Des Phares et de la lumière artificielle

Des Phares et de la lumière artificielle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 658-675).
DES PHARES


ET DE


LA LUMIERE ARTIFICIELLE





Phare au rouge éclair,
Que la brunie estompe !

(VICTOR HUGO)
Fiat lux !
(Créons de la lumière!)


Il y a loin des belles recherches de Fresnel qui ont donné les phares français à l’humanité entière, il y a loin de ces méditations savantes au travail rustique de l’homme de Virgile qui dans les longues veillées d’hiver pratique avec un fer tranchant des entailles à un bois résineux pour en faire des torches

Et quidam seros nocturni ad luminis ignes
Pervigilat, ferroque faces inspicat acuto.


Il y a loin des copeaux de sapin qui brûlent encore aujourd’hui en Islande et en Sibérie, pour éclairer de misérables huttes, au phare de premier ordre que l’administration française, sous la direction de M. Reynaud, a établi dans une tour de grandeur naturelle au milieu de toutes les merveilles de l’exposition universelle. Tout nous prouve, il faut le répéter, que l’état physique du monde actuel est de date très récente. Par la petite quantité de matériaux que les fleuves ont jusqu’ici roulés à la mer et d’après la quantité qu’ils en portent chaque année, on conclut qu’il n’y a que peu de siècles que leur cours a commencé et s’est établi tel que nous le voyons. Les plantes et les insectes n’ont pas encore eu le temps de se disséminer sur toutes les régions qu’ils devront occuper plus tard. Chaque jour, la nature et l’art, qui rivalise avec la nature, acclimatent des espèces nouvelles inconnues aux pays qu’elles vont désormais peupler et enrichir ; mais les conquêtes de l’être soi-disant indéfiniment perfectible nous offrent une confirmation frappante de cette vérité, que le monde n’est vieux que comparé à la courte durée de notre vie, et que dans la série des âges de la terre, relativement à la période astronomique et aux périodes géologiques, la période historique actuelle ne date que d’hier. En effet, si l’on considère combien peu de progrès les arts et surtout ceux de l’éclairage avaient faits avant le siècle actuel, il devient évident que le temps a manqué au genre humain pour aller plus avant. Il ne s’agit point ici de ces industries exceptionnelles qui ne s’adressent qu’au petit nombre et n’ont aucun des caractères qui rendent la lumière et le feu à peu près indispensables au genre humain. Ainsi de ce que les arts de l’éclairage avaient fait peu de progrès avant le XIXe siècle, on tire l’induction que ce XIXe siècle n’a été précédé que d’un petit nombre de dizaines de siècles.

La mythologie nous représente Cérès cherchant sa fille Proserpine à la lueur de deux plus enflammés ; mais rien ne nous signale l’époque où la combustion des matières grasses et des huiles a été substituée à celle des bois résineux. Ce fut un grand pas fait dans l’art de l’éclairage que l’invention de la mèche, c’est-à-dire de quelques filamens brûlant, sans se consumer, au milieu d’un réservoir de substance combustible qui fournit continuellement des alimens à la flamme illuminatrice. La scie et le compas, ces deux instrumens de l’industrie et de la science, sont attribués au neveu de Dédale, Perdix, qui fut changé, dit-on, en perdrix, sans perdre son nom, à une époque de l’antiquité assez peu reculée ; mais à qui devons-nous la mèche, cet appareil aussi simple qu’utile, et qui est un agent à la fois chimique et physique ? Pour égayer ce que cette phrase pourrait avoir de trop emphatique eu égard au peu d’importance d’une mèche, ελλυχνιον (elluchnion), je reproduirai un jeu de mots d’un de nos présidens de l’exposition universelle, orateur éloquent et homme d’état ; je dirai que l’inventeur de la mèche ne doit pas être traité légèrement, et qu’il mérite la reconnaissance de tous les hommes éclairés.

Nous ne savons pas non plus à qui rapporter l’invention de la mèche enveloppée de matière solide combustible comme dans les bougies, les cierges, les chandelles de suif et de résine. Ces dernières paraissent dater d’une haute antiquité. Virgile nous peint le laboureur rapportant de la ville un grand pain de résine destinée évidemment à l’éclairage, et dans bien des chaumières encore la cire et le suif sont remplacés par cette matière beaucoup moins chère, mais qui ne donne qu’une lueur bien faible accompagnée de pétillemens continuels et d’une odeur désagréable et malsaine, quand cette sorte de chandelle n’est pas fixée dans la cheminée elle-même. C’est à la lueur de ce triste luminaire que travaillent les fileuses villageoises, qui se cotisent entre elles pour les frais de ce triste éclairage, lequel, suivant l’expression d’un poète espagnol, ne donne qu’autant de clarté qu’il en faut pour rendre l’obscurité visible. Là cependant, comme dans toutes les réunions sociales, l’imagination trouve sa place. Des chansons égaient souvent les veillées. Une vieille conteuse dit des histoires de brigands, de revenans ou d’amans éprouvés par l’adversité. Le local se prête au mieux à la frayeur provoquée par un récit qui ne manque jamais de rappeler des apparitions, des scènes de cimetière ou des traits de malice du démon déjouée par quelque saint personnage. Nous trouvons encore dans les vieilles légendes, sur lesquelles l’imagination active de nos pères s’est assez pauvrement exercée pendant neuf ou dix siècles, des âmes damnées qui recommandent à leurs amis d’être plus sages qu’elles et de ne pas trop aller aux fileries.

La lampe à tête ronde, portée sur une espèce de chandelier et pourvue d’une petite mèche, est encore fort en usage en France et éclaire tout aussi mal que la chandelle de résine. En revanche elle est fort économique. « Pourquoi, dit le vieux Strepsiade à son esclave dans la comédie des Nuées, pourquoi as-tu allumé cette lampe qui boit tant d’huile ? » Il n’eût pas fait ce reproche à nos petites lampes d’étain, mais aussi quelle lumière ! Combien de becs à mèches pareilles ne faudrait-il pas pour faire une de nos lampes Carcel !

Les physiciens ont constaté par l’expérience ce fait remarquable, que pour obtenir beaucoup de lumière d’un combustible quelconque, il faut qu’il brûle vivement. Il n’en est pas de même de la chaleur, et soit que le combustible se consume lentement ou rapidement, il donne toujours la même somme totale de chaleur. Ainsi une bougie ayant une trop petite mèche ne serait pas avantageuse. A la vérité elle durerait plus longtemps, mais sa lumière serait si faible, que la durée ne compenserait pas cette faiblesse extrême. En un mot, supposons une bougie qui dure deux fois moins qu’une autre de même poids : il suffirait, pour la compensation exacte, que celle qui dure deux fois moins éclairât avec un éclat double. Eh bien ! l’éclat de celle-ci sera plus que doublé, et elle aura l’avantage sur l’autre. On peut encore formuler ce principe dans les termes suivans : — ayez deux bougies de même poids dont l’une brûle en huit heures et l’autre en quatre heures ; vous serez mieux éclairé pendant huit heures par les deux bougies de quatre heures brûlant l’une après l’autre que par deux bougies de huit heures de durée brûlant ensemble pendant ce même temps.

C’est ici l’occasion de placer des remarques sérieuses sur le peu de contrôle exercé par l’autorité en ce qui touche la vente de la lumière artificielle. Je n’ai pas besoin de rappeler aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes que la ville de Paris aussi bien que Londres et New-York consomment pour plusieurs millions de cette denrée fournie par des becs de gaz. Les usines de Cincinnati distillent par an quatre ou cinq cent mille porcs, et le gaz qui en résulte perte le nom assez bizarre de lumière de porc, porklight. En France, au moment où j’écris, un kilogramme de bougie stéarique ordinaire coûte six fois plus qu’un kilogramme de pain, et ne représente en valeur vénale que la lumière qu’il peut donner. Si donc cette denrée, la lumière, ne se pèse pas, comment se fait-il que l’autorité n’exerce aucun contrôle sur la faculté éclairante des bougies mises en vente par le commerce, tandis que sur le pain et la viande, qui sont moins chers, elle déploie une vigilance si utile aux intérêts des consommateurs ? Il est évident que si deux kilogrammes de bougies de diverses fabriques éclairent inégalement et que l’une des bougies ait un éclat double de l’autre, il y a fraude de la moitié du prix total, c’est-à-dire de 1 fr. 50 c. sur 3 fr. Dans quel débit tolérerait-on une pareille iniquité ? J’en dis autant d’un bec de gaz fourni à la ville de Paris ou aux boutiques des marchands, si son illumination n’est que la moitié de ce qu’elle devrait être.

On sait que l’embarras provient de la difficulté qu’il y a d’avoir une mesure, une balance, un instrument pour constater l’éclat réel d’une lumière donnée. On a pris pour point de comparaison l’éclat de la pleine lune, et on a cherché à quelle distance d’un papier blanc il fallait placer une bougie pour qu’elle illuminât ce papier autant que la lune dans son plein. Il ne fallait pas songer à la lumière du soleil, qui est environ huit cent mille fois plus forte que celle de la lune, qui est trop éblouissante, et qu’il est très difficile de fractionner exactement à cause de l’excessive petitesse des trous par lesquels il faut la faire passer. En supposant la lumière de la pleine lune invariable, ce qui n’a pas lieu, on espérait se servir de la bougie comparée à l’éclat de la lune comme de terme de comparaison avec d’autres lumières tirées de matières grasses, de becs de gaz ou de l’étincelle électrique. Malheureusement la lumière de la lune est blanche, celle des bougies et du gaz est rougeâtre, et celle de la flamme électrique est d’un vert sensible : or l’œil ne peut comparer deux lumières de teintes diverses.

La nécessité, aujourd’hui indispensable, de mesurer la lumière que l’on achète à un si haut prix a reporté l’attention sur un appareil que j’avais construit il y a bien des années pour cet objet ; mais la difficulté d’avoir des bougies d’un éclat invariable pour servir de point de comparaison a fait que cet appareil a eu plus de réputation que d’usage. Je dois mentionner que depuis la construction de mon photomètre. M. Foucault, le savant physicien qui a fait tourner la terre sous nos yeux, a employé avec succès un appareil photométrique de son invention avec des écrans d’un blanc mat d’une perfection admirable. Quand l’autorité adoptera-t-elle l’usage de ces instrumens ? L’inégalité des lumières de deux sources vendues au même prix est telle aujourd’hui, que l’emploi de l’instrument de mesure le moins précis serait une amélioration des plus grandes.

Il est difficile, ainsi que nous venons de le dire, de trouver une source de lumière parfaitement invariable. Sir John Herschel, associé étranger de l’Institut de France, aussi savant opticien qu’habile astronome, a même prononcé qu’il n’existait pas d’étalon de mesure pour l’intensité de la lumière. Dans les longues études optiques auxquelles je me suis livré, on pense bien que le difficile problème d’une lumière invariable a dû m’occuper bien des fois. Voici le procédé qui, je pense, donnera une quantité de lumière toujours la même, et à laquelle on pourra comparer d’autres lumières, soit directement, soit par l’intermédiaire d’une lampe bien fixe d’éclat. Prenez un creuset ordinaire, et fondez-y un quart ou un demi-quart de kilogramme d’argent fin en coquilles, et maintenez-y de l’argent non encore fondu, en sorte que la température ne s’élève pas au-delà de la chaleur de l’argent en fusion. La surface du métal sera rayonnante d’un blanc éclatant, et en couvrant le creuset d’une lame de platine ayant un trou rond de dix millimètres de diamètre, on aura comme un disque illuminant d’un éclat qui se reproduira toujours le même avec les mêmes circonstances physiques. On pourrait encore obtenir une surface blanche de chaleur et une lumière constante en versant du cuivre et de l’argent fondu dans un creuset de platine ; mais alors il faudrait étudier l’influence de l’épaisseur du creuset, et voir si elle est sensible ou non. Depuis à peu près deux ans que j’ai imaginé cette lumière blanche constante, je n’ai pu encore la réaliser expérimentalement, quoique le savant directeur de la Monnaie, M. Pelouze, de l’Institut, ait eu la bonté de s’offrir à moi comme un collaborateur pour un travail que ses honorables fonctions municipales lui permettraient d’utiliser dans la question de l’éclairage de la ville de Paris.

On peut dire, sans crainte d’être démenti, que la position actuelle d’un acheteur de lumière est tout à fait intolérable. Je sais bien qu’on me dira qu’il faut laisser le commerce libre, et que les acheteurs s’éloigneront naturellement de la marchandise fraudée. Eh bien ! c’est ainsi qu’on a perdu plusieurs branches du commerce d’exportation de la France. La mauvaise qualité des pacotilles nous a fait supplanter (nous les inventeurs de la chimie !) pour les préparations médicales sur les marchés de la Russie, de l’Inde et de l’Asie centrale par les Allemands et les Anglais. Laissez libre le prix de vente, d’accord : mais la qualité et la quantité annoncées sont dues, puisqu’elles ont été indiquées : la constatation doit être possible ici de fait comme de droit, et de plus l’intérêt général de la société lui impose l’obligation de ne point rester étrangère à ces vérifications de probité.

Nous voilà un peu loin des progrès de l’art de produire de la lumière. Cette digression correspondra, si l’on veut, à la longue série de siècles où cet art fut stationnaire. Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y eut de brillante illumination que celle des lustres à grand nombre de bougies, laquelle dans les appartemens de Versailles revenait à des sommes immenses. Les bougies à moitié brûlées constituaient seules un revenu considérable de la charge d’où ressortissait l’éclairage royal. Les flambeaux à deux et à cinq bougies étaient d’un usage universel. Tous ces éclairages de luxe n’étaient guère efficaces. Les bourgeois, réduits à la bougie et souvent à la chandelle, méprisaient l’huile et les ignobles lampes où brûlait ce combustible avec une odeur repoussante, lorsque la lampe à courant d’air avec une mèche ronde et creuse et une cheminée en verre vint donner à la lumière de l’huile une supériorité qu’elle n’a point perdue depuis. L’inventeur de cette lampe était Argand, et la date de l’invention est vers 1800. Un peu plus tard, un certain M. Quinquet s’empara de la lampe d’Argand, et lui donna momentanément son nom. Il fut l’Améric Vespuce du Christophe Colomb de l’éclairage. Les soins assidus de nettoyage, nécessaires aux lampes d’Argand, furent sur le point d’en compromettre l’adoption : mais l’admirable éclat de leur flamme triompha de tout, et lorsqu’ensuite Carcel. par un mécanisme d’horlogerie, eut régularisé l’arrosage de la mèche, la perfection fut atteinte. Je serais injuste de ne pas mentionner la lampe dite à modérateur, inventée par Franchot, qui produit plus simplement un effet à peu près égal à celui que produit le mécanisme de Carcel : mais ne nous noyons pas dans les détails. Une mèche ronde et creuse, arrosée continuellement d’huile en circulation avec une cheminée en verre produisant un rapide courant d’air et une vive combustion, voilà la lampe moderne qui consacrera à jamais le nom de l’inventeur Argand.

Lucrèce nous peint en vers pompeux les statues dorées qui portent dans leur main droite des lampes ardentes qui fournissent lumières pour les festins nocturnes :


.... Aurea sunt juvenum simulachra per ædes
Lampadas igniferas manibus retinentia dextris,
Lumina nocturnis epulis ut suppeditentur.

Comme les Romains, nous avons de gracieuses statues porte-flambeaux, mais nous mettons dans leurs mains des lampes à courant d’air dont l’éclat ne pouvait même pas être soupçonné par les anciens. Homère ne voit rien de comparable à l’éclat du feu flambant clair,

Σελας ὠς πυρος αἰθομενσις

dans les signaux télégraphiques que Clytemnestre avait fait disposer le long de la côte pour être avertie de l’arrivée d’Agamemnon; c’était le feu, et non point les lampes ni les torches qui donnaient le signal. Il en était de même des signaux de feu au moyen desquels les souverains de Perse recevaient en peu d’heures des nouvelles des extrémités de leur vaste empire. C’étaient de vrais télégraphe de nuit dont la description fidèle, donnée par Aristote, ne permet pas de douter que les anciens n’aient connu et employé ces correspondances rapides dont on fait honneur ordinairement à la France et à l’inventeur Chappe. De toutes les sources de lumière adoptées de l’antiquité, la torche formée de filasse enveloppée de résine est certainement la plus éclatante ; mais elle n’a pas la grosseur d’un feu de bois, et on n’eut pas l’idée d’assembler plusieurs torches pour obtenir un foyer dont la portée lumineuse eût été très grande.

L’activité des esprits, qui dès le commencement de ce siècle se tournait vers les applications industrielles des agens physiques, mécaniques et chimiques, parvint à trouver dans la flamme du gaz hydrogène carboné une rivale à la flamme de l’huile dans la lampe à courant d’air. Une expérience connue des physiciens sous le nom de lampe philosophique consistait à brûler un petit jet de gaz hydrogène sortant d’un flacon dans lequel on versait de l’eau. Rien de faible comme cette petite lueur qui s’apercevait à peine dans un appartement éclairé par la lumière d’un jour sans soleil. On remarqua qu’un gaz carboné donnait une flamme bien plus vive que l’hydrogène pur. On reconnut que le charbon de terre chauffé en vases clos dégageait une quantité immense de gaz hydrogène carboné donnant une flamme très vive. Peu à peu on apprit à construire des réservoirs flottans assez grands pour contenir le gaz, et assez mobiles pour le chasser régulièrement dans des conduites souterraines. On trouva la forme la plus convenable pour le bec qui devait émettre le gaz à brûler, et on inventa des compteurs pour jauger la quantité de gaz qui sortait du réservoir ou qui entrait chez les consommateurs; enfin le résultat de tous ces perfectionnemens successifs fut une industrie immense, occupant les ouvriers par centaines et les capitaux par millions. La physique, la chimie et la mécanique, dont elle était tributaire, y trouvaient, d’utiles emplois de leurs théories et les perfectionnemens que l’observation des faits amène toujours à sa suite. En même temps ce mode d’éclairage permit d’illuminer des localités où il eût été difficile d’établir d’autres appareils. Par là encore une masse immense de notions se répandit dans le monde des travailleurs, qui peu à peu se rendit familières des connaissances que la classe élevée de la société ne puise pas toujours dans les écoles spéciales. L’instruction pratique, que depuis quelques années la direction supérieure des études tend à faire prévaloir, répond à ce penchant nouveau de la société qui l’entraîne vers la science appliquée, ou, pour employer un néologisme significatif, vers la science utilitaire. À ceux qui réclament les droits de la théorie pure, on peut répondre qu’en général la réflexion doit compléter les connaissances pratiques, tandis que les notions théoriques ne sont pas toujours praticables. Ce n’est pas tout de savoir, il faut savoir faire. Le penseur et l’ouvrier, la tête et la main, la théorie et le travail, ne doivent point être séparés. Quelques hommes, parmi lesquels j’aime à citer l’excellent professeur Blum, élève de l’École polytechnique, avaient devancé honorablement, dans cette voie d’enseignement pratique, l’impulsion de l’état. Pour mon compte particulier, c’est aux manipulations instituées à l’École polytechnique par notre illustre chimiste le baron Thénard que j’ai dû le peu de science physique qui m’a valu le titre si justement envié de membre de l’Académie des Sciences de notre Institut de France, titre qui stimule si puissamment le génie de tant d’énergiques travailleurs qu’on pourrait désigner par leurs découvertes aussi bien que par leurs noms. L’Institut, en leur ouvrant ses portes à mesure que les fauteuils deviennent vacans, a donc la juste espérance ne point déchoir. Puissent-ils un jour dire comme les héros d’Homère : Nous nous flattons de valoir mieux que nos pères !

Ἠμεις δ’ αὐ πατερων μεγ’ ἀμεινονες εὐχομεθ’ εἰναι.

C’est encore un symptôme heureux pour les sciences de voir les hommes arrivés à la maturité en rechercher les notions sérieuses et sévères avec autant d’empressement que les fruits bien plus attrayans de l’imagination et du style, qui sont cependant la plus brillante incarnation de la pensée. Cette tendance est générale. Les Anglais ont emprunté aux Allemands cette belle devise : « la tête et la main, » mente et manu. Je dois personnellement à cette curiosité, si vivement éveillée par les récens progrès de la science, l’attention qu’on veut bien donner aux pages où je tâche, dans ce recueil, de rendre accessibles des connaissances avant tout positives sans rien sacrifier de la rigueur qui en fait le caractère. Il y a peu d’années encore que l’on pouvait craindre d’être obligé de dire avec Bacon « qu’il y a plus de science dans les ateliers que dans les écoles. »
Heureusement la marche des esprits nous rassure. L’exposition universelle a été visitée et étudiée avec un intérêt inespéré, et quand la

presse aura mûri les germes déposés dans les esprits, l’Angleterre et la France pourront s’enorgueillir d’avoir beaucoup fait pour le bien du monde entier par l’intelligence comme par la force. Mme Louise Colet a dit de la Grèce et de la Judée ce vers qui exprime énergiquement une pensée vraie :

Petites nations, mais grandes par l’idée!


La France et l’Angleterre n’auront, en aucun sens, aucune infériorité, et marcheront à la tête du monde civilisé !

Mais revenons à notre sujet. Ne semble-t-il pas qu’avec la création de la lumière, le monde industriel et savant ait assez produit pour se reposer dans la contemplation de ses succès? Ce n’est point pourtant ici, comme l’a dit l’Arioste, l’esprit vivant d’une créature finie,

El vivo spirto della morta spoglia.


Le génie actif de la science travailleuse crie sans cesse à l’homme penseur le mot de Bossuet : « Marche, marche! » Après le gaz, qui avait fait plus que la lampe, on a trouvé la flamme électrique, que deux jeunes et habiles physiciens, MM. Foucault et Fizeau, ont osé comparer au soleil, et qu’ils ont trouvée peu inférieure aux rayons de cet astre, qui, par un léger rapprochement ou un léger éloignement de nos têtes, verse, l’été, la vie végétale et animale à profusion dans notre hémisphère en la retirant de l’hémisphère opposé, tandis que pendant l’hiver il la suspend chez nous pour la porter de l’autre côté de notre globe. Qui n’a pas vu et n’a pas admiré à Paris les ateliers en plein air illuminés, pour des travaux urgens, par des feux électriques, comme ils l’eussent été par la lumière du jour? Faut-il rappeler d’ailleurs l’avantage immense qui résulte, pour les recherches théoriques de l’optique, de cette lumière toujours obéissante reproduisant dans le local le plus inaccessible aux rayons solaires des rayons qui peuvent y suppléer, tandis que pour des signaux télégraphiques la vivacité de ces feux perce l’air brumeux, qui éteint toute autre espèce de rayons?

Encore un mot sur un genre d’illumination qui a précédé l’électricité, que l’électricité a fait abandonner, mais qui peut, dans certains cas, y être substitué avec avantage : c’est la lumière produite par un bâton de craie que l’on plonge dans un gaz incandescent composé d’oxygène et d’hydrogène, et brillant à la sortie du réservoir qui le contient. Je préviens d’avance que, ce réservoir contenant un mélange formidablement explosif, il faut prendre beaucoup de précautions pour que le gaz mixte ne prenne pas feu en masse, ce qui arriverait infailliblement, si la flamme qui brûle à l’orifice pouvait rétrograder vers l’intérieur du réservoir. Il convient, dans ce cas, de ne faire arriver le mélange explosif que par des tuyaux qui éloignent le réservoir du lieu où l’on produit la combustion, et de faire passer ce gaz au travers de plusieurs toiles métalliques qui ne permettent pas à la flamme de rétrograder. C’est au lieutenant anglais Drummond que l’on doit cette belle illumination, qui rivalise presque avec celle de l’électricité, et qui nous servira de texte pour faire connaître plusieurs particularités curieuses sur la manière dont la chaleur donne naissance à la lumière. Avant d’exposer cette théorie et pour compléter ce qui se rapporte à la lumière Drummond, Drummond light, selon le mot des Anglais, nous dirons que si, après avoir renfermé dans une bouteille flexible de gomme élastique un mélange d’oxygène et d’hydrogène, on souffle dans un mortier à demi plein d’eau savonneuse des bulles de savon, comme le font les enfans avec un petit chalumeau, et qu’ensuite on approche de ces bulles un papier enflammé, on obtient une détonation qu’on ne peut comparer qu’au bruit d’un coup de canon, ou plutôt au bruit plus perçant encore d’un mortier à lancer des bombes. Communément, dans les cours de physique et de chimie où l’on répète cette expérience, une partie notable de l’auditoire reste assourdie pour plusieurs minutes. Or c’est ce mélange explosif qui, emmaganisé dans un réservoir et lancé par une petite ouverture, est enflammé à sa sortie, et vient briser sa flamme peu brillante sur un bâton de craie ou de chaux vive, lequel devient alors tellement-incandescent, que l’œil n’en peut supporter l’éclat. Si cette lumière et celle de l’électricité eussent été plus maniables et surtout moins chères, elles auraient été d’un excellent emploi dans les phares dont nous allons parler, et qui ont pour but de signaler à de grandes distances, malgré le brouillard ou la brume, la présence de la terre et ses dangers aux navires qui approchent des côtes.

Voici quelques notions théoriques sur cette curieuse production de lumière.

Tous les corps échauffés ne deviennent pas lumineux à la même température, c’est-à-dire par le même degré de chaleur. Je me suis assuré par des expériences réitérées que les corps les plus durs sont les premiers à devenir lumineux, en sorte, par exemple, qu’une tige de fer plongée en même temps qu’une tige de cuivre dans une source de chaleur devient lumineuse et incandescente quand la tige de cuivre ne le devient pas. D’après cela, un corps plus mou, un liquide par exemple, aura besoin de plus de chaleur qu’un corps solide pour être lumineux. C’est ce qu’on observe avec le verre qui rougit avant de fondre, et qui cesse d’être lumineux après la fusion pour reprendre cette propriété alors que la chaleur est devenue encore plus intense. Le plomb et l’étain fondu, par exemple, sont difficiles à faire rougir quand ils sont liquides, et souvent les chimistes ont l’occasion d’observer que dans un creuset rouge de feu se trouve une substance liquide qui n’est nullement incandescente, et qui ne le devient que par un degré de feu plus élevé. D’après cette idée, si l’on pense au degré de chaleur nécessaire à l’air ou à un gaz pour devenir lumineux, on sera effrayé de la température à laquelle devrait se trouver ce gaz pour donner de la lumière. Or la combustion seule produit un degré de chaleur suffisant pour rendre incandescent un gaz quelconque, comme le gaz hydrogène qui sert à l’illumination ordinaire, ou le mélange détonnant dont nous avons parlé tout à l’heure. Si donc on plonge dans ce gaz allumé un bâton de craie, ce corps solide, mis en contact avec le gaz lumineux, et par suite prodigieusement chaud, prendra cette haute température, et deviendra ainsi excessivement lumineux. Tous les corps ne seraient pas convenables pour cette expérience, car ils pourraient se désorganiser ou se fondre par l’effet de ce feu puissant avec lequel on a fondu, comme avec l’électricité, les substances les plus réfractaires. Voilà donc comment ou peut se figurer cette violente ignition dans le cas d’un corps solide soumis au contact d’une flamme active; mais nos connaissances sur ce point délicat de la théorie de la chaleur et de la lumière sont encore bien incomplètes et bien peu avancées.

Il n’est presque point d’industrie dont la nature n’offre l’ébauche ou la réalisation dans son vaste laboratoire. Ainsi les pierres bitumineuses et le bitume lui-même contiennent de l’huile et une espèce de cire naturelle que l’art sait extraire aujourd’hui avec économie et avantage. La chaleur et la pression extraient ces huiles naturelles. Plusieurs sources donnent aussi une huile très odorante et très combustible employée sous le nom de naphte et de pétrole, qui signifie huile de pierre. L’huile de schiste, privée de son odeur incommode et brûlée dans des becs de lampe appropriés à ce combustible éclairant, est l’objet d’une extraction active et d’un commerce considérable. J’ai eu plusieurs fois le plaisir de faire une lampe improvisée en mettant dans un fossé plein de cette huile une mèche formée d’un galon de fil plié en quatre et allumée après qu’elle avait été bien trempée dans le pétrole bitumineux. Il faut un vent assez fort pour éteindre cette lampe naturelle. Une de ces cavités ou fosses natives était dans la plaine de l’Allier, entre cette rivière et les hauteurs qui avoisinent Clermont-Ferrand de ce côté-là. Peut-être depuis ce temps cette localité a-t-elle été exploitée industriellement. La grande légèreté de ces huiles naturelles les fait flotter sur l’eau, et fait que les sources qui viennent aboutir à la surface du sol les amènent au-dessus d’elles en les pressant par-dessous. La théorie de M. Boutigny sur la formation des produits hydrocarbures dans les premières périodes géologiques explique très heureusement ces singulières productions de la nature, et leur assigne une cause tout aussi naturelle que celle des précipitations de vapeur d’eau au moment où l’atmosphère et la terre ont été assez refroidies pour permettre à l’eau de couler en liquide à la surface du sol. Toute théorie à part, qu’il nous suffise de savoir que la nature produit des huiles combustibles minérales, comme les végétaux engendrent les huiles ordinaires par les forces physiologiques qui les animent. Pour fixer les idées, faisons un petit tableau des substances huileuses acides, sucrées, insipides et combustibles que nous offre la nature. Tout le monde sait qu’avec trois élémens seulement, le gaz oxygène, le gaz hydrogène et le charbon, la nature a réalisé tous les produits que nous offre la nature végétale et tous les produits analogues du règne minéral. Un corps est-il acide, comme le vinaigre, le jus de citron, les fruits aigrelets, l’oseille, — c’est que l’oxygène y domine. Est-il huileux comme le pétrole et les huiles végétales de diverses sortes, c’est l’hydrogène qui y est en excès. C’est un fait remarquable que la graisse animale ne contient aucune partie d’azote, et que c’est une substance tout à fait analogue aux produits végétaux. Parmi les corps où le charbon domine, nous avons la fibre ligneuse du bois et un grand nombre de produits végétaux et animaux caractérisés par une facile carbonisation.

Si l’oxygène et l’hydrogène se balancent entre eux dans les proportions qui font de l’eau, nous avons d’abord l’eau elle-même, si abondamment répandue dans la nature, puis avec diverses doses d’eau et de charbon tous les produits insipides et amidonnés, tels que les farines, les fécules, la dextrine. Avec un dosage différent de charbon, tous ces produits passent au sucre soit dans la nature, soit dans le laboratoire. Avec le charbon seul, la nature nous donne l’anthracite, qui est presque incombustible. Avec un peu de la combinaison qui fait l’huile, ce charbon sec et peu facile à brûler passe à la houille ou charbon de terre, qui, d’une part, est un excellent combustible, et d’autre part fournit par la distillation le gaz qui sert à l’éclairage. Enfin le gaz hydrogène pur ou carboné sort, par plusieurs fissures, de l’intérieur de la terre, et constitue de véritables sources ou fontaines de gaz qui, dans quelques localités d’Europe, et notamment à Cuxhaven, ont été utilisées comme combustible éclairant un phare. Les États-Unis et la Chine surtout ont leurs puits producteurs de gaz combustibles et employés comme tels par les habitans du voisinage. Si l’on enfonce un bâton dans la vase d’une mare ou d’un ruisseau, on en fait sortir des bulles assez grosses que l’on peut recueillir au moyen d’une bouteille que l’on emplit d’eau après avoir fixé sur l’orifice un entonnoir ordinaire. En tenant cette bouteille renversée dans l’eau au-dessus de l’extrémité du bâton qui agite la vase, on recueille les bulles qui montent du fond de l’eau, et la bouteille se vide de liquide en se remplissant de gaz. Cette bouteille, bouchée sous l’eau après qu’on en a retiré l’entonnoir, se trouve pleine de gaz combustible; on allume alors ce gaz, que l’on fait sortir au moyen d’un filet d’eau versé dans la bouteille, C’est un des amusemens scientifiques que l’on indique aux jeunes étudians en physique et en chimie. En général toutes les flammes sont dues à du gaz hydrogène plus ou moins carboné que la chaleur de la combustion dégage d’abord et fait brûler ensuite. Ainsi une simple bougie est une usine complète de gaz, lequel se produit d’abord à la partie inférieure de la mèche au contact de la cire fondue avec la partie incandescente de la flamme. Ce gaz, aussitôt qu’il se dégage, monte et se brûle pour produire la flamme chaude et lumineuse, et il est aussitôt remplacé par d’autre gaz obtenu de la même manière jusqu’à ce que toute la matière grasse soit consumée. Les branches de bois et les bûches qui flambent dans le feu commencent aussi par produire du gaz qui brûle ensuite.

Si le gaz est dégagé par une distillation préalable, il brûle avec beaucoup plus d’activité que dans le cas où la combustion doit le produire avant de le brûler, car alors toute la chaleur est utilisée à la combustion sans qu’il s’en perde pour produire le gaz. Toutes ces notions sont fort simples, et il y a peu de mérite à les connaître; il y a souvent assez d’inconvéniens à les ignorer.

Une circonstance importante de l’éclairage, c’est l’emploi d’un réflecteur destiné à utiliser la partie des rayons lumineux qui frappe en pure perte le mur ou l’ameublement quand celui-ci est d’une couleur foncée. On place presque toujours derrière les lampes adossées an mur une plaque polie de fer-blanc bien nettoyée reflétant la lumière qui vient la frapper. Une lampe placée sur une cheminée, devant une glace, éclaire une pièce presque deux fois autant que si l’on tendait un drap noir derrière elle; mais c’est surtout dans les fanaux et signaux des chemins de fer et de la marine que cette lumière, renvoyée dans un même sens par un réflecteur convenable, produit un effet considérable. C’est la surface appelée par les géomètres surface parabolique qui jouit de la propriété de renvoyer dans une direction unique tous les rayons lumineux, et telle est aussi la forme que l’on donne aux réflecteurs employés à cet usage. Pour avoir des feux colorés, on place devant la lumière un verre rouge ou vert qui laisse passer en plus grande abondance les rayons de chaque espèce et produit une illumination colorée. L’organe avec lequel nous percevons la lumière étant d’une grande perfection et d’une grande sensibilité, nous avons pu recueillir beaucoup plus de notions sur les effets de la lumière que nous n’avons pu le faire avec d’autres sens moins parfaits, comme le goût et l’odorat, qui ne nous ont permis d’acquérir que des notions bien imparfaites sur les odeurs et les saveurs. Il suffit de considérer un chien de chasse couché et le nez au vent pour se convaincre que l’animal reçoit une foule de sensations qui nous sont insaisissables, et si l’on tient sur le vent qui lui arrive une pièce de gibier qu’on lui cache, il arrive en quelque sorte les yeux fermés pour en prendre connaissance.

Passons àl’ illumination et à l’établissement des phares.

L’usage d’allumer des feux pour indiquer aux navigateurs les points accessibles des côtes remonte à la plus haute antiquité. Au retour de la flotte des Grecs du siège de Troie, Nauplius, qui avait à exercer une vengeance sur plusieurs des chefs qui avaient condamné à mort son fils Palamède, alluma des feux perfides sur la côte où ils devaient aborder et leur fit faire naufrage. La côte basse de l’Egypte, dans le voisinage de la ville d’Alexandrie, était signalée par un feu établi sur une tour élevée dans l’île de Pharos, qui depuis a été réunie au continent par les attérissements du Nil. C’est cette flamme qui, dans la Pharsale de Lucain, annonce la terre d’Egypte à César poursuivant Pompée.

Ostendit Phariis Ægyptia littora flammis.

Cette tour du Phare et son feu ont donné leur nom aux phares actuels qui, jusqu’à Fresnel, n’ont eu d’autres fanaux que des masses de charbons allumés, retenus dans des grillages de fer qui soutenaient le combustible sans en intercepter l’éclat. Rien de pittoresque comme ces feux de charbon qui bravent le vent, la brume et la tempête, mais dont l’éclat est impuissant pour porter au loin leurs avertissemens salutaires. Des lampes munies de réflecteurs paraboliques furent quelquefois substituées aux feux de charbon. Enfin l’administration française eut recours à la science optique. Arago et Fresnel furent chargés d’élaborer un projet de phares dont la puissance répondit à la dignité de la science comme aux besoins de la navigation. Fresnel quitta les spéculations théoriques qui l’ont immortalisé pour cette tâche moins brillante. Les phares qui portent aujourd’hui son nom, comme celui de la France, sont le résultat d’un travail persévérant guidé par une connaissance approfondie des propriétés de la lumière. Une immense lampe formée de quatre mèches qui s’enveloppent l’une l’autre fut établie sur un support, et l’huile soulevée par un mécanisme ingénieux entretint d’une manière fixe la flamme de ce puissant illuminateur.

Mais les rayons de cette flamme se répandaient de tous côtés, ils illuminaient en pure perte le ciel au-dessus d’eux, la terre au-dessous, la côte qui longeait le bord de la mer, et, vers la mer elle-même, les rayons, en se dispersant sur toute sa surface, allaient en s’affaiblissant rapidement et perdaient de leur portée. Fresnel entreprit de conduire tous les rayons en un seul faisceau dans une direction unique. Il abandonna les réflecteurs métalliques, sujets à se ternir et à se détruire par l’influence des brumes salées de la mer, soulevées par le vent après que les flots se sont brisés sur les écueils qui bordent le rivage. Les rayons qui allaient se perdre vers le ciel furent ramenés par des bandes de verre assemblées circulairement qui réfléchissaient tous ces rayons vers l’horizon. D’autres bandes, placées plus bas que la flamme, l’amenèrent de même vers l’horizon les rayons qui s’égaraient vers la terre; on obtint ainsi une masse de lumière horizontale qui, par une dérivation ultérieure, fut séparée en huit faisceaux dirigés vers les divers points de l’horizon. Ces faisceaux sont alors de la plus grande énergie, et leurs rayons concentrés atteignent aux limites de l’horizon, à moins que l’air, chargé de vapeurs, de brumes et de brouillards, ne soit impénétrable à la lumière. Alors aucun appareil optique ne peut vaincre cet obstacle insurmontable. Racine dit de Mithridate que

Ses heureux vaisseaux
N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux;


il a oublié les brumes, qui, dans le voisinage de la terre, sont redoutables à l’égal des tempêtes. Les phares français de Fresnel réduisent à des cas bien rares ce danger si grand sur les côtes non éclairées. A l’heure où j’écris, les deux bords du canal qui sépare la France de l’Angleterre sont illuminés par des phares comme une rue de Paris l’est par ses becs de gaz, et les mille et mille vaisseaux de la reine des mers, Londres, sont guidés au travers de tous les dangers prévus. Des stations flottantes portent même des feux signalant les dangers d’une mer très peu profonde, et qui offre de périlleux bas-fonds. C’est une œuvre admirable de science et d’industrie ou, si l’on veut, de civilisation, et la France a l’honneur d’avoir, par Fresnel, donné ces guides sûrs aux navires qui sillonnent ces parages resserrés.

Nous venons de dire que huit faisceaux de lumière partaient, suivant huit directions, pour aller porter leurs feux à huit points de L’horizon maritime. Mais que deviendront les navires voyageant hors de ces huit lignes illuminées? Un mécanisme très simple lèvera cette difficulté : on fera tourner toute cette immense machine sur elle-même, et tous les points de l’horizon seront successivement atteints par les faisceaux lumineux mobiles. Huit fois pendant un tour de l’appareil sur lui-même, les matelots auront les yeux frappés par les faisceaux balayant la surface de la mer, et après avoir brillé à leurs yeux, les feux disparaîtront entre ces deux passages de deux faisceaux consécutifs. Ces apparitions et disparitions ont fait donner à ces phares le nom de phares à éclipses. L’observateur voit d’abord poindre une légère lueur qui se renforce graduellement, brille quelques instans de tout son éclat, et s’éteint ensuite par les mêmes degrés qui en ont marqué l’accroissement. La succession de ces éclats, qui n’est pas la même pour tous les phares, sert de plus à les distinguer entre eux. Ainsi tel phare a tant d’éclats par minute, et tel autre en donne un nombre différent. Il est impossible de les confondre. Voilà donc de précieuses indications qui permettent de rapprocher l’un de l’autre ces utiles auxiliaires de la navigation bien plus qu’on n’eût osé le faire autrefois, quand les feux fixes n’avaient rien qui les distinguât entre eux. L’exposition universelle contient un phare de premier ordre, avec ses feux allumés, ses éclats, ses éclipses, et tel qu’il va bientôt briller sur les côtes de l’Atlantique comme un fanal de sûreté. La curiosité peu intelligente des visiteurs du palais de l’industrie les pousse chaque jour à s’entasser dans la tour elle-même, tandis que c’est à l’extrémité la plus éloignée du phare qu’il faudrait se placer pour en bien observer les éclipses et les apparitions. Se mettre dans le phare même pour en voir l’effet, c’est faire la même chose qu’un homme qui, pour contempler un paysage, se placerait au milieu des arbres qui doivent faire point de vue.

Le premier grand phare que Fresnel put établir est celui qui sur la tour de Cordouan, à l’embouchure de la Gironde, donne de la sécurité à la dangereuse passe qui joint le fleuve à la mer. L’îlot qui porte le phare est souvent inaccessible pendant plusieurs semaines, tant la mer est furieuse à l’entour. Jour et nuit la mer tourmentée par le vent y mugit en sons qui assourdissent les oreilles :

          Ἀει δ' ἀνα νυϰτα ϰαι ἠω
Ἐξ ἁλος ἠνεμοεντος ἐπιϐρεμει οὐασιν ἠχη.

Ces vers grecs sont du poème grec d’Héro et Léandre, où l’on trouve plusieurs passages qui témoignent que la notion des phares était très familière aux anciens. En effet, le héros périt au moment où le vent éteint la lampe de la tour de Sestos, qui lui servait de guide.

La belle construction qui attire les regards au palais de l’industrie, et qui porte le nom de Phare Fresnel, offre au sommet d’une tour de grandeur naturelle une masse immense de verres taillés suivant des courbes régulières, et qui, recevant la lumière de la grande lampe centrale, la dirigent en faisceaux séparés pour balayer la surface de l’océan et n’en laisser aucun point privé de l’avertissement que son feu doit transmettre. Mais que peut dire à un bâtiment perdu dans la nuit et dans les flots, assailli par les lames et tourmenté par le vent, un simple éclair suivi d’une éclipse? Cette apparition est la main ou la branche d’arbre tendue à l’homme qui se noie. Un cri de joie et de confiance se fait entendre. Le feu, voilà le feu ! On s’assure par l’intervalle des éclats que c’est bien le phare de la côte que l’on doit aborder ou éviter, et l’on marche en pleine sécurité.

Le pilote a de plus les yeux fixés sur sa boussole, qui dans son habitacle brave les mouvemens confus que l’océan donne au navire, et pointe fidèlement par sa petite lame d’acier dans une direction constante. Avec le phare et la boussole, il n’y a plus d’autre péril que l’ignorance. Le pilote doit savoir que, pour éviter le danger, il doit diriger son vaisseau de manière que le phare apparaisse dans la direction de tel ou tel point de la boussole. J’ai moi-même été témoin de ces merveilleuses évolutions dans les parages redoutables de la Bretagne. — J’allais à l’île souvent inabordable d’Ouessant. C’était dans l’automne de 1824. Le soleil s’abaissa sous l’horizon; la lune le suivit presque au même point de l’horizon; la planète Vénus, qui brillait alors d’un grand éclat et qui nous montrait l’occident, disparut avant de toucher les limites d’un ciel peu transparent. L’obscurité et la brume couvrirent l’Océan et nous cachèrent les astres; la mer s’éleva et les flots nous ballottèrent. D’immenses lames venant de la haute mer, des houles retentissantes nous attaquaient et nous roulaient l’une après l’autre, puis allaient se briser avec un retentissement prolongé contre les rochers de la côte et ceux qui s’avancent jusque dans le milieu de ces passes périlleuses. Un silence profond s’établit. Les matelots attendirent sur leurs rames, qui leur servaient à éviter les coups de la mer, dont l’eau ce soir-là était admirablement phosphorescente. Chaque coup de rame, chaque brisement de vague, chaque panachement d’écume faisait jaillir des millions d’étincelles lumineuses. Chaque goutte d’eau était un ver-luisant. Enfin, après plusieurs minutes d’une attente inquiète, le vieux pilote, dont la tête tournait sans cesse sur son corps immobile comme celle d’un oiseau de rivage qui guette le poisson tout à l’entour de lui, leva lentement la main et annonça le phare. Il saisit à l’instant avec vigueur la barre du gouvernail, et au bout d’une heure, après avoir marché avec la même précision, avec le même calme que si nous n’eussions pas été enveloppés par la nuit et battus par la mer, nous laissions tomber l’ancre dans le petit port d’Ouessant, peu habitué aux visites des curieux de la terre ferme. Le hasard voulut que les mêmes circonstances se reproduisissent à mon retour à Brest; seulement, ici, le mugissement des houles qui s’engouffraient dans les cavernes creusées par la mer sous les falaises de granit était encore plus formidable. Quelques-unes de ces cavités pénètrent fort avant sous la terre, et à l’arrivée des vogues, elles sonnent comme d’immenses tuyaux d’orgue. « Si on était des enfans, disait le vieux pilote Ker-Simon, ça pourrait faire peur! » Enfin le grand phare de la pointe Saint-Matthieu alluma ses feux, et domina puissamment la nuit et la bruine. Nous arrivâmes sans penser seulement que, privés de ce secours, nous aurions pour la seconde fois passé la nuit en pleine mer.

L’administration des phares de France prête son appui éclairé à deux constructeurs français qui ont aussi exposé deux phares de premier ordre d’un travail admirable, l’un destiné pour la France, l’autre pour l’Amérique : ce sont MM. Lepaute et Sautter. Que de travail et de travail savant dans ces montagnes de verres taillés qui, par transmission et par réflexion, plient et dirigent convenablement les rayons de la quadruple lampe placée au centre de l’appareil! Si Fresnel avait pu visiter cette exposition, quel bonheur ç’aurait été pour lui de contempler ce fruit de ses œuvres développé pour le bien de l’humanité d’un bout du monde à l’autre! Son nom n’est prononcé qu’avec une sorte de vénération par tous les ingénieurs français et étrangers qui construisent ses appareils de tous les ordres, depuis le grand phare de deux ou trois mètres de dimension jusqu’au plus petit feu de port ou même au fanal installé à bord des bâtimens. Fresnel a succombé avant le temps, et il n’eût pas même été d’un âge avancé à notre exposition universelle d’aujourd’hui.

Une communauté d’études nous avait rapprochés, et son caractère moral était de pair avec son génie. Il semblait s’excuser d’avoir appliqué à la science pratique de l’optique et aux détails de la construction des phares les méditations d’un esprit fait pour les spéculations transcendantes de la science; mais il sentait vivement néanmoins le bonheur d’avoir été utile. Quand, dans les derniers mois de sa vie, il quitta Paris pour un de ces voyages de santé qu’en désespoir de cause les médecins ordonnent aux malades, il se dirigea sur Royan, à l’embouchure de la Gironde, en face de la tour de Cordouan. De là, le soir, il suivait avec complaisance les feux intermittens de son beau phare, et il entendait les témoignages d’admiration et de gratitude des marins, qui ne le connaissaient pas et qui l’entouraient les yeux fixés sur le phare, dont ils comptaient les éclats et les éclipses. Heureux celui par qui la gloire de la France n’a point subi d’infériorité, plus heureux encore celui par qui la vie des hommes a été sauvegardée! Par un bonheur non moins grand, Fresnel a eu le privilège de n’inspirer pas plus l’envie qu’il ne la ressentait lui-même dans son noble caractère.


BABINET, de l’Institut