouveaux Espagnols ! Lisez le portrait du vieux Castillan, par un des plus ingénieux écrivains de ce temps-ci. Quel dédain ! quel dégoût pour ces mœurs grossières et rustiques de l’ancienne gentilhommerie ! Comme Larra, Somoza, Campo Alange, Miñano, Mesonero et tous les autres nous prouvent plaisamment que l’Espagne de 1750 était mauvaise et décrépite ! Comme ils prennent plaisir et orgueil à se détacher d’elle, à la repousser du pied comme un cadavre ! Hélas ! pour aller où ? Au chaos ; car tout se tenait, et le talisman qui donne l’avenir aux peuples, c’est le passé.

Il était impossible que l’Espagne, si violemment mêlée à tous les mouvemens de l’Europe dans ces derniers temps, ne se détachât pas de ses souvenirs, qui ont tant de grandeur et qui faisaient sa force. La littérature espagnole la plus récente, dénuée de première intention et d’initiative, forme donc un supplément et un appendice à la littérature européenne. Il n’y a pas d’académie qui ne s’honorât des noms de Lista, de l’helléniste Hermosilla, de l’érudit et sagace Clemencin, de l’économiste Florez Estrada, de l’historien Navarrete. Ce sont des hommes lettrés et ingénieux que Mesonero, Miñano, et cet infortuné Larra dont nous parlerons tout à l’heure. En dépit de cette fécondité, si vous cherchez une Espagne littéraire, vous ne trouvez que l’Europe imitée par les esprits les plus distingués de l’Espagne. Les cris du Nord, la brise nocturne d’Young, le souffle écossais de Walter Scott, le sifflet aigu de nos feuilles satiriques, le clair de lune de Shelley et de Wordsworth, s’y mêlent et s’y confondent. Vous retrouvez la copie attentive de nos civilisations modernes dans les fragmens empruntés par M. Ochoa aux auteurs espagnols vivans. Ce recueil fait avec une remarquable habileté, avec beaucoup de goût et d’exactitude, semble introduire celui qui le parcourt dans une région paisiblement civilisée, un peu affaiblie, livrée à nos goûts incertains et à nos ternes passions. Vous trouvez là des drames imités de Victor Hugo, des discours sur l’économie politique analogues aux travaux de M. Jean-Baptiste Say, des odes anacréontiques, des élégies à la Wordsworth, des peintures de mœurs dont Addison ne renierait point la parenté, des critiques et des dissertations assez honnêtes sur le romantisme et le classicisme, des essais satiriques d’un ton léger, précisément dans le goût de nos journaux épigrammatiques, enfin quelques-unes de ces inventions sataniques dont le célèbre Lewis a donné le premier mot. Abordez ces deux volumes, vous ne croyez pas sortir de France ; tout ce que vous lisez est français ; le costume espagnol tient à peine et voltige au hasard sur les formes et les idées.

Sans contester ni le mérite du style, ni la gravité des vues, ni même l’éloquente facilité des écrivains plus sévères, on cherche bien vite quelques accens qui ne soient pas un écho, et quelques lueurs qui ne soient pas un reflet. Ces bonheurs se rencontrent assez rarement chez les écrivains dramatiques, Breton de los Herreros, Castro, Gil y Zarate et Hartzenbusch, qui tous les trois cependant ont conservé cette verve de dialogue et de situations qui semblent inséparables de la vieille comédie espagnole. Plus de cent trente drames, traduits, imités ou refondus par Breton de los Herreros, attestent sa laborieuse fécondité. Hartzenbusch, allemand d’origine, fils d’un ébéniste domicilié à Madrid, et long-temps simple ouvrier, a écrit, sous le titre des Amans de Teruel, un drame remarquable par l’énergie et la passion, mais mêlé de ces lieux communs de situations violentes et de cette déclamation emphatique qui caractérisent notre mélodrame. Gil y Zarate, esprit varié, tour à tour enrôlé dans le bataillon classique et dans la nouvelle armée de ceux qui copient Victor Hugo et Alexandre Dumas, a obtenu des succès dans l’un et l’autre genre. Parmi les poètes les plus complètement envahis par l’influence du Nord, nous citerons Roca de Togores, Salas y Quiroga, dont les strophes sur la Désespérance semblent traduites de lord Byron ; Pastor Diaz, don José Joaquin Mora, don Pedro Madrazo, don Juan Maria Maury, auteur de l’Espagne poétique ; Garcia Guttierrez, Castro y Orozco, les deux jeunes écrivains dramatiques de notre époque, qui annoncent le plus de talent ; Espronceda, Escosura, Bermudez de Castro, don Juan Floran, mais surtout don Angel de Saavedra, duc de Rivas. Le Moro Esposito de ce dernier est la plus heureuse imitation de Walter Scott que la poésie espagnole de ces derniers temps ait produite. Nous préférons encore à cet ouvrage, d’ailleurs remarquable par la facilité et le coloris, quelques légendes du même auteur, rimées à la manière des anciennes romances, entre autres El Fratricidio, terrible et dramatique récit de l’assassinat de Pierre-le-Cruel, poignardé par son frère sous les yeux de Duguesclin.

Ce qui manque en général à ces poésies, c’est la nouveauté de l’inspiration. En vain le poète se rejette-t-il dans les ténèbres du moyen-âge ou dans la poudre du champ de bataille féodal ; vous apercevez derrière lui les ombres des écrivains antérieurs qui ont réhabilité la féodalité, Goethe, Walter Scott, Schiller. Vous séparez facilement de l’œuvre qui vous est offerte le travail d’érudition qui a présidé à sa naissance. Vous regrettez la barbare et puissante inspiration du poème du Cid, et, pénétrant dans le cabinet du poète, vous y voyez un savant ingénieux, occupé à recoudre les lambeaux des vieilles cottes de mailles qui ne doivent plus recouvrir une poitrine héroïque. Vous redescendez malgré vous vers cet état social de l’Espagne actuelle, incapable à la fois de détruire un passé qui lui pèse et de défendre des débris qui l’écrasent ; triste et noble nation, assise au milieu des ruines qu’elle méprise, en face d’une décadence que tous ses efforts précipitent !

Dans une telle situation, rien n’est plus naturel à un peuple énergique et spirituel, qui se voit mourir, que de se peindre. Aussi la littérature espagnole, jadis hautaine même dans la comédie, grave dans la parodie, héroïque dans les œuvres de Tirso de Molina, le prêtre bouffon, philosophique dans la merveilleuse satire de Cervantès, n’a-t-elle pas aujourd’hui de plus agréables et de meilleurs momens que lorsqu’elle se met à raconter avec un triste sourire et une gaieté un peu amère l’abaissement de cette société grandiose. Les Espagnols modernes ne sont jamais plus ingénieux que lorsqu’ils disent ce qu’ils pensent des juntes, des essais de constitutions, des ébauches de civilisation et de l’état du pays. On ferait un joli et excellent volume de ces tableaux picaresques[3] et pittoresques ; ce sont, je n’en doute pas, les fragmens et les produits littéraires auxquels l’Espagne actuelle attache le moins de prix, et ce sont incomparablement, avec ses essais de drame et ses recherches d’érudition, les plus dignes d’attention et d’estime.

Les noms de ces écrivains humoristes sont assez nombreux, et nous citerons pêle-mêle ceux de Campo Alange, de Calderon, de Tapia, de Somoza, de Pelegrin, de Larra, mais surtout de Miñano et de Mesonero. La plupart de ces écrivains, que les troubles de ces trente dernières années ont fait naître en assez grand nombre, sont beaucoup plus remarquables qu’on ne le croit en Europe. La confusion grotesque d’une situation politique sans exemple dans les annales du monde, tout en pénétrant de tristesse les ames élevées et les esprits vifs ou profonds, se mêle de cette bizarrerie comique dont toute décomposition est empreinte. Les squelettes sont des personnages très plaisans, on le savait au moyen-âge, et le rictus de la mort, rire permanent et terrible, efface tous les rires humains.

Don Miñano y Bedoya, né en 1779, dans la province de Valence, est un esprit souple, animé, caustique et facile, dont les écrits, surtout les Lettres d’un pauvre désœuvré (Cartas del pobrecito holgazan), tirées à plus de soixante mille exemplaires, ont exercé à peu près autant d’influence en Espagne et en Amérique que les pamphlets de Courier en France et ceux de Swift en Angleterre. Le style en est varié, gai, original, rapide, et souvent dramatique. Mesonero, auteur du Curioso Parlante et du Panorama Matritense, loin de sacrifier comme Miñano à la circonstance politique, est resté volontairement étranger à tous les mouvemens de la vie publique. Ce sont ces écrivains et ceux du même genre qu’il faut consulter, si l’on veut se faire une idée de l’Espagne actuelle et du chagrin philosophique avec lequel elle se contemple. Campo Alange, racontant une traversée sur le bateau à vapeur du Guadalquivir, compare l’indolence espagnole avec l’intérêt que l’Espagne inspire aux étrangers. « Aujourd’hui, dit-il, une des parties intégrantes de l’éducation d’un jeune Espagnol bien né consiste à voyager pendant huit ou dix mois au moins, ce que nous appelons vulgairement correr cortes, et ce qui semble aussi important que de parler français, de chanter l’italien, et de peindre à l’aquarelle. Un voyage est le complément de l’éducation. Il supplée à tout ; c’est un vernis qui donne couleur à ce qui n’a pas de forme. Nous vivons dans un siècle de mouvement, nous vivons à l’échappée ; les lumières se communiquent par les diligences, et il faut brûler le pavé pour les attraper. Voyagez donc, jeunes gens !

« Mais tous les lieux n’ont pas reçu en partage la puissance miraculeuse dont nous parlons. Tous les pays ne sont pas également bons à voir. Qu’on demande à un jeune homme bien élevé Avez-vous voyagé ? — Qu’il réponde : Oui, monsieur, j’ai parcouru la Castille vieille et la terre classique des saucissons que la Guadiana féconde, et la Galice où se fabriquent les meilleures cornemuses de l’univers ; je me suis baigné dans le Patute, et les sables de la Manche m’ont dévoré de leurs ardeurs. Qui pourrait s’empêcher de sourire ? N’est-il pas clair jusqu’à l’évidence qu’il faut absolument sortir d’Espagne ? France, Italie, Turquie, Portugal, tout est bon. Un Espagnol qui peut parler savamment de la Bourse de Paris, de la Scala de Milan, de Constantinople, ou même du château de Tapadiñha en Portugal, n’a que faire de son pays. Pourquoi nous rendre compte de je ne sais quelle basse-cour ruinée qui subsiste à Merida, ou des édifices gothiques de Burgos et de Tolède, constructions désordonnées, et que nos habitudes repoussent ?

« Laissons les étrangers, montés sur de mauvaises rosses, parcourir nos provinces, s’arrêtant pour prendre leurs repas dans des ventas misérables, jeûnant la plupart du temps ou forcés de se contenter de pain, d’eau et de vin, si l’on peut nommer vin ce qui remplit admirablement toutes les conditions d’une essence de poix-résine. Ces étrangers doivent se laisser voler avec satisfaction, et même bâtonner sur les grands chemins ; libres de décrire ensuite une rencontre avec des brigands espagnols, et de montrer le chef avec le scapulaire sur le sein, le tromblon à la main. Bons étrangers ! ils jettent leur argent par la fenêtre, pour se procurer de vieux bouquins (librotes), augmentant ainsi considérablement la consommation du papier gris que les susdits bouquins auraient remplacé ! Ils mettent la main sur tous les vieux tableaux dont nous ne voudrions pas faire usage pour boucher les trous de nos greniers, quand on nous les donnerait pour rien ! En échange, nous leur achetons du papier peint qui sert à donner un aspect galant à nos salons, puis d’élégantes voitures et des étoffes de laine qui nous rendent inutiles les troupeaux de l’Estramadure. Lorsque les étrangers ont consumé de longues veilles pour étudier notre histoire et pour chercher la cause de notre décadence et les moyens de sortir de l’état abject où nous nous trouvons plongés, alors nous traduisons leurs œuvres, et tout bellement, les mains lavées et la tête frisée, nous nous emparons de leurs travaux. Voilà ce qui s’appelle de la finesse. Notre orgueil national ne doit-il pas s’exalter quand nous lisons dans nos ouvrages périodiques les notices statistiques recueillies à grand’ peine par des Anglais ou des Allemands et relatifs à notre Péninsule ?

« Ces réflexions et d’autres non moins amères, que je passe sous silence pour ne pas ennuyer mes lecteurs, me venaient à l’esprit il y a peu de temps, comme j’étais appuyé sur la balustre du bateau à vapeur, et contemplant machinalement les eaux jaunes du Guadalquivir, qui, fouettées par les palettes des roues, venaient frapper les deux côtés de l’embarcation, formant des sillons profonds qui s’effaçaient loin de nous. Pour me distraire un peu et repousser les tristes pensées qui venaient m’assaillir, je fixai plus particulièrement mon attention sur le paysage serein et doux qui s’offrait partout à ma vue, changeant de moment en moment. Les bosquets feuillus d’orangers, les solitaires et mélancoliques oliviers des collines, la terre couverte d’abondantes moissons, et les troupeaux nombreux qui, fatigués de l’ardeur de la canicule, venaient se baigner dans le grand fleuve, rappelaient à ma pensée les champs élysées de l’antiquité, etc. »

Cette tristesse du présent ne se borne pas à notre siècle ; elle remonte jusqu’aux époques de la monarchie. Les temps antérieurs à la révolution française sont devenus un objet de sarcasme et de dégoût. On raille à l’envi cette société morte, paralysée par la formule, ensevelie sous l’étiquette, n’ayant plus d’ame et de vie, et dont les moindres coutumes étaient pétrifiées. Voici comment un des écrivains humoristes dont j’ai parlé, don Jose Somoza, décrit les habitudes et la vie d’un gentilhomme de Madrid en 1760. « Tout gentilhomme, dit-il, en sortant du lit, attendait l’homme qui devait lui faire la barbe, opération beaucoup plus longue dans ce temps-là qu’aujourd’hui, où les deux tiers de nos visages ne sont jamais rasés. Personne ne se rasait seul. Après cela, le perruquier commençait son office, qui consistait à peigner, à graisser, à friser et à poudrer la tête, opération fort longue. Alors seulement on passait au grand travail de l’habillement, que les plus diligens ne terminaient pas en moins de trois quarts d’heure, tant il y avait de pièces dans l’ajustement et de chevilles pour les arranger, depuis celles qui assujettissaient le col jusqu’à celles qui attachaient la chaussure. Cette grande manœuvre enfin terminée, notre homme ceignait son épée et se recommandait à Dieu pour qu’il fît beau, car il allait braver l’intempérie de l’air, de pied ferme et tête découverte, quelque temps qu’il fît.

« S’il allait à pied, ce ne pouvait être qu’avec la plus grande précaution et en tâtonnant, pour garantir de la pluie ou de la boue ses bas de soie blancs et ses souliers à la mahonnaise. J’ai connu un officier qui se fit une réputation considérable pour avoir su traverser la ville de Madrid sans se crotter en hiver. Ce talent avait son importance dans une époque où tout le monde courait les rues, exercice qui n’appartient plus aujourd’hui qu’aux négocians et aux hommes d’affaires. Les personnes les plus indépendantes étaient obligées à des devoirs réglés par un cérémonial impérieux qui ne leur laissait pas un seul jour de repos. On fêtait Pâques trois fois l’an : à Noël, à l’Épiphanie et à la Pentecôte. Il y avait le jour de la fête du saint et l’anniversaire de la naissance. Si l’on manquait à l’un de ces devoirs, c’était assez pour que deux familles devinssent ennemies. Le plus petit voyage nécessitait un congé universel que chacun rendait exactement le lendemain, et cela se répétait au retour, sous le nom de bienvenue. Lorsque c’était fête chômée, celle d’un saint, par exemple, dont le nom est commun, l’étranger qui serait entré dans une ville l’aurait crue en proie à l’incendie ou à l’émeute. Tout le monde courait effaré, se heurtant, se poussant et criant dans les rues. De malheureux artisans mouraient à la peine, fatigués de servir les nombreuses pratiques qu’il fallait peigner, chausser et vêtir dans ces grandes circonstances. Tel était l’état de la société aux jours solennels.

« On dînait à une heure, et l’on mangeait plus qu’aujourd’hui ; mais il fallait plus d’adresse pour savoir manger que pour gagner de quoi vivre. On employait de certains cornets de carton qui s’adaptaient sur les manchettes, parce que c’était chose convenue que les mains d’un homme devaient rester oisives tant qu’elles étaient protégées par cet ornement. On avait inventé d’autres machines préservatrices pour protéger contre les taches le bord de la veste et le jabot de la chemise. Aucune de ces inventions n’était aussi compliquée et aussi singulière que celle dont on se servait pour faire la sieste, coutume générale et utile pour notre climat. J’ai vu dormir le célèbre Jovellanos, le nez sur l’oreiller, mais sans le toucher autrement que du front, pour ne pas déranger ses boucles.

« Il n’était permis qu’aux personnes qui n’avaient pas de soirées pour le jour même d’affranchir leur chevelure de cette entrave et de l’envelopper d’une résille. Ceux-là sortaient embossés dans une cape écarlate, mais ils n’en étaient pas plus lestes pour la promenade ; le bas de soie et l’escarpin ne leur permettaient pas de quitter les chemins royaux. Enfin, les hommes étaient plus heureux que les femmes ; ils pouvaient poser le pied sur la terre, tandis que les femmes, élevées sur de hautes mules de bois, étaient contraintes à une marche périlleuse et sautillante qui les faisait ressembler à la poule grattant la terre. Cruellement serrées d’ailleurs par leur corps de baleine, quel exercice pouvaient-elles faire, et comment la moindre agitation ne les aurait-elle pas abattues ? Le corps de baleine était quelque chose de tellement inamovible, que l’on voyait des mères de famille nourrir leurs nouveau-nés et leur donner le sein à travers une petite ouverture ou trappe pratiquée dans le corset, pendant que les pauvres petites créatures, pressant de leur bouche altérée les baleines inflexibles, cherchaient inutilement la chaleur du sein maternel.

« Le cavalier subissait par jour trois métamorphoses : cape et résille le matin, habit militaire à midi, et habit galant le soir, pour assister au combat de taureaux. Afin de jouir d’une si douce récréation, les plus graves personnes se coiffaient d’une montera de Malaga et se mêlaient au petit peuple. Là leur divertissement était de siffler ou de crier : Qu’on amène les chiens ! Les théâtres, qui portaient encore et à juste titre le nom de basses-cours ou corrales, n’étaient ni moins bruyans ni plus moraux.

« La gravité espagnole réservait son silence, son décorum et sa dignité pour les tertulias ou soirées. En effet, rien n’était plus grave et plus pathétique que ce qu’on appelait un refresco ou collation. Les dames, placées sur une estrade, formaient un front de bataille redoutable, qui ne donnait pas d’autre signe de sensibilité et de vie que le mouvement régulier et monotone des éventails. La fortification parallèle à celle dont je viens de parler se composait des señores ou messieurs, colloqués tous par ordre de dignité, de rang et de mérite. Vous eussiez dit une réunion d’hommes assemblés non pour se divertir, mais pour prêter l’oreille à la redoutable sentence dans la vallée de Josaphat. Point de musique, point de bal, point de conversation agréable ou intéressante ; seulement les joueurs de cartes, placés au milieu de l’appartement, avaient le droit de crier et de se dire de grosses injures, ou de marquer à coups de poing donnés sur la table le nombre de leurs triomphes. Parmi ces derniers, il y en avait qui ne cédaient jamais leur poste, et dont la vie entière n’avait été qu’un reversis de cinquante ans. Cette grande affaire terminée, chaque famille se retirait chez elle, et l’on passait autant de temps à se défaire de ces vêtemens compliqués que l’on en avait mis à s’en parer. Pendant que la tête de la dame se désarmait et jetait bas une énorme coiffe et une perruque gigantesque, le front de l’époux se dégageait de son côté d’une batterie de frisures qui l’entouraient de leurs mèches cotonneuses. Combien de ces dessertes nocturnes n’ai-je pas vu s’opérer lorsque j’étais enfant ! Hélas ! sous mes yeux affligés autant que surpris, la forme et le volume des auteurs de mon existence diminuaient et finissaient par s’anéantir au point de me rendre méconnaissables leur physionomie et leur stature.

« La dernière des occupations journalières et ostensibles de nos pères était de remonter leurs montres, et ce n’était pas un petit exercice, tout gentilhomme espagnol ayant deux montres, et pour chaque montre deux boîtes. Tout était double dans ce temps heureux : deux montres, deux mouchoirs, deux tabatières.

« Tel est l’aperçu des mœurs espagnoles à cette époque, innocentes autant que possible, mais toutes formalistes. Tout était de formule pour le propriétaire, le marchand, l’artisan, le riche, le noble et le plébéien. La formule dominait l’éducation de l’enfant, la matricule du professeur, le choix d’une carrière. Vous preniez un uniforme, vous vous embarquiez pour l’Amérique, et vous en reveniez sans savoir qu’il y a des antipodes, le tout suivant la formule, par respect pour la même idole. La plupart des fils de famille venaient à la cour, c’est-à-dire à Madrid, où ils passaient leur vie en solliciteurs, jusqu’à ce que leurs cheveux blanchissent, étudiant sans cesse l’almanach royal[4]. Mais de toutes les professions, la plus formaliste dans ses coutumes, ses idées et ses habitudes, a disparu devant la civilisation comme le nénuphar et les agarics disparaissent devant la culture. C’était la profession des abbés, qui ont inspiré tant de toñadillas et de saynetes, objets de curiosité, d’admiration et de divertissement pour le beau sexe, qui les considérait avec autant d’attention et de surprise que les jeunes botanistes en accordent à cette plante singulière nommée mandragore. »

Nous n’avons pas cité cette description de don Jose Somoza comme un chef-d’œuvre de style et de force comique, mais comme une preuve de la situation sociale dans laquelle l’Espagne était tombée vers 1750. À travers les deux volumes des Apuntes, vous ne trouvez que deux sentimens, le regret des temps féodaux de l’Espagne, et la révolte contre les temps monarchiques du même pays. Il paraît prouvé jusqu’à l’évidence que, d’une part, les vieilles mœurs se sont conservées dans les classes inférieures et moyennes, et que, d’une autre, la culture et l’imitation de l’Europe constitutionnelle se sont concentrées dans les classes supérieures. Qui pourrait espérer la vie politique, lorsque la tête essaie de commander ce que les membres refusent, lorsque l’une appartient à un système plutôt espéré que compris, les autres à un système pétrifié, mort et malfaisant ? De tous les symptômes le plus triste pour un peuple, c’est le mépris du passé ; ainsi l’on coupe toutes les racines de l’arbre social, et l’on empêche la sève nouvelle de vivifier le vieux tronc. Partout, et chez les esprits les plus sages comme les plus brillans de l’Espagne, vous apercevez la raillerie des vieilles mœurs. Don Mariano Jose de Larra ne cesse pas, dans les fragmens que nous avons lus, de fustiger et le siècle actuel et le siècle passé.

Ce Larra était un jeune homme admirablement doué, qui a terminé sa vie de sa propre main. Bien plus intéressant que ce Chatterton, auquel les Anglais ont élevé un autel après son suicide, la situation de sa patrie et celle de l’Europe s’offraient à Larra sous un aspect si désespérant et si incomplet, qu’après avoir signalé sa verve et son talent par plusieurs fragmens empreints d’une mélancolie amère dont il ne dissimulait pas la cause, il chercha un refuge dans la mort et se tua.

Je ne connais rien de plus déchirant que ces fragmens satiriques dont M. Ochoa vient de recueillir avec un soin pieux les plus brillans et les plus remarquables. Le cadavre de l’Espagne politique se présente partout à Larra et l’épouvante ; il compare sa mélancolie à toutes les mélancolies possibles, dont il fait une description originale et amusante, et il prétend que la sienne est plus sombre encore : — « Un homme, dit-il, qui croyait à l’amitié et qui finit par en voir le dedans, un novice qui s’est amouraché d’une femme, un héritier en expectative dont l’oncle meurt aux Indes ab intestat, un possesseur de bons des cortès, une veuve qui a une pension inscrite sur le trésor espagnol, un député nommé aux avant-dernières élections, un militaire qui a perdu une jambe pour l’Estatuto, et qui est resté veuf d’une jambe et de l’Estatuto, un seigneur qui s’est fait libéral pour devenir grand d’Espagne et qui est resté libéral tout simplement ; un général constitutionnel qui poursuit Gomez et qui ne le rencontre pas plus qu’on ne trouve la félicité dans ce monde ; un rédacteur de journal mis en prison en vertu de la liberté de la presse ; un ministre espagnol et un roi constitutionnel, tous personnages profondément lugubres, — sont des êtres gais si on les compare à moi-même pendant ce triste jour des Morts. »

Figaro-Larra (c’est le nom qu’il se donne) entre au cimetière, dont les tombes lui présentent l’image de toutes les destructions et de toutes les ruines que l’Espagne renferme dans son sein sous le nom de société. Pauvre Yorick espagnol, vous avez raison ! Tout ce qui paraît avoir vie dans ces sociétés détruites n’est que fantôme, cendre et vaine apparence. Aussi Figaro-Larra ne voit-il que des épitaphes où le vulgaire voit des actes de naissance : Ci gît le trône, né sous Isabelle-la-Catholique, et mort à la Granja d’un vent coulis. — Ci gît la moitié de l’Espagne assassinée par l’autre moitié. — Ci gît l’inquisition morte de vieillesse. — La Bourse. Ci gît le crédit espagnol. Enfin, le malheureux Larra déchiffre ces mots : Ci gît l’espérance. Ce furent sans doute les dernières paroles qu’il traça.

La même moquerie pleine de fiel règne dans la description de la Junta de Castel-o-Branco, par le même écrivain. On sait combien les Espagnols du dernier temps ont abusé des juntes, expérience politique pour réorganiser, au profit d’un parti, quelque image du groupe social qui n’existe plus. « Rien, dit Larra, n’est tel qu’une junte. Les gens qui composent la junte peuvent bien n’avoir rien à faire ; il est très possible qu’ils ne fassent jamais rien. Mais la junte n’en est pas moins la chose du monde la plus nécessaire. À peine un parti est-il né, vous le mettez dans une junte comme en nourrice, et, dès qu’il ouvre les yeux, il la voit rassemblée, ce qui n’est pas un petit avantage. Presque toujours la formation de la junte précède la naissance du parti. Cette espèce de junte va courant les chemins, tantôt interceptant, tantôt interceptée, quelquefois prenant l’air ou prenant des bourses en dehors du royaume ; il faut que les juntes prennent toujours quelque chose.

« Commençons par nous occuper de la junte de Castel-o-Branco[5]. La nuit tombait et l’horizon s’obscurcissait, lorsqu’un Espagnol du temps passé, un de ceux qui ne s’embarrassent guère des choses politiques et qui disent : Me gouverne qui voudra, il faudra bien que, de manière ou d’autre, je sois gouverné ! traversa Castel-o-Branco. Que venait-il y faire ? il serait long de le déterminer. Quoi qu’il en soit, au milieu du chemin, il fut arrêté par un Portugais qui, d’une voix troublée et avec une physionomie de cause perdue, lui dit : — Ohé ! Castillan, êtes-vous vassal du seigneur roi Charles V ? Venez-vous de Castille ? — Notre Espagnol entendait un peu mieux le portugais que les affaires d’état. D’une voix posée et d’un air tranquille, il lui répondit : — Je ne sais pas de qui je suis vassal, et je n’ai pas envie de le savoir ; je vais à mes affaires. Je ne fais pas de rois et je n’en défais pas ; quiconque se met en route a des intérêts à ménager.

« Le Portugais commençait à se courroucer, et c’était chose redoutable ; l’Espagnol s’en aperçut ; avant que l’on jetât la maison par la fenêtre, là où il n’y avait ni maison ni fenêtre : — Ne vous fâchez pas, dit-il au Portugais ; je serai vassal de qui vous voudrez ; les gens de ma race n’ont jamais troublé l’état, c’est chose connue. Quel est donc le roi de ce pays-ci ? — Le seigneur Charles V[6]. — À la bonne heure, répliqua le Castillan ; jusqu’à ce jour, j’avais laissé régner paisible sa majesté la reine… — Castillan ! Allons, allons, ne vous fâchez pas. — Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que le Portugais à la mauvaise figure et l’Espagnol aux bonnes paroles marchassent de conserve comme compère et compagnon.

« Ils avaient à peine fait quelques pas dans le village, lorsque le bruit se répandit au loin qu’un vassal de sa majesté impériale venait d’arriver. Sa majesté impériale ne voit pas tous les jours un vassal qui lui appartienne, attendu que tous ses vassaux sont dans les nuages. Aussi arriva-t-il ce qui devait arriver : quand il y a beaucoup de vassaux et seulement un roi, ce sont les vassaux qui accueillent le roi ; mais ici les rois étaient en nombre et le vassal unique. Aussi les rois ne manquèrent-ils pas de fêter l’arrivée du vassal. Les cloches sonnèrent à grande volée. Notre Castillan tout étourdi ne savait ce que cela voulait dire.

— C’est donc grande fête aujourd’hui ? demandait le bonhomme.

— On fête l’arrivée de votre seigneurie, seigneur Castillan. — Mon arrivée ! voyez un peu la différence ! En Espagne, je vais et je viens sans que personne y fasse attention ; mais, dans ce pays-ci, je vois que l’on s’occupe fort de ce que font les autres.

« Cependant ils arrivèrent à une maison de peu d’apparence, dont l’enseigne portait ces mots en lettres difformes :

JUNTE SUPRÊME DE GOUVERNEMENT
DE TOUTES LES ESPAGNES ET DES INDES, ETC.
 »

Nous regrettons de ne pouvoir copier toute cette peinture à la Hogarth de la junte et de ses délibérations, le ministère des finances n’ayant pas un maravédis, le ministre de la guerre presque aussi riche, et la discussion qui s’ensuit. Le même Larra est auteur d’une vive et trop juste critique du temps où nous sommes, intitulée l’A peu près. Il y traite impitoyablement l’à peu près du génie, de l’esprit, de la liberté, de la royauté, de la peinture et de la musique, dont notre époque est victime et témoin.

Les écrivains humoristes sont donc, avec les érudits et les dramaturges, ceux qui nous semblent, parmi les Espagnols modernes, mériter le plus d’éloges. Les squelettes noirs, les pirates bruns, les copies de Byron, les nuages ossianiques, les pastiches de Radcliffe, nous touchent peu. Ces choses d’emprunt, plus ou moins habilement copiées, revêtues du beau langage lumineux et des vastes draperies de la phrase castillane, produisent une sensation désagréable plutôt qu’heureuse. De quel droit jetez-vous les brouillards du loch d’Écosse sur les sierras que le soleil calcine depuis que le monde existe ? Pourquoi cette étoffe lourde et chaude sur des membres hâlés par les étés de l’Andalousie ? Ni la raison médiocre et à mi-côte qui ne s’élève pas même jusqu’au scepticisme, ni la critique négative qui nous apprend à nous abstenir et ne nous apprend point le sublime, ni les chiffres douteux de cette science louche et boiteuse que l’on appelle économie politique, n’ont encore porté de bons fruits en Espagne. Mais ce qui fait surtout réfléchir, c’est la distance singulière qui dans ce pays sépare les écrivains du peuple ; les écrivains, copistes de Voltaire et de Walter Scott ; le peuple, un peu moins instruit que sous les croisades. Quand on pense que les savans commentaires de Clémencin et les poignantes satires de Larra s’impriment dans un pays habité par une population indolente et presque sauvage, et qui s’embarrasse aussi peu de ces résultats philosophiques que des révolutions de Saturne, on est tenté de désespérer de l’Espagne ; on s’effraie de cet abîme qui sépare un petit groupe de penseurs de toute une vieille nation. L’Europe réclame comme siens les Lista, les Martinez de la Rosa, les Mesonero, les Miñano, les Clémencin. Ils se détachent de leur pays pour s’affilier à l’autre civilisation supérieure. Mais que devient le pays lui-même ? Un peuple qui aurait pour caractère la souplesse, et qui aurait formulé sa gloire d’après d’autres gloires, pourrait fort bien changer d’originalité, n’ayant pas d’originalité véritable : ce peuple, qui a pour caractère le spontané de l’orgueil et la reproduction de son ame propre, ne peut imiter les autres sans changer l’ame et sans perdre son pouvoir. Aussi, malgré les talens que compte aujourd’hui ce pays, la force manque-t-elle à sa littérature. Le tissu de leurs œuvres est généralement peu serré, et cette intensité qui distingue les grandes époques et les peuples puissans ne s’y rencontre guère.

Les Américains des États-Unis n’ont pas encore de littérature ; les Espagnols n’en ont plus. L’époque de l’originalité n’est pas venue pour les uns, elle est passée pour les autres. L’heureux et suave imitateur de Robertson et d’Addison, Washington Irving, le peintre de la mer et des forêts, Fenimore Cooper, appartiennent, en dépit d’eux-mêmes, à la race saxonne et au génie saxon ; la veine américaine n’est pas trouvée. Elle ne jaillira que d’un état de civilisation plus pressée, plus complète et plus mûre, comme le Rhin, quand il étend ses eaux paresseuses et lentes sur les plaines de sable enclavées dans les rochers des Grisons, n’est pas encore un fleuve et attend un lit plus profond, une carrière plus étroite, des obstacles plus redoutables, pour devenir le père des eaux, le nourricier des deux pays. Si les matériaux suffisans de la société américaine ne sont pas nés, ceux de la société espagnole sont morts. Aussi l’Espagne actuelle a des littérateurs et n’a pas de littérature. On imite, on essaie, on copie, on raille ; il y a des esprits droits et fins, des savans distingués, des plumes exercées, des hommes bien doués pour la poésie, et surtout des ames attristées et des esprits mordans, auxquels ces misères n’échappent pas et qui rient en pleurant, comme dit Homère. Mais il est facile de reconnaître que la masse populaire ne s’intéresse plus à ces efforts, et que le sommet de la société espagnole n’a point de rapport et de contact avec les pilastres, les colonnes et les fondemens de l’édifice. La littérature se détachant de la nationalité, que peut-elle être ? Que peut-on espérer là où le peuple et les femmes (le peuple, qui est femme par l’ardeur des instincts, les femmes, qui sont peuple par la sincérité de la passion) ne participent pas au mouvement et à la vie de l’intelligence ?


Philarète Chasles.
  1. Por don Eugenio de Ochoa. Paris. Baudry.
  2. « Parmi les rauques clameurs de ceux qui voient briller à leurs yeux le glaive effroyable de la mort, je saurai dégager de ces tristes pensées celle de mon amour, et ces mots : Adieu, mon amante et ma vie ! gémiront au loin dans les airs. » — (La Despedida de Silvia.)
  3. Picaro, gueux, mendiant.
  4. La Guia de Forasteros.
  5. Ville de Portugal où se rassemblèrent quelques partisans de don Carlos dans les premiers temps de l’insurrection apostolique.
  6. Don Carlos.