Des Progrès de la mécanique - Marcel Deprez

Des Progrès de la mécanique - Marcel Deprez
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 821-848).
DES PROGRES
DE LA MÉCANIOUE

M. MARCEL DEPREZ.

L’antithèse entre la théorie et la pratique plaît aux ignorans, elle encourage leurs efforts stériles; beaucoup croient appliquer la science qui ne l’ont jamais étudiée. On peut, sans rien savoir, inventer une machine qui marche, être admis, sans objections ni conseils importuns, à payer un brevet d’invention, dont le numéro d’ordre seul pourrait servir d’avertissement. Il serait curieux de chercher et utile de dire, parmi les cent cinquante-six mille cinquante-quatre projets caressés d’abord avec tant d’espérance, combien ont pu subir l’épreuve de l’expérience et y survivre ; combien, en moindre nombre, ont enrichi leurs inventeurs ; combien enfin, plus glorieux et plus rares, ont mérité pour eux une place dans l’histoire de la science. Dans cette très courte liste, que de tristesses encore ! La justice des contemporains ne devance jamais le succès, l’indifférence attend, pour le voir, la sanction d’une longue pratique, et, pour le retarder, la malveillance fait plus que détourner les yeux. James Watt, il y a cent ans à peine, écrivait à son illustre ami le docteur Black : « De toutes les choses de cette vie il n’y en a pas de plus folle que de faire des inventions! » On pourrait sans crainte graver ces tristes paroles au pied de la statue du grand inventeur : dans le rayonnement d’une telle gloire, elles ne décourageaient que les envieux.


I.

Quelque nom que l’on donne à cette folie, dont Watt, qui s’en plaignait, n’eût pas voulu guérir, nul n’en est aujourd’hui plus complètement atteint que M. Marcel Deprez; nul n’est moins accessible au découragement, moins ébranlé par les déceptions, et, pour faire triompher ses idées, mieux résigné à tous les sacrifices. Il réunit, par un rare privilège, à une imagination pleine de ressources, un jugement droit et sévère. Quoiqu’il préfère le bon sens à l’étude, aucune partie de la science n’est pour lui d’une méditation trop profonde. Dans le cercle très étendu des théories qu’il discute et qu’il applique, il n’a jamais, à ma connaissance, été repris d’insuffisance ou d’erreur.

C’est à un ingénieur éminent, à un membre regretté de l’Académie des sciences, Charles Combes, que la science doit sans doute M. Marcel Deprez. Combes était bienveillant et accessible à tous ; son expérience attrait les inventeurs; et sa franchise, au risque de les froisser, leur épargnait plus d’une illusion. Un très jeune homme, un jour, lui demanda audience. Il était élève de l’École des mines; Combes, comme directeur, avait ses notes sous les yeux; elles promettaient peu et, s’il faut tout dire, on y invitait l’élève Marcel Deprez à abandonner des études commencées sans ardeur et poursuivies sans régularité. Le jeune écolier alléguait une excuse : accoutumé à suivre ses idées, lorsque le commencement d’une leçon faisait apparaître un problème, il cessait d’écouter et voulait le résoudre. Forgeant son âme au lieu de la meubler, comme le conseillait Montaigne, il avait peu appris ; mais les principes, médités sans cesse, l’avaient conduit par des voies simples à des vues réellement nouvelles. Le maître respecté des maîtres qui le repoussaient l’écouta avec plaisir, avec profit même, il se plaisait plus tard à le dire. Combes s’informa de sa position, il était pauvre; de son ambition, elle se bornait à satisfaire librement, sans programmes impérieux, les curiosités de son esprit. Cet auditeur inattentif des plus savantes leçons sentait le charme de la science; ce disciple rebelle aux exercices de l’école aimait le travail et l’étude ; cet écolier sans émulation avait le feu sacré et le génie de l’invention. Combes en avait le respect et le zèle; il prit M. Marcel Deprez près de lui, et, tout en rémunérant ses utiles services, le dirigea sans le gêner en rien. Bientôt même, renversant les rôles, il rédigeait, pour les présenter à l’Académie des sciences, avant de les insérer dans un de ses ouvrages, les premiers travaux de son secrétaire.

M. Marcel Deprez simplifiait en le perfectionnant le mécanisme des tiroirs dans une machine à vapeur. Le mouvement du piston est alternatif; on doit, pour l’entretenir, agir sur les deux faces successivement, sans que les pressions opposées puissent, à aucun instant, entrer en lutte. A la fin de chaque course, la vapeur dilatée et refroidie s’échappe dans l’atmosphère ou dans le condenseur, pendant que celle de la chaudière entre du côté opposé. Une plaque, qu’on nomme tiroir, va, vient et glisse sans cesse, sur trois ouvertures qu’elle couvre et découvre pour fermer les communications et les ouvrir à propos. Cette pièce est la plus délicate de la machine ; une seule seconde de retard, un seul millimètre d’avance, pourraient troubler et renverser l’action. Les solutions de M. Deprez sont simples ; la description en serait longue. Quelques citations suffiront pour faire comprendre, sans en diminuer en rien le mérite, le généreux élan de l’excellent M. Combes.

Combes, dans ses études sur la machine à vapeur, consacre plus de vingt pages à la description du tracé de M. Deprez, qui n’est pas moins simple, — c’est la louange très flatteuse qu’il lui donne, — que celui du professeur Zeuner. M. Haton de La Gonpillière, dans une savante et judicieuse revue des progrès récens de l’exploitation des mines, décrit à son tour et juge avec autorité, après dix ans d’épreuves, la coulisse de M. Deprez. « Tandis qu’on ne craint pas dit-il, de multiplier indéfiniment les articulations dans certains appareils récens, celui de M. Deprez ne comporte qu’un excentrique et une seule articulation. » Les ingénieurs du chemin de fer du Nord ont constaté enfin, dans un rapport officiel, sur une locomotive munie du nouveau mécanisme, et pour un trajet de 30,000 kilomètres, une économie de 20 pour 100.

De tels jugemens semblent sans appel. M. Marcel Deprez, — le cas est rare, — les a trouvés trop favorables. Les conditions imposées aux tiroirs soulèvent plus d’un problème. Il voulut les résoudre. Sans consulter les maîtres ni pâlir sur les livres, le jeune volontaire de la science entreprit l’étude de la détente, la discussion des principes qui condamnent les espaces libres et prononcent sur les inconvéniens de l’admission anticipée de la vapeur. Le secrétaire de Combes avait des loisirs; les ateliers devinrent son école. Spectateur attentif, puisant à la source, il recueillait des observations, prenait note des singularités, critiquant tout, jugeant tout, et tentant d’ingénieux essais. L’effort de la vapeur est variable, il faut, pour procéder avec ordre, le mesurer en chaque point de la course. L’indicateur de Watt a cette destination et met le corps de pompe en communication avec un petit cylindre dans lequel un piston, pressé par la vapeur, comprime un ressort qui donne la mesure de la tension : un crayon l’inscrit en traçant une courbe sur un papier mobile.

Cette solution rapide n’est qu’approchée. Pour s’ajuster à la force qui le pousse, un ressort a besoin d’un temps plus ou moins long suivant sa raideur ; l’indicateur n’en accorde aucun. Dans l’inscription continue d’une force qui varie sans cesse, un retard est inévitable et rien ne prouvée qu’il soit constant. De rapides sinuosités dans la courbe tracée, surtout vers la fin de la course, trahissent, si j’ose le dire, l’incertitude et l’hésitation du crayon. Les constructeurs prescrivent, il est vrai, de remplacer par un trait régulier, dont on se contente, la ligne moyenne de ces indications parasites. Plus scrupuleux et plus défiant, M. Deprez voulut, sans corrections arbitraires, obtenir un tracé certain. Il proposa une méthode qui fut signalée par Combes à l’Académie des sciences comme ingénieuse et nouvelle et réalisée bientôt avec succès par les ingénieurs du chemin de fer du Nord.

Le petit instrument que M. Deprez voulait remplacer était bien connu de Combes, qui trente ans avant, au retour d’un voyage d’Angleterre, l’avait, un des premiers, décrit et préconisé en France. « Cet instrument simple et portatif, écrivait Combes en 1847, est fort connu en Angleterre. J’en ai publié la description et je l’ai appliqué à plusieurs machines en y apportant une modification qui le rend d’un usage plus commode et un peu plus exact. » M. Deprez, approuvé et loué par Combes, voulut être complètement exact. Les effets d’une force, proportionnels au carré du temps, sont en un centième de seconde dix mille fois moindres qu’en une seconde. Le dilemme est décourageant : si l’action dure peu, l’effet est imperceptible; si elle se prolonge, le résultat n’est qu’une moyenne. M. Deprez, très ingénieusement, renverse le problème, il se donne la force et prend pour inconnue la position correspondante du piston. Au moment où la tension de la vapeur atteint la valeur assignée d’avance, elle détermine le mouvement d’une pièce jusque-là maintenue par une force supérieure et fait marquer un point de la courbe à construire.

L’appareil fut exécuté. M. Deprez prit toutes les mesures dans les ateliers du chemin de fer du Nord, sur la machine même munie de la coulisse inventée par lui. La conclusion fut inattendue. Les espaces libres, condamnés et proscrits, et l’admission anticipée de la vapeur, sont sans influence sur le rendement. L’assertion était paradoxale. Les conditions de la meilleure marche sont réduites en règles précises. M. Deprez, applaudi par ses maîtres, a rempli tout leur programme. La machine, munie de son système, procure une économie officiellement constatée, et l’inventeur lui-même, respectueux de la seule vérité, sans se soucier d’affaiblir un succès auquel un plus habile aurait demandé la fortune, explique avec précision les conditions dans lesquelles l’inconvénient corrigé ne rendrait pas la machine moins parfaite.

Le travail d’une machine doit être comparé à la dépense faite pour le produire. L’admission anticipée de la vapeur et la compression qui en résulte, lorsqu’il n’existe aucune autre imperfection, diminue, pour chaque coup de piston, le travail de la machine; mais la dépense de vapeur, et avec elle, la consommation du charbon, sont réduites en même temps; le rapport reste le même. Le perfectionnement est comparable à celui qui, dans un appareil d’éclairage, procurerait, en même temps qu’une plus grande consommation de gaz, une plus grande production de lumière.

Les ingénieurs cependant, après de longs essais, avaient proclamé une économie de 20 pour 100. D’où vient cela? M. Deprez en donne la véritable cause. On demandait aux machines comparées la même quantité de travail. Celle qui portait la coulisse nouvelle marchait dans les conditions normales. L’allure de l’autre était forcée. Les choses se passaient à peu près comme si, voulant comparer deux machines, l’une de 9, l’autre de 10 chevaux, on leur imposait à toutes deux un travail de 10 chevaux. Parce que la seconde ferait mieux cette tâche (qui est la sienne), on aurait tort de la déclarer mieux construite. Le contraire aurait lieu si, pour faire l’épreuve, on leur imposait un travail commun de 9 chevaux. Une machine construite pour produire 9 chevaux de travail, si on supprime, par un jeu plus habile des tiroirs, l’admission anticipée et la compression de la vapeur, peut devenir une machine de dix chevaux; sa qualité restera la même : on brûlera, par heure et par force de cheval, la même quantité de charbon. Le système, toujours avantageux, de M. Deprez se trouve ainsi réduit à sa juste valeur. L’observation est judicieuse et fine; il y aurait eu, pour tout autre, mérite à la faire le premier; pour l’inventeur, le mérite est double.

M. Deprez avait trop vécu dans les ateliers pour ignorer qu’on y préfère à la précision la rapidité des résultats, et la simplicité à la rigueur. Le mouvement rectiligne de va-et-vient du crayon de l’indicateur fait naître sur un papier mobile une courbe nommée diagramme, dont la surface mesure le travail d’un coup de piston. M. Deprez s’est proposé de tracer cette courbe, ou, pour parler plus exactement, de la faire tracer par la machine, en laissant le papier immobile. Il a résolu ce problème ; deux points mobiles ayant des mouvemens quelconques, forcer un troisième point à décrire le mouvement résultant des deux autres. L’un des deux points mobiles, est-il besoin de le dire? est l’extrémité du crayon; le second est animé du mouvement qu’on donnerait au papier et que l’on remplacera par celui d’un organe de la machine. La courbe obtenue, sans être changée en rien, sera amplifiée ou réduite, suivant les cas. Tout l’avantage consiste à débarrasser l’appareil du papier mobile, qui le rendait moins portatif et moins simple.

Je ne puis terminer cette rapide et incomplète revue des travaux de M. Deprez sur la machine à vapeur sans parler d’un régulateur de vitesse très ingénieux, très nouveau, reposant sur les plus judicieux et les plus savans principes, bien peu connu cependant, car, entraîné par d’autres recherches, M. Deprez ne l’a ni construit ni décrit dans aucun recueil.

Le régulateur de Watt est bien connu. Deux boules liées à la machine se rapprochent ou s’écartent sous l’influence de la force centrifuge, suivant que la vitesse diminue ou augmente. Leur écartement agit sur une valve qui facilite l’admission de la vapeur, quand la vitesse est trop petite, et la modère quand elle est trop grande. Tout écart de vitesse tend ainsi à se corriger. Mais l’effet est lent et souvent incomplet. Plusieurs mécaniciens, au premier rang desquels il faut citer Foucault, ont ingénieusement substitué au régulateur de Watt un système isochrone, contraint par sa constitution même de prendre une vitesse déterminée, ou, sinon, poussé immédiatement à l’une des positions extrêmes; élevé au plus haut aussitôt que s’accroît la vitesse, il tombe au plus bas dès qu’elle se ralentit. Trop énergique et trop brutale, la correction dépasse le but, et ces continuels coups de caveçon font naître et entre tiennent des oscillations qui ne cesse ut plus.

La solution proposée par M. Deprez repose sur cette remarque : dans un grand nombre de cas, les résistances à vaincre dans une usine sont indépendantes de la vitesse. La force nécessaire pour entretenir une allure, quelle qu’elle soit, reste la même. On travaille moins en marchant plus lentement, on développe le même effort.

Ceci étant admis, M. Deprez associe à sa machine un régulateur de Watt ordinaire ; il le laisse, quand la marche est troublée, travailler à la rétablir; mais au lieu d’abandonner les outils aux lentes oscillations qui vont naître, il attend le premier maximum de vitesse, pour fixer, dans la position qu’elles ont prise, les valves régulatrices de la vapeur. Comme l’avait deviné Kepler et l’a formellement énoncé Fermat, au moment de tout maximum, la variation devient nulle. La vitesse étant un instant constante, les forces mouvantes font équilibre aux forces résistantes, et si les premières deviennent invariables, les secondes l’étant, par hypothèse, l’équilibre ne sera plus troublé. La vitesse restera constante, mais elle ne sera pas celle que l’on désire. Pour revenir à la vitesse normale et y rester, il suffira d’ouvrir ou de fermer, pendant un instant, une valve, distincte de celle que fait agir le régulateur, c’est là le point essentiel, en mettant fin à son action dès qu’on aura atteint la vitesse désirée, qui se maintiendra jusqu’à l’intervention d’une cause perturbatrice exigeant une manœuvre nouvelle.


II.

M. Marcel Duprez, dans une courte note adressée à l’Académie des sciences, avait indiqué, sans s’étendre sur le détail, pour l’étude des gaz de la poudre, l’application du principe nouveau proposé pour la mesure des pressions variables. Le corps de l’artillerie de marine entendit l’appel. Une commission présidée par le général Frébault fit construire, sur les dessins de M. Deprez, un appareil très délicat, dont l’étude formait tout son programme. Les ressources mises à sa disposition, les louanges éclairées de collaborateurs d’élite et la flatteuse confiance de la commission, stimulèrent le jeune inventeur. Abordant la question sous toutes ses faces, il proposa d’ingénieuses conceptions et, pour chaque problème, des solutions variées, adoptées en principe, et mises sans retard à l’étude. Le savant colonel Sebert, chef d’escadron alors et rédacteur des travaux communs, dans les comptes-rendus publiés à plusieurs reprises par le Mémorial de l’artillerie de marine, signale expressément, avec une sincérité digne de ses talens, le rôle prépondérant de M. Marcel Deprez. Qu’on me permette ici une réflexion que je ne veux pas taire.

Le corps de l’artillerie de marine, attentif aux progrès die la science, exécute, depuis plus de trente ans, les travaux techniques les plus admirés. De laborieux et savans officiers, dignes de leurs chefs, y associent leurs noms à ceux du colonel Sebert et des généraux Trébault et Virgile ; leurs annales, publiées pour notre armée seulement, sont lues dans toute l’Europe et consultées utilement par les représentans de la science pure.

Ce corps d’élite, cependant, est recruté, personne ne l’ignore, parmi les derniers élèves de l’École polytechnique. Nos derniers élèves sont donc excellens; ils aiment, ils respectent, ils cultivent la science; je voudrais ajouter : Jugez par là des autres! la logique le permet, la vérité s’y refuse. Les derniers élèves d’une école savante qui s’est ouverte pour eux après de difficiles épreuves, ne sont pas les moins méritans ; dans ce concours sans répit ni trêve, ceux qui renoncent à la lutte y auraient fait souvent très honorable figure.

J’assistais un jour à la réunion du jury qui décide du sort des fruits secs repoussés des services publics. Sur la liste des victimes, à mon grand étonnement, je rencontrai le nom d’un jeune homme que l’opinion de ses camarades plaçait, je le savais, au premier rang. J’alléguai, pour le défendre, ses brillans examens d’admission, l’estime de ses premiers maîtres et des notes excellentes, de date déjà ancienne. Mon discours produisit un effet déplorable. « Il aurait pu être notre meilleur élève, s’écria un éminent ingénieur, et par sa paresse il est le dernier ! Je le déclare indigne d’indulgence. » Telle fut effectivement l’opinion du conseil, et le jeune homme dut quitter l’école. Plus d’un jury moins sévère a laissé passer, pour recruter l’artillerie de marine, quelques-uns de ces paresseux de la vingtième année, non moins riches d’avenir et plus habilement défendus.

Les recherches sur la force de la poudre inspirées par M. Deprez resteront mémorables dans l’histoire de ce problème, toujours à l’étude. Elles méritent plus qu’une simple mention. La route à parcourir était longue; Tartaglia croyait y faire un premier pas en démontrant que la trajectoire est une ligne courbe. « Une pierre qu’on lance, disait-il, décrit une courbe que chacun peut voir; le boulet, personne n’en peut douter, finit par retomber sur la terre, et la trajectoire, pour l’y ramener, se courbe nécessairement tôt ou tard. Cette courbure, ajoute-t-il, est immédiate, elle commence dès la sortie de la pièce.» Voici comme il argumente : « Plus la vitesse est grande et plus on est rapproché du point de départ, moins la courbure doit être sensible ; cela peut être admis comme un axiome. Où trouver place alors pour une portion de ligne droite? En accroissant la vitesse ou en se plaçant plus près de la pièce, ou devrait, d’après l’axiome admis, obtenir une route moins courbée ; or rien n’est moins courbé qu’une ligne droite, et l’hypothèse est contradictoire. » L’assertion n’est pas fausse; mais, ingénieux ou non, un sophisme est toujours stérile. Pour découvrir la forme parabolique, Galilée avait tout à inventer. Le grand italien négligeait la résistance de l’air, sans en ignorer l’influence. L’architecte ingénieur Blondel, ami des problèmes faciles, ne rencontrait dans l’Art de jeter des bombes qu’une application des propriétés de la troisième section conique. La théorie restait éloignée de la pratique et ne faisait pas un plus grand progrès le jour où La Hire, en 1702, devant l’Académie des sciences, expliquait la force de la poudre par l’élasticité de l’air contenu dans les grains et entre les grains dilatés par la combustion.

L’excellent ouvrage de Robins, publié en 1742, et traduit dans toutes les langues, fut le point de départ de travaux plus exacts et qui peuvent, aujourd’hui encore, servir sur plus d’un point de guide aux artilleurs. Robins a le premier mesuré la vitesse du projectile ; la comparaison directe de l’espace parcouru au temps du trajet surpassait les ressources de l’art. Le mouvement, disait Robins, est si rapide, et le temps si court, que si, en le mesurant, on commet la moindre erreur, on pourra se tromper de 500 ou 600 pieds sur l’espace parcouru en une seconde. Les voies les plus assurées de la science sont indirectes; c’est de l’effet du choc que Robins a déduit la vitesse. Le projectile, dans la méthode de Robins, frappe à bout portant un appareil mobile solidement construit en fer et protégé par une pièce de bois sur laquelle on tire. Il ne faut pas s’imaginer, disait Robins, que cette planche soit inutile. Si le boulet, chassé par une forte charge, frappait directement le fer, il briserait tout, serait réfléchi, et, indépendamment du danger auquel on serait exposé, on aurait le déplaisir de n’avoir rien avancé. On supprime aujourd’hui la planche, qui mériterait, je crois, le nom de poutre, et le boulet, reçu dans un lit de sable ou d’argile, y éteint son mouvement, qu’il communique au pendule. On peut se fier à la formule de Robins, elle traduit une loi rigoureuse de la science ; le travail inconnu de destruction en est éliminé. Que le boulet ait déchiré des fibres de sapin ou de chêne, fait une trouée dans la terre ou broyé des grains de sable, la relation entre la masse en mouvement, la vitesse initiale et l’angle d’écartement du pendule restera la même.

La vitesse imprimée au boulet ne mesure pas le mérite d’une poudre. en préférant celle qui, à charge égale, procure le plus grand écart, on commettrait une grave imprudence. L’impulsion, mesurée par la force vive du boulet, est le travail total des gaz de la poudre, proportionnel à leur effort moyen; mais, pour une même moyenne, les extrêmes varient, et les chances de rupture en dépendent. C’est l’effort maximum qui rend la poudre brisante. Si aucun produit chimique, jusqu’ici, n’est admis à charger nos canons, ce n’est pas l’énergie qui leur manque. Le chlorure d’azote, la dynamite, le picrate de potasse, le coton-poudre pourraient, sous un moindre volume, produire un aussi grand travail, mais le ressort de ces substances est trop impétueux et trop raide, leurs gaz se produisent trop vite, l’effort initial est trop grand; après quelques coups, après un seul peut-être, l’arme la plus solide éclaterait sous leur action. La poudre, pour les armes à feu, est aujourd’hui encore sans rivale. Dans le travail des mines, pour briser la roche, la raideur du ressort est un avantage, et la dynamite, pour remplacer la poudre, n’attend sans doute que l’abaissement des droits de fabrication et de vente.

Si j’avais à énumérer et à discuter les tentatives antérieures aux expériences de MM. Deprez et Sebert, la matière ne manquerait pas. J’ai désiré montrer seulement, de manière à ne laisser aucun doute, que la France possède, sans le savoir assez, un inventeur de premier ordre. Les excellens mémoires rédigés par le colonel Sebert apportent, par leur forme, un sérieux commencement de preuves. Une commission militaire est présidée par le savant général Frébault, elle a pour secrétaire un éminent professeur cité avec honneur dans l’histoire de la balistique, M. Helie. A côté de plusieurs noms qui sortiraient de toutes les bouches s’il fallait louer la science de nos officiers et leur ardeur au progrès, cette commission inscrit celui d’un jeune homme sans grade et sans titre, recommandé par son seul mérite. On demande ses conseils, on les suit, on adopte ses projets ; il ne s’agit pas ici d’une inspiration heureuse qui ouvre la voie; pendant trois ans entiers, ces officiers supérieurs, ces savans vieillis dans l’étude, ces mécaniciens, passés maîtres dans l’art des expériences, qui, avant et depuis, ont fait glorieusement leurs preuves, réalisent les projets de M. Marcel Deprez. Chaque difficulté lui procure un succès; on en arrive, je n’exagère rien, à lui commander des inventions. Le chronographe de Schultz est cité jusque-là comme le dernier effort de la science; on rencontre, en l’appliquant, des difficultés considérables; la précision justement vantée de l’appareil a des limites, il faut les franchir, ou sinon l’entreprise devient inutile. On expose l’embarras à M. Deprez, on le presse d’y trouver remède. Versé dans les combinaisons et dans les théories mécaniques, l’étude des courans lui était nouvelle; mais il y a urgence, et il est forcé, — je répète les paroles du colonel Sebert, — de substituer au meilleur chronographe connu un instrument réellement nouveau.

La première méthode proposée par M. Marcel Deprez à la commission pourrait s’appeler mesure statique des pressions de la poudre. Elle repose sur le principe de Pascal : la pression d’un fluide se transmet dans tous les sens, et, à toute distance, proportionnellement aux surfaces. Les mesures qu’on doit prendre et évaluer en kilogrammes peuvent donc, pour les pressions les plus grandes, être représentées par des nombres petits. La pression de la poudre, reçue sur un piston de petite surface, est transmise par une tige rigide à une surface cent fois plus grande et appliquée à presser une masse de mercure. La violence du choc, par cet artifice, est réduite au centième. La pression du mercure est transmise à des pistons de petite surface maintenus par des forces constantes successivement vaincues, et dont les plus grandes ne dépassent pas 20 kilogrammes.

Le plus difficile est de noter le moment où se déplace chaque piston; à chacun correspond, pour les gaz, une pression déterminée à l’avance. La rapidité du phénomène est telle qu’il ne faut pas songer au chronomètre et que les meilleurs chronographes furent trouvés d’abord insuffisans. Une méthode bien connue charge chaque mouvement qu’il faut noter de procurer l’interruption d’un courant ; cette interruption fait naître une étincelle dont la trace, sur un papier en mouvement, marque l’instant précis du phénomène. Aucune action n’étant instantanée, il faut se résigner à un retard ; peu importerait s’il était constant ; ce sont les différences seules qu’on mesure. Malheureusement, l’étincelle présente des irrégularités dont la loi nous échappe. On a essayé de lui faire percer le papier, marquer une trace blanche sur du noir de fumée, colorer en bleu du cyanoferrure de potassium, rien ne réussit; l’étincelle se détourne, sans cause appréciable, pour frapper le papier à un millimètre quelquefois de la route la plus courte. L’électricité frappe le point qui lui plaît ; c’est la seule loi qu’on ait trouvée.

Rebuté par ces difficultés, M. Marcel Deprez osa revenir à un mode d’enregistrement condamné par d’illustres juges. Le courant interrompu produit un électro-aimant dont l’attraction sur une pièce de fer doux met en marche l’indicateur. Wheatstone et Regnault l’avaient essayé sans succès. Les actions mises en jeu demandaient un temps trop long; M. Deprez a dû les réduire. Bornons-nous à dire que, pour hâter le départ de la pièce aimantée, il parvient à exercer sur elle une attraction égale à dix mille fois son poids, capable, par conséquent, de lui faire parcourir 50,000 mètres dans la première seconde; le trajet est d’un seul millimètre.

La méthode dynamique est venue confirmer les résultats de la méthode statique. L’accélérographe de M. Deprez, — c’est sous ce nom que la commission, en le faisant connaître, l’a recommandé aux artilleurs, — se compose d’un petit piston d’acier d’un demi-centimètre carré de surface qui, traversant l’épaisseur des parois de la pièce, reçoit directement l’action des gaz. A l’extrémité libre de ce piston se trouve une masse très lourde en fer qui porte une petite plaque enduite de noir de fumée, contre laquelle appuie un style soumis à la traction d’un ressort de caoutchouc qui ne devient libre qu’au moment précis où le piston d’acier entre en mouvement par l’action des gaz de la poudre. Il résulte de la simultanéité de ces deux mouvemens que le style trace sur la petite plaque une courbe dont l’étude fait connaître la loi des vitesses ; leurs accroissemens, d’après les lois de la dynamique, donnent la mesure des forces qui les produisent. Ces expériences rigoureuses et précises ajoutent au mérite de la difficulté vaincue celui d’une simplicité justement admirée par les membres de la savante commission.


III.

M. Marcel Deprez, comme inventeur et comme savant, était déjà digne de grande estime, lorsque, bien jeune encore, il me soumit quelques idées nouvelles. Très sûr de lui, il me mit en défiance. Il parlait d’une voiture projetée qui devait rouler sur les plus mauvaises routes sans craindre cahots ni secousses; une machine à résoudre les équations se rattachait au même principe, où la considération des vitesses virtuelles avait place. « Veuillez, lui dis-je, me rappeler la définition de ces vitesses. » Un peu surpris peut-être, il énonça très correctement la règle subtile et profonde qui résume et contient la statique. « De quel droit, ajoutai-je, appliquez-vous à une voiture en marche cette loi générale de l’équilibre? » L’objection aurait troublé un ignorant; elle fit sourire M. Deprez. Par curiosité, par habitude peut-être, je faisais succéder les questions aux questions, une matière menait à l’autre; nous étions loin déjà de son carrosse, lorsque, se levant tout à coup, M. Marcel Deprez s’écria avec impatience : « Mais, monsieur, vous me faites passer un examen! » C’était parfaitement vrai. « Vous m’avez fait, lui dis-je, l’honneur de me soumettre vos projets; je n’ose à première vue me prononcer; j’y penserai avec attention; je me serais dispensé de le faire s’ils reposaient sur de vagues sentimens des choses. La théorie est nécessaire pour inventer une machine, comme les pierres pour bâtir un mur. J’ai voulu vous juger, et je me demande, je vous l’avoue, où vous avez appris, et sous quel maître, à si bien parler de la science ! » La passion des machines l’avait entraîné; la science, pour lui, était une lumière, les formules, une arme nécessaire. Il me rappela Léon Foucault. Ces deux esprits, très différens par leurs ambitions et leurs goûts, se ressemblent par leurs aptitudes. A la science, dans laquelle ils auront excellé tous deux, l’un associait le talent et les goûts d’un artiste, l’autre l’amour des applications utiles et la curiosité des grands travaux de l’industrie. Foucault, moins impatient, partageait rarement son esprit; il ne changeait de terrain qu’après avoir épuisé un succès et ne laissait paraître que des œuvres parfaites. On ignorait ses essais et ses doutes. M. Deprez parle volontiers de l’idée qui l’occupe; il raconte les solutions entrevues, sans imposer le secret ni se préoccuper des droits de priorité, qu’il revendique toujours mollement et sans aigreur. Foucault pouvait, dès ses débuts, commander aux meilleurs constructeurs les instrumens les plus délicats et entreprendre à ses frais les expériences les plus coûteuses; M. Deprez, sans se ménager la faveur de personne, laissait à de mieux placés ou à de plus riches l’honneur et le soin de réaliser ses inventions. Jamais Léon Foucault n’aurait abandonné à une commission souveraine le droit de discuter ses projets, de rejeter les uns, de perfectionner les autres sans prendre conseil que du but à atteindre. M. Deprez l’a fait, il n’a pas eu à le regretter. Le hasard l’a bien servi. Il a rencontré chez de savans et loyaux officiers la curiosité, l’esprit de suite, le discernement du mérite et le désintéressement scientifique. Les artilleurs et les marins, — il est heureux de le répéter souvent, — l’ont accueilli avec cordialité et traité avec justice.

L’invention en commun n’en est pas moins pleine de périls, on le lui fit bien voir. Un projet ingénieux communiqué, à son ordinaire, à tous ceux qu’il intéressait, donna naissance au wagon d’expérience admiré au Champ-de-Mars, en 1878, dans l’exposition de l’une de nos grandes compagnies de chemins de fer. M. Deprez, pendant plus de deux ans, a appliqué à ce travail les ressources de son esprit, livrant tout sans compter, comme dans ses travaux sur la poudre. Ni l’ardeur ne fut moindre, ni l’assiduité; le génie inventif était le même et les difficultés aussi grandes. Le résultat fut différent. J’ai sous les yeux une notice sur les travaux de M. Marcel Deprez : devenue inutile avant le tirage, elle n’a pas été distribuée. Un second exemplaire en serait introuvable. A l’occasion du beau travail sur les locomotives, où il a eu tant de part, je lis les lignes suivantes, et je les cite comme un trait de caractère : « M. Deprez, — c’est lui-même qui parle, — a trouvé depuis une solution incomparablement plus simple; il n’a d’ailleurs reçu ni rémunération d’aucune sorte ni remercîment de la compagnie, qui ne lui a pas même adressé un exemplaire de la brochure descriptive du wagon, dans laquelle son nom ne figure pas. »

On a reproché à Le Verrier, avec une indignation que je n’ai jamais partagée, d’annoncer quelquefois des observations du ciel sans y attacher le nom d’aucun observateur. L’Observatoire de Paris, collectivement, en réclamait l’honneur. Voici comment les choses se passaient. Quand, pour des raisons qu’il ne disait pas, le grand astronome désirait explorer un coin du ciel, il invitait les observateurs de service à vérifier sur une carte, qu’il leur remettait, la position des étoiles inscrites. « S’il apparaît, disait-il, la moindre discordance entre le ciel et le dessin, pressez ce bouton; averti aussitôt, vous me verrez accourir, et je me charge du reste. » Lorsque le reste devenait une découverte, l’observateur se plaignait, comme je ne sais quel capitaine du XVIe siècle, « d’avoir été de l’entreprise sans être de la prise. » On le défendait avec aigreur; le procède du maître était déclaré inique, et les journalistes, en prenant fait et cause pour l’observateur, eussent été bien malhabiles en ne faisant pas de la victime un savant plein d’avenir, un astronome éminent, qui sait? peut-être même un rival importun de son chef.

Le cas de M. Deprez est tout autre. Le Verrier se servait du travail, non des idées d’autrui. Lorsqu’il envoyait à Marseille le grand télescope de Foucault, il ne l’annonçait nullement comme une œuvre de l’Observatoire de Paris; il eût, s’il l’avait fait, mérité de justes reproches. Léon Foucault, prompt à la riposte, n’en aurait pas sans doute adouci la forme. M. Marcel Deprez, dans un cas semblable, hausserait les épaules et continuerait ses travaux. Lorsque ses machines marchent bien, il se trouve payé de ses peines.

Le problème à résoudre dans le wagon que M. Deprez nommait dynamomètre, était de représenter graphiquement le travail développé, pendant la marche, par le piston de la locomotive ; un coup d’œil rapidement jeté sur cet ingénieux et grand travail, en 1878 d’abord, puis en 1881, à l’exposition d’électricité, m’a laissé le souvenir d’une œuvre originale et pleine d’élégance. Trop de détails m’échappent aujourd’hui, et la notice rédigée par M. Deprez ne peut y suppléer. J’y lis, en effet, en y cherchant des renseignemens précis que je voudrais transcrite : « Il serait impossible de donner une idée même superficielle des appareils que M. Deprez fut obligé d’imaginer. » Reproduisons seulement cette autre phrase : « Le wagon figura à l’exposition universelle de 1878 et valut à M. Deprez une médaille d’or de collaborateur qui lui fut décernée collectivement avec deux ingénieurs de la compagnie. » L’analyse de ce beau travail aurait suffi pour montrer les ressources imprévues et variées de l’esprit inventif que nous étudions. Heureusement, pour les rendre évidens, nous n’avons que l’embarras du choix.


IV.

M. Marcel Desprez faisait un jour, devant quelques savans, l’épreuve d’un régulateur. Le compteur accusait dix tours par seconde, cent en dix secondes, mille en cent secondes; on diminuait la résistance, on la supprimait même, sans obtenir le plus faible écart. Un organe invisible maîtrisait la vitesse. Le courant, dit-il, traverse un ressort tournant; la force centrifuge, en le relevant, supprime la force motrice pour la rétablir instantanément, voilà tout le secret. «Le courant ! Il y a un courant! » s’écria un représentant respecté de la mécanique. La solution ne l’intéressait plus. L’intervention de l’électricité lui était suspecte d’escamotage. Ces forces qui naissent à volonté disparaissent, changent de sens au premier signe, donnent au physicien trop beau jeu; une rotation se communique sans engrenages et sans courroies, est renversée sans embrayage, se ralentit sans frein; on ne reconnaît plus la mécanique. Semblable était, au commencement de ce siècle, la mauvaise humeur des vieux joueurs de billard, lorsque, battus par des adversaires novices initiés aux effets de queue, ils voyaient de leurs yeux réussir des coups impossibles. On s’habitue à tout, l’électricité est en grand crédit ; les mécaniciens l’étudient et l’emploient comme ils ont étudié et employé la vapeur, comme Bayard autrefois, tout en regrettant les beaux coups de lance, s’est résigné à faire parler la poudre.

Qui pourrait définir un courant? Un fil métallique, en réunissant les deux pôles. d’une pile, devient l’instrument des merveilles que ce nom résume et rappelle. Les courans, c’est ainsi qu’on les nomme sans décider qu’aucun fluide y circule, s’attirent ou se repoussent, attirent ou repoussent les aimans, les font naître, produisent les températures les plus hautes et la lumière la plus éclatante, et sont enfin l’agent des dépôts galvanoplastiques. Chacun de ces effets s’accroît avec l’intensité du courant, à laquelle il pourrait servir de mesure. Si, cependant, pour connaître un courant, on s’informait de l’intensité seule, la déception serait dangereuse. La tension aussi joue un rôle; c’est elle qui détermine l’énergie du choc auquel on s’expose en le touchant. Un courant de faible intensité peut avoir une grande tension; un autre, d’intensité cent fois plus grande, une tension très petite. Le premier tuera un bœuf en faisant dévier de quelques degrés à peine l’aiguille du galvanomètre qui mesure l’intensité, et l’autre fera faire à l’aiguille plusieurs tours de cadran, sans pouvoir étourdir une souris. On pourrait classer et définir les tensions en disant quelle sorte d’animaux peuvent être foudroyés. Les physiciens emploient d’autres mesures. L’unité de tension est le volt et l’unité d’intensité l’ampère. L’intensité, pour chaque courant, est la même en tous ses points ; la tension, au contraire, varie d’un point à l’autre; si elle était constante, il n’y aurait pas de courant. On peut, en suivant une image suggérée par le nom lui-même, comparer le courant à un fleuve ; l’intensité correspond à la quantité d’eau débitée à travers une section transversale; elle est la même, en différens points, tant qu’aucun affluent ne l’augmente et qu’aucune dérivation ne la diminue. La tension peut être comparée à l’altitude, qui diminue quand on descend le cours de l’eau. Sans la différence des altitudes le fleuve resterait lac; sans la différence des tensions l’électricité resterait statique. Le danger des inondations dépend du niveau des eaux, le danger du choc électrique dépend de la tension. Le choc qui foudroie est une inondation d’électricité. C’est la différence des tensions extrêmes, qui, semblable à une hauteur de chute, détermine la naissance du courant; elle se nomme force électromotrice.

Un torrent impétueux, pour continuer le rapprochement, qui, avec un faible débit, balaie tout sur son passage, en tombant de la montagne à la plaine, présente l’image d’un courant de grande tension. Un fleuve large et profond qui, dans un lit presque horizontal, roule lentement d’immenses eaux, représente au contraire un courant de grande intensité. Le galvanomètre sert à mesurer les intensités. Il consistait, dans tous les cabinets de physique, en une aiguille aimantée très légère, dirigée par la terre ; le courant, par un grand nombre de circonvolutions, multiplie sur elle son action, et la déviation qu’il procure donne la mesure de l’intensité. M. Deprez a apporté à cet instrument indispensable de toutes les études électriques un perfectionnement de grande importance. C’est une maxime pour lui que, dans les instrumens de mesure, on doit accroître le rapport de la force mise en jeu à la masse qu’il faut mouvoir. L’action exercée sur un aimant est proportionnelle à l’énergie de l’aimantation. M. Deprez remplace, en conséquence, l’aiguille par une pièce de fer dite, à cause de sa forme, arête de poisson, placée entre les branches d’un puissant aimant qui la dirige énergiquement. On peut, grâce à cet artifice, obtenir en quelques secondes, avec grande exactitude, des mesures qui exigeaient plusieurs minutes. Le galvanomètre de M. Deprez est aujourd’hui complètement adopté.

La puissance de travail, l’énergie d’un courant, comme on dit, a pour mesure, sous quelque forme qu’elle se manifeste, le produit de l’intensité par la force électromotrice. L’énergie d’une chute d’eau a pour mesure le produit de la hauteur de chute par le poids de l’eau débitée.

L’intensité, à première vue, paraît tout régler. L’effet d’un courant, quel que soit l’usage qu’on en fasse, lui est proportionnel et dépend d’elle seule. Cela est vrai tant qu’elle se maintient; mais, par le travail, un courant s’affaiblit ; semblable sans cela au juif errant de la légende, très riche avec ses cinq sous, il aurait une puissance infinie. Cela répugne aux principes. L’intensité est diminuée parle travail et diminuée très inégalement. Deux courans d’intensité égale sont capables de la même force, non du même travail : tels seraient deux chevaux de vigueur égale, capables au départ du même effort, dont l’un pourrait le prolonger sans faiblir, pendant une heure entière, tandis que l’autre, dès la première minute, tomberait épuisé de fatigue. Deux courans de même intensité, appliqués à un même usage, à l’éclairage par exemple, peuvent donner des résultats très différens. Il peut se faire que l’un s’affaiblisse sans produire de lumière, et que l’autre éclaire presque sans s’affaiblir.

Les courans produits par la pile sont trop coûteux pour l’industrie. Jacobi, dès l’année 1838, n’en faisait pas moins manœuvrer sur la Neva, sous l’influence d’une pile, un bateau portant huit personnes. L’empereur de Russie, qui payait les frais, ne s’informait ni du nombre de chevaux mis en jeu, ni du prix de chacun; on obtenait, je crois, un demi-cheval, et la dépense n’avait pas besoin d’être multipliée par deux pour être fort grande. Dans les machines électromagnétiques, la rotation d’un aimant d’abord, puis celle d’une pièce de fer aimantée par la machine elle-même, en produisant des forces électromotrices presque indéfinies, ont changé les conditions du problème. Un aimant tourne sous l’influence d’une force purement mécanique, il produit un courant dans un fil enroulé près de lui; ce courant, portant au loin l’action, fait tourner au second aimant dont la rotation permet d’accomplir un travail. Pourquoi, dira-t-on, faire tourner un premier aimant pour obtenir, avec perte de force, en faisant intervenir deux machines, la rotation d’un second aimant? La perte de force est regrettable assurément et deux machines coûtent plus cher qu’une seule, mais les inconvéniens sont compensés, et au-delà, par la possibilité de choisir à son grêla place de la puissance motrice et des outils qu’elle conduit.

Une charrue, par exemple, dans une expérience célèbre, était tirée par l’action d’un courant. La machine génératrice, installée dans le village, aurait pu envoyer successivement, simultanément même, si on l’avait faite assez puissante, dans tous les champs de la commune, la force nécessaire au labourage.

Dans cette belle expérience, si décisive en apparence, la distance était petite et la force peu considérable. Il serait aisé d’allonger le fil; pourquoi ne pas lui donner 20,000 mètres au lieu de 500? C’est que, si l’on donne au fil 20,000 mètres au lieu de 500, il sera quarante fois plus long, la résistance au passage du courant s’accroîtra dans ce long chemin et l’énergie, affaiblie, ne suffira plus au travail. On pourrait obtenir dans ce fil de 20 kilomètres un courant d’intensité suffisante et faire la compensation en accroissant la force électromotrice; il suffirait de faire tourner rapidement la machine. Il y aurait beau jeu, mais la corde romprait, La force centrifuge casserait tout. On pourrait, il est vrai, assurer le succès sans changer le régime de la machine, en choisissant un conducteur plus gros. Si, en conservant le même métal, — c’était du cuivre, — on rend le diamètre six fois plus grand, on aura compensé précisément la multiplication de la longueur par 36. On pourra envoyer la force à 18 kilomètres, comme on le faisait à 500 mètres, les conditions resteront les mêmes. Mais un fil de 36 kilomètres, — puisqu’il faut compter le retour, — coûterait tout au moins 200,000 fr. C’est là l’objection, et elle est sérieuse. Un fil de fer ne réussirait pas, étant, à section égale, cinq fois moins conducteur que le cuivre.

La possibilité de transporter la force par un fil conducteur, n’est plus, depuis dix ans-au moins, contestée. Mais il faut pour cela, ou de gros fils ou de grandes tensions. On repousse la première condition par économie, la seconde par prudence. On a reproché enfin à la transmission électrique de procurer une grande perte de force. Le rendement est petit : telle est la forme de l’objection répétée sans cesse. Après chaque expérience, c’est du rendement qu’on s’informe, par bienveillance, il n’en faut pas douter, pour se réjouir si la fraction est grande. On reste prêt toutefois, si elle se trouve petite, à condamner la méthode en plaignant la force perdue. C’est une fausse opinion. Le travail doit se faire et ne pas trop coûter : voilà la règle. La force perdue, par elle-même, est ce qu’on doit le moins considérer. Si l’on pouvait transporter à New-York les 17 millions de chevaux qu’un mécanicien voit tomber du Niagara, qu’importerait d’en perdre les neuf dixièmes en route? Que penserait-on d’un savant qui, sachant démontrer que tout choc fait perdre du travail, regretterait la force perdue quand on forge du fer?

On pourrait aisément accroître le rendement, mais il n’y aurait qu’à y perdre. Énonçons les données du problème.

Nous supposons deux machines : l’une, la génératrice, destinée à produire le courant; l’autre, la réceptrice, qui tournera sous son influence. La machine génératrice dépense ou, comme on dit, absorbe du travail; la réceptrice en produit. Le rapport du travail produit au travail dépensé est le rendement. Les deux machines étant, l’une et l’autre, étudiées et bien connues, si l’on demande quel sera le rendement, un ignorant seul peut répondre. Tout dépend de la manière d’opérer. Le rendement peut varier, suivant le régime adopté, entre 0 et 100 pour 100.

Si le rendement peut grandir, il ne semble pas qu’on soit en doute du choix. Le plus grand sera le meilleur. Il n’en est rien. Quelques détails le feront comprendre. Le courant, nous l’avons dit, s’affaiblit en travaillant, et cela est conforme à toute prévision raisonnable; mais, dans la transmission de la force, un autre phénomène se produit, très étrange et paradoxal, à n’employer que le jugement commun.

Pendant qu’elle travaille, la machine réceptrice diminue l’effort nécessaire pour faire tourner la génératrice, dont la vitesse reste cependant constante. Toutes les règles par là semblent renversées. Tout travail utile est résistant; plus une machine en produit, plus elle consomme de force. Les machines électriques font exception.

Expliquons cette anomalie. Le courant engendré par une machine agit sur l’aimant qui lui donne naissance, et la force, par une loi nécessaire, tend à ralentir le mouvement; c’est cette résistance que doit vaincre, pour maintenir la vitesse, la puissance motrice de la génératrice, et le travail pour elle sera d’autant moindre que le courant contre lequel elle lutte, en lui donnant naissance, sera moins intense. Lors donc que le courant est affaibli, par son propre travail ou autrement, peu importe, il résiste avec moins de force et le moteur est soulagé.

Il ne faut pas, dans ce singulier phénomène, voir une économie de travail; l’illusion serait manifeste. S’il y avait profit à ce genre d’influence, on pourrait l’imiter, quel que soit le moteur : un cheval, à l’aide d’un manège, met en marche une machine; qui empêcherait d’emprunter une partie de l’effet produit pour pousser à la roue et soulager le moteur? La maladresse serait grande: l’attelage, il est vrai, ne se fatiguerait guère, mais un fort cheval, par ce moyen, pourrait produire le travail d’un âne. Si l’on accroissait le rendement en augmentant purement et simplement le travail produit, il n’y aurait qu’à gagner; si c’était en diminuant le travail dépensé, le profit ne serait pas moins évident. S’il faut les diminuer tous deux, la question mérite qu’on la pose il faut l’étudier.

Un industriel compte, pour faire marcher son usine, sur une chute de 20 chevaux de force, située à 20 kilomètres. L’ingénieur fait construire et installe deux machines reliées par un fil et déclare, triomphant, qu’avec une dépense de 4 chevaux appliqués à la génératrice, la machine réceptrice en produit 3. Le rendement est 75 pour 100. Comment ce beau succès sera-t-il accueilli? L’industriel ne dira-t-il pas : « Je mets 20 chevaux à votre disposition, vous m’en transportez 3, vos machines ne rendent que 15 pour 100. « Il serait injuste; les chevaux sans emploi ne sont pas perdus. La distinction n’a rien de subtil : quatre machines semblables à la première, sur les 16 chevaux sans ouvrage, pourront en amener 12, à la condition de leur adjoindre quatre réceptrices nouvelles. C’est la solution proposée par M. Maurice Lévy et adoptée par M. Boistel, ingénieur de l’éminent et savant constructeur Siemens, qui, nous l’apprend M. Tresca, pour transporter 200 chevaux à 50 kilomètres, proposait récemment de commander vingt machines et 1,000 kilomètres de fil. Le fil seul coûterait plus d’un million et demi de francs.

M. Marcel Deprez repousse absolument cette solution.


V.

L’application des courans à l’industrie est une conquête assurée. L’histoire de ses progrès n’est pas de mon sujet. Qui oserait, aujourd’hui, en assigner les limites? Si rapides qu’ils soient, les espérances vont plus vite encore. Sans oublier le but de cet article, j’indiquerai seulement quelques-uns des problèmes auxquels M. Marcel Deprez a associé son nom.

Laissant de côté les détails, quelques-uns de grande importance, j’aborde la grande question du transport de la force dont, avant aucun autre, il s’est rendu maître. A l’exposition d’électricité de Paris, en 1881, un grand nombre de machines à coudre, de presses d’imprimerie, de perforateurs à pointe de diamant, de pompes, de pilons, d’ascenseurs, de charrues, dont l’électricité était le moteur, semblaient faire un jeu d’un problème définitivement résolu.

Quel problème? Transporter une force à quelques centaines de mètres par un fil conducteur et en obtenir un travail.

Il reste à accroître la distance sans diminuer le travail, en l’augmentant même, cela est indispensable. La théorie, qui toujours doit guider la pratique, est condamnée cette fois à préparer les voies jusqu’au détail. Une machine de 1,000 chevaux est une grande et hasardeuse entreprise. Qui oserait la tenter sans avoir tout calculé et prévu? Que peut-on, d’abord, espérer des machines, aujourd’hui nombreuses, que l’on rencontre dans le commerce, et dans quelle proportion est-il possible, sans modification profonde, de les accommoder aux exigences d’un travail lointain?

Tel est le premier problème résolu par M. Deprez avec une savante hardiesse, pleinement justifiée par le succès.

Plusieurs méthodes se présentent, quelques-unes, si naturellement, qu’aucun inventeur ne serait admis à les réclamer comme siennes. On peut accroître la grosseur du fil, doubler, quadrupler, décupler suivant les cas la vitesse de la machine. Les droits à de telles inventions ne seront pas discutés; elles sont impraticables. Elles feraient songer, par un complet échec, à l’opposition, cette fois presque juste, entre la théorie et la pratique. M. Deprez, à son ordinaire, a su puiser la solution dans les principes mêmes de la théorie. Elle consiste à rendre aussi fin que possible le fil de cuivre dans lequel le courant prend naissance.

Si un constructeur, ayant par hasard à sa disposition quelques kilomètres de fil cinquante fois trop fin, s’était décidé, pour ne rien perdre, à les employer sans rien dire, dans la construction d’une machine dynamo-électrique, il réclamerait aujourd’hui la découverte et n’aurait pas eu grand mérite. On en accorde beaucoup à M. Deprez. Voyez l’injustice! Nullement : n’est-ce rien d’avoir eu la science, non le hasard, pour guide? L’idée de M. Deprez est très judicieuse. Le courant dans un fil ne naît pas en un point; il est engendré dans chaque élément ; la courant total est la somme de ceux qui prennent naissance, en nombre infini, superposés dans le même conducteur. La longueur du fil, nuisible dans le conducteur qui transporte la force, est donc avantageuse dans celui qui l’engendre. C’est pour pouvoir l’allonger sans éloigner son action que M. Deprez le rend plus mince. Une objection se présente : ce fil qui produit le courant doit aussi le conduire. En devenant plus mince et plus long, il apporte dans le courant une plus grande résistance. L’objection est spécieuse. Deux effets contraires sont en présence : il faut les comparer. Maître d’une théorie merveilleusement simple et qui montre tout sur une seule figure, M. Deprez possède tous les élémens. Le fil étant cinquante fois plus mince et en même temps cinquante fois plus long, puisque l’espace occupé reste le même, la résistance sera deux mille cinq cents fois plus grande. Il s’agit, on ne l’oublie pas, de porter remède à un accroissement de résistance ; la méthode n’est-elle pas singulièrement hardie? Mais les chiffres ne craignent rien. M. Deprez, continuant son enquête, trouve, pour une même vitesse de la machine, une force électromotrice cinquante fois plus grande. L’effet nuisible est multiplié par 2,500 et l’effet favorable par 50. Doit-on conclure au rejet ? Pas encore, répond M. Deprez. La résistance multipliée par 2,500 n’est pas la résistance totale, le long fil qui sépare les machines est resté le même; c’est la force électromotrice tout entière qui est multipliée par 50. La comparaison est donc permise et elle prononce en faveur du fil mince.

Trois essais tentés jusqu’ici ont réussi tous trois sans mécompte, avec un retentissement immense. Sur la demande de la commission technique d’électricité de l’exposition de Munich en 1882, M. Marcel Deprez essaya, pour la première fois, dans les conditions qu’il avait depuis longtemps déclarées réalisables, le transport de la force à une distance de 57 kilomètres. La machine génératrice fut placée à Miesbach et la machine réceptrice à Munich dans la grande nef de l’exposition. Les machines étaient peu puissantes; la force transportée était d’un demi-cheval environ, et le rendement 38 pour 100. La commission, heureuse d’un résultat qu’elle n’espérait pas, et conforme entièrement aux promesses du savant français, l’annonçait avec empressement à l’Académie des sciences par dépêche télégraphique. M. Marcel Deprez, de retour à Paris, fit construire une machine électro-dynamique plus puissante, et devant une commission nommée par l’Académie des sciences, transporta par un fil de fer télégraphique, allant de Paris au Bourget, revenant à Paris et parcourant ainsi une longueur totale de 17 kilomètres, une force de quatre chevaux. La commission constatait un rendement de 0,48, rapport de la force réellement transmise à la machine génératrice, à la puissance développée par la réceptrice. A Grenoble enfin, il y a quelques semaines à peine, M. Deprez, recueillant la force 14 kilomètres, avec les machines mêmes employées à Paris, en substituant, cette fois, un fil de cuivre au fil de fer télégraphique moins conducteur, a obtenu un travail de 7 chevaux avec un rendement de 60 pour 100.

Les années d’apprentissage sont terminées. Les petites machines sortent triomphantes de l’épreuve; c’est aux grandes à entrer en lice. Ce n’est pas 7 chevaux qu’il importe d’obtenir, l’industrie les demande par milliers. De nombreux cours d’eau vont chaque jour les plonger dans la mer, dont les marées sont prêtes à les faire sortir. Pour de grandes forces il faut de grandes machines. La force d’une machine dynamo-électrique, lorsque tous les élémens géométriques grandissent en même temps, est proportionnelle à leur quatrième puissance. Une machine de dimensions doubles produirait, pour une même vitesse de rotation, seize fois plus de force. Si les dimensions sont triples, toujours sans changer le nombre de tours accomplis par minute, la force sera multipliée par 81, quatrième puissance du nombre trois. Si l’on pouvait décupler les dimensions, la puissance serait multipliée par 10,000, mais la force centrifuge casserait tout.

En supposant que l’on dispose d’une chute d’eau capable d’une force de 500 chevaux, cette force serait absorbée par une machine de dimensions triples de celles de la machine Gramme ordinaire. Le fil aurait 0m, 014 de diamètre et pourrait conduire à 50 kilomètres une force de 500 chevaux.

Dans une grande machine, tout est grand, même les dangers qu’il faut regarder en face ; ils sont prévus, on saura les vaincre. La tension sera de 7,500 volts. C’est la mort assurée pour qui touchera les conducteurs : chacun sera prévenu. Est-il plus rassurant de vivre auprès d’un engrenage? Les masses, dans une machine trois fois plus grande, seront multipliées par 27 et la force centrifuge, aussi bien que la puissance de la machine, aura pour multiplicateur 81. Chaque pièce de la machine tournant avec une vitesse de dix tours par seconde, dans un cercle de 0m, 50 de rayon, fera naître une force centrifuge égale à près de deux cents fois son poids. Pas de surprise! tout est calculé; il faudra construire avec soin, cintrer avec précision, isoler avec sollicitude et tout vérifier sans relâche jusqu’au grand jour de l’épreuve.

Lorsque, réalisant ces projets, étudiés dès à présent dans toute leur suite, et qu’une théorie très assurée permettra de varier dans des limites très étendues, car le nombre des solutions est infini, lorsqu’on pourra amener dans une grande ville (à Grenoble par exemple, elle a acquis le droit de marcher la première) quelques milliers de chevaux électriques, il faudra partager et régler leur action. La question est épineuse : il faut conduire chez chacun la force qu’il désire et la mesurer pour qu’il la paie, sans troubler pour cela son travail ; faire en sorte, en même temps, que l’irrégularité de sa marche ne puisse gêner en rien la jouissance, libre aussi, du voisin.

M. Marcel Deprez a mérité, à l’exposition de 1881, la récompense exceptionnelle du grand diplôme d’honneur pour l’ingénieuse solution de ces problèmes.

L’étude des détails est fort intéressante ; ils s’expliquent tous, mais beaucoup sont imprévus.

Pour faire marcher, à l’aide d’une seule machine génératrice, plusieurs réceptrices à la fois, on peut choisir entre deux systèmes. Les machines peuvent être placées en dérivation ou en série. En dérivation, elles sont conduites par des courans distincts nés du partage en autant de branches, d’intensité inégale si l’on veut, du courant produit par la génératrice. Dans la distribution en série, c’est un seul et même courant qui passe d’une machine à l’autre, laissant, pendant son action sur chacune, une partie de sa tension, non de son intensité, toujours constante dans le courant unique. Plaçons-nous dans le premier cas. Une même génératrice conduit, je suppose, dix réceptrices, dont chacune produit un travail ; tout marche régulièrement : on supprime tout à coup cinq des réceptrices, leurs courans sont interrompus. Qu’arrivera-t-il? Ces données ne sont pas suffisantes pour le dire, mais le résultat sera certainement imprévu. La force sans emploi, loin de se distribuer entre les courans qui restent, pour les rendre plus intenses, les affaiblira en disparaissant ; il pourra même arriver qu’elle les réduise à rien et que tout s’arrête. Tel serait, dans l’ordre moral, le cas d’un homme habitué à un grand travail et qui, voyant supprimer la moitié de sa tâche, se croiserait les bras et ne voudrait plus rien faire. Quels que soient ses motifs, ceux du courant sont autres.

La vitesse de la génératrice étant donnée, si le courant produit est partagé en dix branches distinctes, il en résultera pour lui un accroissement immédiat. Chacun des dix courans, bien entendu, sera moins fort que le courant primitif, mais leur somme, c’est-à-dire le courant sur lequel ils s’embranchent, sera singulièrement augmentée. Cela résulte, pour le dire en deux mots, de ce que les dix fils équivalent à un fil dix fois plus gros, de résistance dix fois moindre; on ouvre à l’électricité des canaux plus larges, il s’en précipitera davantage. C’est affaire à la machine motrice de fournir le travail nécessaire qui, par là, lui sera imposé. Tout se paie très exactement. On s’étonnera moins, maintenant, qu’en supprimant quelques-unes des machines, l’effet produit puisse être une diminution d’intensité dans les fils qui desservent les machines restantes. Mais une autre cause intervient. L’aimantation des pièces de fer et la force électromotrice de la machine diminuent, pour une même vitesse, avec l’intensité du courant, et toute cause qui vient à l’affaiblir tarit, par conséquent, en partie, la force qui l’alimente. Contrairement à toute prévision, la machine, au moment où l’on diminue son travail, a besoin d’un excitateur, non d’un frein. M. Deprez charge de ce soin un courant qui excite les aimans et qui, dans les premiers essais indépendant du courant principal, est maintenant, par un artifice ingénieux, emprunté à la machine elle-même : un mécanisme justifié par de savans calculs dirige tout sans l’intervention d’une main étrangère.

En série, le cas est tout autre ; un même courant traverse plusieurs machines; si on en supprime quelques-unes, l’intensité s’accroît et, par cela même, la génératrice, excitée davantage, augmenta, pour une même vitesse, la force électromotrice; les machines conservées, au lieu de manquer de force, comme dans le cas précédent, vont la recevoir avec excès. Le mal est contraire, le remède sera le même; c’est un fil excitateur que M. Deprez fait agir et dont l’effet est d’autant moindre que le courant devient plus fort. Ce courant, emprunté à la machine, n’exige aucune manœuvre.

« Cette solution, a dit M. Alfred Potier, rapporteur de la commission des moteurs à l’exposition de 1881, est jusqu’ici la seule qu’on ait obtenue sans le secours d’agens mécaniques, dont l’action n’est jamais assez instantanée pour supprimer les variations du courant qui, dans un temps très court, peuvent causer des dommages sérieux. »

VI.

Lorsque M. Hase, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale, faisait à un curieux de science médiocre les honneurs des richesses confiées à sa garde, il choisissait et ne variait guère. Après avoir montré une tragédie de La Fontaine (inédite, je crois) et interrompu sa lecture au troisième vers, pour s’écrier avec finesse :


Ne forçons pas notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce,


il passait aux albums du bon roi René. René, s’il faut en croire ce philologue érudit qui savait tout, aimait passionnément les fêtes, les troupes de belles dames richement parées, les cavalcades, les chasses au faucon et, en toutes choses, le faste d’un grand prince. Trop pauvre dans son royaume de Provence pour s’entourer de tant de splendeurs, le bon roi les tournait en peinture. L’album du roi René est la confidence de ses rêves. M. Deprez. comme le roi René, a fait de beaux rêves, que les circonstances souvent n’ont pas permis de réaliser. Malheureusement il écrit peu, les projets restent dans sa tête ; il les dessine sur des feuilles volantes et les rédige avec paresse à ses momens perdus, qui sont rares.

J’ai eu, depuis dix ans, bien souvent le plaisir de causer avec lui, jamais sans qu’il m’ait fait part de quelque conception qui, invraisemblable souvent par sa hardiesse, devenait après ses explications très plausible et très simple. Tels devaient être, dans le passé, — non pas que les caractères se ressemblent, — J.-B. Porta, l’ingénieux inventeur de la chambre obscure, et Robert Hooke, si souvent et si injustement maltraité par les admirateurs du grand Newton, dont l’imprudent s’est cru le rival. Hooke et Porta ont laissé dans leurs livres le germe d’innombrables inventions qui, jugées incroyables et impossibles d’abord, éclosent et mûrissent, de loin en loin, dans le cerveau de quelque inventeur, dont elles font la gloire.

M. Deprez n’écrira rien, mais il est jeune et actif, sait mener de front plusieurs travaux; on peut espérer que, reprenant ses plus heureuses idées, il ne laissera à aucun autre l’honneur et le soin de les dégager de leur gangue.

J’énumère en abrégeant; l’article sans cela dépasserait toute limite.

Les erreurs personnelles désespèrent les astronomes; leurs yeux avancent ou retardent l’apparition d’un phénomène ; pour noter le passage d’une étoile, un enregistreur serait utile. Chacun, sur un tel énoncé, doit penser à la photographie. La solution n’est pas acceptable, celle de M. Deprez est autre. Disposez une lunette de telle sorte qu’un fil très fin cache complètement l’astre étudié et faites en sorte que, dirigé par une machine parallactique, le fil suive exactement le mouvement de l’astre : on n’aura à noter que le passage du fil, et la difficulté descend du ciel sur la terre.

Pour mesurer la vitesse d’un boulet, on a proposé plusieurs méthodes, et M Deprez a marqué sa place dans l’histoire de ce grand problème. Le projet de se servir simplement d’une lunette et de lire sa vitesse en le regardant passer, après l’avoir rendu visible, soit en le portant au rouge, soit en lui attachant une fusée, est assurément un problème difficile. M. Deprez trouve moyen de le résoudre; il agite l’image du boulet et le nombre des oscillations, pendant le passage dans le champ de l’instrument, donnera la mesure cherchée.

Un autre jour, c’était une boussole électrique dont il me confiait le principe. Je ne trahirai pas le secret en disant qu’un courant, né de l’action du magnétisme terrestre, devient nul quand une certaine aiguille est placée dans le méridien magnétique. La précision sera aussi grande que le constructeur l’aura voulu. L’instrument est entièrement en cuivre.

M. Deprez, s’inspirant du principe qui, dans son galvanomètre à arête de poisson, a si bien réussi : à savoir que l’indicateur, dans un instrument de mesure, doit être puissamment maîtrisé, — se proposait, un jour, de construire une balance qui, placée près d’un puits de mine, pourrait peser deux ou trois cents bennes à l’heure, inscrire le poids de chacune et, à la fin de la journée, se charger elle-même de l’addition. L’enregistrement et l’addition par machine ne sont pas des nouveautés, la rapidité des pesées fait tout le progrès; il serait de haute importance.

Je ne parlerai d’une machine à résoudre les équations que pour rappeler une objection faite par un savant professeur de l’École des mines, J. Callon, et qui d’abord troubla l’inventeur. La machine est construite de telle sorte qu’après avoir disposé des poids donnés en des positions assignées par les coefficiens des différens termes, la position d’équilibre fait connaître la racine. « S’il n’y a pas de racine réelle, dit M. Callon, vous avez donc obtenu le mouvement perpétuel. » M. Deprez resta sans réponse. Il dut revoir sa machine sur le papier, où elle est encore, pour y découvrir un poids, représentant le terme tout connu, et qui, descendant toujours, laisse le mouvement sans fin de la machine s’accorder avec les principes. Cette machine se rattache à un principe fort simple, dont les conséquences nombreuses, l’assemblées par M. Deprez au temps de ses premières études, montraient déjà aux juges clairvoyans l’esprit original et fécond, inventeur de beaux problèmes, habile à les résoudre et persévérant dans sa voie.

La roulette logarithmique, qui donne mécaniquement les logarithmes, l’intégromètre et la réglette pour le calcul de l’effet des tiroirs, forment une série de déductions à laquelle appartient le ressort qui se raccourcit et s’allonge sans cesser de faire équilibre à un poids constant, fort admirées, il y a une quinzaine d’années déjà, de ceux qui en eurent connaissance.

Le moteur électrique de M. Deprez pour les machines de petite puissance est décrit dans les traités spéciaux et utilisé dans les ateliers. Bornons-nous à dire que l’analyse judicieuse des principes a permis d’obtenir, à poids égal, de la petite machine, un travail vingt fois plus grand que celui des moteurs antérieurement connus. Le travail dépensé s’accroît aussi, bien entendu, mais dans une proportion beaucoup moindre.

Dans cette liste si rapide, qui, moins incomplète ressemblerait à une table des matières, comment ne pas citer encore la solution de ce problème : une roue tournant suivant une loi quelconque, régulièrement ou irrégulièrement, dans un sens ou dans l’autre, forcer une autre roue, située à distance quelconque, à tourner exactement comme la première, sans pouvoir faire, quelles que soient la vitesse et la durée de l’épreuve, une seule fraction de tour en plus ou en moins. Puis-je ne pas parler de l’ingénieuse machine qui, pour comparer les intensités de deux courans, les met en un tel rapport avec un anneau de fer doux, que chacun d’eux l’aimante proportionnellement à son intensité? L’aimantation résultante, accusée par la direction d’une aiguille aimantée, donne le rapport que l’on veut connaître. Un autre appareil mesure l’énergie. L’énergie d’un coûtant est le produit de l’intensité par la force électromotrice. M. Deprez, au lieu de mesurer chaque facteur, trouve moyen, par une seule observation et à l’aide d’un seul instrument, de représenter le produit cherché, par un poids que donne la machine et qui lui est proportionnel.

D’importantes améliorations sont apportées, enfin, aux machines motrices, dont l’étude depuis plusieurs années a été sa préoccupation de tous les instans. Je n’oserais ni choisir ni tout dire; à l’inventeur seul appartient de fixer son jour et son heure, et quoique M. Deprez ait pour habitude de ne rien cacher, je me bornerai à dire, pour terminer cette liste qu’il eût été facile de faire plus longue, qu’une disposition des plus simples permet, par la rotation d’une clé, de régler la puissance d’une machine dynamo-électrique, de renverser même instantanément le sens de son action, de le conduire enfin et de le maîtriser comme on a fait pour la machine à vapeur.


VII.

J’ai comparé M. Marcel Deprez à Léon Foucault, il pourrait rappeler plus encore peut-être, avec des qualités plus éminentes, la figure admirable, mais trop peu connue, du grand constructeur G. Froment. Gustave Froment était entré à l’École polytechnique en 1835, son rang était médiocre, mais ses camarades l’avaient, très sérieusement, surnommé l’Homme de génie. Quinze ans après, Léon Foucault écrivait : « Pour qui n’a plus à redouter que des difficultés d’exécution, fallût-il demander des prodiges, M. Froment est là, dont le talent n’est jamais resté en défaut devant un problème nettement posé. » Les difficultés d’exécution n’absorbaient pas Froment tout entier, ses camarades avaient raison, et Foucault, en louant avec une juste reconnaissance la merveilleuse habileté de l’artiste, aurait pu rappeler l’étendue de son esprit et la solidité de son savoir. Gustave Froment vivait dans ses ateliers; c’est là qu’il dépensait en secret son génie. Un moteur électrique, dès l’année 1844, conduisait les machines à diviser et mérite une place d’honneur dans l’histoire de l’électricité. Heureux au milieu de ses machines, fier peut-être de voir des savans illustres solliciter son concours, Froment ne voulut être qu’un constructeur hors ligne. Il ne publiait rien, ne communiquait rien aux académies, ne leur demandant ni une récompense, ni l’honneur de pénétrer dans leurs rangs. Il ne se plaignait pas qu’on ignorât son mérite, et ses contemporains sont excusables de l’avoir laissé dans la demi obscurité et dans la solitude qui lui plaisaient.

M. Marcel Deprez, bien différent en cela de Froment, communique toutes ses idées, expose au grand jour tous ses résultats et s’efforce d’être utile à tous; il admet quiconque le demande à contrôler ses assertions et désire avant tout qu’on en pèse le mérite.

Il y aurait injustice à le refuser.


J. BERTRAND.