Des Rapports de la France avec les grands et les petits États de l’Europe


DES RAPPORTS
DE LA FRANCE
AVEC
LES GRANDS ET LES PETITS ÉTATS DE L’EUROPE.

i. — De la Russie.

La situation présente de la France à l’égard de la Russie n’est pas nouvelle. Elle date déjà de près de cinquante ans ; après diverses transformations, elle se trouve aujourd’hui à peu près identique à ce qu’elle était à cette époque.

Quand la révolution de 1789 éclata, les différens états de l’Europe prirent plus ou moins part à cet évènement, selon leur degré de culture et selon la masse et la nature des désirs que les élémens de leur organisation, le plus ou moins de prospérité ou de misère, firent naître dans les populations qui les composaient.

Mais deux populations surtout s’associèrent hautement à cette révolution, deux populations dont la situation géographique devait inspirer des inquiétudes fondées aux grandes puissances qui formèrent depuis la coalition. Je parle de la Suisse qui touche à la Savoie, à l’Italie, et où se préparait, à Genève, un foyer de principes révolutionnaires, et du nord de l’Allemagne, où la liberté de penser, établie depuis la réformation religieuse, favorisait le développement des idées de réforme politique sur lesquelles se basait notre révolution.

Les gouvernemens de l’Autriche, de la Prusse, des états du Rhin et de la Haute-Italie, songèrent aussitôt à se préserver des dangers qui les menaçaient. Un parti conservateur s’éleva avec vigueur, dans le parlement anglais, contre les principes que ces gouvernemens s’apprêtaient à combattre, et joignit ses efforts aux leurs, pour éteindre les différends de la Porte et de la Russie, et préparer, au sein d’une paix générale, les élémens d’une grande alliance pour la conservation du principe monarchique, qui périssait en France.

Catherine II s’associa franchement et énergiquement à cette pensée de résistance. Elle congédia l’envoyé du gouvernement constitutionnel français, envoya un ministre près des princes de la maison de Bourbon, émigrés, et leur fit tenir un subside de trois millions de roubles, par un banquier d’Amsterdam, M. Hope, dans un temps où nulle puissance, en Europe, n’osait attaquer ouvertement la révolution française et le gouvernement qui en était sorti[1].

L’année suivante, l’impératrice fit plus. Elle se joignit à l’Autriche qui avait déclaré la guerre à la France, et s’engagea à fournir vingt-cinq mille soldats russes, pour marcher sur le Rhin par la Silésie.

Après la mort de Louis XVI, l’impératrice rompit ses dernières relations ; elle annula le traité de commerce qui existait entre la France et la Russie, défendit aux Français de pénétrer dans son empire sans un passeport des princes émigrés, ordonna une levée de quarante mille hommes, et fit armer dix vaisseaux de ligne et plusieurs frégates, pour soutenir la flotte anglaise contre la France.

On sait comment le comte d’Artois fut reçu à Saint-Pétersbourg, quels subsides il y trouva, avec quelle générosité l’impératrice subvint aux dépenses de l’armée de Condé. À la fin de l’année 1795 eut lieu la conclusion du traité de la triple alliance entre l’Autriche, la Russie et l’Angleterre, où l’impératrice prenait des engagemens très onéreux, et elle s’apprêtait activement à les remplir, quand la mort l’arrêta.

Tout animée qu’elle était contre la révolution française, et quoique bien décidée à la combattre au prix de tous les sacrifices, l’impératrice Catherine ne fit cependant pas ce qu’elle eût voulu faire pour l’abattre. Quand elle envoya au comte Ostermann une dépêche de sa main, pour se plaindre au gouvernement espagnol de la paix qu’il avait conclue, à Bâle, avec la Convention nationale, l’Espagne répondit avec raison, par le prince de la Paix (mars 1796), que l’impératrice n’avait pas pris une part vraiment active, c’est-à-dire par ses armées, à la guerre que soutenaient les puissances.

C’est qu’alors, par des causes non moins prépondérantes que celles qui agissent aujourd’hui, la guerre était fatale au développement et à la prospérité de la Russie, et c’est ce que la grande Catherine ne pouvait manquer de voir. La Russie soutenait, depuis dix-huit ans, de grandes et terribles guerres, et ses conquêtes ne la couvraient pas des frais immenses qu’elle faisait et des pertes que lui causait la stagnation de son industrie. Il faut considérer qu’en aucun pays de l’Europe, la consommation des hommes que fait la guerre, n’a des suites aussi funestes qu’en Russie, et qu’à cette époque, d’après les statistiques du temps, la Russie n’avait, proportions gardées, qu’un homme sur cinq que possédait l’Autriche, un sur quatre que possédait la Prusse, et un sur sept que possédait l’Angleterre[2].

Les vues principales que doit se proposer un souverain russe, l’accroissement de la population, de l’industrie, du commerce et de l’agriculture, ne peuvent se concilier avec la guerre, et il se passera encore plusieurs règnes avant que la Russie puisse se permettre le luxe d’une guerre avec la France, à moins que la question de son existence politique n’y soit engagée.

L’impératrice Catherine avait eu beau ajouter par ses armes, à l’empire russe, un territoire de 30,000 werstes carrées, où se trouvaient comprises des provinces fertiles, telles que la Crimée ; la Russie avait besoin d’un surcroît de population, et l’impératrice appelait de toutes parts les colons. Les revenus de l’empire s’étaient élevés, il est vrai, sous son règne, de 30,000,000 roubles à 60,000,000 ; mais les dépenses de son gouvernement excédaient encore les revenus de son empire : elle eût donc été forcée, si elle avait vécu, de transiger avec la révolution française, même si la révolution française était restée ce qu’elle était en 1795, et même si la grande Catherine avait conservé l’énergie avec laquelle elle combattit ses premiers pas.

Or, les causes qui eussent arrêté l’impératrice dans ses projets de guerre, grandissent encore chaque jour, sans excepter la cause principale, le manque de population. C’est ce que je me réserve de développer et de prouver un peu plus loin.

Paul Ier débuta par un nouveau traité de commerce avec l’Angleterre, reçut Louis XVIII à Mittau, fit de nouvelles levées, équipa des flottes, fit, en 1798, un traité offensif et défensif avec l’Autriche, et fit marcher deux corps d’armée commandés par Suwaroff. On vit alors le phénomène d’une flotte turque et d’une flotte russe marchant de conserve contre les îles de l’Archipel, d’où elles chassèrent les garnisons françaises. Il n’y a que deux mots à dire du règne de Paul Ier, relativement à la France. Jamais plus grande énergie ne fut développée. L’expédition de Suwaroff doit être regardée comme la plus violente démonstration qui ait été tentée contre la révolution française. La conquête de l’Italie semblait assurée, on pouvait se flatter de faire celle de la France. Cette grande et hardie tentative n’aboutit cependant qu’à ramener Paul Ier à une alliance avec Bonaparte, et il l’eût établie sur de plus solides bases, sans la mort qui l’arrêta à son tour, mais qui n’empêcha pas l’alliance de se conclure plus tard, car les intérêts de la Russie ne permettent pas une guerre systématique contre la France, et tous les souverains russes doivent subir la loi de nécessité qui les rejette, quel que soit leur caractère personnel, dans un système pacifique.

Le règne de l’empereur Alexandre manifeste d’une manière non moins éclatante cette nécessité de la Russie.

L’empereur Alexandre commença par se rapprocher de la Grande-Bretagne, en annonçant au régent, par une lettre autographe, son avénement au trône. L’embargo mis sur les vaisseaux anglais, fut levé, et un traité de navigation conclu avec l’Angleterre[3]. La paix fut formellement signée avec l’Espagne le 4 octobre, et le 8, avec le premier consul (pour la France). Le 7 mars suivant, la paix d’Amiens donna l’espoir d’une paix générale.

L’empereur Alexandre se livra alors sans réserve à la générosité de ses sentimens. Il abolit la prohibition qui pesait sur les écrits en langue étrangère, ainsi que l’ukase qui établissait la censure sur les écrits publiés en Russie. Toutes ses ordonnances furent conçues dans le même esprit qui avait dicté ces deux mesures.

On connaît la suite des idées et des évènemens qui a amené l’empereur Alexandre de ces dispositions à celles qui ont marqué la fin de son règne. L’empereur Alexandre marchait, sous tous les rapports, trop en avant de la Russie, qu’il n’apprit à connaître que dans les dangers de l’année 1812. On peut dire que 1812 fit aussi connaître l’empereur Alexandre à la Russie. L’empereur, bien conseillé, se montra tout-à-fait Russe dans le moment critique. Sa présence à Moscou, ses allocutions en public, sa piété vraiment nationale, le rapprochèrent du peuple, et donnèrent ce grand élan dont l’effet se fait encore sentir aujourd’hui. Mais jusqu’à l’année 1812, l’empereur Alexandre était regardé, même à Saint-Pétersbourg, comme un partisan de la France et de l’Angleterre, qui rêvait une constitution incompatible avec les intérêts de l’aristocratie, et qui n’eût pas été comprise par les classes inférieures.

Les conspirateurs qui, au commencement du règne de l’empereur Nicolas, ont été, les uns exécutés sur les glacis de la forteresse à Saint-Pétersbourg, les autres exilés à perpétuité en Sibérie, n’étaient coupables que d’avoir adopté les premières idées de l’empereur Alexandre. Ils ont trouvé, en Russie, de l’intérêt pour leur jeunesse. On a eu de la pitié pour les malheurs de ceux qui ont survécu ; mais leurs projets n’ont rencontré que l’indifférence qui s’attache aux idées prématurées.

Ce qui restera encore du règne de l’empereur Alexandre, pour le bien de la Russie, et ce que n’oubliera pas l’Europe appelée à en retirer aussi quelques avantages, ce sont les belles institutions, les établissemens utiles que lui fit concevoir et exécuter son ardent amour de l’humanité ; car c’était là le seul sentiment qui l’animait dans tous ses actes, et qui lui a dicté ses ukases en faveur du peuple. — L’empereur Nicolas, prince humain et bon, sans nul doute, mais plus homme d’état que son frère, émet des ukases semblables, dans la pensée politique de créer une classe bourgeoise. Ainsi, par une rare exception, la philantropie et la politique, le sentiment et la pensée se sont trouvés concourir, en Russie, au même but.

Ce fut l’empereur Alexandre, frappé de la douceur du régime féodal en Esthonie, qui donna, en 1801, le bel ukase en faveur des bourgeois et des paysans, qui les soustrait au régime arbitraire où les tenait la noblesse.

Par cet ukase, le serf est autorisé à jouir, tout comme un homme libre, de ce qu’il a acquis par son travail ; il est défendu aux nobles de vendre leurs serfs isolément, et sans la terre qui les nourrit. Ils ne peuvent les punir corporellement eux-mêmes, ni les marier à leur fantaisie. Cet ukase mémorable qui a été suivi d’un grand nombre d’autres, émanés, soit de l’empereur Alexandre, soit de l’empereur Nicolas, n’est pas moins que le premier article d’une véritable charte d’affranchissement des communes pour la Russie, dont le dernier mot sera prononcé avant qu’il soit vingt ans.

Puis furent créés quelques tribunaux municipaux, où siégeaient, par l’élection libre, des serfs qui jugeaient les contestations entre d’autres serfs, et déterminaient la nature et la gravité des châtimens. Ces institutions étaient déjà anciennes, mais tombées en désuétude. Aujourd’hui, elles sont en pleine vigueur ; et si l’on pénètre dans l’intérieur d’un village russe, on est tout étonné d’y trouver le système municipal établi dans une extension telle que nous ne pourrions l’admettre sur ces bases en France, où la couronne n’aurait pas un pouvoir assez fort pour le balancer.

Jusqu’au règne de l’empereur Alexandre, les terres avaient été concédées à perpétuité, par la couronne, avec les paysans qui en dépendaient. Sous son règne, et depuis, les terres furent seulement concédées pour un certain nombre d’années. Un seigneur russe, ayant un jour demandé une terre à titre de dotation héréditaire, reçut, par écrit, cette réponse, faite par ordre de l’empereur : « La plupart des paysans russes sont esclaves. L’empereur n’a pas besoin de s’expliquer sur ce qu’il y a de flétrissant et de malheureux dans cette situation ; qu’il suffise de savoir que sa majesté impériale a fait serment de ne pas augmenter le nombre de ces infortunés, et s’est fait, en conséquence, un principe de n’accorder aucun paysan en toute propriété à personne. »

Dans ces dispositions, l’empereur Alexandre dut porter ses regards sur le code commencé depuis Pierre Ier, et resté inachevé, malgré tout le zèle de Catherine et les ordres réitérés de son successeur, Paul Ier.

La tâche était grande, car la Russie se compose de beaucoup de nations différentes, dont chacune a ses droits ; et déjà, sous Catherine, le nombre des ukases existans dépassait le nombre de soixante-dix mille.

Le prince Lapuchin et M. de Nowosilzow, aujourd’hui président du conseil des ministres, furent placés à la tête d’une commission chargée de régler les principes du droit, les lois générales, les lois spéciales et les formes de procédure[4]. Une somme de 100,000 roubles fut affectée annuellement à ce travail, qui a donné lieu, sous le règne actuel, à une entreprise aussi colossale, déjà terminée en quelque sorte. Les lois de la Russie ont été recueillies, sous la direction de M. Speranski, en deux collections (en langue russe), l’une, par ordre de matières, et l’autre, par ordre chronologique[5]. Celle-ci (elle forme quarante-cinq volumes compacts ) est d’un immense intérêt pour les étrangers. La série des ukases du règne de l’empereur Nicolas (dix années) eût montré, plus clairement que tous les exposés, la tendance de son gouvernement ; je les ferai connaître ultérieurement[6].

Le règne de l’empereur Alexandre fut aussi favorable à l’agriculture. Des fermiers anglais furent appelés à Saint-Pétersbourg pour y fonder un Institut agricole ; et quelques seigneurs en créèrent, à l’exemple de l’empereur, dans l’intérieur de la Russie.

L’empereur fonda sous son règne presque toutes les écoles de médecine, des universités, des gymnases, des écoles militaires, des écoles spéciales ; il admit les juifs aux bienfaits de l’éducation publique, il affranchit les serfs, et donna à la noblesse russe une impulsion toute nouvelle en l’entraînant, par son exemple, à fonder des établissemens utiles. On ne peut se figurer l’énormité des sommes qui furent dépensées pour les universités, les hôpitaux et les écoles. Le seul prince Iljinski donnait 600,000 roubles pour une école de sourds-muets, et le comte Bedsborodsko assurait à un collége de la petite Russie, outre un capital de 200,000 roubles, une somme de 15,000 roubles de rentes annuelles à perpétuité.

Dans les provinces même les plus éloignées, dans les gouvernemens les moins avancés, des gymnases et des écoles furent fondés par les soins de la noblesse. C’est alors que Wologda, Iskurtz en Sibérie, Jeniseirk et Tiflis même, se virent dotés de tels établissemens. On ne peut se figurer l’empressement avec lequel les nobles et les marchands russes viennent au secours des classes souffrantes et contribuent à leur amélioration morale. Ces efforts ne se sont pas ralentis depuis le règne de l’empereur Alexandre, où l’on voyait le corps des marchands de Gshatsk, dans le gouvernement de Smolensk, donner 100,000 roubles pour une école de commerce. Le marchand Fischer offrit, à Riga, 40,000 roubles et sa propre maison pour une école ; le marchand Paschkis, 10,000 roubles pour une maison d’orphelins. Le major Chljustin et le major Bergshuikow consacraient leurs terres et leur fortune à fonder des établissemens philantropiques. D’autres créaient des écoles forestières, des hôpitaux, des écoles navales et une multitude de fondations[7].

L’empereur Nicolas trouva donc, à son avénement, tous les esprits dirigés vers les améliorations matérielles ; il vit que le patriotisme des nobles, stimulé par les distinctions que l’empereur Alexandre avait prodiguées à tous ceux qui s’occupaient d’augmenter le bien-être de la nation russe, pouvait produire de grandes choses ; et, en même temps que son ardent amour pour son pays l’entraînait dans cette direction, il démêla, avec sa sagacité ordinaire, tout le parti qu’on pouvait tirer de cette situation.

En suivant les faits de ces trois règnes, et en observant le caractère du règne actuel, on ne peut s’empêcher d’être frappé du bonheur constant de la Russie, et de l’appropriation parfaite du caractère de ses souverains aux besoins des temps où ils ont vécu. Catherine II avait poli l’aristocratie russe ; mais les dernières années de son règne avaient opéré un relâchement général, et la corruption, les désordres de sa cour, avaient notablement diminué dans la noblesse le respect et la crainte du pouvoir royal, dont l’unité était si nécessaire. Vint alors Paul Ier, en qui la fermeté et la vigueur furent portées jusqu’à l’excès peut-être ; mais alors l’excès même de l’autorité n’était pas de trop. Il faut avoir vu chez elle la noblesse russe, même celle de ce temps-ci, pour savoir que l’empereur Paul Ier n’agissait pas en despote insensé, mais en prince qui connaissait les dangers de sa position, quand il disait à un Narishkin qui réclamait un privilége dû à son rang : « Sachez, monsieur, qu’il n’y a en Russie de grands seigneurs que ceux à qui je parle, et encore ne le sont-ils qu’aussi long-temps que je veux bien leur parler. » Ce règne de la force brutale fut court, il est vrai, et se termina violemment ; mais il était nécessaire, et il fut efficace. Les quatre années du règne de Paul Ier ne furent pas des années perdues pour la Russie ; au contraire, elle s’en trouva bien, et un étranger serait bien étonné si on lui disait que l’empereur Paul a laissé dans la nation quelques bons souvenirs que n’a pu effacer tout le règne de l’empereur Alexandre.

L’empereur Alexandre vint à son tour à propos. Il vint avec des idées libérales, à une époque où elles avaient encore quelque crédit parmi les gouvernemens. Ces idées le rapprochèrent de l’Europe, et lui donnèrent de l’influence sur elle, en même temps qu’elles remplacèrent en Russie, à Saint-Pétersbourg surtout, la tendance moqueuse et frivole de la civilisation du xviiie siècle, imprimée à la noblesse russe par les courtisans français de la grande Catherine. En outre l’empereur Alexandre était conciliant, il séduisait par un caractère aimable, il savait faire au besoin le sacrifice de ses prétentions les plus justes, sans rien perdre de sa dignité. Toutes ces qualités si sociables, si dignes d’un grand souverain, firent de lui la clé et le pivot de la sainte-alliance. Le gouvernement russe, appuyé, grâce à l’impératrice Catherine, sur un peuple docile, et grâce à Paul Ier sur une noblesse soumise, exerça alors une véritable prépondérance en Europe, à la faveur de la sécurité dont il jouissait intérieurement ; et cependant l’unité nationale du peuple russe, qui est sa seule force, s’éparpillait et se perdait de nouveau, quand l’empereur Nicolas monta sur le trône.

Il faut se reporter aux circonstances où se trouvaient l’Europe et la Russie quand le grand-duc Nicolas succéda à son frère l’empereur Alexandre.

La Grèce avait accompli sa révolution ; tout récemment encore elle venait de montrer qu’elle pouvait résister efficacement à la flotte turque qui existait encore ; mais le pays était divisé, et les yeux du nouveau souverain devaient se porter à la fois sur la Grèce et la Turquie, deux puissances qui semblaient, l’une naître et l’autre mourir, et sur les destinées desquelles il importait tant à la Russie d’exercer une influence. Lord Castlereagh avait été remplacé par M. Canning. Louis XVIII était mort un an auparavant, et les menaces prononcées en plein parlement par M. Canning, contre le gouvernement français, devaient rapprocher le ministère du cabinet russe et favoriser une alliance plus intime entre les deux puissances. D’un autre côté, dix années de paix avaient créé une grande prospérité en Europe. Les routes et les moyens de communication s’étaient étendus dans une proportion inouie. La navigation par la vapeur avait créé des rapports faciles entre les états les plus éloignés. L’application de la vapeur à l’industrie avait encore augmenté les rapports en étendant et en simplifiant les moyens de fabrication, en même temps que s’étendaient et se simplifiaient les moyens de communication. Un double coup d’œil, jeté sur l’Europe et sur son empire, détermina le plan de politique intérieure et extérieure de l’empereur Nicolas. Les premiers jours de son règne lui apprirent quel danger il y aurait pour lui à adopter les idées de l’empereur Alexandre ; idées qui, d’ailleurs, s’étaient beaucoup modifiées depuis 1812. Il se livra donc sans réserve à celles qui lui étaient propres, et se montra tout-à-fait Russe dès son avènement au trône, repoussant toutes les idées politiques qui venaient de l’Occident, comme Pierre Ier avait repoussé, en faisant sa réforme, tout ce qui était venu d’Orient à la Russie. Ce premier pas fut décisif, et presque tous les cabinets de l’Europe s’en émurent, bien qu’ils ne comprissent encore que confusément les vues de l’empereur Nicolas. Séparer la Russie des idées de la France, de l’Angleterre, et, du nord de l’Allemagne, favoriser le développement de sa nationalité, lui créer une industrie qui remplaçât les industries étrangères dont elle était tributaire ; telles étaient les idées de ce plan, qui se sont réalisées en peu d’années. En même temps, l’empereur renonçait à l’idée qu’il avait émise de détruire le système des classes et des rangs créé par Pierre-le-Grand, et lui donnait, au contraire, une très grande extension dans un but que j’indiquerai tout à l’heure.

La tâche que se donnait l’empereur Nicolas n’était pas facile. Il s’agissait de rétablir en quelque sorte le vieux système national russe, moins la puissance de l’aristocratie qui gênait les anciens souverains, et c’est à cet effet que l’empereur conservait le système du classement social de Pierre Ier. En même temps qu’il fallait cesser de gouverner par l’adjonction des idées étrangères, comme il était nécessaire de s’affranchir des secours de l’industrie et des sciences de l’Europe, on ne pouvait procéder à ces fins qu’en multipliant plus que jamais les rapports avec l’Europe, pour s’approprier ses procédés. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, en même temps que le gouvernement de l’empereur Nicolas opposait mille obstacles à l’entrée en Russie de tous les outchitèles, ou professeurs et précepteurs français, qui affluaient jusqu’alors à Pétersbourg et à Moscou, il favorisait de toutes ses forces l’introduction des contre-maîtres et des chefs d’atelier français. En même temps que l’empereur Nicolas promulguait un ukase pour défendre aux nobles russes de s’absenter plus de cinq ans, sous peine de confiscation de leurs biens, et qu’il leur refusait des passeports pour l’Angleterre, et surtout pour la France, il couvrait ces deux pays d’agens commerciaux, de jeunes officiers des corps savans et d’élèves des académies, pour y étudier les procédés de la fabrication et la marche de l’industrie. Il y a un fait plus curieux encore, c’est que, tandis que les nobles ne peuvent emmener en voyage ceux de leurs enfans mâles qui sont adultes, les fils de marchands, même ceux qui ne sont pas libres, courent à leur gré les pays étrangers. Or, les idées étrangères, comme on dit en Russie, fructifient bien plus vite dans la tête d’un fils de marchand que dans celle d’un jeune gentilhomme, qui fréquente partout l’aristocratie, et se défend de l’influence libérale par l’influence de ses propres intérêts et de ses idées natives.

En disant quelques mots des classes et de l’organisation sociale de l’empire russe, qui est très peu connue, on pourra se faire une idée du terrain sur lequel opère le gouvernement de l’empereur Nicolas.

Du temps de Pierre Ier, la noblesse se divisait en deux grandes classes, les knaës et les dworanines, les princes et les vassaux. Les princes vivaient dans leurs terres. Pierre Ier les obligea à venir à sa cour, ne leur permit que de rares séjours dans leurs terres, et leur retira le privilége qu’ils avaient d’être exclusivement les conseillers et les grands fonctionnaires de la couronne. Cette aristocratie se composait principalement de trente ou quarante familles, dont les plus remarquables étaient les Narishkin, Galitzin, Kourakin, Scheremetieff, Repnin, Dolgorouki, Romanzoff, Troubetskoï, Wiasemski, Labanoff, Sherebatoff, et les princes d’origine tartare, comme les Jousouppoff, Ouroussoff, Mesicherski, etc.… En détruisant cette aristocratie et ne lui réservant que quelques insignifiantes faveurs de cour, Pierre-le-Grand se mit aussitôt à en créer une autre, où celle-ci même pouvait entrer, aristocratie toute-puissante, mais qui ne saurait être dangereuse ; c’est l’aristocratie de service.

Voici comment elle se forme :

Il fut établi que le service civil ou militaire pouvait conduire à la noblesse, c’est-à-dire à la noblesse qui permet d’entrer dans les emplois. Ainsi, un prince russe n’est noble que de naissance, jusqu’à ce qu’il ait atteint, par le service, au rang et à la classe qui confèrent certains priviléges et la noblesse.

Il faut s’élever au rang de major pour avoir le droit de mettre, en voyage, dans l’intérieur de l’empire, quatre chevaux de poste à sa voiture. Un prince qui n’est que lieutenant ne peut, dans la règle, obtenir aux relais de poste impériale les quatre chevaux que le fils d’un paysan, qu’un soldat, devenu major, a le droit de requérir.

Le 24 janvier 1723, Pierre-le-Grand publia l’ordonnance qui réglait l’ordre des classes. Elles étaient divisées en quatorze rangs, ainsi qu’il suit ;

1o Général feld-maréchal, grand-amiral, chancelier de l’empire, grand-chambellan ;

2o Général en chef, amiral, conseiller intime réel, et ministre d’état ;

3o Lieutenant-général, vice-amiral, conseiller intime ;

4o Général-major, contre-amiral, chambellan, conseiller d’état réel ;

5o Brigadier, capitaine-commodore, conseiller d’état ;

6o Colonel, conseiller de collége ;

7o Lieutenant-colonel, conseiller de cour (de justice), capitaine de vaisseau ;

8o Major, assesseur de collége ;

9o Capitaine, conseiller titulaire ;

10o Capitaine en second ;

11o Secrétaire de chancellerie ;

12o Lieutenant ;

13o Lieutenant en second ;

14o Enseigne.

Les quatre premières classes donnent à ceux qui en font partie le titre d’excellence. Les huit premières classes confèrent la noblesse héréditaire, et les six dernières la noblesse personnelle, à ceux qui y figurent[8]. Les droits de cette noblesse consistent dans l’affranchissement de tout impôt sur la personne et sur les propriétés (le gouvernement se réservant de taxer les redevances que doivent lui payer les paysans établis sur les terres), dans l’exemption du service militaire forcé et des peines corporelles[9].

Pierre III, dans son règne si court[10], accorda en outre à la noblesse de service russe tous les droits que possède la noblesse allemande en Livonie. Enfin l’impératrice Catherine régla les droits de la noblesse par une ordonnance[11] que l’empereur Alexandre déclara loi fondamentale de l’empire, quelques jours après son élévation au trône[12].

La noblesse russe se compose donc des titulaires des huit premières classes, seule noblesse qui donne droit aux emplois ; de la noblesse de naissance, qui donnait droit aux charges de gentilhomme de la chambre et de chambellans, droit qui lui a été retiré par une ordonnance récente de l’empereur Nicolas[13], laquelle déclare les seuls membres des six premières classes aptes à remplir ces charges, et de la noblesse étrangère admise au service de Russie.

Il faut ajouter aux priviléges de la noblesse, outre le droit de posséder des terres avec des paysans, celui de posséder des serfs sans terres, et de leur vendre la liberté, d’ajouter le nom de la terre au nom de la famille, et de posséder dans ses domaines tout ce qui est sur la terre, sous la terre, dans l’air et dans l’eau. La noblesse a encore le droit de posséder exclusivement certaines charges et dignités civiles dans les gouvernemens de la Russie, d’élire elle-même à quelques-unes de ces charges, et de présenter des candidats pour les autres. Ce privilége important a été encore renouvelé et étendu en faveur des services rendus par la noblesse dans la dernière guerre de Pologne, dit l’ukase du 18 décembre 1831, qui laisse à l’élection libre des nobles, non pas seulement, comme jadis, quelques places dans les tribunaux des provinces, mais les charges de président et celles de maréchaux de la noblesse dans les gouvernemens.

Je citerai ici deux ukases de l’empereur Nicolas qui feront juger la direction intérieure de son gouvernement. Par un de ces ukases, l’empereur défend aux grands propriétaires de distribuer fictivement leurs paysans, comme ils le faisaient, pour multiplier le nombre de voix dont ils disposent dans les élections de la noblesse ; par l’autre, il est permis aux petits propriétaires de réunir, au contraire, leurs paysans pour former le nombre de cent, qui donne une voix dans les élections, et de déférer ce droit de vote à l’un d’eux. Chacun de ces ukases est un acte direct contre la grande propriété.

Quant à la noblesse polonaise, et particulièrement à la noblesse de second rang, qui se composait de plus de cent mille personnes, elle a été abolie par suite de la part qu’elle a prise à l’insurrection polonaise de 1830 et 1831, et réduite à ceux de ses membres qui possèdent des biens nobles, lesquels membres sont en petit nombre. Les autres retombent dans la classe des tenanciers (odnowores), s’ils habitent la campagne, et des bourgeois (porvozechüy), s’ils habitent les villes. Ils peuvent, à la vérité, changer de résidence, mais ils sont soumis dorénavant au service militaire. — Affreux et subit changement de condition qui explique l’impossibilité où se trouveraient la plupart des émigrés polonais de retourner dans leur patrie, même si on leur en ouvrait les portes !

La noblesse formée dans la Russie d’Europe, à ces diverses conditions, se compose d’environ neuf cent mille personnes, divisées en deux cents à deux cent vingt mille familles, ainsi la soixante-unième partie de la population. La noblesse allemande, dans les provinces russes de la Baltique, est moins nombreuse ; elle se compose d’environ treize mille personnes, ce qui donne un noble sur cent vingt-cinq habitans. Dans la Russie asiatique, et particulièrement dans les provinces du Caucase et dans les gouvernemens d’Astrakan et de Kasan, le nombre des nobles s’élève à vingt mille.

La bourgeoisie existe. Sa constitution est écrite dans l’ordonnance de 1785 de l’impératrice Catherine. La bourgeoisie est divisée en six classes. Dans la première sont ceux qui possèdent une maison ; à la seconde appartiennent les marchands qui prouvent qu’ils ont un certain capital. Les marchands sont, à leur tour, divisés en gildes. Ceux qui prouvent la possession de 50,000 roubles appartiennent à la première gilde. Pour être de la seconde, il faut payer un impôt proportionné au capital de 20,000 roubles[14], et dans la troisième sont relégués les marchands de 8,000 roubles. Le comte de Cancrin, ministre des finances, a réellement créé le tiers-état par un amendement qu’il a fait récemment à ces ukases, par l’établissement de la classe des patentés. Auparavant, quand un marchand de la première gilde (qui confère la noblesse) cessait de pouvoir payer sa patente, il retombait dans la seconde gilde ou dans la troisième, selon la diminution de son capital. Maintenant il suffit d’avoir payé la patente de première classe pour conserver les droits qu’on a acquis. Il suffira de remarquer qu’en retombant dans les classes inférieures, un marchand redevenait sujet à l’enrôlement et aux punitions corporelles. On pouvait le battre et le faire soldat.

Il y a encore huit classes de bourgeois. Les artistes et les savans qui peuvent fournir des diplômes d’examen, figurent dans la cinquième de ces classes ! Les bourgeois des gildes sont exempts de la capitation, du recrutement ; ils peuvent faire des marchés et des achats de fournitures avec le gouvernement, et vendre tous les produits, excepté l’eau-de-vie et le sel. La première gilde se divise encore en deux classes. Les marchands de la première classe peuvent se livrer au commerce en grand dans l’intérieur de l’empire, et se servir d’une voiture à quatre chevaux dans les villes, porter une épée et paraître à la cour. Les autres membres de la première gilde n’ont que le privilége du grand commerce. Ils peuvent posséder des vaisseaux, et ils sont exempts des peines corporelles, à moins de crime de haute trahison.

Un ukase de l’impératrice Catherine défendait de prêter plus de 5 roubles argent à un serf. Le comte Scheremetieff a aujourd’hui sur ses terres des serfs qui possèdent plus de 300,000 roubles. Quelques-uns se rachètent. Il y a quelque temps, un marchand se fit annoncer chez un ministre, qui recevait en ce moment un voyageur français. Le marchand portait le portrait de l’empereur au cou, suspendu à un large ruban d’honneur, et l’ordre de Saint-Vladimir. « Je n’ai rien à vous demander, dit le marchand ; je suis un tel, votre serf qui a racheté sa liberté il y a neuf ans. J’ai fait le commerce, et comme je suis venu vendre à Pétersbourg un convoi de farine qui m’appartient, je n’ai pas voulu partir sans me présenter devant vous. — Très bien, dit le ministre. Et combien peut valoir votre convoi ? — De 250 à 300,000 roubles environ. » Beaucoup de serfs affranchis ou non se trouvent dans ce cas.

Quelques-uns de ces serfs (on peut dire même la plus grande partie d’entre eux) refusent leur liberté par un calcul qui tient à l’état même d’esclavage. Ils perdent, en s’affranchissant, le patron à qui ils appartiennent ; et qui leur accorde une protection souvent encore très nécessaire dans l’état actuel de la Russie. Quant à ceux qui cultivent la terre, il faudrait quitter celle qu’ils ont. En venant prendre le poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lord Durham passa par Constantinople, comme on sait, et traversa toute la Russie. Il fit un séjour chez le comte Gourieff, et fut témoin du refus d’affranchissement de ses serfs. Le comte avait la pensée d’affermer ses terres à des hommes libres, afin d’être payé plus régulièrement. Il offrit à ses paysans de leur vendre la liberté, puis de la leur donner, et il n’éprouva que des refus à toutes ces propositions. Les serfs demandèrent qu’on leur donnât des terres avec la liberté, car ils se sont accoutumés à regarder comme leur propriété la terre qu’ils cultivent de père en fils. Voilà un des grands obstacles qui s’opposent à l’affranchissement, et il faut cependant que l’affranchissement s’opère avant l’époque où les idées d’indépendance viendront d’elles-mêmes aux serfs, car alors l’affranchissement qu’ils se donneraient serait accompagné de spoliation. J’ai trouvé cette crainte généralement répandue dans toute la Russie.

Les idées libérales marchent donc par la crainte même en Russie, où l’on affranchit les paysans pour qu’ils ne s’emparent pas des terres, et où on les élève à la bourgeoisie pour diminuer la puissance aristocratique de la grande propriété.

Aujourd’hui les paysans (moujiks) se divisent en trois principales classes : les paysans libres, les paysans de la couronne, et les serfs.

Parmi les premiers se trouvent les cultivateurs libres, les colons et les paysans qui paient tribut.

Parmi les seconds, les enfans des colonies militaires, les paysans des fabriques et des mines impériales, les exilés en Sibérie, qui sont considérés comme paysans.

Parmi les troisièmes sont les paysans de la famille impériale et les serfs des seigneurs.

Les paysans libres ont été élevés à l’état de classe par un ukase du 20 février 1803. Les seigneurs avaient, il est vrai, déjà le droit de donner la liberté à leurs serfs[15] ; mais un affranchi ne pouvait s’adonner qu’au service de l’état et à la profession de marchand. L’empereur Alexandre leur permit d’acheter des terres (sans paysans héréditaires), et de les faire valoir avec tous les priviléges des gens libres.

La servitude a été complètement abolie en Esthonie et en Livonie[16].

Les colons étrangers qui se sont établis sur les terres des propriétaires jouissent, comme les colons appelés par la couronne, de la liberté de leur religion, de l’affranchissement du service militaire et civil, et sont exempts de redevances à la couronne pendant vingt ans. Les traités entre les propriétaires et les colons ne peuvent avoir lieu que pour vingt ans, et doivent être confirmés par le ministre de l’intérieur, curateur de tous les colons.

Les paysans qui paient tribut sont les Tartares et les peuples nomades de Sibérie, qui jouissent de tous les droits des sujets russes, même quand ils ne professent pas le christianisme, mais qui doivent suivre le rit grec, s’ils se convertissent. Ils paient en argent ou en pelleteries. Leurs différends sont jugés par leurs anciens, élus par eux-mêmes.

La première classe des vassaux de la couronne est celle des odnoworzji. Elle est très nombreuse, et se compose des descendans d’anciens soldats à qui on avait donné des terres en récompense de leurs services. Il s’y trouve aussi quelques races nobles dont les terres ont été morcelées par le partage entre de nombreux enfans, ce qui motiva un ukase de Pierre-le-Grand, où il est dit qu’il fonde des majorats[17] pour empêcher les nobles d’entrer dans la classe des odnoworzji. Ces vassaux paient certains impôts, comme les autres paysans de la couronne, fournissent des recrues, mais les choisissent eux-mêmes entre eux, d’après un certain ordre qu’ils ont établi. Les soldats qui sortent de cette classe doivent être congédiés après quinze ans, s’ils n’ont pas encouru de punition grave[18]. Ceux qui sont devenus incapables de travail par les fatigues ou par les blessures doivent être exemptés d’impôts. Ils ont le droit de faire décider leurs différends entre eux par des starostes (anciens) de leur choix, et celui de posséder des terres sans serfs. Quoique le droit de vendre et d’acheter des paysans leur ait été retiré[19], ils peuvent garder ceux qu’ils avaient, et leur donner la liberté à volonté. Leurs biens ne peuvent être confisqués, même pour crime, et doivent passer à leurs héritiers (ce droit a été accordé depuis aux bourgeois). Du reste, ils sont serfs et soumis aux lois qui régissent les paysans. Il leur est seulement permis de reprendre leur noblesse ; mais ils ne sont rayés du registre de capitation qu’après que leurs titres de noblesse ont été reconnus valables par les députés du cercle et la héraldie généalogique de l’empire.

Les enfans des colonies militaires, qui abondent dans les gouvernemens d’Orembourg, de Simbirsk, de Kasan et de Tobolsk, sont soumis à la juridiction militaire, libres d’impôts, mais forcés d’embrasser la profession de soldat, à l’exception d’un seul fils sur quatre, je crois, que le père peut choisir et garder près de lui. Dès qu’ils atteignent l’âge de servir, ils sont incorporés dans les régimens. Le fils qui reste dans la maison paternelle a droit de vivre dans la colonie, et peut, à son tour, choisir un de ses fils pour le consacrer à l’agriculture.

Les paysans de la couronne possèdent en réalité et utilisent les terres où ils vivent, mais qu’ils ne sauraient vendre, et qui doivent être pour chaque tête, au moins de quinze décétines d’étendue. Ils sont sous la surveillance de l’autorité communale, et paient un obrok ou redevance en argent ; quelquefois ils y substituent des corvées personnelles. L’obrock diffère selon la nature des terres. Dans certains gouvernemens, il est de trois roubles papier par homme ; dans d’autres, de deux et demi.

Les paysans nomment un assesseur pris parmi eux, qui traite avec l’assesseur élu par la noblesse, de tous les rapports entre les deux classes et des intérêts d’argent.

Leurs différends se jugent par des starostes de leur choix. Les exilés en Sibérie, s’ils sont criminels au premier chef et jugés comme tels par un tribunal, sont morts civilement. Les autres reçoivent un district pour résidence, et sont sujets aux impôts comme les autres paysans de la couronne.

Les serfs de première classe sont ceux qui appartiennent à la famille impériale. Plusieurs domaines habités par les serfs forment un bailliage (wolost) qui se compose ordinairement de trois cents têtes. Il est administré par un député élu tous les trois ans, par un staroste-trésorier, un staroste-bailli, qui concilie les différends et se charge de la curatelle des veuves et des orphelins, et par un écrivain. Les paysans ne peuvent changer entre eux les terres qui leur sont assignées, sans l’assentiment de leurs autorités électives, qui en réfèrent, au besoin, au ministre de la maison de l’empereur. Dans chaque paroisse, les prêtres sont tenus d’avoir des écoles pour les enfans de six à dix ans, et le père d’un enfant qui se distingue par sa facilité d’apprendre, a droit à une diminution de taxe et de corvées.

Les serfs reçoivent trois décétines de terres, pour chaque culture d’été, d’hiver et d’automne, plus un jardin. Tous les dix ans, on estime la terre de chacun, et on fixe sa redevance, qui est débattue entre le commissaire de la couronne et les délégués des serfs. Si un paysan ne paie pas la taxe, il est livré aux tribunaux ; mais la commune est solidaire et paie pour lui.

Les serfs des seigneurs sont tenus de leur obéir ; mais s’ils commettent un crime, ils ne peuvent alléguer l’ordre du maître, et sont punis. Ils ne peuvent être contraints au travail le dimanche, et ont la moitié des jours de la semaine pour travailler à leur profit. Le seigneur a le droit de punition corporelle ; mais il est punissable pour le fait d’un châtiment cruel, et le gouverneur de la province destitué s’il ne poursuit pas de tels actes[20]. Les seigneurs sont tenus de nourrir leurs paysans en cas de disette, et de leur fournir le grain nécessaire pour attendre la récolte suivante[21].

La vente des serfs sans terres ne peut avoir lieu, ni en vente publique, ni sur les marchés, ni dans les villes de commerce, sous peine de confiscation de ces serfs. Il est défendu d’employer les serfs à un surcroît de travail pour payer les dettes du seigneur. Les affranchis ne peuvent se remettre en esclavage chez un autre seigneur, et ont la faculté de racheter leurs femmes de la servitude, pour 10 roubles argent. Les serfs peuvent commercer, même dans les provinces les plus éloignées et hors de l’empire, pourvu qu’ils soient munis d’un passeport du seigneur. Ils ont le droit d’être maîtres de poste, quand le seigneur leur donne caution[22].

En général, la commune russe se gouverne elle-même, fait par ses propres délégués le dénombrement des serfs qui se trouvent sur le domaine du seigneur, se partage les terres pour trois ans, fixe d’accord avec le délégué du seigneur la redevance par tête, paie l’obrock en masse, répondant pour les retardataires, a sa caisse de réserve, et jouit, dans le cercle de sa résidence, de toute la liberté que comporte un tel état de choses. Il y a profondément à réfléchir, en considérant que le nombre de ces serfs équivaut aux six-septièmes de la population.

Vis-à-vis de ces petites républiques démocratiques qui couvrent la Russie, se trouvent, en moins grand nombre, des républiques aristocratiques qui se gouvernent aussi par l’élection. Tous les trois ans, la noblesse de chaque gouvernement a le droit de s’assembler, et s’assemble en effet, pour élire les fonctionnaires qu’elle a le privilége de nommer, et écouter les représentations et les réclamations du gouverneur nommé par la couronne. Celui-ci ne peut les faire connaître que par écrit, et il n’a d’aucune manière le droit d’assister à l’assemblée de la noblesse, ou de troubler ses délibérations, tandis que la noblesse est autorisée à faire en personne ses objections au gouverneur, à les adresser en même temps, par une voie directe, au ministre de l’intérieur, ou même à envoyer des députés au sénat ou à l’empereur[23]. Ces assemblées ont lieu dans un édifice qui leur est spécialement destiné dans chaque ville de gouvernement. La noblesse du gouvernement scelle ses actes d’un sceau à elle, et a ses archives où elle les dépose[24]. Ces assemblées sont présidées par le maréchal de la noblesse du gouvernement, choisi tous les trois ans par le gouverneur de la province, entre deux candidats, pris parmi les maréchaux de la noblesse du cercle, élus par les nobles[25]. La noblesse nomme les conseillers nobles des tribunaux, les juges et les assesseurs du tribunal de conscience, et les juges commissaires et assesseurs des tribunaux des cercles.

Pour voter dans l’assemblée de la noblesse, il faut avoir des terres dans le gouvernement, à moins qu’on ne soit officier supérieur. Il faut encore être âgé de vingt-cinq ans, n’avoir pas été exclu du service militaire, et si on a été puni pour un délit infamant, avoir été relevé par jugement de ce délit[26]. Pour remplir les emplois de la noblesse par élection, il faut avoir été au service, civil ou militaire, avoir vingt-cinq ans, et tirer cent roubles du revenu de ses terres. Pour la Russie-Blanche, on a décidé que les nobles qui n’ont pas de rang dans les classes sont aptes à être élus, s’ils ont obtenu une décoration. Or, les décorations sont si nombreuses en Russie, que cette condition d’élection n’en est pas une[27]. Le motif de cette mesure tient à l’aversion des nobles de la Russie-Blanche pour le service russe. Ces provinces sont restées catholiques ferventes. Malgré tous les efforts du gouvernement, on ne peut parvenir à y faire adopter la langue russe, et il est d’autant plus difficile d’y détruire violemment l’esprit national polonais qui y domine, que les habitans de ces provinces restent soumis aux lois russes, et ne se sont pas compromis dans l’insurrection de Pologne.

Une assemblée de la noblesse ne peut être citée devant les tribunaux en corps ; on ne peut la poursuivre que dans ses commissaires. Ses membres ne peuvent non plus subir la détention en masse pour leurs actes dans l’assemblée. Seulement, si elle s’organise contrairement aux lois, elle est punie par une amende de deux cents roubles ; et si elle prend des résolutions illégales, elle encourt la peine de cassation.

Un noble (il ne faut pas oublier que la noblesse s’acquiert aussi par le service civil ou militaire, même par les plus bas rangs), un noble ne peut perdre sa noblesse que pour crime de haute trahison, de meurtre, de brigandage, de vol et de faux, ou pour les crimes punis par des peines infamantes[28]. Il ne peut être décidé à cet égard que par jugement d’un tribunal dont appel au sénat et du sénat à l’empereur. Un noble ne peut être jugé que par un tribunal composé de ses pairs. Comme la noblesse jouit de sa liberté personnelle, un noble a le droit d’entrer au service d’une puissance étrangère ; mais dès que l’état requiert ses services, il doit déférer à cette injonction. Les propriétaires doivent toutefois reparaître en Russie tous les cinq ans. Un noble peut quitter le service civil et militaire quand il lui plaît. La noblesse de chaque gouvernement a le droit de présenter des candidats pour tous les emplois civils. À cet effet, les nobles capables de service, et qui ont un rang, sont invités, tous les trois ans, par les hauts fonctionnaires, à faire savoir s’ils veulent être placés, et dans quel gouvernement. Dans l’assemblée de la noblesse qui a lieu peu de temps après, on décide de ces demandes par le ballottage, et les noms de ceux qui réunissent le plus de voix, sont envoyés, par les autorités civiles, au gouvernement central, à Saint-Pétersbourg. Là, à chaque vacance, on présente au sénat et à l’empereur la liste des candidats, avec la nature de leurs demandes, leur ancienneté dans le service, et le nombre de voix qu’ils ont réunies dans l’assemblée. Personne ne peut être employé au-dessous de son rang, et les nobles sans rang dans les classes sont placés comme simples commis dans les différens ministères.

Les habitans des villes qui ont le droit de bourgeoisie s’assemblent tous les trois ans aussi, par ordre du gouverneur-général, pour élire le bourguemestre et les prud’hommes, et pour faire connaître leurs réclamations au gouvernement. Pour être électeur ou éligible, il faut avoir vingt-cinq ans et payer cinquante roubles d’impôts. Les autres bourgeois peuvent assister à l’assemblée, mais n’ont pas le droit de voter. Un bourgeois ne peut être jugé que par les tribunaux civils, et ne peut être privé de sa liberté et de son bien que par jugement, pour les crimes prévus par la loi[29]. Dans les villes de gouvernement, ils élisent tous les trois ans les juges des tribunaux civils, qui doivent être confirmés par le gouverneur civil, et tous les ans les doyens et juges des tribunaux verbaux (justice de paix). Chacun de ces corps de bourgeoisie a le droit de faire ses représentations au gouverneur civil, a son sceau, ses archives, et une maison spéciale pour ses assemblées[30].

En Livonie, en Finlande, et dans les provinces de la Baltique, tous ces priviléges sont encore plus étendus.

Je ne sais comment cette organisation intérieure de la Russie a échappé aux voyageurs et aux écrivains, car elle est d’une haute importance, et elle explique, plus que toutes les considérations politiques, la résistance du peuple en 1812, ainsi que les événemens qui s’en sont suivis. Ajoutons que, par un effet naturel de cette organisation, tous les efforts que fait le gouvernement russe pour combattre et réduire la grande aristocratie ont pour résultat d’augmenter l’influence de la classe moyenne, ou, ce qui est plus vrai, de faire sortir une classe moyenne du sein de cette masse de serfs et d’esclaves de tous rangs qu’on ne redoute pas moins.

Ainsi, la politique de l’empereur Nicolas, qui est, en cela, celle de tous les empereurs depuis Pierre Ier, a été d’attirer la grande noblesse au service, de la retenir loin de ses terres, de lui donner, avec des honneurs, des emplois dispendieux pour diminuer ses richesses, et de lui fournir les moyens d’achever sa ruine, commencée par les dépenses du service militaire et le faste qu’exigent les emplois de cour, en lui prêtant à réméré des capitaux sur ses terres, dont une grande partie doit ainsi nécessairement retomber à la couronne.

Les premiers résultats de ces mesures ont été tels, en effet, qu’on les attendait. Sous l’impératrice Catherine, sous l’empereur Paul Ier, sous son successeur, l’empereur Alexandre, les princes et les seigneurs russes se sont empressés d’abandonner leurs terres, et de venir se livrer, à Saint-Pétersbourg, à toutes les prodigalités. Le goût de dissipation des Russes, en général, ne servit que trop bien la politique du gouvernement. On faisait bâtir un palais somptueux pour donner une fête, on dissipait dix ans de son revenu en uniformes et en chevaux de bataille pour gagner la faveur de l’empereur Paul, on engageait ses terres pour fonder à Saint-Pétersbourg une école de cadets ou une institution philantropique pour plaire à l’empereur Alexandre ; et, dans les premières années du règne de l’empereur Nicolas, on obéissait aux goûts du souverain, n’importe à quel prix. Quelques-uns de ces courtisans rétablirent leur fortune par les faveurs même de la cour ; un plus grand nombre, la presque totalité d’entre eux, fut ruiné.

Il y a quelques années (dix ans au plus), quelques-uns de ces nobles ruinés quittèrent le service, où ils ne pouvaient continuer leur train passé, et se retirèrent dans leurs domaines, pour y faire des économies, et dégager peu à peu leurs terres des mains du gouvernement. C’était au commencement de l’administration du ministre des finances comte de Cancrin, qui s’efforçait de répandre en Russie le goût des entreprises industrielles. Jusqu’alors les nobles s’étaient bornés à vivre du produit de leurs paysans. Quelques-uns, bien conseillés, avertis par la baisse extrême du prix des blés, essayèrent de fonder des fabriques, qui produisirent rapidement de grands résultats. Ils réparèrent en peu d’années leur fortune diminuée au service, et dégagèrent leurs terres. Dès ce moment, ce fut comme une mode en Russie de posséder des établissemens industriels. Ceux des nobles qui restaient au service voulurent aussi en fonder ; ils chargèrent leurs intendans de ce soin ; mais leurs pertes, comparées aux bénéfices des autres nobles qui habitaient leurs terres, et surveillaient eux-mêmes leurs établissemens, les décidèrent à les imiter. Ils quittèrent donc le service pour ne pas voir diminuer leur fortune par l’industrie, comme les autres l’avaient quitté pour la rétablir par le commerce ; et aujourd’hui, Moscou et tous les gouvernemens au-delà de cette ville sont couverts de manufactures et d’usines qui occupent des masses innombrables d’ouvriers. Les draps, les étoffes de coton, de soie, de laine, la porcelaine, le verre, tous les objets de consommation, se fabriquent maintenant à Moscou et dans ces gouvernemens, et à des prix si bas, que les prohibitions, mises en vigueur depuis sept ans, par le comte de Cancrin, contre les marchandises anglaises, viennent d’être levées comme inutiles. À Saint-Pétersbourg, on a regardé cette abolition, toute récente, comme une concession obtenue par lord Durham, et on s’efforce, sans doute, de la présenter sous ce point de vue à Londres ; mais le fait est que l’industrie russe se croit assez avancée pour hasarder ce nouveau système, et admettre l’entrée, avec droits, des produits anglais, sans craindre la concurrence.

Un fait assez curieux, c’est que le moyen d’engagement des terres, employé depuis l’impératrice Catherine, pour ruiner les nobles et les mettre sous la main de la couronne, a servi, cette fois, à leur rendre leur fortune et toute l’indépendance dont ils sont susceptibles. En effet, les établissemens industriels ont donné de si grands produits depuis dix ans, qu’il y avait encore bénéfice pour les nobles qui manquaient des capitaux que demandent les premiers frais de fabrication, à emprunter au lombard, et à engager leurs terres à 6 p. 100, afin de faire valoir le capital emprunté à 16 ou 18 pour 100, que rapportent encore les fabriques.

Ces bénéfices diminueront, mais la route est prise, les serfs accoutumés au travail des fabriques, et les nobles accoutumés à la résidence dans leurs terres, aux idées commerciales qui donnent des idées d’indépendance ; la nécessité d’écouler leurs produits les a forcés, à Moscou surtout, de fréquenter les marchands, de les voir à toute heure, et de vivre avec eux dans une sorte d’égalité. D’un autre côté, les serfs, ouvriers ou paysans, se sont adonnés plus que jamais au commerce ; le personnel du corps des marchands a presque doublé depuis dix ans, et chacun faisant ainsi la moitié du chemin, nobles et serfs se sont rapprochés sur le terrain du commerce, transaction qui amènera de grands changemens en Russie, dans peu d’années.

À Saint-Pétersbourg, on comptait, en 1832, un industriel sur quarante-huit habitans ; à Moscou, un sur cinquante-quatre. Le nombre des industriels a quadruplé depuis à Moscou.

Les chiffres suivans prouvent assez combien cette augmentation a été sensible. Dans le courant d’une seule année, on comptait, en 1835 :

Marchands de la première gilde 
695 Plus qu’en 1854 50
deuxième gilde 
1,547  56
troisième gilde 
20.099  1.147
Paysans ayant permission de faire le commerce 
4,992  388
Commis 
7,970  831 [31]

Parmi les nobles devenus marchands et fabricans à Moscou, et qui s’occupent exclusivement de leur négoce, on compte les plus grands noms de la Russie. Le prince Nicolas Troubetskoï fabrique des draps fins ; le prince Bazile Metscherski raffine du sucre ; le prince Nicolas Soltikoff fabrique également des draps ; le général Orloff, des cristaux et du verre, etc.… Tous ces seigneurs sont ou jeunes ou dans la force de l’âge ; ils ont tous quitté le service, et n’ont gardé que des emplois honorifiques et sans fonctions, de gentilshommes de la chambre et de chambellans.

Moscou, cet ancien foyer de l’aristocratie moscovite, est aujourd’hui une ville industrielle comme est Lyon ; mais l’esprit d’opposition à la cour et au service du gouvernement n’y a pas diminué par ce fait : au contraire, il s’est étendu et devra s’étendre chaque jour. Il se modifiera plus encore, et se changera, d’esprit de coterie aristocratique qu’il était, en sentiment des intérêts positifs et en dédain des faveurs du pouvoir, fondé sur ces mêmes intérêts, les plus puissans de tous. Moscou n’en est pas moins une ville fidèle, dévouée à l’empereur, et l’accueil qu’il y reçoit chaque année le prouve suffisamment ; mais ce dévouement tient au caractère particulier de l’empereur Nicolas, à l’esprit russe qu’il montre, à l’ardeur avec laquelle il favorise les progrès de l’industrie. Du jour où un souverain russe commencerait une guerre d’agression qui semblerait injuste ou défavorable au commerce, du jour où il s’inquiéterait des suites que peut avoir l’extension de l’industrie, Moscou, dominée par ses nouveaux intérêts, opposerait de sérieux obstacles au gouvernement. Aussi, Moscou, comme capitale industrielle de la Russie, est la meilleure de toutes les garanties contre les vues d’envahissement et les projets agressifs du gouvernement russe (s’il en avait) à l’égard de l’Europe.

On peut juger de l’esprit public de Moscou et des villes commerçantes de la Russie par le fait suivant.

L’amour du souverain et l’approbation qu’on donne généralement à ses vues, vont bien jusqu’à lui voter des dons volontaires au besoin, comme firent au mois de juin dernier, à Nijni-Novogorod, les marchands qui votèrent 1,000,000 et demi de roubles pour les quais du Volga que l’empereur a conçus dans son voyage. Mais l’empereur, qui trouverait ainsi plusieurs millions, n’a pas pu réaliser un emprunt en Russie. Au milieu de la plus grande prospérité financière, son gouvernement manque de crédit, car l’esprit mercantile des Russes est trop juste pour admettre que l’arbitraire et le crédit puissent marcher ensemble. Si donc on voulait dominer l’Europe par les armes et par la guerre, il faudrait consentir à limiter un pouvoir qui, malgré toutes les institutions dont je viens de tracer le tableau, est encore assez absolu pour se livrer à un acte tel celui que je vais citer. Quand l’empereur voulut subvenir aux frais immenses du camp de Kalish, il s’adressa, m’a-t-on dit, au ministre des finances, qui fut obligé de taxer d’un droit extraordinaire de 12 et demi pour 100 les marchandises déposées à la douane de Saint-Pétersbourg. — On doit être frappé, en jetant un regard sur l’organisation intérieure de la Russie, telle que je viens de la développer, de la difficulté de lever de nouveaux impôts sur le sol, sans détruire les priviléges de la noblesse et d’une grande partie de la bourgeoisie. Les besoins toujours renaissans du gouvernement (la marine créée par l’empereur Nicolas absorbe des sommes immenses) ne peuvent donc se satisfaire qu’aux dépens du commerce. Or, pour soutenir le commerce et lui donner le moyen de s’enrichir, il faut créer un crédit public, et lui ouvrir des débouchés, et ces deux choses ne se feront qu’en limitant le pouvoir suprême et en augmentant les relations de la Russie avec l’Europe, c’est-à-dire en marchant dans un sens diamétralement opposé à celui dans lequel l’empereur Nicolas s’est proposé de marcher. On peut dire, sans trop s’avancer, que le souverain actuel de la Russie et son successeur obéiront infailliblement à cette double nécessité.

J’ai souvent admiré, pendant mon séjour en Russie, cette force supérieure aux forces humaines qui mène ce pays à un affranchissement social, par les voies mêmes qu’on suit pour le prévenir et l’empêcher. Ainsi les établissemens les plus gigantesques de la Russie, où il s’en trouve d’immenses, sont les hospices des Enfans-Trouvés. À Moscou, particulièrement, ils servent de lombard, et c’est par ces établissemens que la couronne prête sur les terres nobles, par le mode de l’engagement. Le lombard attaché à l’hospice des Enfans-Trouvés subvient amplement et bien au-delà, par ses bénéfices, aux frais énormes de ces maisons qui renferment des milliers d’enfans. J’ai déjà dit comment ces prêts par engagemens avaient fourni à un grand nombre de seigneurs propriétaires les moyens de se livrer à l’industrie, qui les éloigne peu à peu de Saint-Pétersbourg, et les décide à se retirer du service. Mais les établissemens d’enfans trouvés, fondés par la couronne et si richement dotés par elle, ne servent pas seulement à diminuer à la fois l’influence de la couronne sur l’aristocratie et l’esprit aristocratique, ils contribuent encore à l’extension de l’esprit démocratique et à la formation de la classe bourgeoise. Il y a long-temps déjà, le gouvernement russe ne répugnait pas à favoriser la procréation des enfans naturels, afin d’augmenter la population. Ce fut la pensée qui présida à la formation de ces établissemens, où les enfans, répartis selon leurs dispositions, peuvent embrasser toutes les professions, se livrer à toutes les études, et d’où ils ont la faculté d’entrer dans les académies et dans les corps savans. On compte aujourd’hui plusieurs officiers-généraux, des administrateurs d’un haut rang, et une foule de fonctionnaires sortis des maisons d’enfans trouvés. Le plus célèbre astronome de la Russie appartient à cette classe, d’où l’on apporte dans la société, comme on l’a remarqué, quelques sentimens qui ne s’effacent jamais. C’est dans cette classe et dans celle des fils de marchands riches, qu’on trouve, en Russie, les idées les plus libérales, idées qui s’accordent souvent, il est vrai, avec une profonde reconnaissance pour l’empereur, et surtout pour feue l’impératrice Marie, qui a tant fait pour les maisons d’enfans trouvés.

Quelques mots sur l’éducation publique trouvent ici leur place.

L’instruction publique, l’instruction véritable, a commencé en Russie, comme toutes choses, quoi qu’en disent les Russes, avec le règne de Pierre-le-Grand. Les premiers instituteurs de la nation actuelle ont été, en réalité, les barbiers que Pierre Ier chargea de faire tomber les barbes des nobles. Ce fut le premier pas. Mais la volonté de Pierre-le-Grand, qui créait instantanément des villes, des flottes et des armées, ne pouvait faire surgir tout à coup l’instruction publique, et Pétersbourg était déjà fondé que les lumières et la civilisation, qui devaient faire de cet amas d’édifices et de maisons une cité influente en Europe et la capitale d’un vaste empire, n’étaient pas encore nées. L’empereur, on le sait, fonda partout des écoles normales où des étrangers lui élevaient des maîtres qui devaient instruire les autres à leur tour. Une école de marine et une école pour le génie furent établies à Saint-Pétersbourg, et des écoles de marine et de navigation furent fondées à Pskoff, Novgorod, Jaroslaw, Moscou et Vologda[32]. D’autres écoles furent établies dans tous les couvens, et tous les nobles et fonctionnaires reçurent l’ordre d’y envoyer leurs enfans. Un an plus tard, cette injonction s’étendit à toutes les autres classes. Enfin, dans la dernière année de son règne, Pierre-le-Grand traça le plan de l’Académie des sciences, dont l’ouverture n’eut lieu qu’après sa mort.

La route fut ouverte. Déjà l’impératrice Anne défendait qu’on donnât de l’avancement aux soldats et aux sous-officiers qui ne savaient pas lire[33]. Elle créa le premier corps des cadets à Saint-Pétersbourg, fonda des écoles à Astrakan pour les Kalmouks, à Kasan pour les Tatars, et, la première, ordonna qu’un compte-rendu de l’instruction publique serait rédigé tous les ans par le gouvernement russe.

En montant sur le trône, l’impératrice Élisabeth fixa les amendes que paieraient les pères de famille qui ne donneraient pas une éducation convenable à leurs enfans. Tout le règne de l’impératrice Élisabeth, qui fonda l’université de Moscou, répond à ce début.

Pierre III s’occupa, dans son règne si court, de l’éducation des nobles. Ceux d’entre eux dont les parens ne possédaient que des terres comptant moins de mille paysans furent reçus dans les établissemens d’éducation des cadets.

L’impératrice Catherine jeta sur l’éducation publique un de ces vastes regards qui lui étaient propres. Son premier acte fut la fondation de la maison des enfans trouvés[34]. Un an après, des pensionnats pour les enfans de toutes les conditions furent établis, des écoles élémentaires placées dans toutes les villes, et un grand nombre d’hommes éminens employés uniquement à méditer et à proposer des plans d’éducation publique. Ce fut sous le règne de l’impératrice Catherine qu’on vit pour la première fois un exemple de libéralité qui s’est si souvent renouvelé depuis parmi les nobles et les marchands russes, et surtout dans la famille que je vais citer. M. Procope Demidoff consacra un capital de 205,000 roubles à l’entretien de cent élèves de l’école de commerce[35].

L’empereur Paul s’occupa particulièrement de l’éducation des enfans et des orphelins des militaires. On créa à Saint-Pétersbourg une institution pour tous les fils de soldats et de sous-officiers de la garnison et des garnisons voisines. Les parens qui voulaient garder leurs enfans étaient tenus de leur donner une éducation toute semblable à celle qu’ils auraient reçue dans les écoles[36].

J’ai déjà donné une idée des progrès de la civilisation russe sous le règne de l’empereur Alexandre. Pendant vingt-cinq ans, son attention ne cessa de se porter sur l’éducation publique. Après avoir fondé ou régénéré plusieurs universités, l’empereur fit un réglement général d’instruction publique, qui eut les plus heureux résultats pour l’empire. D’après ce réglement, le chef-lieu de chaque gouvernement devait avoir un gymnase divisé en quatre classes, d’un an chacune. On devait y enseigner : 1o les mathématiques pures et appliquées, la physique expérimentale ; 2o la géographie, la statistique et l’histoire ; 3o la philosophie et l’économie politique ; 4o l’histoire naturelle, la technologie et les sciences commerciales ; 5o le latin ; 6o l’allemand ; 7o le français ; 8o le russe. L’enseignement était gratuit. On était reçu en prouvant qu’on avait acquis dans une école de district les connaissances préparatoires suffisantes.

Les écoles de district étaient divisées en deux classes ; on y apprenait la religion et l’histoire sainte, les devoirs de l’homme et du citoyen, la grammaire russe, la calligraphie, l’orthographe, la syntaxe, la géographie universelle et les bases de la géographie mathématique, l’histoire, les principes de la physique, de l’histoire naturelle et de la technologie. À chaque église de paroisse, dans les villes et dans les campagnes, fut attachée une école paroissiale, où l’on enseignait la lecture, l’écriture, les élémens de l’arithmétique, de la religion et de la morale. Les avantages honorifiques attachés, en 1804, au corps enseignant et aux élèves sortis des écoles furent réglés de la manière suivante : chaque recteur d’université avait le rang de la cinquième classe, les professeurs ordinaires celui de la septième ; les docteurs étaient de la huitième, les maîtres ès-arts de la neuvième, les candidats de la douzième, et les étudians qui avaient achevé leurs classes appartenaient dès-lors à la quatorzième classe. Le rang d’assesseur de collége et celui de conseiller d’état ne pouvaient s’obtenir qu’à la suite d’un examen passé à l’une des universités russes ; et pour faciliter aux employés les moyens d’acquérir les connaissances exigées, deux cours publics furent ouverts à Saint-Pétersbourg pendant l’été[37].

En même temps, de nombreuses écoles spéciales s’élevèrent sur tous les points de la Russie, entre autres l’école des voies de communications, dirigée par des ingénieurs français sortis de l’école polytechnique et envoyés à l’empereur Alexandre par Napoléon, les écoles de pilotes et de constructions de vaisseaux, les écoles de commerce à Odessa et à Taganrok, dues à la sollicitude du duc de Richelieu, des écoles forestières et d’agronomie, etc., etc.

Ces progrès sont grands. Sous le règne de l’empereur Nicolas, qui tient l’œil à tout, et qui a pris à tâche de fonder la prospérité et le bien-être moral de la classe intermédiaire, ces progrès ont été immenses et si rapides, que le gouvernement russe, dans son système actuel, éprouve le besoin de la ralentir. Il me semble, du moins, que l’indice de cette pensée se trouve dans un ukase de l’empereur Nicolas, qui n’a pas deux mois de date. Par cet ukase, il est défendu, dans toute l’étendue de l’empire, aux directeurs des colléges, d’admettre aux bienfaits de l’instruction accordée aux nobles et aux bourgeois, les fils de serfs non affranchis. Ici commence, pour tout homme qui sait observer, une ère nouvelle, dans l’histoire de la civilisation russe.

Dès le commencement de son règne, l’empereur plaça à la tête du département de l’instruction publique un homme d’un savoir et d’un mérite éminent, laborieux et profond, un de ces hommes tels que la Russie en a déjà produit assez souvent pour mériter l’attention et le respect du monde civilisé. M. d’Ouvaroff, bien jeune encore, était déjà président de l’Académie des sciences et avait mérité la confiance de l’empereur Alexandre. Il s’est dévoué sans réserve au système russe de l’empereur, et tout en semant d’une main sur la Russie les bienfaits de l’instruction, et même en les semant avec abondance, il tâche, de l’autre, de contenir les germes qu’il répand, et de les faire tourner au profit de la politique du gouvernement russe. J’ai déjà exposé les principes de cette politique ; ces principes sont bons, sans doute, puisqu’ils sont opportuns, et qu’ils ont donné à la nation russe le surcroît de force dont elle jouit aujourd’hui par l’effet de sa centralisation ; mais cette force même et ce bien-être acquis par les lumières, par les sciences et l’instruction, produiront, en peu d’années, des résultats tout différens de ceux qu’on semble en attendre.

Voici quelques chiffres où l’on pourra lire assez clairement l’avenir moral de la Russie :

En 1804, on comptait, en Russie, 499 écoles relevant du ministère de l’instruction publique. Ces écoles renfermaient 33,481 élèves.

En 1824, ces écoles étaient au nombre de 1,411, et renfermaient 69,629 élèves.

En 1804, les écoles militaires étaient au nombre de 15, avec 29,000 élèves.

En 1824, les écoles militaires, où l’on élève les nobles, dont la plupart reviennent maintenant habiter leurs terres et s’y livrer à l’industrie, en s’aidant, dans cette nouvelle carrière, des connaissances mathématiques et physiques acquises dans les écoles du gouvernement, étaient au nombre de 117 ; elles renfermaient 102,295 élèves.

Les écoles ecclésiastiques avaient également progressé, en 1824, de 100 à 544 ; elles renfermaient 50,000 candidats, au lieu de 15,000 qu’elles avaient en 1804.

Le nombre des élèves des écoles spéciales s’élevait à 41,300 en 1824. En 1804, il était de 31,775. La progression est moins grande ; mais elle a été plus rapide depuis. Ces écoles sont aujourd’hui au nombre de 307, au lieu de 46. Aujourd’hui aussi, en 1837, 1,681 écoles ressortissent du ministère de l’instruction publique.

D’après le beau travail de M. de Krusenstern, à qui j’emprunte ces données, et selon les calculs d’un autre écrivain[38], le nombre total des élèves dans toutes les écoles de l’empire est actuellement :

Nombre total
des élèves.
Boursiers. Sommes fournies par
le gouvernement.
Aux écoles du ministère de l’instruction publique 
85,707 25,000 7,450,000 roub.
Aux écoles militaires 
179,981 179,500 8,687,184 »
Aux écoles ecclésiastiques 
67,024 25,915 3,000,000 »
Aux écoles spéciales et div. 
127,864 21,896 9,596,947 »
Total général 
460,576 252,311 28,734,141 roub.

Le nombre de 460,576 élèves, rapproché de celui de 263,223 que présente l’année 1824, nous offre une différence en plus de 197,353 ; en comparant le nombre actuel des élèves à celui de 1804, la différence en plus est de 351,318, c’est-à-dire que le nombre des jeunes gens qui fréquentent les écoles est aujourd’hui trois fois et demie plus grand qu’il ne l’était il y a trente ans.

Le nombre des jeunes gens faisant des études supérieures peut être déterminé de la manière suivante :

Aux écoles du ministère de l’instruction publique, environ 
10,000 élèves.
Aux écoles militaires 
10,000 »
Aux écoles ecclésiastiques 
14,590 »
Aux écoles spéciales et diverses, environ 
9,500 »
Total 
44,090 élèves.

Ainsi 44,090 jeunes gens se livrent à des études supérieures, et 415,486 se bornent à acquérir des connaissances usuelles et pratiques ou bien ne reçoivent qu’une instruction élémentaire.

Cependant on tomberait dans une grande erreur, si on voulait admettre le chiffre de 460,576, comme mesure de l’état de l’instruction publique en Russie. Pour s’en faire une idée juste, il faut nécessairement ajouter au nombre des élèves des écoles publiques celui des enfans qui reçoivent l’éducation dans la maison de leurs parens.

Le nombre des individus des deux sexes appartenant à l’état ecclésiastique peut être évalué à 480,000. M. Ziablowski ne porte, il est vrai, dans sa statistique, ce nombre qu’à 210,000 ; mais il est probable qu’il n’admet ici en ligne de compte que les membres du clergé en activité de service, car, d’après les données que fournit le même auteur, il se trouve en Russie 27,081 églises du rit grec orthodoxe près lesquelles, d’après les réglemens, doivent se trouver attachés 118,406 prêtres et serviteurs, tandis que leur nombre effectif n’est que de 95,740, en y comptant les femmes, environ 200,000. Comme ils ont 60,000 enfans du sexe masculin, âgés de 10 à 20 ans, fréquentant les écoles ecclésiastiques, on peut admettre qu’il y a un nombre égal de filles du même âge. Les enfans d’un âge inférieur sont exposés à une plus grande mortalité, mais leur nombre se complétant par les naissances, on peut également le porter à 60,000 garçons et autant de filles. — Ajoutons à cela 40,000 vieillards, veuves et prêtres en inactivité, et nous obtiendrons un total de 480,000. Dans ce nombre, 60,000 enfans au-dessus de l’âge de 10 ans sont aux écoles. Tous les enfans recevant dans l’état ecclésiastique une instruction quelconque, on peut admettre que parmi ceux au-dessous de cet âge 20,000 garçons ou un tiers de leur nombre total et 20,000 filles, qui forment également un tiers de leur nombre, reçoivent un enseignement élémentaire dans la maison paternelle. Il en résulte que le nombre total des enfans appartenant à l’état ecclésiastique, qui jouissent du bienfait de l’instruction, est de 120,000. En comparant ce nombre à celui de tout le clergé, on obtiendra la proportion de 1 à 4, c’est-à-dire que sur quatre individus il y en a un qui apprend.

Cette proportion unique non-seulement en Russie, mais peut-être dans le monde entier, s’explique : 1o par l’obligation où se trouvent toutes les personnes appartenant au clergé de posséder un certain degré d’instruction ; 2o par la durée des études mêmes, qui sont beaucoup plus prolongées chez le clergé que dans toute autre classe ; 3o par la raison qu’en Russie le mariage est une condition indispensable pour le clergé séculier, et que tous ceux qui se vouent à cet état se marient immédiatement après avoir achevé leurs études.

Passons à la noblesse, qui compte 225,000 individus. Dans cette classe comme la plus élevée de toutes celles qui forment la hiérarchie sociale, tous les enfans, sans exception, reçoivent une instruction plus ou moins soignée. En admettant ici la proportion de 1 à 5, qui est celle des États-Unis où tous les enfans fréquentent les écoles, nous obtiendrons un total de 45,000.

La classe des employés civils et militaires, tant en activité de service que ceux qui sont admis à la retraite, se compose, d’après le témoignage de M. Ziablowski, de 750,000 individus. En admettant que parmi eux sur 7 il y en ait 1 qui apprenne, il y aurait dans cette classe 107,000 enfans recevant l’enseignement.

Le nombre des marchands peut être fixé à environ 200,000 ames. Dans cette classe, où les lumières ont fait dans les dernières années des progrès si rapides, tous les enfans mâles et la plupart des filles reçoivent une instruction plus ou moins étendue. On peut admettre ainsi que la septième partie ou 27,000 individus des deux sexes acquièrent une certaine instruction.

Les petits bourgeois, les artisans et autres habitans des villes et des bourgs (à l’exception du clergé, des nobles et des marchands) doivent être au nombre de 5,000,000. Supposons que sur quatre familles ou sur 20 individus appartenant à cette classe, il n’y en ait qu’un seul qui apprenne quelque chose, le nombre des enfans recevant l’enseignement serait de 250,000.

Il ne faut pas perdre de vue non plus la classe nombreuse des serviteurs, qui, sur 1 million de nobles et de fonctionnaires, peut être portée à 3 millions d’individus. Parmi eux un grand nombre se destinent dès l’enfance à l’état d’intendans, de scribes, de valets de chambre, quelques-uns même deviennent artistes ou petits employés ; plusieurs propriétaires ont organisé dans leurs maisons des écoles pour y faire instruire les enfans de leurs serviteurs. Nous ne commettrions point une erreur très grave en admettant que sur 15 individus de cette classe il en est un qui apprend quelque chose, ce qui nous fournit un total de 200,000 enfans recevant un enseignement élémentaire.

L’armée, y compris les femmes et les enfans des militaires, se compose de 1,200,000 individus. Nous avons vu que les fils des soldats, qui tous doivent entrer aux écoles, sont au nombre de 169,000.

Il nous reste à parler de la classe des paysans, la plus nombreuse de toutes, mais qui présente une si grande diversité sous le rapport du degré d’instruction dont elle jouit, qu’il est impossible d’établir à cet égard des principes uniformes. — Le nombre des paysans doit s’élever à environ 12,000,000 d’ames ; mais tandis que dans certaines contrées, comme dans la Russie-Blanche, en Volhynie et en Podolie, il y a à peine 1 sur 500 qui sache lire ; dans d’autres au contraire, comme dans les provinces du centre, aux environs des grandes villes, dans les gouvernemens où la population s’adonne de préférence au commerce et à l’industrie, dans les colonies allemandes, dans les provinces de la Baltique, dans les terres formant les apanages, dans celles de quelques grands propriétaires, cette proportion est beaucoup plus forte. En admettant ainsi la proportion moyenne de 1 à 300, nous obtiendrons, dans la classe des paysans, le nombre de 140,000 enfans jouissant d’une instruction élémentaire. Ainsi le nombre total des jeunes gens recevant un enseignement quelconque serait :

Dans le clergé 
120,000
Dans la noblesse 
45,000
Enfans de fonctionnaires civils et militaires 
107,000
Enfans de marchands 
27,000
de petits bourgeois 
250,000
de serviteurs 
200,000
Cantonistes 
169,000
Paysans 
140,000
Total 
1,058,000

En déduisant de ce nombre celui des élèves qui se trouvent aux écoles de toute espèce, il en résulterait que 597,424 enfans jouissent du bienfait de l’enseignement dans la maison paternelle.

Comme il n’est question ici que de la Russie d’Europe, et que cette partie de l’empire compte une population de 48,000,000 d’ames, il résulte que la proportion des jeunes gens recevant une instruction plus ou moins étendue, à la population entière, est de 1 à 18. Cette proportion se trouve-t-elle en France dans tous nos départemens[39] ? Et s’augmentant encore chaque jour, pourra-t-elle s’allier dans quelques années à certaines institutions de la Russie, ou du moins ne sera-t-elle pas un obstacle à tout système qui tendrait à servir les vues personnelles d’un souverain, et non les intérêts de la nation ?

Tous ces faits, que je viens d’exposer, montrent quels obstacles apporterait au gouvernement russe qui voudrait entreprendre une guerre d’agression, la nature même des choses, et combien la politique extérieure de l’empereur doit être dominée par les intérêts nouveaux de la nation russe.

J’ai avancé, en commençant d’écrire ces notes, que le manque de population se fait encore plus sentir aujourd’hui, en Russie, que sous le règne de l’impératrice Catherine. La population s’est accrue en réalité ; mais depuis que l’empereur a créé une marine et étendu la ligne militaire, le besoin d’hommes a augmenté, et il a fallu même retirer une grande partie des troupes de la Pologne, pour répartir l’armée d’une manière suffisante sur tous les points de l’empire.

Sans doute, une guerre d’intérêts nationaux permettrait au gouvernement russe de dégarnir ses lignes militaires et ses provinces ; mais le développement irréfléchi de ses forces dans une simple guerre d’ambition, dans une querelle de gouvernement, lui causerait de grands embarras, surtout si, comme dans les guerres de Turquie et de Pologne, la première campagne s’ouvrait sous de fâcheux auspices.

Il y a donc deux manières d’envisager la situation de la Russie, et l’emploi qu’elle peut faire de ses ressources. Si l’empereur avait le dessein d’étendre indéfiniment son empire, de conquérir la Perse, de s’emparer de la Turquie d’Europe, d’imposer ses idées politiques à l’Occident, et de tout dominer par les armes, l’empereur serait, de tous les souverains de l’Europe, celui qui aurait le moins le pouvoir de réaliser ses plans. Tout lui serait obstacle, et pour quelques ambitions que la sienne caresserait dans son armée et dans sa flotte, il verrait s’élever contre lui, au sein même de son empire, des oppositions de toute nature, oppositions d’hommes et de choses qu’il lui serait impossible de surmonter. Voilà donc dans quel cas on ne doit ni prévoir ni redouter la possibilité d’une guerre avec la Russie. Au contraire, s’il s’agissait de défendre son territoire menacé, tout seconderait l’empereur, comme aussi s’il s’agissait de faire une guerre maritime ou autre pour la défense des intérêts commerciaux de la Russie. Je ne parle pas de la Pologne, où résidait une question vitale pour l’empire russe, où il s’agit de l’honneur du nom russe et de la dignité de cette nation ; mais c’est de ce point de vue de l’intérêt matériel, et uniquement de ce point de vue, qu’il convient de juger la question d’Orient, et, je crois, à peu près toutes les questions qui s’élèveront pendant bien long-temps entre la Russie et le reste de l’Europe, particulièrement entre la Russie et la France, entre la Russie et l’Angleterre. Déjà l’alliance de la Prusse et de la Russie, cette alliance fondée sur des liens de famille et une étroite conformité de vues politiques, se relâche par l’effet des intérêts commerciaux. La Russie exportait ses grains par Dantzig et par Thorn. La Prusse, devenue plus agricole, a fermé ces issues à la Russie. La Prusse, de son côté, faisait un libre commerce avec la Chine par Kiachta, et la Russie lui accordait le transit, ainsi qu’au reste de l’Allemagne. La Russie, devenue plus industrielle, a établi des comptoirs à Kiachta, ses marchands viennent eux-mêmes chercher le thé sur le territoire chinois. Elle a donc fermé la route des frontières chinoises à la Prusse. De nombreuses difficultés sont nées de cette situation, et un conseiller d’état prussien, M. de Westphalen, envoyé à Saint-Pétersbourg pour faire un traité de commerce, s’est trouvé bientôt en si grande mésintelligence avec le ministre des finances, que celui-ci a jugé à propos d’appeler aux conférences M. de Liebermann, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, et homme très conciliant. Mais M. de Liebermann lui-même ne tarda pas à s’engager dans des discussions si vives, qu’il fallut rompre les conférences. On ne sait ce qui en adviendra. L’ancien traité de commerce entre la Prusse et la Russie était du 27 février 1825, et fait pour neuf années. Il a été prolongé le 11 mars pour une année en 1834, puis pour une autre[40].

Il ne faut se rapporter au témoignage des Russes, ni lorsqu’ils se placent au-dessus de toutes les autres nations, ni lorsqu’ils rabaissent leur propre valeur, car, sous ces différentes manières de se présenter au jugement des autres, il y a toujours quelques vues politiques. Ainsi, à Saint-Pétersbourg, les mêmes hommes, des hommes éminens dont l’opinion a du poids dans ces matières, dénigrent, comme à regret, la valeur de la marine russe devant quelques étrangers, tandis qu’ils vantent à d’autres l’excellence et la solidité des constructions, les progrès rapides des manœuvres, la science des officiers et l’aptitude des matelots. Il n’est pas facile de pénétrer les intentions de ceux qui tiennent ainsi deux langages. La vérité est que la marine russe, telle qu’elle est, n’est pas encore redoutable, à moins qu’il ne s’agisse d’un débarquement et d’un coup de main ; qu’hivernant pendant huit mois dans l’enceinte des forts avancés de Cronstadt, que n’ayant pour champ de manœuvres habituel que deux mers fermées, deux lacs élevés à la dignité de mer, comme sont la mer Baltique et la mer Noire, ses progrès sont d’une extrême lenteur, et que la génération actuelle de ses matelots sera vieille et hors de service avant d’avoir acquis l’expérience d’un matelot anglais ou français de trente ans. Mais là doit s’arrêter le dédain que l’Angleterre et la France pourraient avoir pour l’exagération avec laquelle on vante la marine russe actuelle ; le matériel de cette marine est irréprochable, au dire des meilleurs marins étrangers ; il se perfectionne chaque jour, et en supposant qu’une alliance permît aux Russes d’emprunter à une nation maritime des officiers et des matelots pour diriger les siens, il s’ouvrirait pour elle de grandes chances de succès. Un officier de la marine anglaise, avec qui j’examinais une frégate russe sur le chantier, me disait que pour lui il la trouvait si bien construite, qu’il souhaitait de tout son cœur qu’une guerre maritime lui permît un jour de la capturer.

Cet officier a publié depuis, en Angleterre, des documens intéressans sur la marine russe[41]. Venu à Saint-Pétersbourg dans l’été de 1836, il a été accueilli par l’empereur avec la bienveillance et l’urbanité parfaites que tous les étrangers trouvent près de ce souverain. Je citerai donc ses paroles, mais en faisant remarquer préalablement qu’un sentiment de patriotisme, bien louable sans doute, a, ce me semble, augmenté, aux yeux du capitaine Craufurd, depuis son retour en Angleterre, les inquiétudes que lui causent les progrès de la marine naissante de la Russie.

Ce qui a d’abord frappé M. Craufurd en Russie, c’est l’empressement que l’empereur met à montrer sa flotte et à fournir aux officiers étrangers tous les moyens de l’examiner ; c’est aussi l’activité immense et la connaissance pratique de l’empereur en ce qui concerne les manœuvres et les détails de l’armement maritime. Un officier-général prussien, le comte de Bismark, venu à Pétersbourg dans l’été de 1835, et qui a publié ses observations sur l’armée russe après avoir assisté aux manœuvres de Tzarskoé-Célo, comme M. Craufurd a publié ses remarques sur la flotte russe après avoir vu les manœuvres de Cronstadt, parle avec le même enthousiasme de la capacité et de la science militaire de l’empereur, de la connaissance approfondie qu’il possède de tous les détails des troupes, et de la précision avec laquelle il les commande, portant la connaissance du métier jusqu’à donner les signaux des mouvemens de cavalerie par son trompette, non pas seulement en prononçant le mot du commandement, mais en marquant lui-même avec la voix les airs usités pour les marches[42]. Il est facile de concevoir que les armées russes de terre et de mer doivent se ressentir d’un tel chef.

En cette année 1838, la flotte russe, mouillée à Cronstadt, se composait de vingt-sept vaisseaux de ligne, sans compter les frégates et les navires d’une moindre force. J’y ai compté moi-même trois vaisseaux à trois ponts, de 110 canons ; six à deux ponts, de 84, et dix-huit de 74, et de plus, un vaisseau rasé armé de 56 canons comme une frégate, une frégate de 52, et dix-sept frégates de 44 ; enfin, trois grandes corvettes et un assez grand nombre de bâtimens légers. M. Craufurd, qui visita cette flotte en même temps que moi, assurait et a répété dans ses Remarques que la supériorité de ces vaisseaux sur les vaisseaux russes qu’il a vus, il y a peu d’années, dans la Méditerranée lui a donné sérieusement à réfléchir sur les progrès rapides que les Russes ont faits en aussi peu de temps.

L’officier qui commandait en chef les manœuvres de 1836 est un Anglais qui s’est distingué dans sa jeunesse par quelques entreprises hardies pendant la guerre contre la Suède. On trouve quelques Anglais dans la marine russe, mais en général ils sont avancés en âge.

« D’étranges idées naquirent dans mon esprit, dit M. Craufurd, lorsque je me trouvai, moi Anglais et officier anglais, en mer avec vingt-sept vaisseaux de ligne russes, portant des provisions pour quatre mois, et montés par 30,000 hommes qui étaient peut-être encore meilleurs soldats que marins. Je pensai alors que, pour défendre les côtes et les ports de notre pays, pour protéger sa navigation marchande dans la Baltique, la mer du Nord et le canal Saint-George, nous n’avions pas plus de sept vaisseaux en état de prendre la mer, et encore, je crois, avec des équipages incomplets. J’avouerai que, malgré toute ma confiance dans le génie et l’activité supérieure de mes compatriotes, je ne pouvais m’empêcher de craindre que la souveraineté des mers ne fût près de leur échapper.

« Le lendemain de notre départ, sur l’heure de midi, le vent souffla de l’est en brise légère qui permit à nos vaisseaux de prendre des bonnettes. À la nuit le vent sauta à l’ouest, nous eûmes des rafales, et on fit signal de jeter l’ancre. Le lendemain matin nous reprîmes notre marche, et, le temps étant assez beau, notre corvette passa au milieu de quelques navires. Je montai à bord de plusieurs d’entre eux. Dans l’après-midi nous arrivâmes au lieu du rendez-vous, et la flotte se forma sur trois lignes et en trois divisions, rouge, blanche, et bleue, commandée chacune par son amiral.

« Le jour suivant le temps était froid et désagréable, le vent frais et chargé de pluie ; les navires doublèrent les ris de leurs perroquets. Dans l’après-midi, l’empereur rejoignit la flotte après avoir passé toute la nuit à la mer et avec un mauvais temps. Notre ambassadeur était avec sa majesté, résolu de voir par lui-même, autant que ses souffrances le lui permettraient ; car, si j’ai bonne mémoire, il était malade.

« Le lendemain matin, c’est-à-dire le quatrième jour depuis notre départ, le temps ne paraissant pas vouloir s’améliorer, on fit le signal de rentrer à Cronstadt.

« Quelques instans après midi, le temps étant devenu plus supportable, on put faire quelques manœuvres. La flotte était formée sur deux lignes ; la seconde, qui avait le côté du vent, reçut ordre d’attaquer une des ailes de la première, et cela en doublant cette aile, de sorte que la division d’attaque eut les navires moitié au-dessous et moitié au-dessus du vent. La tête de la colonne attaquée dut virer et venir au secours de son arrière-garde.

« Je ne dirai pas que cette manœuvre fut bien exécutée. Quelques navires, dans leur empressement, firent trop de voile, aucun d’eux ne serrait assez vivement l’ennemi ; le feu était trop lent, trop peu soutenu. Il est vrai de dire que le mauvais temps des jours précédens nous avait laissé une mer fort agitée ; je crois cependant que l’empereur lui-même fut très mécontent de la manière dont ces mouvemens furent exécutés.

« Le tir à la cible est, dit-on, très juste dans la marine russe, mais je n’ai pas eu occasion de m’en assurer par moi-même. À bord de notre corvette, les marins s’acquittèrent de leurs fonctions, chacun selon son poste de combat, avec autant de silence, de régularité et de célérité que je l’ai jamais vu faire sur aucun de nos vaisseaux.

« Après la manœuvre nous fîmes voile pour Cronstadt, où nous arrivâmes le soir même. L’empereur, malgré les fatigues qu’il venait d’essuyer pendant trois ou quatre jours d’un temps constamment mauvais, inspecta aussitôt les fortifications de la place, et invita lord Durham à l’accompagner.

« Pour me tranquilliser comme marin, ajoute M. Craufurd, pour confirmer l’opinion que j’ai de la supériorité navale de l’Angleterre sur toutes les autres nations, je pensai que la corvette où j’avais reçu l’hospitalité avait été choisie entre toutes les autres parce que sa discipline était meilleure, parce qu’elle était mieux tenue à tous égards. Le capitaine et la plus grande partie de son équipage naviguaient ensemble depuis long-temps. Il les connaissait chacun comme chacun le connaissait. Il était facile et peu exigeant, excepté sur le chapitre de la discipline où il était inflexible. Je n’ai jamais vu une troupe de meilleure volonté, plus active, plus strictement obéissante.

« Si tous les bâtimens de la flotte russe étaient aussi bien tenus que celui-là, sans doute, nous aurions fort à faire dans une guerre contre la Russie. J’admets qu’il n’en est pas ainsi, mais quand je compare l’état actuel de ces navires à ce qu’ils étaient il y a quelques années à peine ; quand je me rappelle d’un autre côté combien peu nous avons fait depuis la même époque, je trouve qu’ils ont gagné trop de chemin sur nous pour que nous ayons le droit de les mépriser.

« Lorsqu’ils naviguaient de conserve avec notre flotte dans la Méditerranée, les officiers russes mirent tous leurs soins à étudier ce qui se faisait à bord de nos navires, et le parti qu’ils ont su tirer de leurs observations est vraiment étonnant.

« Les aménagemens des navires sont complètement à l’anglaise. De plus la vigilance personnelle de l’empereur a produit chez les officiers et les équipages un esprit de corps, un désir d’apprendre et de tout faire pour le mieux, qui en feraient bientôt des marins, s’ils pouvaient rester plus long-temps à la mer.

« Les matelots paraissent forts, actifs, hardis. Leurs officiers leur apprennent à être sobres, obéissans, pleins de bonne volonté ; et, quoi qu’on puisse reprocher à leurs bottes et à leur accoutrement militaire, quoiqu’ils soient forcés de passer neuf mois par an à terre, quoiqu’ils passent un an sur trois sans mettre le pied à la mer, ils font très convenablement leur besogne de matelots.

« La Lionne ne mettait pas plus de quinze minutes à changer sa grande voile de perroquet, et l’opération s’exécutait bien. Je n’ose pas dire que les autres navires en eussent fait autant, mais cet exemple suffit à prouver que peut-être ils le pourraient.

« Les bâtimens russes sont courts et un peu lourds, ce sont certainement de pesans voiliers, surtout les trois-ponts.

« Les vaisseaux de ligne sont armés chacun de quatre formidables canons, installés dans la batterie basse, et lancent, dans le sens de l’horizontalité, des bombes de quarante livres. On ne saurait calculer le ravage que causerait l’explosion d’un de ces projectiles dans l’intérieur d’un navire. Un vaisseau neuf de 84 est armé d’un grand canon de cette espèce qui lance des bombes du poids de cent vingt livres. Ce canon pèse, mesure anglaise, six tonneaux et cent quatre-vingt-douze livres. Il faut seize livres de poudre pour le charger, seize hommes pour le manœuvrer, et six minutes pour chaque coup. On dit que le bruit produit par l’explosion de cette machine est épouvantable.

« Il y a deux chantiers de construction à Saint-Pétersbourg et un à Okhta, en remontant un peu la Neva. Sur les cales de Saint-Pétersbourg, il y a un trois ponts et un 84. Le premier doit porter 130 canons, et sera lancé en 1838. À Okhta, on construit un 74 sur les plans donnés par le directeur Juman ; l’amirauté possède aussi des plans qui lui ont été fournis par presque tous nos plus habiles constructeurs, excepté toutefois l’inspecteur de la marine.

« La Russie a encore dans la mer Noire une escadre de dix-huit vaisseaux de ligne commandés par un officier formé à notre service, l’amiral Lazareff. Il passe pour tenir son escadre dans le meilleur ordre. Mais sans parler de la flotte de la mer Noire, je crois pouvoir dire que vingt-six vaisseaux de ligne, avec des frégates et des bâtimens légers en proportion, montés par trente mille hommes, et munis de quatre mois de vivres, constituent une puissance assez imposante et assez prête à agir pour que je doive, moi Anglais, essayer d’attirer l’attention de mes compatriotes et sur ce point et sur l’état d’impuissance où nous laissons notre marine[43].

J’ajouterai quelques mots au témoignage de M. Craufurd, pour en finir de la question du matériel de la marine russe.

On a dit que les vaisseaux russes ne peuvent durer plus de sept ans, et j’ai entendu cette assertion sortir de la bouche même de M. l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Il y a évidemment erreur dans cette opinion, et il est impossible d’oublier que le port de Riga appartient à la Russie. Or, on sait de quelle manière se fait le commerce de bois de construction (de mâture et autres), dont Riga approvisionne un grand nombre de chantiers de l’Europe. Autrefois ces bois venaient des forêts de la Lithuanie, mais comme ces forêts ont diminué par les coupes mal réglées, depuis plus de vingt ans, on exploitait à cet effet les forêts du gouvernement de Minsk, et depuis dix ans, les bois de construction de Riga viennent par le Dnieper et la Bérézina, d’où on les passe dans la Duna, des gouvernemens de Tschernigoff et Kieff, c’est-à-dire du cœur même de la Russie. Ce bois se dirige aussi maintenant par le Dniester sur Kherson, où il arrive rapidement. Il coûte peu de transport, puisqu’on l’abandonne au courant des fleuves, et servira désormais aux constructions des chantiers de la mer Noire. Le gouvernement russe a envoyé récemment à Kherson un trieur de bois de Riga, et des ouvriers lithuaniens, pour mettre le commerce de bois sur le même pied que dans cette ville. Ces trieurs jurés de Riga sont célèbres. Ils forment une corporation, qui répond de la bonne qualité de la marchandise. L’un d’eux se rend toujours sur les lieux où se fait la coupe, et choisit lui-même le bois, qui est revu de nouveau à Riga, et marqué de l’estampille de la compagnie. Les commandes se font ainsi de tous les ports de l’Europe à Riga, avec une confiance aveugle, et comme les choix du gouvernement russe dans les forêts de la couronne et autres sont contrôlés par des agens tirés de cette compagnie, il y a lieu de croire qu’ils ne garderaient pas pour la marine russe des bois de qualité inférieure, et qui ne dureraient que sept ans[44].

Envisagée de ce point de vue des intérêts nouveaux de la Russie, qui est le point de vue véritable, la question d’Orient se simplifie, quoique les difficultés qu’elle présente ne soient pas pour cela résolues. Cette question, je ne la traiterai ici que sous son côté russe, et je n’aborderai l’Orient que par la Russie, avec les idées russes, les seules qu’il m’ait été permis d’apprécier.

D’abord, la conquête de Constantinople n’est pas une idée populaire en Russie, comme on a bien voulu le dire. L’armée se souvient des terribles maladies qui l’ont ravagée dans la campagne de Turquie, et dans les divers gouvernemens que j’ai parcourus, même ceux qui écoulent leurs produits agricoles vers la mer Noire, je n’ai pas trouvé trace de cette pensée. À Saint-Pétersbourg, la question est unanimement jugée par les hommes d’état. On y reconnaît qu’un souverain russe ne pourrait s’établir à Constantinople, qu’en renonçant à ce reste de prépondérance qu’exerce encore la Russie sur l’Europe, de Saint-Pétersbourg, cette fenêtre ouverte sur la Baltique par Pierre-le-Grand, qui n’a pas placé sans raison la métropole à l’extrémité de l’Europe. La Russie a déjà deux métropoles, SaintPétersbourg et Moscou ; elle en aurait trois, en s’établissant à Constantinople, et cette dernière aurait tant d’avantage sur les deux autres, qu’en peu d’années le siége de l’empire serait déplacé, et que la Russie perdrait cette unité dont elle a plus besoin que jamais ; ce que sent très bien l’empereur Nicolas, qui ne recule devant aucune mesure, quand il s’agit de centraliser davantage les forces de cet immense empire. S’établir à Constantinople (et on ne peut prendre Constantinople sans s’y trouver attiré par mille causes que je suis prêt à déduire), s’établir à Constantinople, ce serait marcher à un but diamétralement opposé à celui de l’empereur actuel ; ce serait démentir la pensée qui a fait dénationaliser la Pologne, qui a fait déporter les soldats et les officiers polonais au Caucase, au risque d’augmenter les périls qu’on court de ce côté, qui a entraîné le gouvernement de l’empereur à imposer la langue russe aux provinces allemandes, à y préparer le prosélytisme grec, malgré les mécontentemens que causent ces mesures dans ces précieuses et fidèles provinces, et on peut être assuré qu’à moins d’une nécessité bien grande, la Russie n’étendra pas ses limites aussi loin.

La question est toute commerciale. L’empire russe n’a pas renoncé à l’ambition de devenir le plus grand empire du monde ; mais il veut atteindre à cette suprématie par le développement de sa marine marchande, et non par les conquêtes de sa marine militaire, par l’extension de son commerce extérieur, et non de ses frontières ; il veut inonder le monde de ses marchandises, et non de ses armées, et tandis qu’on se fortifie contre l’invasion présumée des soldats russes, la Russie s’apprête à fondre sur l’Angleterre et sur la France, et à les combattre sur terre et sur mer, en Europe et en Orient, avec ses étoffes de soie et de coton, et les produits si variés de ses différens climats.

Les armes ont assez fait pour la Russie en Orient, et l’Angleterre n’aurait plus à lui disputer, par une guerre, que Constantinople dont l’empereur ne s’emparerait qu’à son corps défendant. Que peut demander la Russie en effet, et quels empiétemens lui reste-t-il à faire ? L’Angleterre l’a laissée s’établir aux sources du Danube, elle a souffert qu’elle ouvrît, depuis le traité de Bucharest, la mer Noire à ses provinces inférieures, elle l’a laissée dominer la mer d’Azoff depuis le traité de Kainardji, s’emparer de la Crimée par l’ukase de 1783, s’étendre le long de la Circassie jusqu’au Caucase, regagner la côte méridionale de la mer Noire par le traité qui lui livra, en 1802, la Mingrélie jusqu’aux grandes concessions de 1829 et de 1833, qui lui permirent de bâtir le fort de Saint-Nicolas sur le rivage qui forme la baie de Trébizonde. L’Angleterre a souffert que la Russie s’avançât jusqu’à l’Ararat que lui a ouvert le traité de Turkoman-Chaï en 1828 ; l’Angleterre a vu signer, en se contentant de protester, les traités d’Unkiarskelessi et d’Andrinople ; aujourd’hui la Russie s’est établie en les séparant, au beau milieu des populations de l’Anatolie, de la Perse, de la Géorgie et du Caucase ; elle occupe presque tout l’isthme qui sépare la mer Caspienne de la mer Noire ; elle garde avec vigilance la Porte de Fer et le Vlady, les deux seuls passages du Caucase ; son pavillon flotte, depuis 1829, aux deux extrémités de la côte d’Abasie, déjà à demi conquise et où treize mille hommes de troupes régulières occupent sept points différens[45] ; elle n’a donc plus qu’à profiter de cette longue série de conquêtes, à les organiser, à les lier entre elles et tout le reste de l’empire par le commerce et les communications, et à concentrer ses efforts pour l’occupation définitive de toute la côte de Circassie et du versant occidental du Caucase, occupation qui lui permettra de commercer avec toutes les côtes de la mer Noire et de la mer Caspienne, et d’écouler avec supériorité dans tout l’Orient les produits de sa nouvelle industrie.

La grande querelle de la navigation de la mer Noire entre la Russie et l’Angleterre deviendra plus vive à mesure que les ressources industrielles de la Russie se développeront. Le territoire que la Russie a acquis ou conquis au-delà du Caucase, a une étendue de cinq cents werstes de large sur mille werstes de longueur (quatre werstes égalent une lieue) ; il est situé sous le ciel le plus favorable, couvert en partie d’une population laborieuse, placé entre la mer Caspienne et la mer Noire, deux mers dont l’une ouvre une route commode pour expédier les produits du midi de l’empire aux ports de la Mingrélie, en Turquie, et dans toute l’Europe, et dont l’autre offre une voie peu coûteuse pour approvisionner, par Astrakan, tout l’intérieur de l’empire, et l’inonder de produits transcaucasiens. Ces produits sont de toute espèce et très bons ; leur énumération seule et renonciation de leur nature sont bien faites pour donner à réfléchir à toutes les populations commerciales. Ce sont les grains de toute espèce, maïs, riz, etc., etc. ; les produits naturels propres à la fabrication, et les objets manufacturés, coton, vins, tabac, bois de construction, chanvre, etc. ; les plantes oléagineuses, les plantes propres à la teinture ; les épices, les plantes médicinales les plus usuelles ; la soie, la cire, le miel ; le bétail, les chevaux, les chèvres soyeuses ; les fourrures, l’alun, le sel, le sel naturel de Glauber, les naphtes et les métaux. Le gouvernement russe ayant vu, sur les rapports des missionnaires, que le coton à longue soie avait été naturalisé et cultivé avec succès dans les provinces de la Chine qui s’étendent jusqu’au 41° nord, où les fleuves gèlent pendant l’hiver, a pensé, avec raison, qu’il réussirait au-delà du Caucase, entre le 39° et le 43°, dans un pays protégé contre les vents du nord par de hautes chaînes de montagnes, et où l’hiver est inconnu dans les vallées. Aussi la Russie, qui payait, en 1825, 46,609,307 roubles à l’étranger pour ses achats de cotons bruts et manufacturés, a vu réduire chaque année cette somme, au point que, dans six années, elle pourra peut-être exporter les cotons de ses provinces du Caucase. Pour le vin, le gouvernement russe a tellement favorisé le perfectionnement de cette branche d’industrie, que le vin du Caucase, envoyé de Baku, par Astrakan, à Moscou, se vend dans tout le nord de la Russie où se vendaient, il y a quelques années, les vins de France. Des propriétaires de Bordeaux ont acheté des terrains propres à la vigne entre les deux Chamakhis, et ils espèrent y obtenir des qualités qui ne le céderont pas de beaucoup à leurs produits de France[46]. Que sera-ce donc quand la Russie aura atteint le but de tous ses efforts, quand elle aura conquis ces trente lieues de côte d’Abasie qui lui manquent pour posséder tout l’isthme entre les deux mers ? — Quand alors elle pourra tracer librement une route commerciale entre les ports qui sont au revers occidental du Caucase, sur la mer Noire, et ceux qui sont de l’autre côté des monts, sur la mer Caspienne ? — Les vins et tous les produits du pays caucasien, ainsi que les produits russes, afflueront alors à Odessa. La garance, qui n’est nulle part aussi belle ni en aussi grande quantité que dans les montagnes d’Ourmij ; le safran, qu’on cultive en si grandes masses à Derbend et à Baku ; la soie, qui est acclimatée maintenant dans les provinces du Caucase, où un fabricant français (M. Didelot) opère à lui seul une manipulation de trente mille poudes (le poude vaut quarante livres) de cette matière ; la soie, dont les Russes ont appris la tordaison, le tramage et l’organsinage, grâce aux agens qu’ils ont envoyés en Piémont et dans nos provinces du Midi, et qu’ils tissent à Moscou, où l’on fabrique les mêmes étoffes qu’à Lyon ; le coton, qui s’améliore chaque jour par la culture, iront concourir à l’affranchissement de l’industrie russe, en approvisionnant les nombreuses fabriques de Moscou, d’où ces produits, travaillés à si bon marché, reviendront, en partie, vers la côte de Mingrélie, pour traverser la mer Noire et se répandre dans la Turquie, dans la Grèce et (du moins les Russes l’espèrent et le disent tout haut) dans l’Italie et dans le midi de l’Europe, où leurs bas prix pourront soutenir la concurrence avec les produits de la France et de l’Angleterre. J’ai eu tous ces produits russes sous les yeux, et je dois dire qu’ils méritent une attention sérieuse.

Mais ces grands projets ne peuvent se réaliser, ce grand mouvement commercial de la Russie ne peut commencer sérieusement, si la Russie ne s’assure la possession tranquille de tout l’isthme qui sépare la mer Caspienne de la Mer Noire, où se trouve le pays des Tcherkesses, qui résiste encore. Ce point gagné, la Russie n’aura pas besoin de Constantinople, où règne une grande tolérance commerciale ; elle s’ouvrira de vastes débouchés dans tous les marchés de l’Orient, et son influence près de la Porte ottomane fera le reste. L’Angleterre se trouve, vis-à-vis du gouvernement russe, dans cette singulière situation, de le pousser à la conquête de Constantinople, si, en renouvelant avec succès ses tentatives en faveur des Circassiens de la côte d’Abasie, elle empêchait la prise de possession définitive de cette côte par les Russes, ou de courir de grands risques pour son commerce en Orient, si elle les laisse définitivement s’y établir !

Quant à l’Inde, le gouvernement anglais n’a jamais pensé sérieusement que la Russie voulût l’inquiéter de ce côté. Quand il fut fait mention, dans le parlement anglais, des empiètemens de la Russie dans l’Inde, c’était dans un temps où le cabinet anglais avait besoin de grands crédits pour réparer les fautes du cabinet précédent, et la négligence de l’amirauté, qui avait laissé singulièrement dépérir la marine ; depuis quinze ans, on avait reculé le moment de demander de nouveaux crédits à ce sujet au parlement, et il fallait, à tout prix, en obtenir. Ce fut alors que la presse ministérielle fit sonner bien haut le péril que courait l’Inde du côté de la Russie. On obtint ainsi les fonds nécessaires pour l’augmentation et la réparation de la flotte, et les fonds votés, il ne fut plus question de l’Inde. J’ai rencontré des officiers russes qui ont parcouru, il y a quelques années, la distance qui sépare les dernières provinces russes des frontières de l’Inde. Ils sont encore épouvantés, à cette heure, des difficultés de ce voyage. En Russie, parmi les hommes d’état, on semble désirer que les Anglais fassent des progrès dans l’Inde, et s’avancent jusqu’à la province de Kaboul, où les Russes pourraient leur donner la main, circonstance qui donnerait à la Russie le commerce de transit que seraient obligés de faire par la Russie les Anglais établis dans cette partie de l’Inde, genre de commerce le moins périlleux et le plus régulier de tous. Je rapporte ces vues qui appartiennent à quelques hommes éminens en Russie, sans affirmer qu’elles soient justes, sans garantir qu’elles soient sincères.

Que la Russie cherche ou ne cherche pas à pénétrer dans l’Inde, qu’elle convoite ou qu’elle ne convoite pas la possession de Constantinople, il est certain qu’elle s’occupe activement de se rendre formidable en Orient, et qu’elle se prépare à soutenir avec avantage une guerre de ce côté, si cette guerre lui devenait nécessaire. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de l’activité qui règne à Sébastopol et dans les établissemens russes de la mer Noire. Cette activité est particulière au caractère russe, à l’empereur actuel. C’est le mouvement sans égal imprimé par Pierre-le-Grand à un empire qui s’organise encore ; mais ce mouvement, cette activité, donnent la force, et il est bon d’en suivre les effets dans tous leurs développemens.

De grands établissemens se préparent en ce moment à Kertsch, port situé vis-à-vis de l’entrée de la mer d’Azoff, et qui domine le détroit qui lie cette mer à la mer Noire. (C’était autrefois Panticapée, la résidence de Mithridate.) Kertsch a été cédé en 1774 à la Russie par la Porte. Par un ukase du 21 avril 1833, tous les navires destinés pour la mer d’Azoff sont tenus de faire quarantaine à Kertsch. Chaque année, le commerce de cette ville, vers la côte d’Asie, prend une plus grande extension, et a donné une certaine importance à la ville. Le port de Kertsch est, par sa position, à l’abri de tous les vents, et la force des vagues y est diminuée encore par le courant continuel du détroit qui joint une mer à l’autre. En 1833, la navigation y a commencé au 1er février, et a fini au mois de décembre. Elle a donc duré trois mois de plus qu’à Tangarok. Jusqu’à la deuxième guerre avec la Turquie, il se faisait à Kertsch un commerce d’échange avec les Circassiens et les Abases, de qui on recevait la cire, le miel, les fourrures, et auxquels on donnait le sel, qui ne se trouve pas de ce côté du Caucase. Il y a un an et demi environ qu’on découvrit, aux environs de Kertsch, d’immenses terrains réunissant toutes les conditions métallurgiques et minéralogiques pour l’établissement d’usines et de fonderies. Il faut savoir que, dans la dernière guerre avec la Turquie, les embarras qui s’élevèrent au moment de franchir les Balkans, se trouvèrent augmentés par le manque de boulets et de munitions de ce genre où se trouvait l’armée russe. Un noble jeune homme, dévoué à son pays, M. de Demidoff, se hâta d’offrir un don patriotique de 500,000 roubles de boulets pris dans ses usines de l’Oural ; mais il fallait franchir des distances immenses, et l’arrivée de ce secours fut retardée de quelques mois. Depuis ce temps, le gouvernement russe cherchait, pour le cas d’une nouvelle guerre avec l’Orient, à s’assurer des ressources dans ses provinces méridionales. Il les fit explorer, et les découvertes faites à Kertsch ne tardèrent pas à être utilisées. Un officier du génie russe fut envoyé à Paris, pour donner à M. Anatole de Demidoff tous les renseignemens à ce sujet. La fortune de la famille Demidoff provient d’une concession semblable, faite autrefois, dans le nord de la Russie, à l’aïeul de M. de Demidoff. L’espoir d’être utile à son pays l’a décidé, plus que des considérations de fortune, à se rendre lui-même, quoique malade, à Kertsch, et à commencer sur une immense échelle l’exploitation des terrains qui s’y trouvent. Les machines nécessaires ont été embarquées au Havre, il y a deux mois ; M. de Demidoff les a suivies de près, et dans deux ans, la Russie aura sans doute des fonderies et des arsenaux à peu de distance de Constantinople. Je cite ce fait pour montrer qu’il ne faut pas tout-à-fait se fier aux garanties de paix que donne le développement commercial de la Russie.

Ce fait est significatif sans doute, mais il n’est pas alarmant. Il veut dire que la Russie se met en mesure de répondre à une agression contre sa nouvelle marine et son nouveau commerce, et non pas qu’elle veuille oublier toutes les idées de prudence que lui commandent, comme je crois l’avoir démontré, sa situation actuelle, ses premiers pas vers la prospérité commerciale et le crédit public. Il semble même que tout concoure à retenir le gouvernement russe dans ce cercle, et à diriger les combinaisons de sa politique ailleurs que vers des agrandissemens illimités. En Pologne même, dans ce foyer de troubles qui semblait devoir mettre la Russie aux prises avec l’Angleterre et la France ; en Pologne, il se prépare un ordre de choses tout nouveau. Depuis la dernière révolution de Pologne, le pays était gouverné par la gendarmerie ; la terreur partout. Aujourd’hui les arrestations sont devenues moins fréquentes, on gouverne le plus légalement possible. Si ces dispositions continuent, elles ne tarderont pas, grâce au bel établissement fondé par le prince Lubetzki, à Varsovie, à donner un nouvel aspect à ce malheureux pays. Je parle de la banque de Pologne.

Napoléon avait rendu la liberté aux paysans polonais. C’est dans cet état que les trouvèrent ceux des propriétaires nobles polonais à qui il fut permis de rester en Pologne après l’insurrection de 1831, mais à la condition de résider dans leurs terres. L’agriculture est aujourd’hui leur principale, on peut dire leur unique occupation ; mais la main-d’œuvre qu’il faut payer, et payer assez cher, les a obligés à chercher un moyen de diminuer ces frais, et d’exploiter leurs terres au meilleur marché possible. C’est dans ces vues que le prince Lubetzki a fondé, avec l’assentiment du gouvernement russe, la banque de Pologne. La banque vient au secours de tous les propriétaires qui veulent améliorer leurs terres. Elle leur prête des capitaux pour douze ans, à un intérêt d’un demi pour cent par mois, avec faculté de rembourser leur dette et de l’amortir, selon leur volonté. La banque fournit encore des machines pour les exploitations industrielles, des instrumens d’agriculture d’après les meilleurs procédés ; elle en fait venir des pays étrangers, en fait construire elle-même et entre dans tous les détails de l’administration rurale. Il y a peu de propriétaires qui ne soient aujourd’hui en relation avec la banque, dont les directeurs et les employés sont les Lubetzki, les Lubienki, les membres des premières familles de la Pologne, et elle étend chaque jour ses rapports et obéit avec zèle à l’esprit de son institution, qui est d’aider la noblesse à améliorer ses terres, et de la décider à les habiter. Singulier contraste qu’offre ici le gouvernement russe, dont la politique, en Russie, est de ruiner les propriétaires nobles et de les tenir éloignés de leurs domaines !

Résumons ces vues préliminaires sur la Russie et sa tendance actuelle. L’empereur Nicolas a eu peut-être, au commencement de la révolution de juillet, les mêmes velléités qu’eut jadis l’impératrice Catherine, quand la révolution de 1789 éclata. Il n’a pas ouvertement fermé la Russie aux Français, comme fit l’impératrice, mais il a opposé tous les obstacles possibles aux communications entre la Russie et la France ; il n’a pas fermé ses ports à nos vaisseaux ; il n’a pas déchiré les traités de commerce, mais il a été violemment tenté de le faire, et il l’eût peut-être fait sans les représentations de son vieux, sage et prudent ministre des finances. Qu’est-il résulté de ces dispositions ? Comme ses prédécesseurs au trône et dans la voie des inimitiés contre la France, l’empereur s’est calmé en présence de toutes les considérations que j’ai signalées en commençant cet écrit, et qui s’élèvent aujourd’hui plus puissantes que jamais. Or, le caractère de l’empereur actuel le dispose à sentir mieux que personne l’importance de ces considérations. L’empereur a des idées vraiment chevaleresques, des pensées de religion qui ne l’abandonnent jamais, des sentimens nationaux poussés presque à l’excès ; mais ce qui domine en lui, c’est l’esprit d’affaire le plus vif et le plus pénétrant, la faculté de s’arrêter à point, de ne pas laisser obscurcir son intelligence par la grandeur du pouvoir dont il dispose, de ne se dissimuler aucun obstacle, quelque petit qu’il soit, de juger avec supériorité les circonstances où les ménagemens feraient plus que la force, et de faire céder à propos à ce tact appréciateur toutes ses passions, toute la vivacité de son courage de soldat et de son orgueil de prince. S’il m’était permis de faire une comparaison, je dirais que l’empereur a quelques qualités communes avec un souverain qu’il ne convient pas de nommer ici, et que ces qualités sont justement les plus propres à lui faire comprendre la situation de la Russie et l’importance du rôle pacifique que ses véritables intérêts, sa gloire bien entendue, l’appellent à jouer sur la scène politique du monde.

Dans les entretiens que l’empereur accorde aux étrangers, on le trouve toujours fier de son pouvoir absolu, fier des forces militaires dont il dispose, mais fier surtout des progrès que fait l’industrie sous son règne, et jaloux de les augmenter encore. Quant aux dispositions personnelles de l’empereur à l’égard de la France et du prince qui la gouverne, elles sont variables selon les évènemens, même selon les plus petits ; et comme l’empereur s’est dévoué, avant tout, à la prospérité de son empire, on peut assurer d’avance que ses sentimens, quels qu’ils soient, seront toujours dominés par les intérêts de la Russie. Il faut espérer que ces intérêts bien entendus l’emporteront, et que l’empereur de toutes les Russies n’abdiquera pas le rôle d’un grand souverain pour se faire simple membre des coteries du faubourg Saint-Germain.

Les faits ont tant d’influence sur l’esprit de l’empereur Nicolas, qu’il reste peu à faire aux hommes. Aussi ne peut-on dire lequel de ses ministres est le plus influent, si toutefois il y a en Russie un ministre influent. Le comte de Cancrin, ministre des finances, jouissait depuis dix ans d’un grand crédit auprès de l’empereur : sa vieille franchise allemande fait sa force à la cour ; mais sa disgrace, si elle avait lieu jamais, viendrait aussi un jour de là.

L’empereur, tout russe exclusif qu’il soit, a placé sa confiance dans trois Allemands, le comte de Nesselrode, le comte de Cancrin, et le comte de Benkendorff, le compagnon de tous ses voyages, son aide-de-camp général, chargé de la police de l’empire et de la sûreté de sa personne ; mais la volonté de l’empereur est telle qu’il n’y a plus de lutte entre les intérêts moscovites et les intérêts allemands. Tout est russe aujourd’hui autour de lui ; les dernières traces des idées de l’empereur Alexandre sont effacées, et le seul comte de Cancrin peut-être ose dire que la civilisation et la prospérité de la Russie ne se développeront largement que lorsque l’empereur Nicolas aura fait pour les marchands ce que Pierre-le-Grand a fait pour la noblesse, et les aura contraints de couper leurs barbes, et de prendre les coutumes européennes. Mais tous les ministres de l’empereur ne sont pas aussi hardiment sincères. Il ne faut donc pas attacher trop d’importance à l’aversion de quelques-uns des fonctionnaires de l’empire russe pour le gouvernement français. Ce sentiment disparaîtra en eux, sous la domination qu’exerce l’empereur sur les idées de ceux qui l’entourent, dès que les antipathies impériales auront faibli, et ces antipathies n’augmenteront pas par l’effet de l’antipathie des autres, dans un esprit où l’influence des évènemens parle plus haut que personne.

La conduite de l’empereur dépendra du degré de confiance qu’il aura dans la stabilité du gouvernement français. C’est la préoccupation constante de l’empereur, et ses dispositions à l’égard de la France, l’opinion même qu’il se forme de son gouvernement, varient selon les chances de durée que lui montrent tour à tour les évènemens. La France n’aura donc à s’inquiéter sérieusement de la Russie que dans ses momens critiques. Pour peu que le gouvernement français surmonte ses embarras intérieurs, le gouvernement russe arrivera progressivement à lui, en dépit de l’opposition de principes et de tout ce qui s’oppose à l’union des deux cabinets. Jusque-là la France n’abandonnera pas, sans doute, sa position de surveillance à l’égard de la Russie, la prudence dans ses rapports, et veillera surtout à ce que la Russie n’aide pas ses adversaires par d’indirectes diversions. Le temps viendra où la nature de ces rapports changera d’elle-même, ce temps que prévoyait déjà, il y a près de quarante ans, un homme qui a laissé de belles leçons politiques, M. d’Hauterive ; ce temps qu’il définissait ainsi, est déjà bien rapproché et à demi venu. « Quand la Russie, disait-il, sera bien convaincue que les véritables sources de sa prospérité et de sa puissance sont dans son sein ; quand elle prendra part elle-même à l’exportation de son superflu et à l’importation des objets de ses besoins ; quand elle acquittera envers les états de l’Europe la dette de sa civilisation, et quand après avoir imité l’exemple de leurs arts, elle leur donnera celui de la sagesse, de la modération, de la justice ; quand au lieu d’intimider les états faibles qui l’entourent, elle imitera la France, qui, en pareil cas, les protège et les assiste ; quand elle sentira la nécessité de fonder le droit public en Europe, non sur des débris dispersés, non sur des regrets et des hypothèses, mais sur les faits, sur les circonstances, sur les forces réelles des états tels qu’ils existent ; alors l’empire russe ne verra pas la France avec des yeux d’inimitié, il maintiendra l’équilibre du nord pendant que la France garantira celui du midi, et leur accord assurera l’équilibre politique du monde[47]. »

En attendant que ces prévisions fondées sur les meilleures et les plus sages combinaisons politiques s’accomplissent, il suffira au gouvernement français d’être fort, c’est-à-dire de s’établir avec fermeté au dedans, et de conserver soigneusement les alliés qu’il s’est acquis depuis la révolution de juillet, pour être respecté par le gouvernement russe, et préparer pour l’avenir de plus étroites relations. C’est là le principe fondamental de notre politique à l’égard de cette puissance, et c’est à Londres surtout que doit se faire notre diplomatie avec Saint-Pétersbourg. Pour tout le reste, il suffira d’agir avec dignité en Russie, d’éviter les occasions où le nom français pourrait être compromis, je dis même les plus petites, car, je le répète, l’empereur est influencé par les petites comme par les grandes choses ; de choisir sérieusement et avec habileté les hommes que le gouvernement enverra à Saint-Pétersbourg, même dans les emplois secondaires de la diplomatie. Ce sont là de petites précautions sans doute, mais les grandes pensées ne s’accomplissent parfaitement que par les petits détails, et c’est une vérité qui ne reçoit nulle part mieux sa démonstration qu’en Russie.

Le peu que je viens d’écrire sur la Russie, et tout ce que je pourrai écrire un jour, se résumera par une seule idée.

Dans l’ordre intellectuel, la Russie est à nos portes. Nos pensées y arrivent, sans s’arrêter en Allemagne qu’elles ne font que franchir.

Ainsi, nous avons communiqué avec la Russie par le goût et l’esprit du xviiie siècle ;

Puis, par l’esprit militaire et la grandeur guerrière de l’empire.

Nous y dominons encore maintenant par l’influence de notre civilisation industrielle.

Le jour de nos idées politiques viendra peut-être à son tour. Je parle des idées sages et modérées, de celles qui peuvent se concilier avec l’ordre public européen et les intérêts dominans des sociétés civilisées. La France n’a donc qu’à attendre ce jour-là avec confiance, et elle le rapprochera assurément si elle l’attend avec calme et surtout, je le répète, avec dignité.


Paris, le 10 juillet 1837.
  1. 1791. Renvoi de M. Genet, envoyé de France près de Catherine II. (Des services rendus par la Russie, etc. Leipsig, 1815.)
  2. Voyez Storch et Ockhard.
  3. 17 juillet 1801.
  4. Précis des notions historiques sur la formation du corps des lois russes, tiré des actes authentiques déposés dans les archives de la deuxième section de la chancellerie particulière de l’empereur. Saint-Pétersbourg, 1833.
  5. Ukase du 22 avril 1801.
  6. L’histoire législative du règne de l’empereur Nicolas se composait déjà, au 1er janvier 1832, époque à laquelle la dernière commission des lois publia l’ensemble de son travail, de quatre mille huit cent quarante-cinq manifestes et ukases, de deux cent sept statuts, de douze traités et de neuf diplômes.
  7. Compte-rendu du ministre de l’intérieur Kotschubeij pour 1803 et 1804.
  8. Schubert, Handbuch der staatskunde von Europa, Kœnigsberg, 1833.
  9. Ibid.
  10. Ukase du 18 février 1762.
  11. Ordonnance du 24 avril 1785.
  12. Manifeste du 2 avril 1801.
  13. Ordonnance, juin 1836.
  14. Ukases du 8 novembre 1807 et du 14 novembre 1824.
  15. Manifeste de l’impératrice Catherine, 17 mai 1775.
  16. Ukases du 6 juin 1816 et du 6 janvier 1820.
  17. Ukase du 4 mars 1714.
  18. Ukase du 23 mai 1786.
  19. Ukase du 25 mai 1809.
  20. Manifeste de l’empereur Paul Ier, 5 avril 1797.
  21. Ukase de l’impératrice Catherine, 4 août 1782.
  22. Délibération du conseil de l’empire du 16 novembre 1810.
  23. Ordonnance de l’impératrice Catherine, 5 novembre 1778.
  24. Manifeste du 8 septembre 1802.
  25. Décision du sénat, confirmée par l’empereur le 5 mai 1801.
  26. Décision du conseil de l’empire, 14 décembre 1810.
  27. Décision du 12 juin 1826.
  28. Ukase du 8 septembre 1802.
  29. Ukase du 9 septembre 1801.
  30. Manifeste du 1er janvier 1807.
  31. De l’état des forces industrielles de la Russie, par V. Peltschinsky. Saint-Pétersbourg, 1831.
  32. Ukase du 30 avril 1720.
  33. Ukase du 13 novembre 1739.
  34. Ukase du 1er septembre 1763.
  35. De l’Instruction en Russie, par le baron Alex. de Krusenstern. — Varsovie, 1837.
  36. Ukase du 23 décembre 1798.
  37. Ukase du 6 août 1809. — De l’instruction publique en Russie, etc.
  38. M. Glagoleff. Statist. — Journal du ministère de l’intérieur (en russe), 1837.
  39. Un document publié, il y a peu de jours, par le ministre de la guerre, prouve qu’aujourd’hui parmi 520,298 jeunes gens inscrits sur la liste du dernier tirage, 155,839 savaient lire et écrire ; 11,784 savaient seulement lire ; 149,193 ne savaient ni lire ni écrire ; restent 9,488 dont l’état d’instruction n’a pu être examiné ; total : 326,298.

    Les mêmes proportions à peu près ont été constatées parmi les 80,000 conscrits fournis par le tirage ; car de ceux-là 40,186 savaient lire et écrire, et 34,569 ne savaient ni lire, ni écrire. Ce document tend à prouver que près d’une moitié de la population française à l’âge de vingt ans se trouve encore dépourvue de toute espèce d’éducation.

  40. Collection des lois prussiennes (en allemand), année 1825, pag. 934.
  41. The Russian fleet in the Baltic in 1836, with some remarks intended to draw attention to the danger of leaving our navy in its present extremely reduced state, by H. W.Craufurd, commander in the royal navy. London, 1837.
  42. Die kaiserliche russiche kriegsmacht im jahre 1833, von dem général-lieutenant grafen von Bismark. Carlsruhe, 1836.
  43. The Russian fleet, etc., pag. 10 et suiv.
  44. Voyez un Mémoire sur le commerce des ports de la nouvelle Russie, par Jules de Hægemeister. Imprimerie de la ville d’Odessa, 1835.
  45. En 1829, les ingénieurs russes exploraient déjà les mouillages de Redoute-Kale et de Poti pour y construire un port, et s’occupaient d’un projet pour rendre le Phaze et le Cyrus navigables. (Annuaire officiel du corps des ingénieurs des voies de communication. Saint-Pétersbourg, 1830.)
  46. Reise in die krym und den Kaukasus. Berlin, 1815. — Reise in die krym und die lænder der Kaukasus et Jagar. Leipsig, — Skizzen aus Rusland, von Tielz. Cobourg, 1836. — Coup d’œil général sur les arrondissemens fluviaux de la Russie. Riga, 1823. — De la ligne du Caucase, par J. Debout. Saint-Pétersbourg, 1829 (en russe). — Considérations sur les communications d’eau de la Russie, par Dmitri Dubenski (en russe). Moscou, 1825.
  47. De l’État de la France à la fin de l’an viii. Paris, 1800.