Des Nouvelles voies maritimes

DES


VOIES MARITIMES.




LES PAQUEBOTS TRANSATLANTIQUES.




La Grande-Bretagne et les États-Unis possèdent aujourd’hui des flottes de paquebots. Partout où se porte l’activité humaine, ces deux puissances se hâtent de créer des services de bateaux à vapeur qui multiplient les relations et les rendent faciles, régulières et rapides. L’Atlantique, la mer du Sud, l’Océan Indien, les mers de l’Australie, sont sillonnés en tous sens par ces bâtimens merveilleux qui bravent, sur leurs ailes de flamme, les courans et les brises contraires, l’ouragan et les calmes. La France a jusqu’ici abandonné à d’autres peuples l’exploitation de ces vastes domaines, et les roues de ses paquebots ne connaissent encore que les flots de la Méditerranée.

Le 16 mai 1840, M. Thiers, président du conseil des ministres, montait à la tribune de la chambre des députés, et présentait un projet de loi relatif à la création des services transatlantiques. « La navigation par la vapeur, disait-il, a fait de tels progrès depuis quelques années, que des questions naguère encore douteuses se trouvent maintenant complètement résolues. De grands espaces ont été parcourus en peu de jours par des bâtimens à vapeur : plusieurs ont déjà fait de nombreuses traversées d’Angleterre en Amérique, et il n’est bruit que de projets d’établissemens nouveaux formés chez nos voisins pour correspondre avec toutes les parties du globe. Au milieu de ce mouvement imprimé à des entreprises éminemment utiles, la France ne saurait demeurer inactive ; notre commerce souffrirait nécessairement des retards que les communications de nos ports avec l’Amérique éprouveraient, tandis que celles de nos concurrens deviendraient chaque jour plus nombreuses et plus rapides. Il y a donc pour nous nécessité absolue de marcher dans la même voie et de ne pas nous y laisser devancer plus longtemps par d’autres nations. » Voilà plus de douze ans que ces paroles ont été prononcées. Les prédictions de M. Thiers se sont réalisées : nos concurrens nous ont devancés sur tous les points. En France, suivant l’expression consacrée, la question est encore à l’étude.

Notre intérêt et notre honneur exigent que la solution ne se fasse plus attendre. Divers essais tentés sous le gouvernement de juillet ont malheureusement avorté ; puis sont venues les révolutions. Aujourd’hui la sécurité matérielle est rétablie ; les capitaux et les intelligences se portent avec ardeur vers les spéculations de l’industrie et du commerce ; les principes de l’association se développent et s’appliquent à la construction des chemins de fer, qui, dans peu d’années, couvriront notre territoire. Toutes les imaginations et, ce qui vaut mieux, tous les bras travaillent. Le gouvernement doit encourager cet heureux mouvement, et le diriger vers les entreprises d’utilité nationale. Au premier rang se présentent les paquebots transatlantiques. Ne sont-ce pas les chemins de fer de l’Océan ? Mais, avant de se mettre à l’œuvre, il importe de se rendre compte des besoins et des intérêts qui se rattachent à cette grande question. Il ne suffit pas d’éviter un nouvel échec, il faut aussi que les services soient établis dans les conditions les plus favorables pour l’industrie, le commerce, la navigation et la défense du pays ; il faut profiter des études qui ont été faites depuis 1840 et de l’expérience de nos concurrens. Alors seulement on sera en mesure de décider quelles sont les lignes qu’il convient de créer, — quels doivent être les points d’arrivée et de départ, le mode et les conditions financières de l’exploitation.


I

Le projet de loi présenté en 1840 par M. Thiers, pour la création des lignes de paquebots, fut accueilli par les deux chambres avec un égal empressement : les pouvoirs publics comprenaient que la France devait, même au prix de sacrifices considérables, se lancer dans les voies que la vapeur avait ouvertes. À cette époque, la marine commerciale de l’Angleterre comptait 840 steamers, représentant une force de 64,700 chevaux, alors que nous ne possédions encore qu’un petit nombre de navires attachés au service de la Méditerranée et quelques remorqueurs à l’entrée des ports et des fleuves. Il y avait dans cette comparaison un argument décisif : l’honneur national était en jeu. La pensée exprimée par le président du ministère du 1er mars répondait ainsi à l’une des plus vives préoccupations du pays, et les chambres se hâtèrent d’y donner suite. Les rapports rédigés par MM. de Salvandy et Daru attestent l’intérêt sérieux qu’inspirait l’établissement des communications transatlantiques ; ils préparèrent la loi qui fut promulguée le 16 juillet 1840. En vertu de cette loi, le ministre des finances était autorisé à traiter, dans le délai de six mois, avec une compagnie commerciale, pour le service du Havre à New-York, moyennant une subvention annuelle qui ne pouvait excéder 880 francs par force de cheval ; le nombre des paquebots devait être de trois au moins et de cinq au plus. On créait en outre, aux frais et pour le compte de l’état, deux lignes principales desservies par des navires de 450 chevaux : l’une partant de Bordeaux tous les vingt jours et de Marseille tous les mois pour les Antilles françaises et étrangères ; l’autre partant tous les mois de Saint-Nazaire à destination du Brésil. Enfin trois lignes secondaires, se rattachant aux lignes principales et desservies par des navires de 220 chevaux, devaient aboutir au Mexique, à l’Amérique centrale et à Buénos-Ayres. Une somme de 28 millions, répartie entre quatre exercices, était mise à la disposition du gouvernement pour la construction et l’armement des navires affectés aux différens services.

Cette loi ne fut pas exécutée. Il ne se présenta point de compagnie sérieuse qui entreprît de se charger de la ligne du Havre à New-York, et, pour les autres lignes, le ministère du 29 octobre, qui remplaça l’administration de M. Thiers, ne crut pas devoir adopter les calculs sur lesquels avaient été basées les dispositions de la loi. Une commission spéciale, embarquée à bord du Gomer (1842 à 1844), étudia les itinéraires et dressa le devis des recettes et des dépenses probables de l’opération. Près de cinq années s’écoulèrent avant que le gouvernement fit connaître aux chambres sa pensée définitive, et pendant ces cinq années, l’Angleterre, aussi prompte à exécuter qu’à entreprendre, doublait le nombre de ses paquebots. Ce fut seulement le 29 mars 1845 que le ministre des finances soumit à la chambre des députés un nouveau projet de loi. D’après l’exposé des motifs, la loi votée en 1840 plaçait le trésor en face d’une dépense certaine de 12 millions par an et d’un revenu éventuel de 4 à 5 millions : les progrès de l’art nautique, la substitution du fer au bois dans les constructions navales, l’emploi de l’hélice et des chaudières tubulaires, avaient complètement modifié les conditions des services transatlantiques : la vitesse étant devenue l’élément principal de succès pour les lignes de bateaux à vapeur, les navires construits par l’état et destinés à porter une forte artillerie en cas de guerre ne pouvaient plus être avantageusement employés au transport des correspondances et des passagers. D’ailleurs, plusieurs compagnies s’étant offertes pour exploiter toutes les lignes à l’aide d’une subvention, il paraissait préférable de faire appel à la concurrence des capitaux plutôt que d’imposer à l’état les frais et les embarras de l’entreprise. En conséquence, le ministère proposait de concéder à des compagnies quatre grandes lignes allant à Rio-Janeiro, aux Antilles, à la Havane et à New-York, ainsi que deux lignes secondaires aboutissant à la Plata et au Mexique ; le projet de loi s’abstenait de déterminer les points de départ et les conditions financières des différentes concessions : il demandait pour le ministre des finances un véritable blanc-seing, il prévoyait toutefois le cas où les compagnies ne seraient pas en mesure d’exploiter toutes les lignes : l’état devait alors se charger, aux conditions fixées par la loi de 1840, des services non concédés.

Telle était l’économie du projet de loi de 1845. Le ministère avait eu le tort très-grave de présenter son système trop tardivement ; mais ce système était plus simple, plus praticable que celui de 1840. Il laissait le ministre libre d’agir suivant les circonstances et dans l’intérêt général, sans lui créer à l’avance des obligations qui pouvaient, le cas échéant, ajourner ou même arrêter complètement la signature d’un contrat sérieux. Cependant la commission qui fut chargée, à la chambre des députés, d’examiner le projet, n’admit point d’abord les propositions du gouvernement. Dans un premier rapport rédigé par M. Laujuinais, elle exprima l’avis que le pouvoir parlementaire ne devait pas abandonner le droit de déterminer le point de départ de chaque ligne, et elle maintint formellement les désignations qui avaient été déjà consacrées par la loi de 1840. Plus tard, il est vrai, dans un rapport supplémentaire de M. Estancelin, elle revint sur sa première opinion et se contenta d’exiger que l’une des lignes à concéder fût réservée à Marseille ; mais l’ensemble du projet, amendé par elle, se ressentait trop visiblement de cette manie réglementaire qui, s’appliquant aux moindres détails, devait écarter les offres des compagnies. Pour ne citer qu’un exemple, la commission limitait le poids des marchandises que les paquebots auraient été autorisés à transporter, et, dominée par l’intention très-louable de ménager les intérêts de la marine à voiles, qui s’effrayait de la concurrence des navires à vapeur[1], elle semblait avoir pris à tâche d’éloigner les spéculations qu’elle avait précisément en vue d’encourager.

Les études de 1845 demeurèrent à l’état de rapport. La question ne se représenta qu’en 1847, sous la forme de deux projets de loi déposés le 17 février. Le premier projet avait pour but de sanctionner un marché passé entre le gouvernement et la compagnie Hérout et de Handel pour l’exploitation de la ligne du Havre à New-York : le gouvernement livrait à la compagnie, pour un délai de dix ans, 4 bateaux à vapeur de 450 chevaux, construits en vertu de la loi de 1840 ; ce prêt devait tenir lieu de subvention. La compagnie, de son côté, s’engageait à accomplir gratuitement le service postal. Cette proposition fut adoptée par les chambres et mise immédiatement en vigueur. — Le second projet de loi reproduisait à peu près les dispositions préparées par la commission parlementaire de 1845. Dans un rapport très développé, M. Ducos soutint les conclusions suivantes : le gouvernement devait procéder, par abjudication, à la concession pour dix ans au plus de trois lignes principales : 1° Saint-Nazaire à Rio-Janeiro ; 2° Bordeaux à la Havane avec prolongement sur la Nouvelle-Orléans ; 3° Marseille à la Martinique et à la Guadeloupe. Ces trois lignes pouvaient être remises aux mains d’une seule et même compagnie ; le maximum de la subvention annuelle de l’état se trouvait limité à 5 millions de francs pour l’ensemble des services ; dans le cas où l’adjudication ne serait pas valable, le ministre des finances était autorisé à accorder des concessions à l’amiable en se renfermant dans la limite des crédits ouverts. Indépendamment des trois lignes principales, la commission de 1847 proposait de créer, par voie de concessions directes, quatre services secondaires aboutissant à la Plata, aux Antilles espagnoles et à Haïti, à la Côte-Ferme et au Mexique. — Ce projet de loi fut adopté par la chambre des députés, mais il n’eut pas d’autres suites. — La compagnie qui avait entrepris le service de New-York ne put, de son côté, remplir ses engagemens. Est-il besoin de rappeler l’échec complet qu’elle éprouva ?

En résumé, la révolution de 1848 trouva dans les archives parlementaires quatre projets de loi et autant de rapports relatifs aux communications transatlantiques ; mais la France n’avait pas, sur l’Océan, un seul paquebot ! Ses correspondances, ses marchandises, ses passagers en étaient réduits à demander asile aux steamers anglais ou américains !

On ne saurait se défendre d’un certain découragement, lorsqu’au début d’une étude aussi difficile et aussi complexe, on ne découvre en quelque sorte dans le dossier de l’affaire que des plans inexécutables et des projets avortés. Comment ! depuis 1840, le gouvernement et les chambres, les hommes les plus distingués dans l’administration, dans la politique, dans l’industrie, se sont épuisés en travaux stériles, et, toutes les fois qu’ils se sont mis à l’œuvre, ils n’ont abouti qu’à l’impossible ! A quelles causes faut-il attribuer ces tristes déceptions ? Voilà ce qu’il importe de rechercher avant de procéder à de nouvelles expériences. À ce point de vue, il était indispensable de rappeler les différens systèmes qui ont été successivement proposés et discutés en d’autres temps.

Lorsque la monarchie de juillet, obéissant à une pensée nationale, eut résolu de créer, à l’exemple de l’Angleterre, des lignes de paquebots transatlantiques, elle craignit que l’industrie ne fût pas assez avancée, assez hardie pour exploiter une navigation aussi coûteuse. Il y avait d’ailleurs à cette époque, une certaine défiance contre le prétendu monopole des compagnies. Le gouvernement offrit d’abord de construire les navires dans ses arsenaux et de se charger de l’ensemble des services (à l’exception de celui du Havre à New-York). Cette combinaison lui fournissait le moyen d’obtenir du pouvoir législatif, ordinairement peu flexible en matière de finances, les crédits nécessaires pour ajouter à la flotte une escadre de bateaux à vapeur. Les crédits furent votés ; mais les navires, construits plutôt pour la guerre que pour la course, ne possédaient point les qualités requises pour les traversées rapides, et ils durent être purement et simplement inscrits dans les cadres de l’effectif militaire. On dépensa donc de fortes sommes sans atteindre le but désiré, ou tout au moins avoué par l’exposé des motifs du projet de loi de 1840. On reconnut en outre que l’état se montre en général peu habile à diriger de semblables entreprises. Il serait superflu d’insister sur ce fait, qui est aujourd’hui consacré par l’expérience, et qui, après de longues discussions, est devenu un principe d’économie sociale. Les Anglais surent éviter les deux écueils sur lesquels se brisèrent nos premiers efforts : ils confièrent à des compagnies commerciales fortement organisées l’exploitation des lignes, et, dans la construction des paquebots, leurs ingénieurs se préoccupèrent principalement de la vitesse à obtenir, sans négliger l’éventualité d’un service militaire. Ils réussirent ; la France, qui avait agi en sens inverse, échoua.

Ce n’est pas tout. Lors de la discussion des projets de 1845 et 1847, le gouvernement et les chambres se donnaient beaucoup de peine pour tracer sur l’Océan, dans les directions les plus favorables, les lignes principales et les embranchemens : ils fixaient le tonnage et la force des navires ; ils déterminaient les conditions du trafic ; ils multipliaient les articles du futur contrat, et chaque article contenait d’ordinaire une obligation ou une servitude à la charge des concessionnaires. Malheureusement ce travail était nul, car les concessionnaires n’existaient pas. On dressait un plan idéal où tout était prévu, ordonné, réglementé : il n’y manquait qu’une compagnie pour le débattre, l’accepter et l’exécuter, de sorte qu’après de consciencieuses études la question pratique n’avait point fait un pas. Est-ce ainsi que l’on organise des opérations aussi vastes ? A quoi bon multiplier de gaieté de cœur des difficultés qui sont déjà si grandes, en se liant les mains par la rédaction prématurée d’un cahier des charges inflexible comme la loi ? Il n’y avait alors et il n’y a encore aujourd’hui qu’un seul mode praticable. Le gouvernement doit provoquer les propositions des compagnies pour l’exploitation des lignes que l’intérêt public commande d’établir : il examine les divers projets, se met en rapport direct avec ceux qui les ont émis, et discute avec soin les offres qui lui paraissent être les plus avantageuses, et qui présentent les garanties les plus solides. S’il réussit à s’entendre avec une ou plusieurs compagnies, il arrive devant le pouvoir législatif avec un contrat en bonne forme, exécutoire immédiatement après le vote. La plupart des compagnies anglaises et américaines ont été constituées ainsi. Comment s’étonner que les projets si péniblement élaborés en France n’aient eu aucune suite ? On commençait par où l’on aurait dû finir, et l’on ne votait que des abstractions.

Les inconvéniens de cette méthode étaient si flagrans, qu’ils ne pouvaient échapper aux esprits désintéressés ; mais en face des prétentions contradictoires qui s’agitaient bruyamment autour des projets de loi, ils étaient devenus presque irrémédiables. Chaque port voulait posséder au moins une ligne de paquebots, comme chaque bourg voulait avoir un tronçon de chemin de fer. De là, au sein de l’assemblée élective, des luttes ardentes qu’entretenait l’animosité des passions locales. Le gouvernement, craignant de se compromettre vis-à-vis de tel ou tel port, demeurait impassible ou se bornait à prêcher la conciliation. On s’attachait alors à imaginer des transactions, des combinaisons mixtes qui fussent de nature à apaiser les querelles intestines et à satisfaire aussi équitablement que possible les prétentions rivales. L’intérêt public disparaissait sous les exigences des localités, représentées à la fois dans le ministère, dans le parlement, dans la presse. De guerre lasse, on partageait entre les principaux ports les lignes transatlantiques : Marseille, Bordeaux, Nantes, Le Havre, étaient appelés à prendre part à la distribution des services. Les passions se calmaient, les ports se félicitaient de voir sanctionner par la législature leur droit aux paquebots. Quant aux compagnies improvisées pour les besoins de la cause sur les rives de la Méditerranée et de l’Océan, elles avaient cessé d’exister au moment même où le vote de la loi les conviait à se mettre à l’œuvre et à réaliser les merveilles de leurs prospectus.

Aussi, dans les conditions où ont été examinées, avant 1848, les impositions relatives à l’établissement des paquebots, l’échec était-il à peu près certain. En premier lieu, la question était nouvelle en France. Bien que l’on désirât de tous côtés la création des services transatlantiques, les esprits n’étaient pas encore suffisamment éclairés sur les moyens d’exécution. De plus, les discussions tombaient en quelque sorte dans le vide, puisqu’elles se bornaient à la rédaction de contrats imaginaires, dont l’acceptation n’était garantie par aucun engagement sérieux. Enfin le gouvernement de cette époque, assuré d’une majorité considérable dans les luttes politiques, reculait trop aisément devant la responsabilité que lui imposait la direction des intérêts matériels. Il s’attachait surtout à ne pas se créer d’embarras, à ne point exciter d’opposition trop vive, système peu habile, car il n’est pas de grande mesure qui ne froisse et ne sacrifie même des intérêts puissans, et il faut bien qu’un gouvernement se résigne à ne pas contenter tout le monde.

Ces erreurs du passé nous apportent d’utiles enseignemens. Aujourd’hui, la situation paraît beaucoup plus favorable pour le succès des paquebots transatlantiques. On connaît mieux l’ensemble et les détails de ces opérations gigantesques dont l’Angleterre et les États-Unis ont si merveilleusement perfectionné le mécanisme. Le gouvernement peut tirer parti des expériences faites par les nations rivales. À l’intérieur, aucun obstacle, aucune opposition ne le gêne ; les ardeurs parfois immodérées de la spéculation le sollicitent sans relâche pour qu’il jette des steamers français sur les océans. La décision est donc imminente, et elle est attendue avec une légitime anxiété.


II

Quand un particulier entreprend de construire une usine et d’exercer une grande industrie, son premier soin est de mesurer avec exactitude la force et les ressources de ses concurrens ou des industriels qui l’ont précédé dans la même carrière. C’est une règle élémentaire : elle s’applique à la création des services à vapeur.

Les steamers anglais et américains sillonnent aujourd’hui les Océans Atlantique et Pacifique, la Méditerranée, la mer des Indes. Les différentes lignes sont réparties entre plusieurs compagnies très puissantes, pourvues de capitaux considérables et soutenues par les subventions de l’état. Il est indispensable d’exposer succinctement les moyens d’action dont ces compagnies disposent, leurs itinéraires, les résultats qu’elles obtiennent, et l’influence qu’elles exercent sur l’industrie et le commerce des pays dont elles assurent et développent les relations maritimes.

Ce fut au mois d’avril 1838 que partirent de Bristol et de Cork les deux navires (le Great-Western et le Sirius) qui les premiers affrontèrent la traversée de l’Atlantique à l’aide de la vapeur[2]. Le Great-Western n’avait à bord que sept passagers dont on admirait l’audace. Dès la fin de 1838, le gouvernement anglais se mit en mesure d’établir entre les États-Unis et l’Angleterre une communication régulière, et il conclut avec M. Cunard un arrangement en vertu duquel le concessionnaire s’engageait à desservir deux fois par mois la ligne de Liverpool à Halifax, moyennant une subvention annuelle de 45,000 livres sterling (1,125,000 fr.). Le service fut inauguré en 1840, et quatre steamers, de 1200 tonneaux et de la force de 400 chevaux, y furent affectés. En 1849, une nouvelle convention organisâtes départs hebdomadaires à destination de Boston ou de New-York, sauf pour les quatre mois d’hiver, pendant lesquels les départs ne devaient avoir lieu que par quinzaine, et porta la subvention à 145,000 livres sterling (3,625,000 francs). Les anciens navires furent remplacés par des bâtimens de 1800 à 2000 tonneaux, et d’une force de 650 à 800 chevaux. Enfin, en 1852, la subvention a été élevée à 186,000 livres sterling (4,650,000 francs). Dans une enquête récente, M. Cunard a déclaré que la valeur du capital engagé dans l’opération était de 25 millions de francs. Le service s’accomplit avec la plus grande régularité. Chaque jour, la compagnie, stimulée par la concurrence américaine, améliore son matériel naval ; les steamers qu’elle fait construire mesurent un plus fort tonnage et sont pourvus de machines plus puissantes.

En 1840, l’amirauté signa un contrat avec la Royal West India Mail steam packet Company, pour le transport des correspondances aux Antilles, à la Côte-Ferme et au Brésil. La subvention annuelle fut fixée à 240,000 liv. sterl. (6,000,000 de francs), pour l’entretien de 14 paquebots de 400 chevaux et de 4 navires à voiles de 100 tonneaux. Les services de la compagnie embrassent les points les plus importans des Antilles anglaises ou étrangères et de la côte d’Amérique. Le contrat a été renouvelé en 1852, pour un délai de onze ans, moyennant une subvention annuelle de 270,000 livr. sterl. (6,750,000 fr.).

Une troisième compagnie [Pacific Océan steam navigation Company) dessert la ligne de Chagres à Valparaiso. Fondée en 1840, elle absorba en six ans les deux tiers de son capital, bien que ses navires, exemptés de toute taxe dans les ports des républiques américaines, eussent obtenu dès le principe le monopole du transport des correspondances. Un premier contrat, signé en 1846 avec l’amirauté, lui accorda une subvention annuelle de 20,000 livres sterling (500,000 francs), qui dut être élevée ultérieurement au double, soit un million de francs, pour un service bi-mensuel effectué par 4 navires de 400 chevaux.

La Compagnie Péninsulaire et Orientale débuta, en 1837, par l’établissement d’un service mensuel entre l’Angleterre, les principaux ports du Portugal, Cadix et Gibraltar. Elle recevait un subside de 29,600 livres sterling (740,000 fr.). En 1839, elle se chargea de transporter directement les dépêches d’Angleterre à Alexandrie, en touchant à Gibraltar et à Malte. Quatre ans plus tard, elle organisa, moyennant une subvention de 160,000 livres sterling (4,000,000 de francs), ses services des mers de l’Inde et de la Chine. En vertu de son dernier contrat, qui date du 26 février 1852, elle prélève sur les fonds du trésor une somme de 199,600 livres sterling (4,990,000 francs), pour desservir de nombreuses lignes sur les côtes de Portugal et d’Espagne, dans la Méditerranée, la Mer Noire, la Mer Rouge, l’Océan Indien, la Malaisie et l’Australie. L’énumération de ces lignes et de leurs embranchemens occuperait ici une trop grande place ; il suffit de signaler l’étendue et l’importance des services exploités par la Compagnie Péninsulaire et de constater qu’elle possède actuellement 27 navires à flot, 11 sur les chantiers, 4 steamers servant de magasins, et que dans deux ans son matériel représentera la somme énorme de 2 millions de livres sterling (50 millions de francs).

Trois autres compagnies sont chargées de services réguliers partant de Southampton et aboutissant à la côte occidentale d’Afrique, à Sidney et à Calcutta, par le cap de Bonne-Espérance. Leurs navires font escale dans toutes les colonies anglaises de l’Océan Atlantique et de la mer des Indes.

Telle est, en résumé, l’organisation des communications à vapeur subventionnées par l’échiquier : le total des subsides accordés aux compagnies atteint près de 20 millions de francs.

Les services établis jusqu’à ce jour par le gouvernement des États-Unis sont beaucoup moins nombreux. Il n’existe actuellement entre les États-Unis et l’Europe que trois lignes régulières, savoir : 1° celle de New-York à Liverpool, exploitée par la compagnie Collins, qui, après une période d’opérations désastreuses, a dû réclamer du congrès l’augmentation de sa subvention, et qui a obtenu 33,000 dollars (178,200 francs) par voyage ; 2° celle de New-York à Brème avec escale à Southampton, qui reçoit du gouvernement 16,666 dollars par voyage (89,996 francs) ; 3° celle de New-York au Havre avec escale à Cowes, qui ne touche pour ce service que 12,500 doll. par voyage (67,500 fr.). Les concessionnaires de ces deux dernières lignes ont déclaré que les subsides mis à leur disposition étaient complètement insuffisans. Par un acte du 31 août 1852, le congrès a autorisé le gouvernement à conclure un contrat nouveau qui stipulerait l’accroissement de la subvention, l’augmentation du nombre des voyages et la substitution du port d’Anvers au port du Havre, comme point de destination de la troisième ligne. Indépendamment de ces communications transatlantiques, les États-Unis possèdent un service régulier de steamers de Charleston à la Havane, de New-York à Chagres, de Panama à San-Francisco, et le gouvernement se propose d’établir prochainement de nouvelles lignes de Boston à Halifax et de la Nouvelle-Orléans à Vera-Cruz avec escale à Tampico.

Bien que les Américains soient encore distancés de très loin par les Anglais pour la création des lignes de paquebots, ils ont accompli, depuis cinq ans, d’immenses progrès. En 1848, le chiffre des subventions allouées aux services transatlantiques dépassait à peine 100,000 dollars (540,000 fr. ) ; il a atteint en 1852 1,896,250 dollars (10,239,750 fr.). Le congrès ne reculera devant aucun sacrifice pour venir en aide aux entreprises de l’industrie privée. Il est entraîné dans cette voie, non-seulement par les exigences de l’intérêt commercial et maritime, mais encore par une sorte de passion nationale qui veut, en toute occasion, vaincre la concurrence de la Grande-Bretagne, et l’opinion publique aux États-Unis devient très ardente dès qu’il s’agit de multiplier les relations postales, d’encourager le commerce, de fortifier la marine, et surtout de lutter contre les Anglais.

On voit, dès à présent, par l’exemple de l’Angleterre et des États-Unis, que les services de navigation à vapeur ne peuvent subsister sans avoir recours à une subvention de l’état. Les premiers efforts qui ont été tentés pour exploiter librement cette industrie n’ont abouti qu’à des désastres. Et encore avec les subsides alloués par les contrats existans, subsides qui, au premier examen, paraissent si considérables, les compagnies retirent-elles des bénéfices ? font-elles, comme on dit vulgairement, de bonnes affaires ? En ce qui touche les compagnies américaines, il n’est pas douteux que jusqu’ici leur budget ne se soit soldé en déficit, puisque le gouvernement et le congrès ont dû augmenter récemment la subvention de la ligne Collins, et que les compagnies chargées des services du Havre et de Brème sollicitent instamment qu’on les assiste d’une manière plus efficace. Quant aux compagnies anglaises, la question est beaucoup plus difficile à éclaircir. Si l’on en jugeait par le dividende de 8 pour 100, que la Compagnie Péninsulaire distribue annuellement à ses actionnaires, non compris les économies inscrites au fonds d’assurance qui forment un compte à part, on pourrait supposer que les capitaux employés dans la navigation à vapeur sont amplement rémunérés ; mais les lignes des États-Unis et des Antilles sont loin de produire des résultats aussi brillans. Il a été déclaré dans une enquête officielle que, de 1842 à 1848, les dividendes avaient à peine dépassé 3 pour 100, année moyenne.

Personne, assurément, ne conteste la nécessité de faire peser sur le budget de l’état une partie des dépenses qu’entraîne l’entretien des services à vapeur ; mais on s’effraie aisément à la vue des gros chiffres, et il est nécessaire, en France surtout, que les esprits se familiarisent avec l’idée d’accorder aux compagnies de navigation transatlantique des sommes très considérables. L’argent des subventions n’est point d’ailleurs dépensé en pure perte. Les gouvernemens d’Angleterre et des États-Unis se sont réservé les recettes des postes sur toutes les correspondances transportées par les paquebots. Ces recettes sont importantes. M. Cunard a déclaré en 1851, devant une commission d’enquête nommée par la chambre des communes, que la seule ligne de Liverpool à New-York faisait rentrer dans les caisses de l’état, à titre de droits de poste, une somme de 140,000 livres sterling. Dans son rapport de 1852, le directeur-général des postes de l’Union a constaté que le produit de la taxe des lettres à bord des paquebots Cunard et Collins avait procuré au trésor, pendant l’exercice 1851-52, une somme de 463,615 dollars (2,503,521 fr.)[3]. Ainsi dans certains cas le revenu postal couvre une grande partie des frais de la subvention.

Le bénéfice est également très sensible, si l’on considère le développement que les steamers impriment aux transactions et l’augmentation qui en résulte dans les recettes des diverses branches de l’impôt indirect, notamment de la douane. Pendant l’année 1851, les marchandises importées d’Europe en Amérique par les lignes de Liverpool (Cunard et Collins), du Havre et de Brème, ont payé à la douane de New-York près de 39 millions de francs à titre de droits d’entrée. Une grande partie de ces marchandises, consistant surtout en objets de luxe, n’aurait sans doute pas été expédiée, si l’exécution des commandes avait dû être subordonnée aux lenteurs inévitables de la navigation à voiles. Pour justifier l’accroissement qu’ils sollicitaient dans le taux de leur subvention, les concessionnaires de la ligne de Brème à New-York ont fait observer avec raison que, depuis rétablissement de ce service, les envois de l’Allemagne à destination des États-Unis s’étaient élevés de 3 millions de dollars à 10 millions, c’est-à-dire qu’ils avaient plus que triplé. En Angleterre, les mêmes résultats se sont produits ; on en peut juger par une déposition de M. Anderson, membre du parlement et directeur de la Compagnie Péninsulaire, devant la commission d’enquête on steam navy. — Il y a quelques années, dit M. Anderson, on demanda au chancelier de l’échiquier une subvention supplémentaire pour établir entre Londres et Constantinople un service qui pouvait réduire à treize jours (au lieu de vingt-quatre) la durée des voyages et des communications postales. Après quelques hésitations, le crédit fut accordé, et en peu d’années les exportations de l’Angleterre pour la Turquie s’accrurent de plus de 30 millions de francs. En 1848, les steamers de cette ligne exportèrent de Southampton pour 25 millions de marchandises, et les négocians grecs, qui se livrent principalement à ce commerce, déclarèrent que le développement des affaires devait être attribué à la création des services de paquebots, qui permettaient de multiplier l’emploi du capital et assuraient l’arrivée à jour fixe des marchandises destinées aux différens marchés. À l’aide de calculs incontestables, M. Anderson démontrait que l’accroissement signalé dans le chiffre des exportations pour la Turquie procurait à l’échiquier, par suite des perceptions de l’impôt indirect, un supplément de recettes de 120,000 livres sterling (3 millions de francs). Les autres lignes établies par l’Angleterre ont exercé une égale influence sur le commerce et sur le revenu ; elles ont provoqué la production et rechange d’immenses richesses qui, sans elles, n’auraient point trouvé au dehors de débouchés avantageux et certains.

Le chiffre élevé des subventions se justifie encore par ce fait, que les compagnies transatlantiques ne se sont pas bornées à exécuter les clauses onéreuses de leurs contrats, quant à la répartition et à la fréquence des services qu’elles s’étaient engagées à effectuer. Elles n’ont pas hésité à agrandir spontanément leurs opérations, à étendre leur parcours, à augmenter le nombre des voyages, en un mot à donner au public plus qu’elles ne lui devaient. Par exemple, la compagnie Cunard, qui n’est tenue qu’à accomplir un service bimensuel pendant la saison d’hiver, a organisé pour toute l’année des voyages hebdomadaires. De même la Compagnie Péninsulaire a établi plusieurs lignes qui ne sont pas expressément stipulées dans sa charte, et ces accroissemens de dépenses ont été volontairement supportés par les concessionnaires sans que le trésor y contribuât. Il est rare que les choses se passent ainsi dans les entreprises ordinaires, où les résultats demeurent le plus souvent bien au-dessous des promesses inscrites dans les prospectus ; mais dans l’industrie des transports maritimes, une opération en amène sans cesse une autre. Le service d’une ligne a besoin d’être complété par un service supplémentaire ou par un embranchement dont on ne prévoyait pas d’abord l’utilité ; l’obligation de lutter contre une concurrence qui vient exploiter les mêmes marchés impose à la compagnie concessionnaire de nouveaux sacrifices, en sorte que, tantôt pour accroître les bénéfices, tantôt pour sauver le capital engagé, on est constamment entraîné à augmenter le matériel et à améliorer les conditions offertes aux passagers et aux marchandises. Les cahiers des charges ne sauraient tenir compte de ces éventualités qui peuvent surgir à tout moment, et qui altèrent, dans des proportions très sensibles, les clauses fondamentales du bail passé entre une compagnie et l’état. Pour être dans le vrai, il faut apprécier le taux de la subvention, non point en présence des obligations créées par le cahier des chargés, mais en présence des services effectivement accomplis, et alors on remarquera que les sacrifices du trésor sont beaucoup moindres, puisque pour une même somme le public est appelé à profiter de communications plus fréquentes, plus rapides et plus économiques.

Enfin il est une dernière considération qui ne permet plus aux peuples jaloux de leur dignité et de leur influence politique de reculer devant aucun sacrifice pour organiser dans leurs ports le matériel et le personnel nécessaires à l’entretien d’une flotte à vapeur. À mesure que l’Europe se répand sur le monde et promène à travers les mers ses émigrans, son génie et ses richesses, l’élément maritime conquiert une part plus grande dans la constitution militaire des nations : l’Océan est désormais le champ de bataille où se joueront les destinées de l’avenir. Aujourd’hui des millions d’hommes se pressent et se croisent en tous sens jusque dans les zones les plus lointaines : l’échange des marchandises que l’industrie humaine confie à la fortune des mers a atteint des proportions merveilleuses. C’est la vapeur qui, en moins d’un demi-siècle, a opéré ces prodiges : c’est elle qui a rapproché les rivages que Dieu semblait avoir séparés par des distances infranchissables, c’est elle qui resserre les.liens de la civilisation et favorise la prospérité commerciale en temps de paix ; mais c’est elle aussi qui donnera la puissance et assurera la victoire en temps de guerre. Ces majestueux vaisseaux dont les immenses voiles et l’artillerie formidable défiaient les vents et l’ennemi, ces frégates élégantes et rapides que les croisières les plus aventureuses entraînaient aux extrémités du monde, les voici qui subissent à regret la loi de la vapeur et réclament le secours de l’hélice ! La révolution est accomplie. L’Angleterre dépense des sommes énormes pour appliquer à sa flotte le mécanisme nouveau qui a modifié si profondément les constructions navales ; les États-Unis l’imitent. La France a compris qu’elle ne pouvait demeurer inactive, et qu’à tout prix elle devait organiser sa force maritime à l’exemple de ses rivaux. À ce point de vue, les services transatlantiques sont indispensables. En effet, aux États-Unis comme en Angleterre, la marine commerciale possède déjà un nombreux effectif de bâtimens à vapeur qui, en cas de guerre, seraient promptement pourvus d’artillerie et trouveraient des équipages tout formés. En France, au contraire, la marine commerciale à vapeur ne compte encore qu’un effectif de 20,000 tonneaux, et ses progrès sont très lents, si on les compare à ceux qu’accomplissent chaque jour les États-Unis et la Grande-Bretagne. Il faut donc que l’état intervienne sans retard pour suppléer à l’insuffisance de l’industrie privée, encourager la construction des navires et des machines, créer un corps de mécaniciens et de chauffeurs. Une somme de plus de 4 millions est inscrite au budget à titre de primes en faveur de la pêche de la morue et de la baleine : ces primes ont pour but de réserver à la marine de guerre une pépinière de matelots. La subvention accordée aux paquebots transatlantiques répondrait à la même pensée. Il n’y a point de dépense qui soit plus légitime, qui puisse être consacrée plus utilement à l’indépendance et à l’honneur de notre pavillon.

Lorsque l’on pense que, dans le projet de loi de 1847, on proposait d’accorder comme maximum une subvention annuelle de 5 millions seulement pour l’établissement de trois grandes lignes aboutissant au Brésil, à la Havane et aux Antilles, on est vraiment surpris d’une si étrange parcimonie. Quant à la compagnie Hérout et de Handel, comment aurait-elle pu remplir ses engagemens pour le service du Havre à New-York, avec une subvention qui consistait dans le simple prêt de 4 paquebots construits pour la marine militaire ? Les énergiques efforts tentés par l’Angleterre et les États-Unis nous enseignent à quel prix reviennent ces vastes entreprises, si l’on veut qu’elles soient sérieuses et solides. Il faut, bon gré mal gré, prodiguer les millions ; autrement, mieux vaudrait s’abstenir, car un subside insuffisant demeurerait complètement improductif, et en peu d’années tout serait perdu, capital et intérêts.

Ainsi les concurrences que nous devons affronter sont déjà très puissantes ; c’est assurément un grand désavantage pour nous d’arriver si tard dans la carrière : cependant cette infériorité est en partie compensée par l’expérience gratuite que nous donnent les succès et même les erreurs des deux peuples qui nous ont devancés.


III

Les services de paquebots transatlantiques seront-ils administrés par l’état ou confiés à l’exploitation de l’industrie privée ? Telle est la première question qui se présente lorsqu’il s’agit de créer en France des lignes de steamers. Hâtons-nous de dire que la réponse à cette question ne saurait plus être douteuse. Il y a douze ans, on discutait encore, et très-vivement, sur les avantages et les inconvéniens des deux systèmes appliqués aux grands travaux d’utilité publique, notamment à la construction des chemins de fer. Le système qui conseillait d’attribuer à l’état l’exécution et l’exploitation des travaux comptait au sein des chambres de nombreux partisans qui ne voyaient dans les compagnies industrielles, commerciales ou maritimes, subventionnées par le trésor, que des corporations égoïstes, vivant d’agiotage et disposées à sacrifier en toute occasion l’intérêt général aux exigences de leur monopole. Aujourd’hui, l’expérience en Angleterre, aux États-Unis, en France même, a souverainement prononcé, et il serait inutile de faire ressortir la supériorité incontestable du système qui a prévalu : on peut admettre comme établie la nécessité de laisser à’ l’industrie privée l’administration des services transatlantiques.

Il est un autre point qui a été l’objet de vives controverses : c’est le mode de concession. Des entreprises aussi vastes seront-elles concédées à l’amiable par le gouvernement (sauf l’approbation du corps législatif pour le règlement de la subvention), ou bien doivent-elles être mises aux enchères et adjugées au soumissionnaire qui offre à l’état les conditions les plus avantageuses ? Il semble d’abord que ce dernier mode, conforme à ce qui se pratique en général pour les approvisionnemens et les fournitures des grands services publics, mérite d’être préféré. En effet, l’équité est satisfaite, puisque chacun a le droit de concourir, et le gouvernement se trouve dégagé de toute responsabilité morale, puisque son rôle se borne à dresser le procès-verbal de l’adjudication ; aussi les esprits ont-ils quelque peine à se détacher d’un système qui concilie, en apparence, toutes les difficultés en même temps que toutes les délicatesses de la concession, et nous voyons qu’en 1847 la commission de la chambre des députés maintenait fermement, par l’organe de M. Ducos, le principe de l’adjudication publique. L’équité qui résulte du concours de tous les capitalistes convoqués aux enchères est assurément une condition très-précieuse ; mais, en pareille matière, ce qui importe le plus, c’est que le sort de l’entreprise soit assuré et que les travaux se fassent. Or le système de l’adjudication ne donne à cet égard aucune garantie. Il peut, au hasard, mettre l’affaire entre les mains de la compagnie la moins sérieuse, qui n’aura point suffisamment étudié le projet ni mesuré ses forces, et qui, après avoir épuisé toutes ses ressources, sera obligée de se déclarer en faillite. Que deviendraient alors les lignes transatlantiques ? Le trésor saisira le cautionnement déposé pour répondre de l’exécution du contrat ; il usera, cruellement peut-être, de son droit, comme il en a usé envers la compagnie Hérout et de Handel, mais l’industrie, le commerce, l’intérêt général en seront-ils plus avancés ? On procédera à une adjudication nouvelle, et, en attendant, les services seront interrompus. Que l’on songe en outre à l’effet moral produit sur les capitalistes qui éprouveraient une légitime répugnance à s’engager dans une opération discréditée par un premier échec !

La concession directe par l’état est, pour le début, le seul mode praticable. Certains esprits méticuleux et défians craindraient-ils que la décision du gouvernement ne fût influencée par des considérations étrangères à l’intérêt public, ou qu’elle n’accordât aux compagnies des bénéfices exagérés ? Mais, dans de si graves conjonctures, le gouvernement n’est-il pas intéressé lui-même, plus que personne, à organiser l’entreprise sur les bases les plus solides et avec la plus stricte économie ? Comment supposer que son choix ne portera pas de préférence sur la compagnie qui présentera les meilleures conditions de crédit et d’habileté ? Lors même qu’il ne demeurerait pas assujetti au contrôle du pouvoir législatif pour le vote des subventions, il n’irait pas follement se compromettre par une concession irréfléchie, et l’on reconnaîtra que la responsabilité des ministres qui gouvernent est pour le public une garantie plus sûre que l’aveugle décision d’une enchère. Admettons cependant que les concessionnaires aient obtenu un contrat qui leur permette de réaliser, pendant un temps donné, des bénéfices exceptionnels. Ce résultat nous paraîtrait, après tout, peu regrettable. Il n’est pas inutile que les capitalistes qui traitent avec l’état pour l’accomplissement d’un service public soient satisfaits de leur opération : le gouvernement se ménage ainsi, pour l’avenir, leur concours et en quelque sorte leur clientèle, et de plus il acquiert le droit de réclamer, soit à l’expiration du bail, soit même durant le cours du contrat, des modifications favorables à l’industrie et au commerce. Par exemple, la Compagnie Péninsulaire et Orientale, dont la situation financière est si florissante, s’est toujours montrée disposée à étendre ou à multiplier ses lignes de paquebots lorsque le gouvernement anglais en a exprimé le désir ; elle ne marchande pas avec l’échiquier, qui n’a pas marchandé avec elle, et l’administration qui la dirige avec tant d’habileté comprend que son premier devoir est de servir largement le public, qui la rétribue largement. Cette entente cordiale, qui existe entre les compagnies et l’état et qui efface en certains cas les restrictions du cahier des charges pour y substituer une interprétation libérale également avantageuse aux deux parties, n’est-elle pas mille fois préférable aux luttes de chaque jour, aux arguties, aux chicanes que provoquerait à coup sûr une compagnie pauvrement dotée, besoigneuse, obligée de se retrancher derrière tous les faux-fuyans pour échapper à la ruine ? C’est de ce point de vue élevé que l’on doit envisager la question. Si l’on se laissait encore aveugler par les sentimens de jalousie mesquine, qui, en France plus qu’ailleurs, s’attaquent aux bénéfices recueillis par les compagnies, si, au lieu de se réjouir à la vue d’un capital amplement rémunéré, on s’obstinait à considérer les dividendes distribués aux actionnaires comme un gain illicite extorqué aux dépens de l’état, il faudrait renoncer absolument aux grandes entreprises. Le gouvernement, on le répète, est seul en mesure de tenir compte de ces considérations par le choix direct des capitalistes auxquels doivent être confiés les services maritimes.

On est généralement d’accord sur la désignation des lignes à établir entre la France et les pays transatlantiques. Les points de destination sont indiqués par la nature même et l’importance des relations politiques ou commerciales que nous entretenons avec les différentes zones du littoral américain. Ce sont : 1° les États-Unis, 2° les Antilles et le golfe du Mexique, 3° le Brésil et les rives du Rio de la Plata. Dans les mers d’Asie, où nos intérêts sont malheureusement presque nuls et que sillonnent d’ailleurs avec tant de succès les steamers de la Compagnie Péninsulaire et Orientale, nous n’avons point encore à nous préoccuper de la création d’un service à vapeur. On a quelquefois songé, il est vrai, à rattacher la colonie de la Réunion, soit à Aden, soit à Bombay, soit à Pointe-de-Galle, par un paquebot qui correspondrait avec les navires de la compagnie anglaise ; mais il n’y a là qu’un intérêt purement local auquel on pourrait aisément donner satisfaction au moyen d’un steamer de guerre appartenant à la division navale des mers de l’Inde. Jusqu’ici le département de la marine a reculé devant la dépense, et il attend, avec quelque raison, que le gouvernement anglais ait pris en faveur de l’île Maurice, voisine de la Réunion, l’initiative de la mesure qui profiterait en même temps à notre colonie. Il ne faut pas en outre perdre de vue que depuis peu de mois un nouveau service part régulièrement de Southampton pour Calcutta, en passant par le cap de Bonne-Espérance et en faisant escale à Maurice. Nos communications avec la Réunion sont ainsi devenues plus rapides et plus fréquentes, et elles paraissent suffire aux intérêts du service administratif comme aux besoins du commerce. Quant au Sénégal et à la côte occidentale d’Afrique, où nos échanges ont acquis pendant ces dernières années un développement considérable, la ligne qui desservira le Brésil pourra, soit directement en touchant à Corée, soit par un embranchement établi à Madère, assurer leur correspondance mensuelle avec la France. Il n’y a donc en réalité que trois services principaux dont la création immédiate soit aujourd’hui nécessaire ; ils doivent aboutir aux trois zones où se concentre, sur l’Atlantique, l’activité commerciale du Nouveau-Monde.

Si l’on consulte les documens statistiques publiés par l’administration des douanes, on observe que, pour 1851, la valeur totale des marchandises transportées entre la France et les États-Unis s’est élevée à 359 millions de francs. Les échanges avec les Antilles et le golfe du Mexique ont atteint, pour la même année, 160 millions ; avec le Brésil et le Rio de la Plata, 102 millions. L’ensemble de ces chiffres représente environ le tiers du commerce maritime de la France.

Sur la ligne des États-Unis, nos paquebots auront à lutter contre la double concurrence des steamers anglais et américains ; sur les deux autres lignes, ils ne rencontreront que les compagnies anglaises ; ce sera donc le service de New-York qui exigera de notre part le plus d’efforts et de sacrifices. Assurer à nos paquebots la clientèle des passagers et des marchandises qui, jusqu’à ce jour, ont emprunté la voie de l’Angleterre pour être transportés de France aux États-Unis, et vice versa, attirer sur notre territoire le transit des produits que l’Europe centrale expédie dans le Nouveau-Monde, tel est le problème à résoudre. Dans cette vue, il serait nécessaire que le service français fût égal, sinon supérieur, à ceux des compagnies Cunard et Collins, tant pour la fréquence des voyages que pour la rapidité des traversées. Les départs des paquebots Cunard étant hebdomadaires, et ceux des paquebots Collins bi-mensuels, nous ne saurions avoir moins de deux départs chaque mois à destination de New-York. Les lois de la concurrence conseilleraient même d’organiser un départ chaque semaine, car, en matière de transports, l’avantage demeure infailliblement au service qui offre les plus grandes facilités pour les communications et qui appelle ainsi les préférences du commerce. Les Américains ne se dissimulent pas la supériorité des Anglais à cet égard sur la ligne de New-York à Liverpool, et ils seront probablement entraînés un jour ou l’autre à établir, comme leurs rivaux, des départs hebdomadaires. Nous pourrions cependant, pour le début, nous en tenir à une correspondance bimensuelle, et, dans ce cas, il faudrait employer 5 steamers, soit 4 pour le service régulier et 1 de réserve.

Les paquebots anglais qui sont chargés de la ligne des Antilles et du golfe du Mexique partent de Southampton deux fois par mois ; ils se rendent à Saint-Thomas, d’où rayonnent six embranchemens qui desservent toutes les colonies anglaises et étrangères, et qui aboutissent à Chagres, Vera-Cruz, la Havane, Demerara, la Trinité et Nassau. Les paquebots français devront fournir le même nombre de départs ; mais leur parcours sera beaucoup moins compliqué, attendu que nos intérêts coloniaux dans la mer des Antilles n’exigeront pas autant d’escales, et qu’il suffira de rattacher à la ligne principale, aboutissant à la Martinique, deux embranchemens qui se dirigeront, l’un vers le Mexique, l’autre vers Chagres. Ce service emploierait douze navires ainsi répartis : 5 sur la ligne principale et 7 sur les deux embranchemens.

Les départs des paquebots anglais à destination du Brésil n’ont lieu qu’une fois par mois. L’établissement d’un pareil service exigerait en France l’emploi de 3 steamers, auxquels s’ajouteraient deux autres navires pour l’embranchement de la Plata. Peut-être les conditions particulières de notre commerce avec le Brésil, Montevideo et Buénos-Ayres permettraient-elles d’effectuer avec profit deux voyages par mois. Cette hypothèse sera examinée en son lieu.

En résumé, le nombre des navires strictement nécessaires pour le service des communications transatlantiques sur les trois lignes des États-Unis, du golfe du Mexique et du Brésil, y compris les embranchemens, serait de 22 ; c’est toute une flotte à construire et à équiper dans le plus bref délai.

Ici se présentent plusieurs questions techniques qui sont encore aujourd’hui très controversées. Les navires affectés à la navigation transatlantique seront-ils construits en fer ou en bois ? Seront-ils mus par les roues à aubes ou par l’hélice ? Quelle sera leur force en chevaux de vapeur ? Quel sera leur tonnage ? — Au premier abord, on serait assez disposé à penser que la solution de ces différens points, en ce qui concerne chaque ligne, pourrait être laissée à l’appréciation de la compagnie concessionnaire, qui sera naturellement très intéressée à adopter les combinaisons les plus avantageuses pour opérer des transports économiques et rapides. Cependant il ne faut pas perdre de vue que le service des paquebots, tel qu’on veut l’établir, offre tous les caractères d’une entreprise nationale, qu’il sera largement subventionné par le trésor, et que dès lors l’état possède le droit incontestable d’intervenir dans les détails qui se rattachent à la construction et à l’armement des navires. Comment d’ailleurs parviendrait-on à fixer équitablement le taux de la subvention, si chaque contrat ne contient pas sur les principaux chapitres de dépenses des règles précises auxquelles la compagnie concessionnaire sera obligée de se conformer ? Les prix d’un navire en fer et d’un navire en bois, d’une machine à roues et d’un propulseur à hélice ne sont pas les mêmes : le chiffre de la subvention sera donc plus ou moins élevé selon que le gouvernement imposera, par le cahier des charges, des conditions plus ou moins coûteuses, et ce sont ces conditions qu’il importe d’abord de stipuler.

Avant d’exprimer une opinion définitive sur le mode de construction, il importe de déterminer exactement quel sera le principal rôle des steamers, Si l’on veut obtenir des bâtimens propres au combat et pouvant, à un moment donné, entrer en ligne dans les rangs d’une escadre de guerre, les constructions en bois doivent être évidemment préférées, car il a été reconnu que les boulets, frappant la coque des navires en fer, produisent des avaries très graves et souvent irrémédiables. Si au contraire on veut obtenir une marche rapide et une exploitation économique, les constructions en fer doivent l’emporter. On a fait à ce sujet de nombreuses expériences, et l’un de nos plus habiles constructeurs, M. Benêt, entendu dans la dernière enquête parlementaire sur la marine, a émis son opinion en ces termes : « Je suis convaincu que, pour le commerce, les constructions en fer remplaceront celles en bois. Dans la marine militaire, pour les bâtimens qui ne sont pas des navires de guerre proprement dits, pour les avisos, on continuera à se servir du fer ; pour les vaisseaux destinés à combattre, on est déjà revenu au bois. » Cela posé, il faut que le gouvernement décide s’il entend sacrifier l’intérêt commercial à l’intérêt militaire, en exigeant la construction de navires en bois. Or il nous semble que, dans les circonstances actuelles, à la suite de l’échec éprouvé par les navires en bois de 450 chevaux prêtés à la compagnie Hérout et de Handel et en présence de la concurrence anglaise, il serait imprudent d’adopter un parti aussi radical. Quelle est la fonction habituelle, normale des paquebots ? Dans quel intérêt crée-t-on les lignes transatlantiques ? N’est-ce point surtout afin de faciliter l’échange des correspondances, les relations du commerce, le transport des passagers ? Et dès lors comment pourrait-on hésiter entre les deux systèmes ? D’ailleurs, les navires en fer ne seraient point inutiles en temps de guerre ; on les emploierait aux transports de troupes, de munitions, d’approvisionnemens, et ils rendraient, à ce titre, d’immenses services qu’il est superflu d’énumérer. Le contrat signé le 5 juillet 1850 entre l’amirauté et la Compagnie Royale pour l’exploitation de la ligne des Indes occidentales et du Brésil stipule l’entretien de quinze navires, dont dix seront construits en bois et mis en état de porter au besoin de l’artillerie d’un fort calibre ; mais, il y a deux ans, on n’était pas encore complètement fixé sur les qualités respectives du bois et du fer, et aujourd’hui la compagnie anglaise se trouve gravement lésée par la condition expresse qui lui a été imposée dans son contrat. — Au point où en sont les choses et pour donner satisfaction à l’intérêt militaire, qui tient évidemment une grande place dans les préoccupations du gouvernement, on pourrait à la rigueur exiger qu’une partie des paquebots affectés aux grandes lignes, la moitié au plus, fussent construits en bois ; aller au-delà, ce serait, nous le croyons, dépasser la mesure.

Les expériences récentes ont démontré que les steamers à roues conviennent surtout aux courtes traversées, et les steamers pourvus de l’hélice, aux longs voyages. Les paquebots Cunard et Collins, qui font le service entre l’Angleterre et les États-Unis, sont mus par des roues, tandis que l’hélice est généralement employée pour les services lointains qui, depuis deux aimés, se sont multipliés en Angleterre, à destination de la côte occidentale d’Afrique, du cap de Bonne-Espérance, de Calcutta, de l’Australie. Sur onze navires actuellement en chantier pour le compte de la Compagnie Péninsulaire et Orientale, huit seront à hélice. Cette préférence s’explique aisément. Les roues, jusqu’ici du moins, possèdent une force de propulsion plus énergique, et, pour les courtes traversées, surtout lorsque l’on doit naviguer vent debout (ainsi qu’il arrive dans les voyages de Liverpool à New-York), ce mécanisme produit une vitesse plus grande ; mais quand il s’agit de longs parcours où le navire rencontre des moussons et des brises de travers qui permettent d’aller à la voile, l’hélice offre des avantages incontestables : on rentre le propulseur, on éteint les feux, et le paquebot, prenant les allures d’un bâtiment à voiles, n’est point gêné dans son sillage par l’immense obstacle qu’opposerait au vent et à la mer l’appareil des tambours attachés aux flancs des navires à roues. Il en résulte une notable économie de combustible, sans perte de vitesse. L’observation de ces faits, qui sont chaque jour confirmés par de nouveaux exemples, guidera naturellement le gouvernement français pour l’organisation des services transatlantiques : la ligne de New-York sera exclusivement livrée aux paquebots à roues, tandis que celles des Antilles et du Brésil, particulièrement cette dernière, qui traverse la zone des vents alises, pourront être exploitées avec profit par des paquebots à hélice.

De même, la force en chevaux de vapeur qu’il convient de donner aux navires ne saurait être fixée uniformément pour toutes les lignes. Elle variera en raison des distances ou des conditions nautiques, et sous le stimulant plus ou moins actif de la concurrence étrangère. Le point essentiel, c’est d’entrer en lice avec une puissance de vitesse au moins égale à celle des paquebots anglais et américains. Par exemple, sur la ligne de New-York, on voit que les steamers américains, pourvus de machines de 1,000 chevaux, l’emportent sur les steamers anglais de la compagnie Cunard, dont la force est de 650 à 800 chevaux. Cette victoire, qui flatte singulièrement l’amour-propre national des Yankees, engagera la compagnie anglaise à augmenter la force de ses paquebots. Que l’on s’attende donc à ne plus voir bientôt sur l’Océan, entre les États-Unis et l’Europe, que des navires de 1,000 chevaux, si même on s’en tient là. Ce chiffre doit être adopté, quant à présent, par la ligne française, puisque les faits l’ont en quelque sorte consacré. Pour les services des Antilles et du Brésil, il ne paraît point nécessaire d’employer des machines aussi puissantes. Le contrat passé entre l’amirauté et la compagnie anglaise oblige celle-ci à entretenir 10 navires de 400 chevaux au moins et 4 de 250 ; mais il ne faut pas se dissimuler que, dans la pensée d’accroître sans cesse la vitesse, il y a aujourd’hui une tendance très prononcée à augmenter partout la force de propulsion. En outre, le commerce devient de plus en plus exigeant. Le 22 décembre dernier, il s’est tenu à Londres un meeting considérable qui se plaignit en termes très vifs des irrégularités signalées dans le service de la compagnie des Indes occidentales et du Brésil ; on accusait cette compagnie de ne pas introduire dans la construction de ses navires et dans le mode de propulsion les améliorations indiquées par les découvertes nouvelles de la science. Cette démonstration, à laquelle ont pris part les principaux négocians intéressés dans le commerce des colonies, ne demeurera pas stérile. Aussi serait-il prudent de placer dès à présent sur nos lignes principales aboutissant à la Martinique et à Rio-Janeiro des bâtimens de 500 chevaux au moins, et sur les embranchemens de Chagres, de la Havane et de la Plata, des navires de 300 chevaux.

Quant au tonnage, il serait impossible d’établir une règle précise. Dans les steamers anglais, le chiffre du tonnage est double, triple, parfois quadruple de celui qui représente la force en chevaux de vapeur. Les contrats passés entre l’amirauté et les compagnies ne fixent point de maximum ni de minimum : les compagnies sont libres de donner à leurs bâtimens les dimensions et la capacité qui leur conviennent ; le gouvernement se borne à leur imposer des conditions de vitesse pour chaque section de parcours, en stipulant le paiement d’amendes assez fortes en cas de retards non justifiés. Ce mode est à la fois le plus sage et le plus simple. Il n’y a pas en effet d’industrie plus variable dans ses élémens, plus progressive que celle des constructions navales. En 1840, un steamer de 2,000 tonneaux eût été considéré comme une merveille ; aujourd’hui, cependant, ce chiffre rentre dans les limites ordinaires, et déjà les calculs des ingénieurs, dépassant toutes les hardiesses de l’imagination, promettent des navires de 5,000 tonneaux, qui se rendront en droite ligne de Southampton à Calcutta, sans être obligés de renouveler en route leur approvisionnement de charbon. Il en est du tonnage comme de la puissance de la vapeur : partout on procède par accroissemens énormes dans les proportions jusqu’ici connues ; on cherche une combinaison qui procure l’économie en même temps que la vitesse ; la trouvera-t-on au bout de ces conceptions gigantesques qui semblent un défi jeté à l’Océan ? Quoi qu’il en soit, c’est aux compagnies qu’il appartient d’étudier ces intéressans problèmes, et le gouvernement, qui profitera pour son propre compte des expériences faites sous ses yeux, n’a point à intervenir dans la question de tonnage. Encore moins doit-on réglementer la calaison des navires et fixer un minimum de tirant d’eau. Ce sont là des détails de construction qui ne relèvent que du jugement des concessionnaires, et il serait même désirable que le tirant d’eau fût plus faible que celui des paquebots anglais ou américains (près de 7 mètres), car les navires qui présenteraient une profondeur aussi grande éprouveraient beaucoup de difficultés à entrer dans la plupart de nos ports.

Nous arrivons à l’examen de deux points très importans, qui touchent à des intérêts particuliers et locaux, et qui ne peuvent être décidés qu’après de mûres réflexions. La concession des paquebots transatlantiques sera-t-elle faite à une ou à plusieurs compagnies ? Les lignes partiront-elles d’un ou de plusieurs ports ? — Il suffit de savoir que différentes compagnies briguent instamment la concession fractionnée ou collective des trois services, et que chacun de nos principaux ports réclame au moins l’une des lignes à établir, pour se rendre compte de l’agitation extrême que soulèvent ces deux questions. Le Havre, Cherbourg, Lorient, Nantes, Bordeaux et Marseille, c’est-à-dire six ports et un nombre de compagnies à peu près égal se disputent les trois lignes. Les uns se tiendraient satisfaits d’en obtenir une ; les autres, plus ambitieux, les voudraient toutes. À quel système, à quel port sera accordée la préférence ? Quelle que soit la décision, il y aura plusieurs ports qui se prétendront sacrifiés. Quand on se trouve ainsi en face de passions ardentes qu’envenime une rivalité d’ailleurs fort naturelle, il faut prendre hardiment son parti, et marcher droit dans la direction de l’intérêt général. Un seul port, une seule compagnie, telle est la solution qui nous paraît devoir être adoptée.

Sous le rapport de l’économie, il ne saurait subsister aucun doute sur l’avantage que présente un point de départ unique. Si tous les services transatlantiques sont réunis dans un même port, les frais d’administration, tant pour le personnel que pour le matériel, seront évidemment beaucoup moindres. La compagnie, au lieu d’entretenir pour chaque ligne un navire de réserve, soit trois navires pour les trois lignes, pourra, avec deux navires seulement, être en mesure de parer à toutes les éventualités et de garantir la régularité des voyages. Il y aura un seul magasin pour les marchandises, un seul chantier pour les réparations, un seul atelier pour les machines, un seul dock pour le stationnement des paquebots. En Angleterre, cet argument serait moins décisif : les onze navires que fait construire en ce moment la Compagnie Péninsulaire et Orientale sont répartis entre cinq chantiers situés dans cinq ports différens. L’immense développement des opérations maritimes a déterminé sur toutes les côtes l’érection d’usines fortement organisées qui peuvent exécuter immédiatement, et avec leurs seules ressources, les commandes les plus considérables. Les principaux ports possèdent des docks et des cales qui donnent accès aux plus grands navires. En France, au contraire, la plupart de ces ressources nous manquent encore : docks, usines, tout est à créer, ou du moins à compléter, par une organisation nouvelle et au prix de sacrifices très coûteux. Il serait donc plus économique de concentrer, quant à présent, tous les travaux dans l’un de nos ports. Cette considération est à nos yeux très puissante ; elle ne suffirait pas cependant, il faut le reconnaître, pour justifier la proposition, et les ports, qui se préoccupent bien plus de leur intérêt que de celui du trésor, affirment qu’elle doit fléchir sous les exigences du commerce et des communications postales. Ainsi, Lorient soutient qu’il est le point le plus rapproché des États-Unis, et que dès lors la ligne de New-York lui est naturellement dévolue. Nantes et Marseille pour la ligne du Brésil, Bordeaux pour celle des Antilles, invoquent le même argument et s’appuient sur l’importance de leurs relations avec ces contrées. Le Havre, plus éloigné des rivages du Nouveau-Monde, fait ressortir sa proximité de Paris, la facilité et la rapidité de ses communications avec l’Allemagne et la Suisse, l’accroissement de ses échanges transatlantiques. Enfin Cherbourg se présente dans le débat et retient à son profit toutes les lignes. Il déclare que l’intérêt militaire lui donne d’incontestables droits, et que l’achèvement du chemin de fer qui doit le relier à la capitale lui permet de servir, autant et même mieux que le Havre, les intérêts du commerce, des correspondances et des passagers. — Telles sont les prétentions qui assiègent depuis plusieurs mois les conseils du gouvernement : la presse locale, les assemblées municipales, les chambres de commerce, élèvent partout la voix. Nous assistons de nouveau aux luttes qui se livraient, en 1840, 1845 et 1847, au sein des commissions législatives, et les discussions sont d’autant plus vives, que l’on pressent l’approche d’une sérieuse décision. En même temps qu’il exalte ses propres mérites pour établir sa supériorité, chaque port est amené à dénigrer ses rivaux, et l’observateur impartial se trouve pris entre un feu croisé de critiques et de récriminations qui intimident son jugement. Le vent, la marée, les bas-fonds, le brouillard, jouent un grand rôle dans la lutte, en sorte que si l’on ajoutait foi aux divers organes de cette curieuse polémique, il n’y aurait peut-être pas en France un seul port en état de recevoir des paquebots.

Pour les communications à vapeur, la vitesse est assurément une condition très essentielle ; aussi recommande-t-on en général de prendre le point de départ le plus rapproché du pays de destination ; mais cette règle n’est point absolue, elle se combine avec un second élément non moins essentiel, à savoir l’élément de trafic. En d’autres termes, il est nécessaire que le point de départ soit également à portée de la région politique, industrielle, commerciale, qui doit prendre le plus d’intérêt à l’existence de services rapides et qui est appelée à contribuer pour la plus forte part au chargement des paquebots. En 1850, le gouvernement anglais a procédé à une enquête dont les résultats méritent d’être étudiés : il s’agissait de savoir si le point de départ de la ligne des États-Unis pouvait être utilement transféré de Holy-Head, c’est-à-dire de Liverpool, à l’un des ports de la côte occidentale d’Irlande. Tous les argumens que l’on invoque aujourd’hui en France pour faire prévaloir la condition de vitesse furent produits par les délégués des ports irlandais ; cependant, bien que la combinaison soumise à l’examen du comité d’enquête abrégeât évidemment la durée de la traversée entre la Grande-Bretagne et l’Amérique, le rapport conclut, en termes très explicites, au maintien de l’état de choses actuel, dans l’intérêt des relations commerciales dont Liverpool est le centre. De même, c’est de Southampton, non de l’extrémité sud-ouest de l’Angleterre, que partent les paquebots de la compagnie des Indes occidentales, parce que l’on a compris la nécessité de placer le port d’attache à proximité de Londres. De même encore, aux États-Unis, c’est New-York qui est demeuré le principal point d’arrivée et de départ des paquebots ; si l’on ne tenait compte que de la vitesse, Halifax, placé sur la côte de la Nouvelle-Ecosse, se trouverait dans une situation plus favorable. Il semble donc naturel d’appliquer à la création des services que l’on se propose d’établir en France le même raisonnement, et à ce point de vue il convient de rechercher quelle est dans notre pays la région qui peut être considérée comme le foyer le plus actif du commerce transatlantique.

Il serait superflu de démontrer, à l’aide des chiffres, que la navigation de la France avec les États-Unis se concentre presque exclusivement dans la Manche. Quant à l’intercourse avec le golfe du Mexique et les Antilles et avec le Brésil, voici quelle est, d’après les tableaux officiels publiés par l’administration des douanes, la part respective de nos principaux ports. En 1851, le Havre a entretenu avec le golfe du Mexique et les Antilles un mouvement de 70,000 tonneaux (entrée et sortie) ; Marseille, 47,000 ; Bordeaux, 41,000 ; Nantes, 16,000. Le mouvement avec le Brésil et la Plata a employé, au Havre, 36,000 tonneaux ; à Marseille, 34,000 ; à Bordeaux, 12,000 ; à Nantes, 1,000. Le rôle de Lorient et de Cherbourg dans l’ensemble des transactions maritimes est presque insignifiant. — Mais les calculs qui précèdent ne sauraient être encore tenus pour décisifs. En effet, il ne suffit pas de connaître le nombre des tonneaux transportés de part et d’autre ; il faut surtout apprécier la nature des marchandises que ces tonneaux représentent, particulièrement à la sortie de France. Or n’est-il pas constaté que les tissus et les produits de luxe, dont le transport procurerait du fret à la navigation à vapeur, sont expédiés par Le Havre ? Ne sait-on pas également que la plupart des passagers arrivant de l’étranger en France se dirigent vers Paris ? Il en résulte que le commerce transatlantique qui s’effectue par la Manche est beaucoup plus important pour une ligne de paquebots que le commerce des places situées sur les rives de l’Océan ou de la Méditerranée.

Si l’on agrandit le cercle de la comparaison et que l’on envisage l’intérêt du transit, la supériorité des ports de la Manche devient encore plus manifeste. C’est par la France que doivent passer les marchandises, les voyageurs, les correspondances de l’Europe centrale à destination des deux Amériques : la France est en quelque sorte au seuil de l’Europe et de l’Océan, position merveilleuse qui rend l’étranger tributaire de notre sol. Déjà Strasbourg et Mulhouse sont reliés au Havre par des chemins de fer : on achève en ce moment le chemin de Cherbourg. Pour ces riches et populeuses contrées allemandes qui accroissent chaque jour leur commerce extérieur, et dont les habitans se sentent entraînés vers les rivages américains par un attrait presque irrésistible, la route est toute tracée, — Paris et la Manche. Il n’en est pas qui soit plus directe et moins coûteuse. Pourquoi détourner ce courant ? Si dans l’emplacement des services transatlantiques on néglige les intérêts et les convenances de la Suisse, de l’Allemagne, de la Prusse, on court risque de perdre une grande partie de notre transit, qui passerait à l’Angleterre ou s’écoulerait par les ports anséates, hollandais et belges. Southampton et Liverpool, Anvers, Brème, Hambourg, se hâteront de profiter de notre erreur en se partageant les transports dont nous n’aurons pas su garder le bénéfice. Que l’on établisse ailleurs que dans la Manche le principal point de départ des lignes du golfe du Mexique et du Brésil, les Allemands du nord qui se rendront en Californie par Chagres ou dans l’Amérique du Sud iront s’embarquer à Southampton ; les correspondances et les marchandises de luxe, qui suivent d’ordinaire la route des voyageurs, échapperont à nos paquebots, et ceux-ci n’auront plus alors, pour alimenter leur vaste tonnage, que le mouvement français au lieu du mouvement européen. Toutes les raisons que l’on peut alléguer en faveur de la Méditerranée et de l’Océan ne changeront pas le cours naturel des choses ; la Manche est, pour ainsi dire, le confluent de l’Europe financière et commerciale : c’est là que nous devons nous placer, en face de l’Angleterre et sur le chemin de ses ports.

On compte dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis plusieurs places de premier ordre où le crédit et les transactions présentent une activité à peu près égale : par exemple, Londres et Liverpool, New-York et la Nouvelle-Orléans. On s’explique que dans ces deux pays divers ports soient en mesure d’entretenir avec leurs propres ressources des lignes de paquebots. En France, au contraire, Paris est demeuré le centre des opérations de banque et du commerce d’exportation. Paris prête ses capitaux et donne l’impulsion aux différentes branches de l’industrie nationale, aux manufactures comme aux arméniens ; il exerce sur toute la France une influence prépondérante. Que cette influence soit excessive, regrettable à beaucoup d’égards ; que l’on en prenne texte, suivant l’usage, pour faire le procès à la centralisation, ce n’est point là ce qu’il s’agit de discuter. Le fait existe : quelle conséquence faut-il en tirer en ce qui concerne l’emplacement des services transatlantiques ? — C’est que les points de départ doivent être surtout rapprochés de Paris, où viennent aboutir les correspondances, les ordres de vente et d’achat ; où se traitent les plus grandes affaires, où se rencontrent les voyageurs du monde entier. En vain prétendrait-on que les chemins de fer transporteront de Bordeaux ou de Marseille à Paris les marchandises et les voyageurs, que le fil électrique transmettra avec la rapidité de l’éclair les dépêches et les nouvelles. Ne sait-on pas que, pour les voyageurs et les marchandises arrivant par mer, la condition principale est de débarquer aussi près que possible du lieu de destination, et vice versa pour l’embarquement ? Quant au télégraphe électrique, ce n’est, après tout, qu’un mode exceptionnel de transmission pour un nombre limité de dépêches. L’enquête suivie en Angleterre au sujet de l’entrée des paquebots des États-Unis dans les ports d’Irlande a tranché ces deux questions avec une autorité décisive.

Il nous reste à développer, en faveur de la Manche, un dernier argument : c’est l’argument politique et militaire. Si le gouvernement se décide à faire de larges sacrifices pour doter la France d’un système de communications transatlantiques, il lui est assurément permis de se préoccuper en même temps des intérêts de notre puissance navale et d’assigner aux paquebots un rôle actif dans les guerres qui pourraient survenir. Les paquebots ne remplaceront jamais les vaisseaux de ligne, mais ils seraient, le cas échéant, d’utiles auxiliaires pour la flotte. Aujourd’hui la paix règne, et personne ne songe à la troubler. Quel peuple, quel souverain oserait prendre sur lui la terrible responsabilité d’une guerre qui mettrait le monde en feu et transformerait en instrumens de destruction ces nobles et fraternels navires, instrumens de civilisation, de commerce et de paix ? Mais est-ce une raison pour ne point entretenir une armée et une flotte, des soldats et des matelots ? M. Cobden et ses amis, les amis de la paix, auraient-ils par leur éloquence supprimé les luttes internationales ? Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Malheureusement l’histoire est là pour enseigner aux peuples qu’ils doivent être prêts à défendre leur territoire et leur drapeau. L’Angleterre, dit-on, s’alarme ; elle nous voit avec défiance construire tant de steamers ! Singulière méprise ! Peut-on considérer comme un acte hostile la réalisation si tardive d’un projet conçu dès 1840, la création d’un service de paquebots nécessaire à notre commerce, à notre industrie, au maintien de notre influence légitime ? Depuis plus de dix ans, l’Angleterre a organisé de vastes compagnies qui sont obligées par leurs contrats à employer des navires assez forts pour recevoir au besoin de l’artillerie du plus gros calibre. L’intention de cette clause était évidente ; elle n’a causé aucun étonnement. Les États-Unis ont suivi l’exemple dont nous nous emparons à notre tour. De la part de l’Angleterre, des États-Unis, de la France, cette conduite est toute naturelle ; elle est prudente, et rien de plus. Les découvertes de l’industrie moderne transforment chaque jour et perfectionnent les armes de guerre. Il y a vingt ans, on n’aurait conduit au combat que des navires à voiles ; aujourd’hui, tous les peuples ont reconnu les avantages particuliers que procurerait l’emploi des navires à vapeur. Comment donc resterions-nous privés d’un moyen puissant de défense et d’attaque, alors que nos rivaux en sont largement pourvus ? Comment la France hésiterait-elle à adopter, pour son propre compte, les ressources militaires et navales qui existent dans d’autres pays ? N’est-ce pas d’ailleurs au sein de la paix que les grandes nations trouvent les loisirs et l’argent indispensables pour organiser fortement leurs armées et leurs flottes ? Nous n’avons à prendre conseil que de nos intérêts en présence de cette question franchement posée : — En cas de guerre maritime, quel serait notre ennemi le plus redoutable ? Sur quels points nous serait-il avantageux de concentrer nos forces ? — Eh bien ! nous ne pensons pas faire injure à la Grande-Bretagne en déclarant qu’aucune marine ne serait pour nous plus redoutable que la sienne, et dès lors n’est-ce point dans la Manche, pour la défense de nos côtes ou pour l’attaque des côtes ennemies, que doivent être naturellement concentrés nos plus puissans moyens de transport ? La question se résout par la question même. Placer dans la Manche les paquebots transatlantiques, ce n’est point, faut-il le répéter ? menacer ni provoquer l’Angleterre ; c’est agir avec prévoyance, avec sagesse, mettre à profit les leçons de l’expérience et obéir aux plus simples notions du bon sens.

Mais dans quel port de la Manche les paquebots seront-ils établis ? A Cherbourg ou au Havre ? S’il y a rivalité entre les trois mers, la concurrence entre ces deux ports n’est pas moins vive. Situé à l’extrémité d’une presqu’île qui se dresse pour ainsi dire en avant de la France et fait saillie sur la mer, Cherbourg semble arrêter au passage et attirer à lui les navires arrivant d’Amérique : il leur offre une entrée saine, un abri sûr, un chemin de fer qui, prochainement achevé, les mettra en communication directe avec Paris et le centre de l’Europe. De plus, Cherbourg est l’œil de la France constamment fixé sur l’Angleterre. Ce sont là de grands avantages. De son côté, Le Havre insiste sur la supériorité incontestable de son mouvement maritime : quoi qu’on puisse attendre de l’avenir commercial réservé à Cherbourg lorsque le chemin de fer sera terminé, il paraît certain que le courant d’affaires apporte au Havre par la navigation de la Seine et par le rail-way ne se détournera pas aisément. Au point de vue militaire, la position du Havre ne manque pas d’importance : elle commande l’embouchure d’un fleuve, protège une longue étendue de côtes, et regarde le rivage anglais.

Quant à la vitesse des traversées entre la France et les pays transatlantiques, Cherbourg possède sur Le Havre un avantage de six heures, qui ne serait plus que de trois à quatre heures, si l’on calcule en même temps la distance respective qui sépare de Paris chacun de ces ports. La différence est donc à peu près nulle pour les dépêches et les passagers comme pour les marchandises, celles-ci devant même préférer la route qui abrège le plus leur transport par chemin de fer, car ce mode de roulage est le plus coûteux. Que le point de départ soit fixé au Havre ou à Cherbourg, les paquebots français conserveront, dans les deux cas, l’avantage de la vitesse sur les paquebots anglais, et c’est là le point essentiel. Il faut en outre tenir compte d’une éventualité très sérieuse. Si les États-Unis, rivalisant on se concertant avec nous, établissaient une ligne bi-mensuelle entre New-York et la France, de telle sorte que les deux lignes combinées fournissent un service hebdomadaire, il est probable qu’ils dirigeraient leurs paquebots vers Le Havre, où leur commerce est et demeurera très influent ; ils enlèveraient ainsi aux départs de Cherbourg une grande partie des passagers et du fret. Ici encore, observons ce qui se passe en Angleterre. Le gouvernement ayant laissé entrevoir l’intention de transférer de Liverpool dans un autre port de la Manche le service de la compagnie Cunard, celle-ci résiste, en affirmant que cette mesure livrerait à la compagnie américaine, dont le siège serait maintenu à Liverpool, tous les bénéfices du trafic.

Il semble donc qu’à beaucoup d’égards Le Havre devrait l’emporter sur Cherbourg. On objecte pourtant que ce choix rencontrerait, dans la pratique, des obstacles insurmontables : on dit que l’entrée et le fond du port du Havre ne sont pas en état de recevoir des navires ayant la largeur et le tirant d’eau que comportent les paquebots ; mais cette assertion n’est pas concluante. Lors même que l’on désignerait Cherbourg, il faudrait exécuter dans ce port des travaux considérables pour organiser le service des steamers transatlantiques, qui ne pourraient sans inconvénient être placés dans le même bassin que les navires de guerre. Il s’agit donc de savoir, en premier lieu, si la nature s’oppose absolument à l’élargissement de l’entrée du Havre, au creusement de nouveaux bassins assez profonds et assez vastes pour donner accès aux paquebots, et il est difficile de croire qu’il en soit ainsi ; en second lieu, si les dépenses à faire pour mettre le port en état sont tellement considérables, qu’il faille de prime abord y renoncer. Posée en ces termes, la question rentre complètement dans la compétence des ingénieurs, dont la décision sera souveraine. S’il était constaté qu’à l’aide de quelques sacrifices d’argent on pourrait compléter les avantages déjà si grands que Le Havre doit à sa situation naturelle, aux habitudes prises, aux échanges établis par son intermédiaire entre l’Amérique et une portion de l’Europe, est-il besoin de démontrer combien il serait important pour la France d’introduire la navigation à vapeur à côté de ces nombreux bassins où se dressent les mâts de tant de navires venus de tous les points du monde ? Le Havre deviendrait alors la première place commerciale du continent. Son entrepôt de douanes, depuis longtemps insuffisant, a été, il y a quelques années, doublé d’une succursale : aujourd’hui les magasins sont encore trop étroits, et l’on songe à construire un dock. Pourquoi ce dock ne serait-il pas établi de manière à répondre aux exigences d’un service de paquebots ? Cette combinaison ne semble-t-elle pas naturellement indiquée par les intérêts du commerce, et, avec le patronage de l’état, n’offre-t-elle point de grandes chances de succès à la compagnie qui voudrait la tenter ?

En concentrant dans la Manche, dans un même port, tous les services transatlantiques, on excitera d’ardentes jalousies et de vives rancunes ; on provoquera sur les rives de la Méditerranée et de l’Atlantique de violentes colères : il faut s’y attendre. Excusées par les illusions de l’intérêt local, ces plaintes seront vite étouffées sous l’éclatante manifestation des intérêts généraux, et l’on n’aura plus qu’à se féliciter d’avoir opposé une ferme résistance aux entraînemens d’une popularité stérile. Si depuis 1840 la plupart des projets relatifs aux paquebots transatlantiques ont échoué misérablement, c’est surtout à la division des lignes que doivent être attribués tous les échecs. Le moment est venu d’éviter la faute tant de fois commise et d’échapper par l’adoption d’un autre système à d’inévitables déceptions. Du reste, le principe d’unité et de concentration ne s’oppose point à ce que dans l’avenir ou même dans le présent l’état encourage l’établissement de services supplémentaires dont l’utilité serait démontrée. Marseille, par exemple, entretient avec le Brésil et la Plata une navigation de 34,000 tonneaux, et le mouvement de ses échanges avec le Sénégal, la côte occidentale d’Afrique et les îles Canaries représente au moins 30,000 tonnes. C’est dans son port que viennent aboutir un grand nombre de paquebots qui visitent les échelles du Levant. Une ligne mensuelle partant de Marseille pour le Brésil, et desservie par des navires de force moyenne, ne ferait donc pas double emploi avec la ligne principale partant de la Manche, et n’entraînerait pas de grandes dépenses. Elle serait alimentée par le midi de la France, l’Espagne, une partie de la Suisse, et par les passagers et les marchandises que les navires du Levant recueillent dans leurs fréquentes escales ; elle prendrait l’avance sur les ports étrangers de la Méditerranée qui tenteraient, comme Gênes, de nous enlever le transit en créant pour eux-mêmes une société de paquebots. — La ligne supplémentaire de Marseille ne porterait point atteinte au principe d’unité qui conseille impérieusement de réunir sur le même point, à portée du centre des affaires européennes, l’ensemble des services transatlantiques.

Ce principe admis, il devient presque inutile de prouver qu’il conviendrait de traiter avec une seule compagnie tant pour les grandes lignes que pour les lignes supplémentaires ; il en résulterait une économie notable. La subvention de l’état serait moins élevée, la surveillance plus simple. Le commerce et le public n’auraient point à redouter les abus d’un monopole, puisque les paquebots français seraient exposés pour toutes leurs destinations à la concurrence très active des paquebots américains ou anglais. Les motifs qui ont déterminé dans ces derniers temps la fusion de plusieurs lignes de chemins de fer s’appliquent également aux opérations de transports maritimes, et, à la suite d’un banquet qui vient d’avoir lieu à Southampton pour célébrer la naissance d’une nouvelle compagnie, il s’est manifesté en Angleterre de vives tendances vers une réunion, au moins partielle, des nombreuses compagnies qui exploitent les paquebots. En présence de ces faits et de ces symptômes, la question ne saurait demeurer douteuse.


IV

L’exposé que nous venons de faire permet d’apprécier les difficultés, les complications de toute nature qui ont entravé jusqu’ici l’organisation de nos services à vapeur sur l’Océan. Comment concilier tant d’intérêts contradictoires ? et si la conciliation est impossible, comment affronter les mécontentemens de ces intérêts froissés ? Ce n’est pas tout, il y a une foule de détails techniques dont l’étude est indispensable et qui soulèvent les problèmes les plus ardus. Enfin, quelle que soit la décision, il faut que le trésor débourse une très forte somme. La subvention de l’état est la base de tout l’édifice : comment la calculer de telle sorte qu’elle contribue efficacement au succès de l’entreprise, sans grever outre mesure la fortune publique ?

Le gouvernement a chargé une commission spéciale d’examiner ces différens points, d’entendre les propositions des compagnies et de préparer les clauses du futur contrat. Le taux de la subvention devant dépendre du nombre des navires, de leur échantillon, de leur force de vapeur, de leur mode de construction, de la fréquence des voyages, de la longueur des itinéraires, il serait tout à fait superflu de rédiger ici un devis de dépenses, avant de connaître les dispositions qui seront arrêtées par les autorités compétentes. La subvention variera nécessairement suivant que les conditions imposées à la compagnie seront plus ou moins onéreuses ; mais, en laissant de côté les chiffres, il n’est pas sans intérêt d’indiquer les procédés à l’aide desquels on peut déterminer, au moins approximativement, le taux d’une subvention. — Le mode qui paraît, au premier abord, le plus simple consiste à accorder une somme fixe par cheval de vapeur. Il est surtout praticable lorsqu’il s’applique à des services nettement définis, qui exigent l’emploi constant de la vapeur, et pour lesquels les navires doivent tous être construits sur le même modèle et avec la même force, car alors on sait exactement quelle sera la dépense de chaque voyage. — D’après un second procédé, on calcule le nombre de milles que les paquebots sont tenus de parcourir pendant l’année ; on évalue les frais en raison des conditions de vitesse, et la subvention est allouée par mille. Ainsi la compagnie anglaise des Indes occidentales et du Brésil, dont le parcours annuel est de 547,296 milles, reçoit une somme de 270,000 liv. sterl., qui représente, par mille, 9 sh. 10 d., et, en vertu du contrat, ce dernier chiffre est pris pour base des supplémens qui devraient être alloués à la compagnie dans le cas où l’état jugerait à propos d’allonger les itinéraires. À ce point de vue, la subvention par mille présente, pour certaines lignes dont le parcours ne saurait être définitivement établi au moment de la concession, un avantage très appréciable, en ce qu’elle résout à l’avance les difficultés auxquelles donneraient lieu les modifications prescrites par le gouvernement dans la direction des services. — Suivant une troisième méthode, on estimerait le capital nécessaire pour l’exploitation des services, et l’état accorderait, à titre de subside, une somme représentant une certaine proportion de ce capital (25 ou 30 pour 100, par exemple). — Enfin l’enquête qui a été ordonnée en Angleterre sur le service dés paquebots a révélé un dernier procédé qui mérite d’être signalé. En 1848, avant l’expiration du contrat passé avec la Compagnie Péninsulaire et Orientale pour une ligne mensuelle de Southampton à Alexandrie, le gouvernement, désireux d’obtenir à plus bas prix le transport des malles, mit le service en adjudication. La Compagnie Péninsulaire fit observer qu’il serait injuste de lui enlever une exploitation à laquelle elle avait consacré un capital considérable ; mais, ses propositions n’ayant pas été agréées, elle offrit de livrer ses comptes de toute nature, pendant la durée d’un nouveau contrat, à l’examen d’inspecteurs délégués par l’échiquier, et elle s’engagea à verser au trésor les produits excédant la somme nécessaire pour paver aux actionnaires un intérêt net de 10 pour 100. Assurément, on s’imaginerait, avec quelque raison, que le plus grand obstacle pour l’emploi d’un procédé de cette nature viendrait des compagnies elles-mêmes ; les entreprises commerciales n’aiment pas, en général, à dévoiler le secret de leurs opérations. Cependant, on le voit, l’une des plus grandes compagnies de l’Angleterre suggérait spontanément ce moyen, que l’échiquier n’eût sans doute pas osé lui proposer. — Pourquoi, dans la concession des services français, le gouvernement ne se réserverait-il pas la faculté que la Compagnie Péninsulaire offrait à l’échiquier ? Il jugerait ainsi, par ses propres yeux, si la subvention est insuffisante ou excessive. L’exploitation des lignes à vapeur est si peu connue en France, que l’on risque fort de se tromper dans la rédaction du premier cahier des charges, et la compagnie elle-même doit comprendre que le gouvernement sera beaucoup plus libéral à son égard, si la fixation d’un maximum de dividende le garantit à l’avance contre les résultats prolongés d’une erreur préjudiciable au trésor. D’ailleurs, la limitation des bénéfices ne constituerait pas précisément une innovation dans la jurisprudence administrative sur la matière. Il y a des compagnies de chemin de fer qui sont tenues de partager avec l’état les produits dépassant une certaine proportion.

C’est en combinant ces divers modes que l’on parviendra à fixer le taux de la subvention réclamée par les paquebots transatlantiques. Cette subvention, il faut le prévoir, atteindra un chiffre élevé ; autrement on ne trouverait point de capitaux disposés à courir les chances de l’entreprise, et il est de toute nécessité que l’opération soit enfin tentée sérieusement ; l’intérêt national veut qu’elle réussisse. Aussi, ne doit-on pas se contenter de garantir à la compagnie l’assistance pécuniaire de l’état ; il importe également de rechercher si, par d’autres moyens, on ne pourrait pas lui procurer soit une diminution de dépenses, soit un accroissement de recettes. On sait, par exemple, que la construction des navires coûte plus cher en France qu’à l’étranger : ce désavantage tient aux règlemens de notre législation douanière, qui interdit l’achat des navires à l’étranger et frappe de droits élevés les matières propres aux constructions navales. On a déjà proposé de supprimer ces restrictions, que l’Angleterre, les Pays-Bas et la plupart des peuples maritimes ont rayées de leur tarif ; mais la mesure est vivement combattue par les industriels, et il est difficile de prévoir à quelle époque elle remplacera définitivement le régime si défavorable qui pèse sur nos arméniens. Dans cette situation, ne devrait-on pas au moins admettre une exception pour les paquebots transatlantiques et autoriser leur construction en entrepôt[4] ? L’économie serait importante pour les navires en fer. On pourrait aller plus loin. S’il est reconnu que nos chantiers et nos ateliers ne sont pas aujourd’hui suffisamment outillés pour livrer, dans un délai assez court, une vingtaine de navires d’un tonnage et d’une force qui dépassent les constructions ordinaires, pourquoi ne permettrait-on pas à la compagnie de se procurer à l’étranger la moitié de ses bâtimens ? Les industriels seraient-ils en droit de se plaindre et d’invoquer, suivant l’usage, le grand argument de la protection due au travail intérieur ? Nous ne le pensons pas. Le gouvernement a, depuis un an, imprimé une impulsion si vigoureuse aux travaux publics, surtout à la construction des chemins de fer, il a donné tant de gages de son respect pour le principe de la protection manufacturière, que les maîtres de forges ne sauraient, sans ingratitude, s’élever contre une faveur exceptionnelle, temporaire, accordée à une œuvre essentiellement nationale. Cette dérogation à notre régime économique aurait un double effet : elle accélérerait, au profit du public, l’organisation des services ; elle diminuerait les frais des navires et par suite le chiffre de la subvention payée par l’état.

Ce n’est point la seule économie qui pourrait être obtenue. Les navires français sont soumis, dans les ports étrangers, à des droits de tonnage plus ou moins élevés : un dollar par tonneau aux États-Unis, 12 réaux (8 fr.) à la Havane, 300 reis (80 centimes) au Brésil. Acquittés à chaque voyage par des bâtimens d’un fort tonnage, ces droits représentent une somme considérable. Les paquebots étant appelés à rendre à tous les pays qu’ils desserviront d’immenses services, ne paraît-il pas naturel qu’ils soient partout exemptés des taxes de tonnage ? L’Angleterre et les États-Unis accueilleraient sans doute cette proposition ; le Brésil a déjà réduit les droits d’ancrage, et il ne refuserait probablement pas la franchise complète pour favoriser les relations de Rio-Janeiro, Bahia et Fernambouc avec les plus grands marchés de l’Europe. Quant à l’Espagne, elle a tellement besoin de ses ressources fiscales que son concours serait peut-être plus difficile à obtenir ; il s’agirait en effet pour elle d’abandonner une recette assez importante. Cependant les réformes que le cabinet de Madrid a récemment introduites dans la loi maritime de la métropole et des îles Canaries révèlent une tendance marquée vers le libéralisme, et la pensée qui les a inspirées ne devrait voir dans les encouragemens accordés aux steamers que l’application des saines doctrines économiques. Quoi qu’il en soit, l’occasion est favorable pour appeler sur ce point particulier de la législation internationale la sollicitude des gouvernemens.

La nécessité de réduire, autant que possible, les charges qui pèsent sur les transports deviendra chaque jour plus évidente et plus impérieuse. On ne tardera pas à comprendre que le maintien de toute rigueur fiscale est incompatible avec le progrès des communications nouvelles. Plus les nations se rapprochent et se pénètrent, plus elles aspirent à resserrer encore les liens qui les unissent. On ne se contentera point de franchir vite et à l’aise les plus grandes distances : on voudra que les échanges ne soient plus entravés par les prohibitions ou par des taxes trop souvent excessives, et tôt ou tard l’essor imprimé à la navigation à vapeur amènera la réforme des lois de douanes. La conséquence est logique. À quoi bon multiplier les navires, améliorer leur construction, accroître leur vitesse, si l’on ne songe en même temps à leur procurer du fret ? Cette observation se rattache intimement à la création de nos services transatlantiques. L’abaissement des tarifs augmenterait le trafic des lignes et permettrait de diminuer le chiffre des subsides alloués à la compagnie. En effet, tout se suit et s’enchaîne dans l’exécution d’une œuvre utile comme dans le développement d’une pensée juste. Le jour où la France possédera enfin des lignes de paquebots, elle verra s’ouvrir devant elle une longue carrière de progrès ; elle améliorera les communications postales ; elle facilitera de plus en plus les entreprises du commerce, les conquêtes de l’industrie, les nobles travaux de la science ; elle se répandra sur les rives les plus lointaines par l’envoi régulier de ses produits et de ses colons. Qu’elle se hâte donc ! Il faut que, dès aujourd’hui, elle parcoure avec ses rivaux les grandes routes de l’Océan.


C. LAVOLLEE.

  1. Cette crainte n’était point fondée. L’un des premiers armateurs de l’Angleterre, M. Lindsay, a récemment déclaré à Southampton que la navigation à voiles avait tout à gagner au développement de la marine à vapeur, et il ajoutait, à l’appui de ses paroles, que pendant l’année 1852 le taux du fret avait éprouvé une hausse de 100 pour 100.
  2. En 1819, le Savannah avait fait en vingt-six jours la traversée de New-York à Liverpool ; mais c’était un navire mixte, se servant à la fois de la voile et de la vapeur, et l’expérience ne pouvait être considérée comme décisive.
  3. D’après le même rapport, les steamers transatlantiques ont transporté, en 1851-52, 4,431,545 lettres, qui se répartissent ainsi entre les différentes lignes :
    Lettres transportées par les lignes Cunard : 2,758,096
    “ Collins : 763,692
    “ De Brème : 354,470
    “ Du Havre : 345,287
  4. La loi du 6 mai 1841 a exempté de tous droits de douanes les machines à vapeur de fabrication étrangère destinées à la navigation internationale maritime.