Des Moeurs littéraires au temps présent

Des Moeurs littéraires au temps présent
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 170-188).
DES
MŒURS LITTÉRAIRES
AU TEMPS PRESENT

L’autre jour, en suivant d’illustres funérailles qui ont été presque un événement public dans ce Paris si frivole pourtant, si facilement oublieux et ingrat, je fus naturellement amené à réfléchir sur les destinées différentes des générations intellectuelles qui se sont succédé en France depuis un demi-siècle, à comparer les circonstances où elles se sont produites sur la scène et les rôles divers qu’elles ont été appelées à y remplir. Quand on voit disparaître un à un ces représentans d’un passé si récent encore, n’est-on pas tenté de croire qu’il y a comme une décroissance dans la race intellectuelle et que le siècle se découronne? Ce sont de grands ancêtres qui se retirent devant les générations nouvelles, sans que l’on puisse voir bien distinctement quelles consolations nous réserve l’avenir. Où sera la supériorité manifeste des inspirations, la nouveauté incontestée des aperçus, l’ampleur et la hauteur des conceptions, quand les derniers survivans de cette forte génération auront disparu? Où sera l’originalité du talent et ce qui en est le signe révélateur, l’autorité? J’aperçois bien une foule de noms qui se présentent à mon appel, confusément pressés sur les confins de la célébrité; mais dans cette multitude disparate d’écrivains de toute opinion et de toute origine y en a-t-il quelques-uns qui dépasseront la limite où s’arrête la foule et qu’une supériorité décisive du talent réserve au privilège de ces situations exceptionnelles consacrées par l’assentiment public, élevées au-dessus de la controverse vulgaire et comme à l’abri? A qui doit échoir, dans les nouvelles générations, la royauté intellectuelle? Et d’abord cette royauté doit-elle échoir à quelqu’un? Les conditions qui avaient fondé, il y a quarante ans, ces souverainetés de l’esprit, n’existent plus. Au malheur de perdre ces hommes qui ont été pendant tant d’années investis par l’opinion d’une sorte de magistrature intellectuelle, pourrait se joindre un autre malheur, celui de ne les pas voir remplacés. C’est l’examen des conditions nouvelles où se trouve placée la génération présente, comparée aux conditions des générations précédentes, que je voudrais faire rapidement, sans illusion rétrospective, sans autre parti-pris que celui de voir juste. Il s’est produit dans la région de l’esprit un singulier phénomène : une sorte de démocratie ombrageuse tend à y régner désormais. Le trait saillant de ce régime tout nouveau dans l’ordre intellectuel, et qui peut-être est là moins à sa place qu’ailleurs, c’est d’une part l’affranchissement de certaines règles dont l’opinion publique était autrefois la gardienne jalouse, d’autre part l’affranchissement de cette autorité du talent que représentaient dans chaque génération quelques grands noms. — Aujourd’hui l’individualité des écrivains peut se produire dans sa pleine indépendance, à ses risques et périls, en dehors de toute tutelle et de toute discipline. Cette émancipation absolue est-elle un bien, est-elle un mal? Constatons le fait d’abord, essayons d’en expliquer les causes diverses avant d’en apprécier les conséquences, qui d’ailleurs ne se développent encore que d’une manière assez confuse à nos yeux, et dont l’avenir seul pourra juger en dernier ressort les désastres ou les bienfaits.

Il est facile à un observateur impartial de comprendre à quel point les mœurs littéraires ont changé parmi nous depuis vingt ans. C’est un symptôme significatif d’entendre comme nous les avons entendues, dès le jour même de ces funérailles qui emportaient vers le silence éternel une des voix les plus éloquentes de ce siècle, d’ironiques protestations contre l’émotion de la foule. Eh ! qui donc respectera-t-on, si l’on ne respecte pas, même au lendemain de leur mort, ces hommes qui ont été une des grandeurs visibles d’un pays? Autour de leurs cercueils, les sympathies du public ne rencontrent plus comme autrefois le silence et l’attitude volontairement désarmée des adversaires; on ne voit plus régner cette trêve de Dieu qu’il semblait de bon goût d’observer à l’heure de ces morts historiques qui sont une date dans un siècle. Il y a parmi les écrivains de tout rang comme une émulation d’indifférence railleuse ou d’hostilité systématique, et un empressement de triste augure pour se montrer affranchis de toute superstition à l’égard de la puissance tombée. De là ces flots d’anecdotes, de récits vulgaires répandus par des mains acharnées sur une illustre mémoire pour en éteindre au moins quelques rayons sous le ridicule. C’est la vengeance de petits esprits contre tout ce qui est grand. De là aussi ces sentences dures, hautaines, implacables, prononcées du haut d’un puritanisme qui se guindé. C’est la vengeance de certains orgueils austères qui, de leur autorité privée, ont pris parmi leurs contemporains la charge de grands-juges et se sont attribué dès le temps présent la mission de la postérité. — De là enfin ces oracles d’une équivoque impartialité qui laissent lire entre chaque ligne de l’éloge funèbre un sous-entendu railleur, une allusion sans pitié, ou bien encore cette critique dont j’admirerais le froid dédain, si elle remplaçait ce qu’elle détruit, et qui applique les formes du dogmatisme le plus étroit et le plus hautain à la démonstration de la vanité des dogmes en philosophie. C’est la vengeance des sceptiques et leur revanche contre la longue domination de doctrines détestées. — A voir un pareil concours d’écrivains sans illusion, si empressés à exposer au jour les misères secrètes de l’homme ou les défaillances du talent, il semble que chacun d’eux n’ait rien de plus à cœur que de bien montrer qu’il n’est pas dupe, que l’attendrissement de la foule n’est pas contagieux pour les gens d’esprit, et que le privilège de la critique est de garder son sang-froid, même devant une tombe illustre. Quand cette preuve sera faite, où sera l’avantage? Qu’y aura-t-on gagné? Une chose seulement : on aura tué le respect en France, ce respect qui survivait à tant d’illusions détruites, le respect du talent. Le beau profit! et combien les écrivains qui conspirent en faveur de ce résultat auront lieu de s’en applaudir! Qu’on y prenne garde, ceux-là mêmes qui ont été les premiers chefs et les instigateurs de cette révolution dans nos mœurs littéraires pourront un jour en devenir les victimes. La justice de l’opinion a de terribles clairvoyances, et se plaît parfois à des représailles sévères.

Dans ces manifestations de la critique frivole ou passionnée, je vois un signe non équivoque des dispositions du public littéraire, de plus en plus ennemi des aristocraties intellectuelles, ombrageux à l’égard de tout ce qui s’élève au-dessus du niveau commun. Il semble que ces supériorités inquiètent cet amour de l’égalité qu’on n’avait pas encore vu régner dans les lettres avec ce zèle farouche. Combien de petits intérêts froissés et de misérables rancunes, combien de vanités alarmées et de jalousies littéraires entrent dans ces dispositions des esprits, je ne veux pas le savoir. J’aime à me faire cette illusion qu’au fond de ce mouvement très vif d’opinion contre toute autorité de doctrine ou de talent il n’y a rien que le culte austère de l’indépendance de la pensée, que l’on craint de voir menacée par la tyrannie des grandes intelligences. Je veux croire que ce scepticisme à l’égard de la gloire ne cache que de nobles passions. S’il en est autrement, je dois l’ignorer. Tout cela n’est d’ailleurs qu’un symptôme particulier qui trahit de plus en plus clairement un état général de la société. Pénétrons plus profondément, sous cette surface mobile de la vie littéraire, jusqu’au cœur du public lui-même; analysons ses tendances et ses penchans, les pentes secrètes auxquelles il s’abandonne, cet ensemble de dispositions, d’habitudes et de goûts qui composent les mœurs intellectuelles d’un temps ou d’un pays. Nous y trouverons l’explication vraisemblable du phénomène que nous étudions, et qui se produit sous une forme singulière : un contraste marqué entre la population toujours croissante des écrivains et le nombre décroissant des talens supérieurs, reconnus et consacrés. Jamais il n’y a eu en France une plus grande quantité d’hommes faisant profession d’écrire. Je dirai même qu’il n’y a jamais eu plus de facilité littéraire, des dons plus heureux pour l’improvisation, plus d’apparences de talent, plus d’esprit courant sous des formes légères qui pénètrent partout, — et qu’en même temps jamais il n’y a eu rareté plus manifeste de ces intelligences qui portent en elles quelque chose comme un signe royal, qui semblent être nées pour prendre la direction philosophique ou littéraire d’une époque, pour exercer une sorte de dictature sur les idées. — A supposer que le public ne soit pas seul responsable de cet état de choses, il l’est jusqu’à un certain point. Comment l’est-il et dans quelle mesure peut-il l’être?

Ces intelligences superbes n’avaient pas créé toutes seules leur empire; elles l’avaient trouvé préparé par les circonstances, et quand on les a vues s’en emparer si aisément, c’est que tout était disposé en leur faveur. Pour qu’un grand talent se développe tout entier et s’impose, il faut qu’il y soit aidé par la société elle-même. Il doit trouver dans l’opinion une partie de ses ressources et de ses forces. Il est nécessaire que le goût public ne soit pas en opposition flagrante avec celui de l’écrivain, avec ses instincts de grandeur. Et quand l’inspiration personnelle d’un auteur se sent en rapport avec les sympathies de la foule intelligente, elle en reçoit un singulier accroissement de puissance et d’étendue. C’est de cette rencontre heureuse entre certains esprits supérieurs et le public préparé à les comprendre que se forment dans l’ordre intellectuel ces dynasties de talent et d’idées qui d’ailleurs, comme nous venons de le voir, ne sont pas plus que les autres dynasties à l’abri des coups imprévus et des révolutions.

Transportons-nous par la pensée dans ces années lointaines, de 1820 à 1830 environ, et voyons s’il y eut jamais un milieu plus favorable, un ensemble de circonstances plus heureuses pour l’éclosion et le développement des grands talens. J’ai déjà essayé de peindre ici même[1] ce mouvement prodigieux que peut-être le siècle ne reverra pas. Il y eut là une époque unique pour la libre et féconde variété des talens, pour toutes les nobles curiosités en même temps éveillées et toutes les émotions du beau en même temps ressenties, pour l’activité presque héroïque de l’esprit, qui se précipitait dans tous les sens à la conquête de l’inconnu, et aussi pour l’ardeur sérieuse et la candeur du public, enthousiaste alors jusqu’aux illusions. Les témoins de cet âge déjà presque légendaire n’en parlent qu’avec émotion.

Tout était alors propice à la manifestation et au développement des intelligences supérieures, tout aidait au prestige et favorisait l’établissement de ces souverainetés éclatantes de la pensée. Ni la raison ni l’imagination du public n’étaient désenchantées. Au sortir de la révolution et de l’empire, après ces jours profondément troublés où la France avait été presque uniquement occupée d’abord des orages de sa liberté, puis des soucis de sa gloire, il y avait eu partout un retour vif vers l’esprit, vers ses manifestations diverses dans la philosophie, dans les lettres, dans l’art. Les idées avaient je ne sais quel éclat de nouveauté et quelle enivrante fraîcheur qui ravissaient la curiosité du public. On put croire un instant qu’on allait assister à la naissance d’un grand siècle. Ce fut comme un renouvellement universel, une instauratio magna de l’esprit humain. Ce fut au moins une immense espérance de ces grandes choses. Tandis que la philosophie nouvelle combattait victorieusement les derniers représentans du sensualisme expirant, ou que, remontant jusqu’aux ancêtres des doctrines rivales, elle détruisait les derniers restes de l’empire de Locke et de Condillac, tandis que la poésie lyrique idéalisait dans des chants admirables les sentimens troublés de l’âme, ses vagues passions, ses tristesses ou ses aspirations, l’histoire se transformait, elle devenait à la fois plus savante par la précision des détails et plus philosophique par l’intelligence des civilisations diverses et par l’étude comparée des races. Des perspectives agrandies s’ouvraient de toutes parts. La critique, de plus en plus pénétrante, éclairée, conquérait chaque jour de vastes régions dans le moyen âge et l’antiquité; on eût dit qu’on les découvrait pour la première fois. Les savantes recherches sur les langues, les civilisations, les philosophies religieuses de l’Orient, ouvraient la voie vers des horizons qu’on n’avait pas encore soupçonnés. Des mondes tout nouveaux se découvraient de toutes parts à la philologie et à l’ethnologie comparées, devant la science allemande et devant la science française, devenue sur certains points sa rivale. A la suite de ces conquêtes de l’érudition, la critique philosophique s’avançait d’un pas plus hardi au sein de ces régions inexplorées où elle avait sans doute à recueillir de précieux témoignages sur l’homme et sur ses origines, plus près des sources sacrées de l’histoire, là où la science place le berceau de l’humanité.

L’enthousiasme pour les idées rejaillissait sur les hommes eux-mêmes qui s’en faisaient parmi nous les interprètes, s’ils n’en étaient pas toujours les inventeurs. De beaux talens qui se révélaient alors grandirent merveilleusement par la faveur de l’opinion. Que de livres heureux naquirent sous l’inspiration commune des écrivains et du public ! Que de leçons mémorables par la hardiesse des aspirations et par la nouveauté relative des aperçus se développaient, aux applaudissemens de la jeunesse, sous ces vieilles voûtes de la Sorbonne, où l’on pouvait dire qu’à certaines heures palpitait le cœur de la France! Que d’espérances confuses dans cet auditoire frémissant sous la parole du maître, que d’élans précipités vers l’avenir! Combien de nobles idées et aussi de rêves généreux sortaient comme en brillans essaims des ombres émues de ce vieil édifice et de là se répandaient sur les générations nouvelles ! Chaque siècle a sa jeunesse et comme son printemps. C’était vraiment alors la jeunesse du XIXe siècle. Jours fortunés, ivresses sublimes, travail magnanime des idées, longs espoirs presque réalisés d’avance et comme animés par des volontés enthousiastes, tout cela n’a pas été stérile. Il est resté de ces tentatives hardies, de ces rencontres de grands esprits avec un public admirablement préparé par ses instincts plus que par ses études, comme un sillon électrique et une trace profonde de lumière dans le siècle. Les intelligences qui se sont formées en ces jours déjà lointains en ont ressenti le contre-coup; elles en ont gardé le signe inaltérable et sacré.

Les temps sont bien changés. On peut le dire sans être taxé de pessimisme : l’esprit n’a plus aujourd’hui toute sa valeur, comme il y a quarante ans. Il a payé cher les enivremens de sa souveraineté passagère. S’il a commis quelques fautes par excès de confiance et d’orgueil, s’il s’est exposé parfois au ridicule qu’entraîne l’infatuation, ces fautes et ces ridicules, il les a cruellement expiés. Le culte des supériorités intellectuelles a baissé parmi nous dans la même proportion que le culte des idées. Où est-elle cette curiosité ardente et neuve des anciens jours, si empressée autour des talens qui semblaient promettre quelque chose de nouveau? A sa place, je ne trouve qu’un scepticisme léger qui se défend par l’ironie préventive contre toutes les surprises de la pensée, et qui ne craint rien tant que de paraître dupe. Ce qui est simple et délicat semble maintenant trop simple et presque fade. Une nuance d’idée n’intéresse presque plus personne. Pour attirer l’attention, il ne faut rien moins qu’un paradoxe extravagant, quelque énormité de doctrine, quelque singularité de mise en scène, un coloris exagéré ou des poses d’athlète; ce n’est pas trop de ces efforts extraordinaires que nous voyons accomplir à des auteurs qui en des temps plus propices se seraient contentés d’être des écrivains. Pourquoi, sinon pour réveiller de sa torpeur l’indifférence publique, ces luttes de force, ces effets de muscles, ces contorsions et ces convulsions de style, cette gymnastique violente de talens surmenés? À ce prix, paraît-il, on peut encore ravir les faveurs du public ; mais il faut se presser d’en jouir. Rien n’est plus passager que ces caprices de sultan blasé. L’ennui et la frivolité en ont bientôt effacé la trace sur le sable où s’inscrivent les enthousiasmes mobiles de la foule.

La philosophie critique, qui semble prévaloir depuis quelques années, n’a pas été sans influence sur les tristes progrès de l’indifférence publique. Elle a désenchanté l’imagination des générations nouvelles en faisant le vide dans leur raison. Elle leur a enlevé la foi aux idées, et avec cette foi la passion. Les doctrines seules peuvent passionner l’esprit humain. Quand les conclusions et les grands résultats sont niés systématiquement, quand on substitue à l’espoir d’un repos dans la vérité la poursuite laborieuse d’un but qui fuit toujours et l’agitation d’une recherche qui ne doit pas aboutir, ce qui paraît au savant digne encore de ses efforts et de sa vie ne mérite plus, aux yeux de la foule même intelligente, une heure de peine. L’humanité ne comprend pas ce plaisir supérieur des délicats : chercher pour ne trouver jamais. Elle n’estime l’effort qu’à son résultat, et quand on lui enseigne que la science est condamnée par les lois mêmes et les limites de la raison à ne pas dépasser la sphère du probable et du provisoire, elle se détourne de la science et va chercher ses consolations ailleurs. La vérité approximative, la vérité relative, toutes ces ombres de vérités trompeuses qui ne sont qu’un mélange d’être et de néant, ne lui inspirent que le découragement d’abord, puis, par un enchaînement nécessaire, le goût des plaisirs faciles. Illusions pour illusions, celles-ci ont quelque chose de plus réel; la sensation est bien quelque chose après tout. On peut bien la sacrifier à des réalités d’un ordre plus élevé, mais pourquoi la sacrifier à des chimères? La vérité absolue mérite que l’on travaille pour elle, mais il ne faut pas moins que cela pour exiger de nous la privation volontaire des joies que la nature met à la portée de nos mains et de nos cœurs. D’ailleurs la vie n’attend pas; il faut faire son choix et on le fait à la hâte. Dès que la lumière des idées a pâli, il y en a une dont la vivacité redouble en nous, celle des sens, et c’est par elle que la foule se laisse guider, insouciante des choses de l’esprit par découragement plutôt que par haine de la vérité. Les philosophes de l’école critique se plaignent des goûts futiles qui entraînent une partie de la jeunesse contemporaine et remplacent pour elle les nobles enthousiasmes des générations précédentes. Qu’il y ait dans la triste histoire de ces jeunes énervés devenus incapables de penser de terribles griefs à leur charge, je le sais; qu’il y ait beaucoup et avant tout de leur faute, je n’en doute pas, et je ne voudrais pas déplacer une responsabilité qui doit peser sur eux. Mais si la grande curiosité est éteinte et glacée parmi nous, n’est-ce pas aussi en partie la faute de cette école qui ne nous présente dans le spectacle des systèmes que les formes changeantes de l’erreur? Comment une pareille philosophie pourra-t-elle inspirer les espoirs magnanimes, les dévouemens héroïques à la science du relatif, les enthousiasmes sublimes pour les formes passagères de l’éternelle illusion? Quelques penseurs solitaires sont capables, je le sais, de ce singulier désintéressement, de ce dévouement à une science qui nous trompera toujours. L’humanité n’est pas capable de cet héroïsme : il ne faut pas l’attendre d’elle. Quoi d’étonnant qu’elle ait perdu le goût des idées, quand on lui a révélé que les plus belles conceptions ne sont que la plus noble manière de se tromper? Cela était inévitable. — Je sais qu’à parler ainsi en général on s’expose à être injuste, et qu’il y a dans les générations nouvelles des groupes sérieux qui ne se sont pas laissé atteindre par la contagion. Je saurais où trouver à l’occasion des ardeurs intellectuelles, des impatiences généreuses de savoir, de grands courages et de nobles esprits qui maintiennent le niveau moral et nous préparent peut-être, dans le silence viril de leurs méditations, un meilleur avenir. J’ai été souvent ravi à la vue de ces jeunes gens qui n’ont pas laissé entamer par la frivolité malsaine des mœurs publiques la fière virginité de leur pensée; mais ceux-là, combien sont-ils? Et combien sont-ils au contraire ceux qui ont renié le culte des idées, au moins par leur indifférence?

La frivolité du public, c’est là le vrai mal du temps. On a souvent, en des termes trop solennels peut-être, dénoncé et flétri les dépravations de la raison à notre époque. Il m’a toujours paru que ces réquisitoires manquaient le but en le dépassant. Ce n’est pas tant la perversité de l’esprit humain qu’il faut accuser de nos jours que son incurable mollesse, sa répugnance à tout effort sérieux. Parlons légèrement des choses légères. Il serait faux de dire que le goût de l’esprit soit éteint. Non; mais il s’est déplacé d’une étrange manière.

De quel côté se portent aujourd’hui de préférence les curiosités oisives de la foule? Nous ne voulons toucher qu’en passant à ces symptômes; mais combien ils sont caractéristiques! Ce qui semble dominer dans les rangs divers de la société contemporaine, c’est, à la surface du moins, le désir des distractions faciles, sans excepter celles de l’esprit, pourvu qu’elles ne coûtent aucun effort, et qu’on puisse les recueillir en se jouant. De là différens ordres de plaisirs (oserons-nous dire plaisirs intellectuels ?) que ne connaissaient pas nos pères et qui ont pris parmi nous, dans ces dernières années, un développement singulier. C’est de nos jours qu’on a inventé toute une littérature dont nous retrouverions difficilement l’analogue dans l’histoire de l’esprit français. Je ne veux pas feindre pourtant d’ignorer qu’à toutes les époques il y ait eu en France un goût vif d’indiscrétions, de scandales même, un empressement significatif à recueillir les commérages d’antichambre et d’alcôve. Les nouvelles à la main des derniers siècles et certaines parties de nos mémoires nous en ont conservé les frivoles monumens; mais alors ce plaisir n’était qu’à l’usage des raffinés dans les classes oisives ou des curieux parmi les écrivains. Il était réservé à notre temps d’en faire une institution au profit de la nation tout entière, une institution non d’utilité, mais de curiosité publique! Elle a ses moyens d’information, sa police, ses agens avoués ou secrets : elle tient à sa disposition d’innombrables instrumens de propagande. Tous les soirs, vous pouvez être assurés qu’à la même heure une population affamée se disputera cette pâture des petits événemens du jour, des incidens les plus futiles, des scandales de la vie privée, violée dans son intimité par une sorte d’effraction audacieuse, produite effrontément à la lumière d’une publicité brutale. Et comme il y a concurrence pour le débit de cette marchandise, c’est à qui pénétrera le plus avant dans les secrets d’autrui et devancera ses confrères dans l’indiscrétion du jour où même dans celle du lendemain. Lancée sur cette pente, la curiosité ne s’arrête pas. D’une révélation à une invention, il n’y a pas loin. Ce qu’on ne sait pas, on l’arrange à sa manière, on le dispose, on le complète. Les médisances dont on fait trafic amènent insensiblement la calomnie qui peu à peu fait son chemin dans les esprits, sous forme d’allusions perfides, assez claires pour être devinées, assez détournées pour ne pouvoir être combattues en face. Ce que la tranquillité et l’honneur des familles ont à souffrir de ces mœurs nouvelles, on le sait. Ce qui peut se cacher de rancunes secrètes, de représailles honteuses, de jalousies et de haines inavouables sous le commerce en apparence inoffensif de ces petites nouvelles, vous pouvez le deviner; mais ce que l’on peut marquer avec pleine certitude, ce que je veux signaler uniquement, c’est la triste influence que ce genre de curiosité inférieure et à quelques égards dépravée exerce sur l’esprit public, qu’elle déshabitue des nobles soucis de la pensée, qu’elle abaisse, qu’elle avilit. Comment le goût des grandes choses ne se perdrait-il pas à la longue dans la fréquentation de ces vulgaires entretiens où sont en jeu, non plus des doctrines comme en d’autres temps, mais des anecdotes et des noms propres? Quand la littérature de personnalités triomphe quelque part, c’est un signe infaillible que la littérature d’idées décline. Le public ne peut à la fois servir deux maîtres. Il faut qu’il fasse son choix entre les plaisirs subalternes de la curiosité et les mâles voluptés de la pensée que l’on achète au prix de la fatigue et de l’effort.

La vie de l’esprit se manifestait partout à cette époque déjà lointaine dont le souvenir nous préoccupe sans cesse et à laquelle nous voudrions que notre temps empruntât quelques-uns de ses goûts sérieux. L’enthousiasme est en soi une si belle chose qu’il vaut mille fois mieux en être capable, dût-on même être dupe! Ne me parlez pas de ces désenchantés qui craignent toute surprise d’émotion ou de pensée à l’égal d’une mystification. Leur expérience sénile avant l’âge n’est au fond que la sécheresse du cœur et l’impuissance d’aimer une idée parce qu’ils sont incapables de la comprendre. — Quelle passion et quelle foi littéraire palpitaient dans le cœur de la jeunesse à l’époque des grandes luttes entre les écoles, du temps qu’il y avait des écoles, quand on se partageait entre les classiques et les romantiques, quand on discutait sur les droits de plus en plus triomphans de la poésie personnelle, intime, de la poésie lyrique, — ou bien encore quand on opposait aux nobles attitudes de la tragédie antique, à ses solennelles douleurs, à la pitié héroïque, le pathétique terrible et le vivant tumulte du drame moderne! On disputait, on s’irritait, donc on croyait à quelque chose. On dispute et l’on s’emporte encore aujourd’hui, nous dit-on; mais est-ce au foyer de la Comédie-Française, au sujet d’un rôle nouveau de Talma? Non, c’est dans un théâtre infime à propos de quelque travestissement dans une bouffonnerie à la mode, à l’occasion de quelque vulgaire idole.

N’insistons pas et craignons de nous égarer hors des régions philosophiques où nous voulons maintenir cette analyse. D’un autre côté de l’horizon, quelques symptômes plus heureux ont paru se montrer. Il en faut tenir compte dans une juste mesure. Nous avons tous été témoins dans ces dernières années d’un prodigieux mouvement vers l’instruction populaire et vers l’enseignement mondain; il y a eu la plus louable émulation entre les hommes de bonne volonté de tout rang et de toute origine pour propager et répandre des vérités scientifiques ou des idées littéraires au-delà du cercle où elles s’arrêtaient auparavant, pour aller atteindre par des cours, par des conférences de toute sorte, les classes laborieuses dans la fatalité de leur ignorance, les classes oisives dans leur désœuvrement du soir. Sur tous les points de la France, dans plusieurs quartiers de Paris, des chaires se sont élevées comme par miracle, remplies avec un grand zèle, entourées d’un nombreux concours d’auditeurs. Voici pourtant ce qui m’a paru se dégager de cette vaste expérience sur la curiosité publique. Les classes populaires ont compris tout de suite que leur intérêt était là; elles sont accourues sérieuses et résolues à faire l’effort d’esprit que tout maître digne de ce nom doit demander à ceux qui l’écoutent. Elles sont venues chercher dans ces leçons du soir le complément de la première instruction, défectueuse par tant de côtés ou déjà effacée sous le travail manuel et l’âpre souci de chaque jour. Rien n’est plus touchant que de voir ces ouvriers de tout âge, après les longues heures occupées à tisser le coton ou à battre le fer, se reposer en traçant des lettres grossières de leur main calleuse, en appliquant leur rude intelligence à suivre une leçon de calcul ou l’explication de quelque loi scientifique qui doit rendre le travail plus facile et plus productif, enfin en essayant de comprendre et de s’approprier ces notions d’économie politique qui les éclairent sur leurs vrais droits, inséparables de leurs véritables intérêts. De ce côté il y a eu grand profit, et tous les honnêtes gens espèrent que nous verrons se développer de plus en plus cette institution, déjà consacrée par la reconnaissance du peuple; mais pouvons-nous dire la même chose des autres classes sociales et louer la direction, l’impulsion qu’elles ont données à la parole publique de quelques-uns de leurs maîtres improvisés, en leur indiquant trop clairement leurs préférences pour certains sujets, leur inclination pour certaine nature de talent ou certain tour d’esprit? Je craindrais de passer pour un censeur morose, si je disais tout ce que je pense à cet égard. Là encore cependant le goût public s’est-il montré suffisamment sérieux? N’a-t-il pas dévoilé son incurable mollesse, sa répugnance pour tout ce qui exige un effort, si faible qu’il soit, d’attention ou de gravité? On aura un jour à lui demander compte d’avoir cherché là comme ailleurs une distraction piquante plutôt qu’un réel profit, d’avoir trop souvent détourné les maîtres de cet enseignement de leur vrai devoir, qui est d’élever la raison, les idées de l’auditoire, au lieu de s’abaisser au niveau de sa frivolité, de lui inspirer des sentimens nouveaux au lieu de s’inspirer des siens, de se faire enfin ses conseillers, non ses complices ou ses complaisans. On s’attendait à une action salutaire exercée de l’orateur sur l’auditoire. C’est trop souvent le contraire qui a eu lieu : l’action s’est exercée de l’auditoire sur l’orateur, et l’on a vu par fois l’instituteur volontaire se transformer en amuseur public. On a pu croire à certains jours qu’on avait affaire à des virtuoses de l’esprit fort indifférens sur le fond des choses, pourvu qu’ils plaisent, et qu’ils soulèvent autour de leur chaire le murmure des flatteuses exclamations ou des rires approbatifs comme au théâtre. On s’attriste à voir l’usage plus ou moins plaisant qui peut se faire de ces entretiens publics, changés insensiblement en un divertissement d’esprit, en une sorte de joute sophistique, en exercices et jeux de paradoxes, jetés comme une amorce à de vulgaires ennuis. Pour qui une seule fois a senti la beauté et la grandeur de la parole humaine, pour qui en a éprouvé les fortes influences ou porté le noble péril et la dignité devant le public, ce sont là d’insupportables abus et presque des profanations.

A mon avis, la parole publique ne doit jamais devenir une curiosité. Elle est un devoir. Qu’elle s’applique à la discussion ou à l’enseignement, elle est une fonction, une des plus hautes fonctions de l’esprit. Elle doit servir à la propagation d’une vérité, à l’excitation de quelque noble sentiment, à la revendication d’une grande cause. Quand elle n’est plus soutenue par une doctrine, par une passion, par un intérêt d’un ordre élevé, elle tombe au-dessous de tout, dans la région des plaisirs les moins nobles. La pire corruption de la parole, c’est de la faire servir à l’amusement de la foule. Elle est le premier des arts humains, quand on la respecte; elle en est le dernier, quand elle descend à cet emploi. Pessima optimi euusque corruptio. Je ne connais rien de plus triste à imaginer que l’effort d’un homme d’esprit qui comparaîtrait devant la foule avec l’intention visible de lui complaire en toutes choses et de la divertir. Je me demande quelle différence il y aurait entre le personnage qu’il jouerait ainsi et celui du comédien. S’il y a une différence, elle est toute en faveur du comédien, qui ne livre au plaisir de la foule que son personnage extérieur, les jeux de sa physionomie, les effets plaisans de ses gestes ou de sa voix; mais que dire de celui qui tire du fond le plus intime de ses idées ou de ses sentimens l’amusement de son public, livrant ainsi l’homme intérieur, l’homme tout entier à ce théâtre d’un nouveau genre? Elles n’entendaient pas ainsi l’emploi de la parole, les généraiions dont nous dissipons si légèrement l’héritage, et qui entretenaient dans leurs orateurs la flamme du plus pur enthousiasme. Ils ne l’entendaient pas non plus ainsi, ces maîtres immortels qui s’étaient formé une si haute idée de la parole, inséparable pour eux des plus grands intérêts et des plus grandes causes, la vérité, la patrie, la liberté, élevant jusqu’à eux le public, incapables de lui offrir autre chose que de mâles plaisirs et d’austères délices. La parole était pour eux l’objet des plus nobles soins, l’objet d’un culte. À cette condition, ils rencontraient l’âme de la foule, qui leur don- nait la plus belle récompense dont elle dispose, l’influence, l’autorité.

J’ai indiqué par quelques traits la légèreté, l’insouciance du public, et par là j’ai marqué sa part de responsabilité dans la confusion des idées, dans la diminution de foi littéraire et l’absence de sérieux qui sont la plaie secrète de cette génération intellectuelle. Il est certain que toutes ces basses curiosités, cette répugnance à toute fatigue et à tout effort, ces impatiences de distraction à tout prix, ces ennuis sans grandeur, cette fièvre de plaisir, forment une sorte de climat moral fort malsain pour le talent. C’est sa faute sans doute, s’il ne trouve point en lui-même de ressort assez énergique pour s’élever au-dessus de cette atmosphère remplie des sottises et des trivialités humaines, et pour aller respirer plus haut un air salubre et pur; mais enfin il y a pour lui plus de difficulté qu’à d’autres époques pour se maintenir à ce niveau où ne le portent plus les nobles curiosités de la foule. Au lieu de recevoir du public ces impulsions, ces excitations fécondes qui doublent les forces du talent, il a d’abord à vaincre l’indifférence des autres, et souvent il lui arrive, au lieu de la combattre, de s’y laisser prendre lui-même et de s’y abandonner lâchement. Cette complaisance est mortelle à la grande inspiration. On a bientôt fait d’en perdre l’habitude et le goût. Voilà comment il arrive que tant d’esprits admirablement doués pour la haute poésie ou pour la lutte des idées se sont laissé peu à peu envahir à la vulgarité, et s’étonnent eux-mêmes quand ils comparent leurs fiers débuts dans l’art aux servitudes du métier dont ils traînent la secrète honte, esclaves de ce public qu’ils devaient conduire.

Grâce à Dieu, plusieurs ont résisté à la mal’ aria et gardent vaillamment avec le respect de leur art la foi aux idées qui l’inspire; mais peuvent-ils au moins se reconnaître entre eux, s’entendre? Cela devient de plus en plus difficile et rare. Si nous nous élevons au-dessus de cette partie du public, la plus nombreuse, où l’on se soucie médiocrement de penser, jusqu’à cette région intellectuelle où l’on a conservé le goût des idées, nous nous trouvons en face d’une autre difficulté, d’un autre péril : le morcellement à l’infini des doctrines, la dispersion et l’anarchie des esprits. Parcourez par l’imagination quelques-uns des cercles les plus distingués que nous offre la société contemporaine : voyez quelle bigarrure d’opinions ! Par suite des révolutions intellectuelles et aussi des révolutions politiques qui ont agité le siècle et plusieurs fois renouvelé la société française dans sa mobile surface et jusque dans ses profondeurs, il est arrivé que les hommes sont séparés non plus par des nuances en politique, en philosophie, en religion, mais par des abîmes. Cette divergence radicale amène à sa suite plusieurs résultats singuliers dont le premier est que toute discussion vraiment élevée et sérieuse devient impossible. Ces opinions si diamétralement opposées les unes aux autres sont pourtant forcées, par un heureux effet de la sociabilité moderne, de vivre dans l’apparence d’un bon accord; mais qui ne comprend que cet accord éphémère n’est qu’une trêve tacitement consentie de part et d’autre par deux opinions qui savent vivre sur le terrain de la banalité? Dès que l’entretien s’élève, les questions irritantes surgissent de toutes parts. Or de quoi peut-on parler là où l’on parle de tout, sauf de politique, de religion et de philosophie? Reste la littérature; mais la littérature, à moins de n’être rien, n’a-t-elle pas ses mille nuances politiques, philosophiques et religieuses? A cela près, la conversation est libre; elle a un champ illimité, sauf ces points réservés qui sont tout. Remarquez bien qu’on n’essaie même plus de convaincre les autres. On se sent séparé par de telles distances qu’on ne tente plus de combler les intervalles. Il faudrait pour cela au moins quelques principes conservés d’un commun accord au-dessus de la controverse, et qui permettraient, sinon de s’entendre, au moins de se comprendre. Aujourd’hui où sont-ils ces points de repère dans l’infini mouvant des opinions humaines? Les idées ne sont plus les mêmes, les mots n’ont plus le même sens. Quand des hommes se trouvent jetés ainsi aux deux extrémités et comme aux deux pôles de la pensée, ils ne parlent plus le même langage, ils ne sont plus du même pays intellectuel; tout point de contact manque à leurs idées. Dès lors ils évitent sagement ces vaines rencontres dans un champ de bataille illimité, où leur victoire éphémère serait aussi inutile qu’une défaite, puisqu’il reste à l’adversaire vaincu l’infini de l’espace en échange du terrain qu’il aura perdu. Ce qui sépare les hommes aujourd’hui, c’est donc la contradiction absolue. Toute discussion s’éteint devant une négation radicale. Une autre conséquence non moins triste, c’est que toutes ces forces intellectuelles, divergentes à l’excès, courent risque de se perdre. Cette dispersion infinie les stérilise. — Ou bien elles s’exagèrent, s’exaltent, s’enflent pour ainsi dire elles-mêmes dans l’ivresse d’un orgueil trop solitaire. L’infatuation arrive vite et facilement dans de pareilles conditions. On perd le sens de la mesure et celui de la réalité, ne rencontrant pas en dehors de soi la seule contradiction qui soit utile, celle des intelligences avec lesquelles on se sent d’accord sur les points essentiels. — Ou bien on se décourage, ne rencontrant pas l’adhésion et l’appui dont on aurait besoin pour donner tout ce que l’on sent en soi-même, pour produire au dehors cette part d’inconnu qui restera peut-être un douloureux secret. Au contraire unissez par l’imagination ces forces autour d’un centre commun, et voyez comme elles deviendront à la fois puissantes et sages, puissantes par cette union même, sages par cette discipline des justes contradictions, par ce contrôle assidu d’une libre et sympathique controverse, moins sur le fond des idées qui est le domaine propre de chacun que sur la manière de les conduire et de les appliquer au bien commun !

Cette division des esprits, poussée jusqu’à la contradiction, produit une dernière conséquence qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner avec une attention toute spéciale. L’anarchie des idées a pour résultat inévitable dans le monde littéraire la confusion des rangs et le renversement de toute hiérarchie raisonnable dans le classement des réputations et des talens. Ici je voudrais bien que l’on ne se méprît pas sur ma pensée, et que l’on ne profitât pas de quelque malentendu de mots, comme cela arrive trop souvent dans les polémiques contemporaines, pour me faire dire autre chose que ce que j’ai dit. Je ne me figure pas assurément les écrivains rangés d’après des lois fixes dans des bataillons, classés dans un régiment littéraire, chacun à son poste, à son rang, d’après la méthode de l’administration russe, qui distribue aux littérateurs de l’empire des grades correspondans à ceux de l’armée, fixés d’après la double règle du choix et de l’ancienneté. Toute intervention de ce genre, toute ingérence du pouvoir dans le classement des écrivains ne pourrait aboutir qu’à des résultats odieux ou ridicules. Laissons sans regret à la Russie le bénéfice de ce singulier tableau d’avancement. Il n’y a qu’une seule juridiction que les écrivains reconnaissent, celle de l’opinion publique. — A la bonne heure, mais encore faut-il, pour qu’elle puisse rendre des arrêts sérieux, qui ne soient pas exposés à être cassés par la postérité, que l’opinion publique soit vraiment libre, c’est-à-dire éclairée, libre des coteries, des partis-pris, des misérables conjurations d’en bas. L’idéal serait qu’elle fût avertie et guidée par un tribunal suprême, composé d’esprits supérieurs qui, n’appartenant plus à la terre, n’auraient plus que d’impartiales raisons pour bien juger. À cette condition seulement, les sentences que rend l’opinion sur le mérite des écrivains auraient un prix absolu et la certitude de la durée. Mais ce n’est là qu’un rêve; il faut voir les choses telles qu’elles sont et essayer seulement de faire prédominer la raison sur la passion dans la mêlée confuse des motifs d’où sortent les jugemens de l’opinion publique.

Il y avait du moins quelque chance à ce qu’elle décidât d’une manière moins incertaine, quand il existait une élite de talens supérieurs, unanimement reconnus et consacrés par le respect public. On pouvait espérer que dans cette sphère élevée les petites passions auraient moins d’accès, que la hauteur même où l’opinion plaçait de tels hommes serait une garantie d’impartialité relative, enfin qu’il viendrait de là une direction plus élevée et quelques sages avis. Hélas! je ne prétends pas nier que cet espoir n’ait été souvent déçu, et que, dans ce tribunal auquel à certaines époques l’opinion déléguait ses pleins pouvoirs, on n’ait vu la passion régner à côté de la raison. Ces grands hommes, investis d’une sorte de dictature par la confiance publique, se sont montrés trop souvent hommes, je le sais, par leurs complaisances d’amitié, par la légère infatuation qu’amène le pouvoir absolu, par une certaine facilité à subir des influences qui n’étaient pas toujours d’un ordre purement littéraire. Tout cela est vrai : de là plus d’un jugement précipité que n’a pas sanctionné la génération suivante, plus d’une promotion arbitraire de talens secondaires, produits tout d’un coup en pleine lumière et retombés aujourd’hui dans l’ombre des rangs obscurs d’où ils n’auraient jamais dû sortir, d’où leur mémoire ne sortira pas. J’accorde à cet égard tout ce que l’on voudra : qu’il y ait eu bien des surprises et comme des abus d’autorité, d’inexplicables caprices, plus d’une iniquité à tout jamais regrettable, des dénis de justice à l’égard de quelques beaux talens méconnus que la postérité a remis à leur place : soit; mais dans l’ensemble il y avait pourtant une certaine raison générale qui fixait les degrés du mérite, une certaine justice littéraire qui, sans être infaillible, déterminait une hiérarchie assez plausible et sensée entre les réputations naissantes. En tout cas, dût-on être la victime des jugemens de cette élite, du moins on n’éprouvait pas le même genre d’humiliation que si l’injustice était venue d’en bas, de ces régions où la jalousie règne de compagnie avec l’incapacité et l’ignorance.

Aujourd’hui que voyons-nous? Nous n’apprendrons rien à personne en disant que c’est moins que jamais l’opinion éclairée, la raison publique qui distribue la réputation ; qu’à part quelques exceptions éclatantes de talens supérieurs qui finissent par dominer la foule, c’est le hasard qui se charge de ce délicat office, et qui s’en tire comme il peut. N’est-il pas avéré qu’à chaque instant on essaie d’improviser devant nous des réputations ridicules, d’établir des hiérarchies insensées de talens? Que tout cela ne tienne guère, que le bon sens public, revenu de sa première surprise, renverse les idoles grotesques qu’on a voulu lui imposer, cela se voit chaque jour; mais ce qui se voit aussi, ce sont de nouvelles apothéoses substituées à celles dont l’opinion a fait justice. Des complaisans font ainsi, pour l’ébahissement du public, profession de découvrir chaque matin et de signaler aux mobiles adorations de la foule quelque célébrité inédite.

Tout cela n’est que plaisant. Voici qui est plus grave. Le premier venu ne se fait pas seulement aujourd’hui l’organisateur des réputations littéraires et le distributeur patenté de la gloire; le premier venu se fait en même temps, avec la même hardiesse, le fléau de Dieu, le destructeur des royautés littéraires le plus vaillamment conquises. C’est la contre-partie du tableau. On fait une telle consommation de louanges banales au profit des initiés de telle ou telle coterie, qu’il faut bien reprendre cela sur quelqu’un ou sur quelque chose. Ce ne sont pas seulement les travailleurs honnêtes et paisibles qui doivent payer les frais de cette prodigieuse consommation d’encens; on exerce des représailles sur les réputations qui semblaient le mieux à l’abri. On veut montrer son indépendance d’esprit en s’attaquant aux plus grands noms. On croit faire acte de talent en rabaissant des talens illustres. Cette émulation d’indépendance produit parfois des incidens comiques. On a vu des improvisateurs presque illettrés juger des systèmes que des vies d’étude et de méditation avaient édifiés à grand’peine. Ils n’ont pas l’air de se douter seulement, ces héros de la plume légère, du sourire qu’ils font naître sur les lèvres des lecteurs sérieux. Ils continuent intrépidement leur œuvre, sans qu’un ami charitable daigne les avertir qu’ils estropient à chaque trait les mots qu’ils écrivent ou les idées qu’ils touchent. Singulière entreprise, qui ne s’était jamais affichée aussi naïvement qu’aujourd’hui, d’écrire sans études et de parler sans pensée! La première règle de bon sens ou de prudence autrefois était de ne parler que si l’on avait quelque chose à dire. C’en était une encore d’étudier les choses sur lesquelles on voulait écrire; on a changé tout cela. L’heure presse et l’imprimeur attend, et puis qui s’en apercevra? Il faut bien mépriser le public pour que l’ignorance infatuée s’étale avec cette effronterie, comme si elle était assurée de l’impunité.

On nous reprochera peut-être comme une servitude le culte des supériorités intellectuelles. On aurait tort. Il ne faut pas confondre le respect délicat et viril des grands talens et la docilité servile qui s’enchaîne à leur pensée. Ce que je voudrais voir rétablir, c’est uniquement le respect, qui n’est pas la docilité des idées, et qui est parfaitement compatible avec la plus entière indépendance. Des adversaires habiles mêlent à dessein ces deux choses, espérant que le discrédit de l’une entraînera la ruine de l’autre. Ils ne se sont pas trompés dans leur espérance, et ce que nous avons vu dans ces derniers temps donne pleinement raison à leur calcul. Et cependant quel esprit sensé ne voit, en y réfléchissant un peu, combien ces deux choses diffèrent? Ne peut-on, même sans appartenir à l’école d’un philosophe célèbre, honorer en lui la grandeur des inspirations, ces mouvemens vifs de pensée, l’abondance et l’éclat des images qui venaient éclore sur ses lèvres, cette éloquence qui se soulevait de terre d’un mouvement si naturel et comme sur des ailes invisibles, cette flamme intérieure qui de l’âme de ce philosophe débordait dans ses yeux, dans son langage, dans ses gestes, et de là dans l’âme de ceux qui l’écoutaient? Niez l’école, j’y consens. Aussi bien n’y a-t-il jamais eu d’école proprement dite autour d’un philosophe en France depuis de longues années. Il y a des spiritualistes, où sont les éclectiques? Mais sans être enchaînés dans les liens de l’école, sans jurer sur. les paroles du maître, ne peut-on admirer impunément l’étendue et la puissance de cette intelligence et surtout cette prodigieuse activité qui jusqu’à la dernière heure d’une longue vie n’a connu que deux passions, celle du travail et celle de la pensée? En vérité, si nous ne défendons pas cette dernière grandeur, celle de l’esprit contre la barbarie, que nous restera-t-il donc à honorer?

Je finis comme j’ai commencé. Il n’y aura plus de longtemps peut-être de ce grandes autorités de doctrine ou de talent qui s’imposaient à toute une génération, qui étaient comme d’éclatantes lumières placées sur des hauteurs, et de là rayonnaient sur de vastes régions intellectuelles, sur des parties entières d’un siècle. Avec le zèle égalitaire qui règne là même où la nature ne l’a pas établi, dans l’ordre des intelligences, je doute fort qu’il s’établisse de nouveau quelqu’une de ces souverainetés consenties par l’admiration du public et par le respect des écrivains. J’ai tâché de faire comprendre les causes diverses de cette révolution, désormais accomplie. Ces causes sont la frivolité des goûts, l’absence de sérieux et de foi littéraire, par conséquent de noble curiosité et d’enthousiasme, et, dans les régions du monde où l’on pense encore, la contradiction absolue qui sépare les hommes en politique, en religion, en philosophie, le morcellement et la dispersion des opinions à l’infini, qui empêchent les grands talens (s’il y en a encore) de faire reconnaître leur supériorité et de fonder un établissement durable sur ce sable mouvant, sur cette poussière d’idées sans cohésion et sans ciment, parmi cette population croissante d’écrivains sans études et sans pensée, acharnés à détruire ce qui s’élève par ses propres forces de la même main qui chaque jour édifie des réputations fantastiques.

Eh bien ! sachons accepter les conditions nouvelles de la vie intellectuelle, telles qu’elles sont, sans illusions et sans découragement. Chacun de nous n’aura plus à compter que sur lui-même. Soit : qu’il ne compte que sur lui, qu’il renonce à l’appui extérieur qu’il pouvait trouver pour le développement de son talent ou de ses idées dans ces grandes autorités disparues. Qu’il s’habitue à vivre au milieu de la lutte et sans autre force que celle qu’il tirera de ses convictions personnelles. C’est une de ces situations, comme il y en a souvent dans l’histoire, amenées par de regrettables circonstances, et dont il est possible de tirer parti pour son perfectionnement et son progrès. — Et si nous avons besoin absolument d’un appui extérieur à notre faiblesse, si nous ne nous sentons pas assez fortement trempés pour affronter seuls les grandes luttes philosophiques et les épreuves suprêmes que le siècle tient en réserve, ne demandons ce secours et cet appui qu’au public lui-même, au grand public. Travaillons sous son regard, et n’aspirons qu’à ses récompenses. Cherchons notre succès dans cette opinion générale qui n’est, à vrai dire, que la raison d’un temps et d’un pays. Elle peut être plus ou moins longtemps égarée, fascinée, séduite; elle peut tomber dans des pièges indignes d’elle et subir des prestiges funestes; elle a ses troubles momentanés et ses obscurcissemens, ses défaillances et ses langueurs. Nous l’avons vue passer par de singulières alternatives d’inertie et de violence, paresseuse et fantasque, faisant aujourd’hui à certains écrivains ou à certaines idées des succès dont elle rougira demain, inexplicable pour elle-même, s’agitant par brusques secousses, au lieu d’avancer droit devant elle. Et malgré tout n’en désespérons pas. Il se peut déjà qu’une partie de l’histoire intellectuelle que je viens de mettre sous les yeux de mes lecteurs soit en train de devenir de l’histoire ancienne. A certains symptômes assez vagues encore que j’essaierai peut-être de préciser un jour, on dirait qu’il y a comme un effort du goût public pour se réveiller de sa longue torpeur. Ces étranges défaillances ne peuvent pas durer. L’espoir nous vient de ce même côté d’où les alarmes sont venues à beaucoup d’honnêtes gens, du côté des luttes philosophiques et religieuses. Il y a vers ce point de l’horizon de tels combats en perspective que l’opinion devra forcément s’y intéresser, et finira par y prendre parti. Peut-être aussi le réveil de la vie politique que l’on nous annonce aura pour résultat d’assainir l’atmosphère intellectuelle en substituant aux curiosités malsaines de nobles ambitions, en excitant dans les esprits des ardeurs et des passions qu’ils ne connaissaient plus. Ce qui est à craindre, ce n’est pas le mouvement, même en sens contraire, c’est la léthargie. Le grand mal n’est pas la lutte, c’est l’indifférence. Quant à moi, je veux espérer, et j’espère. Une fois revenue de cette crise, l’opinion finira par se reconnaître elle-même, se démêler de ses incertitudes et nous donner raison, si vraiment nous avons pour nous la raison. En tout cas, elle saura reconnaître de quel côté auront été, dans le grand combat du siècle, la science sincère et la probité intellectuelle. Elle sera sans pitié pour ceux qui l’auront trompée, pour ceux qui lui auront manqué de respect en lui présentant les illusions du talent sans travail et les prestiges de la fausse science. Elle honorera, de quelque côté qu’ils viennent, ceux qui ne l’auront jamais entretenue, au milieu même des railleries, que de nobles et sérieuses pensées, d’art et de vérité, ceux enfin qui, dans cette atmosphère glaciale de l’indifférence publique, auront su garder au fond de leur âme le feu sacré des idées.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1865, à propos de M. Jouffroy.