Des Intérêts du Nord scandinave dans la guerre d’Orient/04

DES INTÉRÊTS
DU NORD SCANDINAVE
DANS LA GUERRE D’ORIENT


IV.[1]


BERNADOTTE ET LA POLITIQUE SUÉDOISE DE 1812.





Plus d’une fois depuis deux ans le souvenir de 1812 a été évoqué dans le nord de l’Europe avec des sentimens bien divers. Si la Russie l’a réveillé comme une menace à l’Occident, la Suède, en reportant, elle aussi, son attention vers cette date fatale, a voulu soumettre à un examen sévère les actes mémorables qui entraînèrent à cette époque dans des voies si nouvelles la politique du pays de Charles XII. D’une part il y a en Suède des sympathies nombreuses et sincères pour la cause des puissances occidentales[2], de l’autre il y a des gens qui soutiennent que l’alliance naturelle pour la Suède est celle de la Russie, — que la possession de la Finlande, de la Poméranie et des provinces baltiques lui était et lui serait encore une robe de Nessus, — que la Russie, en lui procurant la Norvège après l’avoir dépouillée à l’est pour établir ses canons à vingt lieues de Stockholm, lui a rendu l’indépendance et la vie. La politique de 1812, comme on dit à Stockholm, celle à laquelle Bernadotte, allié des Russes, a attaché son nom, aurait donc seule sauvé la Suède et tout le nord scandinave; seule elle offrirait encore un refuge assuré.

Auquel croire entre des témoignages si différens? La politique des états ne peut, il est vrai, se décider par des considérations de sentiment contraires à leurs intérêts, mais se peut-il donc que les sympathies de toute une nation soient si opposées à ses intérêts véritables? La politique de 1812 a-t-elle à bon droit condamné la vieille alliance de la France avec la Suède ? L’a-t-elle anéantie sans retour, et le système qui a été imposé en 1812 aux Suédois engagerait-il et obligerait-il encore le roi Oscar, fils de Bernadotte? Toutes ces questions, l’opinion publique les agite aujourd’hui même en Suède à propos de la guerre d’Orient, et il n’est bruit dans Stockholm depuis quelques mois que de la politique de 1812. Il est vrai que l’attention générale a été fixée sur ce point en particulier (d’où le reste dépend) par une récente publication dont l’importance, exagérée peut-être par les organes de l’opposition dans la presse suédoise, s’est presque élevée à la hauteur d’un événement politique.

Le roi Charles-Jean avait laissé entre les mains d’un de ses aides de camp, le colonel Schinkel, une grande quantité de papiers, notes et documens, destinés à servir de base à une histoire de sa vie. Il y a des lacunes dans la suite de ces documens; mais ils ont été conservés et sont publiés aujourd’hui tels certainement qu’ils sont sortis des portefeuilles ou de la main même de Charles-Jean. L’éditeur, M. Bergman, gendre du colonel, les a réunis par un texte et les a fait, paraître dans les cinquième et sixième volumes de ses Souvenirs de l’Histoire contemporaine de la Suède. La thèse principale de M. Bergman, qu’il appuie de témoignages parfaitement authentiques, est de montrer qu’on n’a pas encore rendu pleine justice à son héros, que lui seul a tout fait en 1812 et 1813, et qu’on ne doit à aucun autre la délivrance de l’Europe. Ce livre est donc une apologie complète, pièces en main. M. Bergman a entendu rendre un hommage à Bernadotte, c’est incontestable. Si cet hommage a le mérite de l’à-propos, c’est ce qui paraît plus difficile à décider, et l’on comprend qu’en Suède la cour et la ville peuvent être sur ce point-là fort divisées. Qu’il nous soit permis toutefois de dire dès à présent que l’opposition suédoise nous semble avoir fait plus de découvertes qu’il n’y en avait à faire dans le volume récemment publié. Elle s’est beaucoup émue d’un certain pacte de famille signé entre Alexandre et Bernadotte au mois d’août 1812; elle a fait honneur à M. Bergman de cette prétendue révélation, et elle a proclamé que c’était là le secret, soit de la réaction absolutiste dont elle accuse le gouvernement, soit de la neutralité du cabinet de Stockholm; mais ce traité n’était-il donc pas connu depuis bien longtemps[3], et ne témoigne-t-il pas simplement des craintes qu’inspirait à Bernadotte la pensée d’une restauration générale en Europe, que pouvait seconder, en ce qui regardait la Suède, l’empereur de Russie, oncle du roi détrôné[4]? Est-il vraiment possible de supposer, comme on l’a fiait, qu’un traité quelconque donne au roi Oscar le droit ou seulement la pensée de faire venir quinze mille Russes à Stockholm pour étouffer une émeute? Et croit-on sérieusement, quelle que soit même l’interprétation véritable, que Bernadotte, après avoir fait une première fois, en face du cabinet de Saint-Pétersbourg, le saut périlleux, ait entendu imposer à ses descendans de le faire chacun à son tour sans profit, et pour la plus grande joie des Russes? Un des nombreux poètes qu’ont inspirés en Suède le bombardement de Svéaborg et la prise de Sébastopol maudissait l’autre jour « l’ombre couronnée qui tient le bâton de maréchal, et qui, debout encore sur les rochers de la Baltique, défend aux armées suédoises de reconquérir la Finlande. » Nous ne croyons guère à ces apparitions-là, et nous sommes d’avis en tout cas qu’elles ne tiendraient point, même dans l’esprit, du cabinet de Stockholm, si timoré qu’il puisse être, devant quelques bons argumens, comme ceux que nous pourra fournir, nous l’espérons, la seule histoire de la politique de 1812, de son origine et de ses conséquences.

Le récent volume de M. Bergman suffirait certainement à les conjurer. Nous ajouterons toutefois aux renseignemens qu’il donne ceux que nous out fournis les archives des affaires étrangères à Paris. Il y a là, dans les portefeuilles de 1812 et 1813, outre les dépêches diplomatiques, des notes, des lettres saisies aux postes, des documens de toute sorte par lesquels nous pourrons contrôler et compléter le volume de M. Bergman, riche surtout en détails curieux, en conversations fidèlement rapportées, en renseignemens tout personnels. Ce qui est des personnes, nous l’écarterons autant que possible, afin de ne pas confondre avec les documens vraiment historiques la chronique scandaleuse. Beaucoup des hommes d’état qui ont pris part à ce triste épisode de 1812 sont vivans encore; c’est le cas, en ce qui regarde la Suède, pour quelques-uns des plus illustres. Quant à Bernadotte, le trône que les Suédois lui avaient confié bien chancelant et fort menacé, on doit le reconnaître, il l’a si bien affermi, tout compte fait, que sa dynastie, ayant désormais ses racines dans l’affection de tout un peuple, semble les avoir poussées jusqu’au cœur de la Suède et dater du temps des Gustave-Adolphe et des Gustave Vasa. L’œuvre qu’il a créée subsiste donc, et, noblement continuée, commande du respect. Les Suédois jouissent, cela est incontestable, d’une grande somme de liberté sous un gouvernement constitutionnel. Les principes de 1809 ont fini par prévaloir dans la politique intérieure du pays. Sachons garder de la reconnaissance pour les gouvernemens qui, au milieu des troubles incessans de l’Europe, ont sauvegardé le précieux dépôt de la liberté. Quant à ceux des actes politiques du fondateur de la dynastie suédoise qui ont entraîné pour notre temps même des conséquences notables, il importe qu’ils ne sortent pas du domaine de la discussion, afin que notre génération, dans le Nord comme en France, engagée dans de grands périls, sache bien ce qu’elle doit retenir ou rejeter de l’héritage que lui ont légué ses pères. Toute responsabilité implique examen et liberté. 1812 doit être, pour ce qui concerne soit l’équilibre européen, soit l’indépendance et la civilisation du continent, soit même les libertés intérieures des nations, une des leçons du XIXe siècle. N’eût-elle d’ailleurs fait que consacrer les dangereuses conquêtes de la Russie, l’année 1812 serait encore une date funeste dans les souvenirs les plus récens de l’histoire européenne. Certaines fautes de Napoléon, nous ne l’ignorons pas, ont contribué à ce triste épisode aussi bien que les fautes de Bernadotte; mais Napoléon a reconnu ces fautes, et il a voulu les réparer : Bernadotte au contraire, en dépit des scrupules qui devaient l’arrêter, en dépit des vœux qui l’entouraient, a refusé de se prêter à la réparation, l’a même rendue impossible, a précipité la lutte vers sa plus redoutable issue et finalement livré l’Europe. Bernadotte travaillait ainsi dans l’espoir d’une récompense qui lui a échappé. Il a laissé, il est vrai, sa dynastie fermement assise sur le trône de Suède; mais la Norvège, annexée faiblement comme elle l’est à la Suède, ne peut passer pour une compensation effective qui fasse oublier la perte de la Finlande. La nation dont l’épée pesait d’un si grand poids dans la balance de l’Europe avant les progrès de la puissance moscovite a perdu son ancienne gloire; de redoutable qu’elle avait été si longtemps, elle est devenue dépendante. Sous Gustave III, les flottes suédoises faisaient encore trembler Saint-Pétersbourg; aujourd’hui les canons russes d’Alexandre et de Nicolas sont venus s’établir à dix-huit lieues de Stockholm.

Que le milieu du XIXe siècle répare les fautes de ses premières années. A peine sortie du tumulte sanglant de la révolution, la France avait abusé de ses forces renaissantes et les avait tournées vers la conquête; jalouse de sa gloire renouvelée, elle avait voulu ruiner une rivale, et s’était livrée tout entière à une ardeur périlleuse: elle veut réparer aujourd’hui ces excès par des alliances plus sages et une politique plus efficacement protectrice des intérêts généraux de l’Europe. Que les autres états suivent son exemple; qu’ils laissent tout souvenir de réaction pour recouvrer une vue nette et ferme de ces grands intérêts de la société européenne. Toute œuvre humaine est incomplète; c’est aux fils de compléter celles de leurs pères, de féconder ce qu’elles contiennent de germes glorieux, de réparer ce qu’elles ont admis d’imparfait ou de mauvais. Cette dernière tâche n’est pas la moins respectueuse, elle n’est pas le moins bel hommage aux yeux de qui veut croire à une généreuse et sainte solidarité.


I.

Elu prince royal de Suède le 17 août, Bernadotte fit son entrée solennelle à Stockholm le 2 novembre 1810. La mauvaise santé de Charles XIII, le malheureux état de la Suède, la confiance qu’inspiraient les talens du prince élu, la perspective de son alliance probable avec la France, toutes ces causes réunies allaient mettre le pouvoir entre ses mains et lui déférer en même temps toute la responsabilité d’une décision devenue périlleuse au milieu de tant de difficultés, — en un mot le fardeau des destinées futures d’un peuple qui, du bord de l’abîme, l’avait appelé pour le sauver. Les acclamations qui accueillirent son arrivée exprimaient les mille espérances qu’on plaçait en lui. Chacune des classes de la nation voyait dans le nouveau-venu l’instrument de ses vœux. Les paysans, auxquels on avait tant vanté son origine et ses sentimens populaires, comptaient qu’il réprimerait l’orgueil d’une noblesse encore trop puissante à leur gré; les nobles au contraire, le sachant habile, pensaient qu’il ferait respecter leurs privilèges pour se fortifier par leur alliance; l’ordre des bourgeois regardait ce républicain comme le plus sûr appui des principes de la révolution de 1809; le commerce espérait obtenir par lui de l’empereur Napoléon une tolérance qui épargnerait les relations devenues si précieuses entre l’Angleterre et la Suède; l’armée enfin se préparait déjà à reconquérir la Finlande et à prendre la Norvège.

Bernadotte allait se trouver hors d’état de satisfaire à la fois à tous ces vœux, parce qu’ils étaient contradictoires. L’alliance qui devait en assurer l’accomplissement était soumise par Napoléon à des conditions que la Suède ne voulait pas accepter. L’empereur exigeait une adhésion absolue à son système, et, pour premier témoignage d’obéissance, une accession complète au blocus continental, c’est-à-dire une rupture complète avec l’Angleterre. Or, aux yeux des Suédois, une telle rupture, à moins que Napoléon ne fournit à la Suède des subsides considérables, équivalait d’une part à une véritable ruine, de l’autre à une abdication complète de leur indépendance, et Bernadotte rencontrait dès son arrivée dans le conseil de Charles XIII ou à sa cour un certain nombre d’hommes jaloux de la dignité de leur pays et inquiète des premières dispositions, probablement partiales pour la France, que prendrait le nouveau prince royal.

Appelé d’ailleurs à fonder une dynastie, Bernadotte avait à redouter les entreprises de l’ex-roi Gustave IV. Un parti légitimiste, dont il n’ignorait pas l’existence, pouvait être un instrument longtemps redoutable au service des factions intérieures ou entre les mains des puissances étrangères. Comment enfin sauvegarder et l’existence de cette dynastie et les intérêts mêmes de la Suède avec son honneur dans le tumulte auquel l’Europe du nord était en proie entre l’Angleterre et la Russie, en face des prétentions exorbitantes de Napoléon ? Si le prédécesseur de Charles XIII avait été puni de n’avoir pas docilement accepté les ordres du dominateur de l’Europe, les temps paraissaient changés, les rois et même les peuples semblaient commencer à trouver bien pesant le joug de la France, et le jour n’était peut-être pas éloigné où cet édifice, dépassant la mesure de l’humanité, s’écroulerait. Soucieux du salut de tout un peuple qui s’était confié à lui, inquiet pour l’avenir de sa dynastie, dont les intérêts se confondaient certainement avec ceux de sa nouvelle patrie, Bernadotte recourut aux armes du faible : il résolut d’attendre en observant. de retarder autant qu’il le pourrait ses décisions, et, si elles devenaient inévitables avant son heure, de ruser. « La politique, disait-il, n’est que bavardage quand on n’est pas le plus fort; au second rang, c’est l’art de plier sans se compromettre. » Ne pas se compromettre aux yeux de ses nouveaux sujets, échapper à la domination, alors despotique il est vrai, de la France, éviter aussi longtemps que possible une guerre ouverte avec l’Angleterre, ménager même pour l’avenir l’amitié de cette puissance et celle de la Russie, tel fut le programme de Bernadotte pendant l’année 1811, c’est-à-dire jusqu’au jour où, désespérant d’être l’allié de Napoléon, il voulut être son rival.

Les premières difficultés vinrent à propos des rapports avec l’Angleterre, l’empereur exigeant impérieusement de ce côté une rupture complète. Le traité conclu entre la Suède et la France le 6 janvier 1810 stipulait, à la vérité, une adhésion pleine et entière de la Suède au système continental, et les instructions données de Paris à M. Désaugiers, secrétaire de la légation à Stockholm, et à M. Alquier, nommé ministre de France auprès de la même cour, leur recommandaient seulement de surveiller avec la plus grande sévérité l’exécution de cet unique engagement. Les Suédois devaient donc interrompre toutes relations avec l’Angleterre, fermer tous leurs ports à ses vaisseaux de guerre ou de commerce, les canonner et les confisquer, s’ils s’aventuraient dans leurs eaux malgré cette défense; ils devaient même faire précéder d’une formelle déclaration de guerre ces démonstrations hostiles. Toutefois en l’absence d’une flotte française capable de protéger la Suède contre les attaques des Anglais, en l’absence de subsides qui pussent compenser d’énormes pertes d’argent, Charles XIII et les Suédois ne voyaient pour eux-mêmes dans l’exécution de ce système qu’une cause de désastre et de ruine. Ils déclarèrent la clôture de leurs ports, mais ce fut une mesure illusoire. Ayant obtenu de Napoléon la permission d’acheter et d’importer le sel nécessaire à leur alimentation pendant sept mois de l’année, ils crurent ou feignirent de croire que cette concession en impliquait d’autres, et que la tolérance des deux gouvernemens français et anglais, fermant les yeux sur ces communications contraires au blocus, voudrait épargner leur commerce. « Le traité du 6 janvier, disait naïvement M. d’Engeström, interdisait les relations commerciales de l’Angleterre avec la Suède, mais non pas de la Suède avec l’Angleterre[5]. » Gothenbourg, qui aurait dû être l’entrepôt de notre commerce avec la Russie et notre station maritime dans le Nord contre l’Angleterre, Gothenbourg, où le traité de 1784, dont nous n’avons jamais profité, nous accordait une exemption totale de droits de séjour ou de magasin, devenait une station anglaise. Les paquebots anglais y amenaient, outre les marchandises, une foule d’intrigans payés par l’Angleterre, et qui répandaient partout la haine contre la France. Le cabinet suédois, après les mille instances de M. Désaugiers, ne se détermina qu’au mois de juin 1810 à renvoyer le chargé d’affaires anglais de Stockholm et à interdire la venue des paquebots anglais sur la côte occidentale, et ce ne fut qu’à la fin de septembre que la Suède tira le premier coup de canon contre l’Angleterre, qui ne le prit pas même au sérieux. C’est alors que, perdant patience, Napoléon fit venir à Fontainebleau le ministre de Suède, et, après d’amères et violentes paroles, lui assigna pour ultimatum « la guerre ouverte dans cinq jours avec l’Angleterre ou avec la France[6] . » Bernadotte arrivait en Suède au milieu de l’anxiété nouvelle qu’avait causée le message de M. de Lagerbielke. Depuis qu’il avait mis le pied dans sa nouvelle patrie, il semblait tenir surtout à ce qu’on ne le crût point asservi à Napoléon: il affectait une entière indépendance. Quand le conseil de Charles XIII se réunit pour répondre à la sommation de l’empereur, il s’abstint de donner formellement son avis, se couvrant de son inexpérience, mais il rappela en se retirant que « les nations qui se laissent déconsidérer se relèvent difficilement. »

La réponse que le cabinet suédois devait faire à Napoléon n’était pas douteuse; il fallait se soumettre, au moins en apparence. Il fut donc décidé, le 17 novembre 1810, qu’une déclaration de guerre serait notifiée aux Anglais; mais ce nouvel acte, qui était prévu, ne devait rien changer aux affaires : il arrivait en novembre, c’est-à-dire quand la mauvaise saison allait interrompre tout commerce et toute navigation, et les Anglais d’ailleurs le prenaient pour ce qu’il valait. «On en rit à Londres, et j’en ai vu sourire à Stockhlom, » écrivait spirituellement M. Alquier. Le prince royal avait voulu rester étranger à la décision; il ne le fut pas aux moyens qu’imagina le gouvernement suédois pour en éloigner les plus fâcheuses conséquences. On le vit essayer d’attirer le Danemark lui-même, notre allié, dans le système adopté malgré tant de périls par la Suède, et qui consistait à mettre en avant le principe que le pavillon couvre la marchandise. Une telle ouverture ne resta pas secrète, et l’on peut comprendre quels furent les sentimens de l’empereur en voyant se confirmer ainsi les soupçons qu’il avait déjà. « ….. La démarche du prince royal, écrivit-on à M. Alquier, est inexplicable. Lorsqu’il s’agit de braver la France et ses décrets, on pouvait penser qu’il ne se mettrait pas en avant. Reconnaître que le pavillon couvre la marchandise et agir en conséquence, c’est renverser tous les décrets de l’empereur, c’est ouvrir au commerce anglais une libre carrière... Des rapports venus de Russie annoncent que le prince se montre en Suède très opposé aux mesures prohibitives... L’empereur est très mécontent. » Toutefois, malgré la vivacité de ces expressions, le ministre de France était chargé, non pas de transmettre encore directement ce langage, mais de l’insinuer à l’occasion. Bernadotte lui-même, comme s’il eût senti qu’il avait été trop loin, revint bientôt sur ses pas, et la campagne maritime de 1811 se passa encore, aussi bien que celle de 1810, sans éclat avec l’Angleterre ni avec la France.

Un moment notre ministre à Stockholm put croire que la Suède allait enfin se déclarer très ouvertement pour le système continental. Ce fut au commencement de 1811. L’Angleterre faisait mine alors de vouloir rétablir le prétendant pour répondre à quelques confiscations prononcées récemment par les tribunaux suédois et à une proclamation fin prince royal ordonnant de ne pas laisser approcher le pavillon britannique de Carlscrona, de couler bas plutôt que de céder. A peine cependant le cabinet britannique avait-il eu le temps de s’inquiéter, qu’il était déjà rassuré. Des ventes simulées permettaient de remettre aux armateurs anglais les marchandises qu’on prétendait leur avoir confisquées, et le comte Rosen, gouverneur de Gothenbourg, dans des entrevues secrètes avec l’amiral anglais Saumarez, laissa entendre que le prince royal prévoyait dès ce moment que l’intérêt de la Suède exigerait tôt ou tard une alliance avec l’Angleterre; il insinua seulement que les circonstances présentes rendaient nécessaire d’être réservé et circonspect, afin de ne pas se compromettre avant le temps. L’amiral lui répondit, écrit Rosen lui-même dans un curieux rapport sur ces négociations, en félicitant le gouverneur de Gothenbourg de ce que la Suède, grâce à la prudence du prince royal, allait être le seul pays en Europe et dans le monde qui sût conserver secrètement sa bonne entente avec l’Angleterre sans s’exposer à la colère de Napoléon. Enfin le chef du cabinet de Londres, lord Wellesley, très confiant dans les résolutions futures du prince quand tous ses collègues craignaient encore en lui un instrument de la France, n’avait pas cessé de lui donner des preuves non équivoques de son amitié; il lui avait sans interruption communiqué les lettres que l’ex-roi Gustave IV écrivait d’Angleterre pour le continent. C’était un sûr moyen d’enchaîner Bernadotte aux intérêts britanniques.

La Russie ne faisait pas au prince royal de moins remarquables avances. Cette puissance, bien que Napoléon la comptât encore pour sa fidèle alliée et qu’il fit beaucoup de sacrifices pour conserver son amitié, n’observait plus le blocus continental. Vainement Napoléon faisait-il démentir en toute occasion le bruit de quelque mésintelligence entre Alexandre et lui : les mauvaises dispositions de la Russie étaient devenues trop visibles. Quoi qu’on puisse penser de la sincérité d’Alexandre à Tilsitt et Erfurt, il est sûr que, s’il avait été séduit par la gloire de Napoléon en 1808, deux années plus tard, il n’était plus sous le charme; l’amitié du grand homme était devenue pour lui un pesant fardeau; il osait énumérer les prétendues pertes qu’elle lui avait causées, quant au contraire elle lui avait valu tant de précieuses acquisitions. Dès le mois de juillet 1810, .M. Desaugiers avait pu écrire qu’à en croire beaucoup d’indices, la Russie se disposait à renoncer très prochainement au système continental et à se rapprocher de l’Angleterre. Dès cette époque, on disait de toutes parts dans le Nord qu’Alexandre, éclairé enfin sur les vrais intérêts de son empire. alarmé pour lui-même des suites que pourrait avoir le mécontentement de toutes les classes de l’état, allait se hâter de conclure sa paix avec la Turquie et reprendre le seul système qui pût procurer à la Russie l’écoulement des produits de son sol, et rendre à son papier-monnaie une valeur à laquelle il n’était possible d’atteindre que par les rapports commerciaux avec l’Angleterre. On assurait que le prix des bâtimens anglais venus en Russie avait été restitué secrètement aux armateurs anglais[7], et l’on n’attribuait pas à d’autres motifs qu’une imminente rupture avec la France les immenses travaux de fortification que les Russes poursuivaient dès lors activement dans les îles d’Aland.

Le gouvernement suédois connaissait toutes ces dispositions par les rapports du ministre de Suède à Saint-Pétersbourg. La dépêche par laquelle le comte de Stedingk transmettait sa conversation du 29 janvier 1811 avec Alexandre ne pouvait laisser aucun doute :


« Oublions le passé (avait dit le tsar). Je me suis trouvé dans des circonstances terribles, et je jure sur mon honneur que je n’ai jamais voulu de mal à la Suède. A présent que cette malheureuse affaire de Finlande est passée, je veux tout faire pour montrer mon respect envers votre roi et mon estime pour le prince royal... Voyez cependant, dit-il après un silence, comme le temps apporte de nouveaux conseils, comme l’opinion publique, après avoir élevé et soutenu si haut Napoléon, est aujourd’hui changée! S’il éprouvait maintenant un revers, vous le verriez bientôt à deux doigts de sa perte... » Il ajouta avec intention : « ... Les grands malheurs sont quelquefois suivis de grandes prospérités. De Suède autrefois sortit un Gustave-Adolphe pour la délivrance de l’Allemagne; qui sait ce qui pourrait arriver encore?... Pour moi, mon armée sera complète au printemps. Je viens de former treize nouveaux régimens, et j’ai quatre-vingt mille recrues sur le pied de guerre. Au reste, je suis complètement de votre avis de ne rien entreprendre légèrement et de rester tranquille tant que Napoléon le permettra; mais il veut me pousser à bout. Depuis trois mois, il me presse sans relâche d’établir en Russie contre l’Angleterre les mêmes mesures qu’il a proclamées en Allemagne. Il veut que je prenne pour base de la paix avec la Turquie le système continental dans toute son étendue, avec toute sa rigueur. Il faut que j’exclue de mes ports même les bâtimens américains.... Ses exigences n’ont pas de terme, et un de ces jours vous verrez qu’il m’enverra ses clous de girolle, comme aux rois de Saxe et de Bavière, avec la quittance à payer !... Et cette réunion de l’Allemagne du nord à son empire, que ne nous présage-t-elle pas! S’il s’agissait d’une douzaine de villes de l’Allemagne méridionale,... cela pourrait passer inaperçu; mais Hambourg, Brème et Lubeck, notre sainte Trinité, comme dit Romanzof ! Je suis fatigué de ces vexations continuelles; je ne veux plus les souffrir. » Si la réunion des villes anséatiques inquiétait de la sorte Alexandre, la prise de possession du duché d’Oldenbourg lui avait paru une insulte personnelle. « Comment ne s’est-on pas rappelé en France, disait-il, que je compte au nombre de mes titres celui de duc d’Oldenbourg? C’est comme si on voulait incorporer à la France ma capitale. Au reste j’espère qu’avant six mois la querelle sera vidée[8]. » Dès le mois de mars 1811, les préparatifs d’Alexandre ne devaient être douteux ni pour Napoléon, ni pour Bernadotte. À cette époque, non-seulement il fait des armemens considérables qui ne peuvent échapper à l’attention du gouvernement français, arme les forteresses le long de la Dwina et du Dnieper, met son armée, qui compte trois cent mille hommes, sur le pied de campagne, et couvre les frontières du duché de Varsovie, — mais encore il ne retient pas son humeur dans ses entretiens avec le duc de Vicence, à qui, au milieu de protestations d’amitié durable, il reproche l’augmentation des forces françaises dans le duché de Varsovie, et auquel il dit enfin le 3 mars, à la parade, assez haut pour que ces paroles se répandent bientôt à la cour et parmi les chefs de l’armée : « Si l’empereur veut la guerre et qu’il approche dans cette intention de mes frontières, je l’attends, monsieur, sans inquiétude. Il n’est certainement pas impossible qu’il soit encore vainqueur, car le Dieu des batailles n’est pas toujours celui de la justice; mais, avec une armée de cinq cent mille hommes, je ne craindrai pas la guerre. Si une fois elle commence, ce ne sera pas pour finir comme à Austerlitz et à Friedland. »

Or, si le cabinet de Saint-Pétersbourg abandonnait le système de Napoléon, dont il avait été depuis deux ans le plus ferme appui, qu’allait devenir l’édifice si opiniâtrement et si violemment construit par le conquérant de l’Europe? Bernadotte était-il en droit d’en prévoir la ruine et de séparer de ces destinées chancelantes celles du peuple qui s’était confié à lui? Nous touchons ici à un point délicat. Est-ce Bernadotte qui a mis lui-même aux Russes les armes à la main contre son ancienne patrie? A-t-il le premier en un cœur haineux conçu la pensée et le germe de nos épouvantables désastres? Nous ne le pensons pas. Il a bien plutôt cédé d’abord aux séductions de cet Alexandre, dont la dangereuse amitié avait fait commettre des fautes à Napoléon lui-même. Une fois placé sur le penchant hasardeux qui l’éloignait de la France, la passion, la passion coupable peut-être, et la force des choses l’ont entraîné. Essayons de le démontrer : on comprend que cela importe à sa mémoire et à la justice historique. Dès le milieu de l’année 1810, avons-nous dit, par conséquent avant L’élection de Bernadotte, la Russie préparait sa défection après avoir retiré tant de profits de notre alliance. En de pareilles dispositions, elle ne put considérer sans effroi l’élévation subite d’un maréchal de France, d’un parent de Napoléon sur le trône de Suède. On avait engagé Alexandre à s’y opposer à tout prix. Le parti anti-français, nombreux à Saint-Pétersbourg, avait regardé cet événement comme un nouveau triomphe du cabinet des Tuileries, et annonçait déjà le moment où Napoléon, fort de l’aveuglement de son rival, allait jeter le masque, rompre avec la Russie une alliance jusque-là simulée, et reprendre à l’empire des tsars toutes les conquêtes qui l’avaient en si peu de temps agrandi. Alexandre lui-même parut d’abord ému de ces craintes, non pas qu’il crût beaucoup à la future puissance de cette couronne improvisée, mais parce qu’une coopération énergique de la Suède avec la France, leur union fût-elle passagère, pouvait devenir en effet pour lui très redoutable. Il fit donc pousser activement les travaux de fortification des Aland, arma ses forteresses, et forma en toute hâte trois corps d’armée, l’un en Finlande, l’autre dans la province de Vilna, un troisième sur le Danube. Toutefois, comme sa mère le pressait d’agir en opposant au nouveau-venu le prince de Vasa, dont Alexandre, chef de la maison de Gottorp, devait revendiquer les droits : a Patience, répondit-il, peut-être de grands changemens se préparent... » L’incertitude et à sa suite le pressentiment avaient pénétré dans son âme clairvoyante. Napoléon, soigneux de cette alliance qu’il croyait toujours sincère, avait essayé lui-même de le rassurer. « Bernadotte, faisait-il dire au tsar, avait désormais passé l’âge de la fougue et de l’inquiète ardeur, et son ambition était certainement satisfaite. Il s’appliquerait à seconder la cause commune de la Russie et de la France, et ne songerait d’ailleurs qu’à des réformes intérieures qui assureraient à la Russie un voisinage tranquille et sûr. » Ce qui avait rassuré davantage Alexandre, c’étaient les rapports qu’il avait reçus de Paris et de Stockholm, et qui lui apprenaient comment s’était faite l’élection. Il avait pu se convaincre que, si l’opinion publique en Suède avait été séduite par la perspective de l’alliance française, Napoléon, loin d’avoir suscité ou encouragé cette élection, s’en était au contraire désagréablement ému, et en avait même conçu d’importuns et fâcheux pronostics. Les motifs de ce mécontentement et de cette défiance, Alexandre les avait en même temps connus, et il les avait trouvés assez fondés pour édifier sur cette base toutes ses espérances. Dès lors, son plan fut arrêté de circonvenir le nouveau prince royal, d’exploiter les dissentimens qui l’avaient plus d’une fois déjà éloigné de Napoléon, ses nouveaux intérêts de tête couronnée et de fondateur de dynastie, enfin le ressentiment des humiliations que les hauteurs de son ancien maître ne manqueraient sans doute pas de lui infliger. Alexandre raisonnait juste et avec une intelligence parfaite de ces deux esprits.

Bernadotte de son côté, grâce à un espionnage promptement organisé à Saint-Pétersbourg, n’avait pas appris sans crainte l’irritation de l’impératrice-mère contre son élévation toute démocratique et les premières menaces d’Alexandre, protecteur naturel du prince de Vasa. Son premier vœu était d’apaiser ces colères pour se concilier ensuite, s’il était possible, l’amitié de la Russie. Les deux souverains étaient donc tous les deux fort bien disposés à s’entendre; mais ce fut Alexandre qui fit les premiers pas: il entoura Bernadotte de ses insinuations dès avant son départ de Paris, à la fin de 1810. « On s’est bien trompé, disait le prince royal deux mois après son arrivée à Stockholm, si l’on a cru que mon élection déplairait à Saint-Pétersbourg. Je n’étais pas parti de Paris que je savais déjà le contraire. Czernitchef me l’a fait savoir. »

Nous ne rencontrons dans les Souvenirs de M. Schinkel et dans les dépêches que peu de témoignages au sujet de ces premières négociations. Il nous faudrait les papiers de Czernitchef. Nous ne pouvons établir précisément à quelles ouvertures voulait répondre Bernadotte en proposant au milieu de novembre 1810, c’est-à-dire quelques jours seulement après son arrivée en Suède, au diplomate Brinckmann d’aller remplir à Saint-Pétersbourg, à côté de M. de Stedingk, ancien ministre de Suède, une mission secrète et de confiance. Brinckmann refusa, mais ses liaisons littéraires avec le comte de Suchtelen, qui représentait à Stockholm le cabinet russe avec le singulier titre de voyageur accrédité, paraissent avoir servi de lien et de transition commodes. Suchtelen, à fort peu de temps de là, vint offrir à Bernadotte de la part de son maître ses félicitations de bonne venue dans un langage qui dépassa évidemment les limites officielles. Bernadotte crut pouvoir y répondre par une lettre autographe, et la correspondance qui s’ouvrit ainsi entre les deux souverains devint bientôt fort intime.

Quelques jours après, le 18 décembre, Czernitchef lui-même se présenta au château. Envoyé récemment par Napoléon, qu’il trompait, vers Alexandre pour engager celui-ci à sévir contre la Suède, il avait été initié dans les vues secrètes, dans les espérances de son maître, et au retour, sous le grossier prétexte des mauvais chemins et de la difficulté du voyage, le rusé diplomate avait dirigé sa route vers Stockholm. Par cette entremise purement officieuse, le tsar assurait en confidence à Bernadotte que le cabinet de Saint-Pétersbourg appréciait suffisamment les motifs de la déclaration de guerre aux anglais, qu’il ne se serait pas offensé d’une décision contraire, et qu’il n’interviendrait en aucune façon dans l’interprétation de cet acte. « Sa majesté m’a d’ailleurs chargé, ajouta l’envoyé russe, de présenter à votre altesse royale l’expression de sa haute estime et de son désir de contracter avec elle des liaisons durables. Cette amitié personnelle se rattache intimement à l’intérêt que sa majesté porte à la Suède, à qui die souhaite le bonheur et le repos sous sa nouvelle dynastie. Sa majesté sait combien il est nécessaire, dans les circonstances actuelles, de se rapprocher des gouvernemens restés indépendans, et elle attache une importance particulière à l’alliance du gouvernement suédois. »

De telles paroles, adressées à un fondateur de dynastie par un voisin aussi puissant et aussi redoutable qu’était le tsar pour la Suède, étaient faites, il faut le reconnaître, pour flatter et séduire. Bernadotte, loin d’y résister, répondit avec ardeur aux ouvertures d’Alexandre « J’ai toujours souhaité, dit-il, l’amitié de l’empereur votre maître, et les assurances que vous m’apportez à ce sujet me sont précieuses. Son caractère, ses grandes qualités et sa puissance attirent à bon droit dans les graves circonstances où nous vivons les regards de l’Europe tout entière opprimée... Une lutte suprême est désormais inévitable. Napoléon, pour nous y envelopper, nous présentera comme appât la reprise de la Finlande, si désirée des Suédois... Le moment approche où sa prodigieuse puissance engloutira toutes les autres, ou bien sera renversée elle-même, et disparaîtra sous ses mines... Quand les orages s’accumulent autour de moi, je ne puis rester neutre, mais notre choix est encore libre; il dépend de l’empereur Alexandre de le fixer. » Czernitchef, bien préparé à suivre Bernadotte sur ce terrain, répliqua : « Je puis affirmer à votre altesse que sa majesté ne désire rien tant que votre amitié et l’alliance de la Suède. Je suis même chargé d’offrir à votre altesse royale toutes les garanties qu’elle pourra désirer en gage de la sincérité de ces paroles. — Eh bien! reprit Bernadotte, j’accepte ces assurances, et je me sentirai heureux, je me sentirai fier de l’amitié d’un si noble et si puissant prince. Il peut être convaincu que je préférerai l’indépendance, en m’unissant avec lui, à l’alliance de Napoléon, qu’il faudrait acheter par mille sacrifices, au prix de toute dignité, de toute liberté... Nous approchons d’une crise; elle est inévitable. La Suède peut être appelée à y prendre une part décisive. Que l’empereur votre maître s’explique sans réserve! S’il veut être véritablement mon ami, qu’il veuille bien m’en écrire ! S’il veut l’être de cœur et d’âme, les destinées de l’Europe sont entre nos mains! »

Rien ne pouvait mieux qu’une telle ardeur répondre à l’impatient désir que ressentait Alexandre de s’affranchir bientôt et du système continental et même de l’alliance désormais importune de Napoléon. Il était décidé à rompre, et son but principal pendant ces premières négociations était d’enlever à son futur rival une coopération puissante pour se la réserver. Il lit donc bon accueil à la réponse de Bernadotte et lui écrivit de sa main qu’il serait son ami de cœur et d’âme. Voilà comment l’ut fondé le projet d’une future alliance de la Suède avec la Russie et l’Angleterre : nous n’y avons pas reconnu l’initiative de Bernadotte; c’est pourtant la première pierre de la politique de 1812.

La seconde pierre de l’édifice, ou plutôt le ciment destiné à l’affermir, ce fut le système qui destinait la Norvège à la Suède en compensation de la Finlande, dont la possession, désormais paisible et incontestée, serait garantie par la Suède elle-même aux Russes : autre dessein aussi peu conforme que le premier aux vrais intérêts de l’Europe et de la Suède, et qui le devint bien moins encore par la manière dont il fut exécuté. Celui-là aussi, c’est la Russie qui l’a imaginé, prévoyant avec raison qu’elle seule en profiterait. Dès le mois de mai 1809, une lettre de Charles XIII atteste l’intention du tsar de proposer la Norvège à la Suède en compensation de la Finlande. Au mois d’août de la même année, pendant les négociations qui suivirent la conquête de la Finlande, le ministre russe Alopæus ne se faisait pas faute d’insinuer cette idée à l’ambassadeur Stedingk. Alexandre lui-même revint sur ce sujet dans le même sens lors de ses premières négociations avec Bernadotte, et celui-ci tomba dans le piège. La Finlande avait été perdue sous le règne et par les fautes du dernier roi, et avant que les destinées de la Suède ne fussent confiées au nouveau prince royal. Le prince royal déclara donc qu’il n’acceptait en rien la responsabilité d’un si triste passé, qu’il comptait pour non avenu. Ce qu’il lui fallait, à lui, pour remercier la Suède de son adoption et affermir sa dynastie, c’était une acquisition, un accroissement quelconque. L’arrangement proposé répondait d’autant mieux à son désir, qu’il lui conciliait en même temps l’amitié de son redoutable voisin. Il ne craignit donc pas d’assurer à Czernitchef que ses sujets n’auraient pas d’autre avis. « j’affirme, lui dit-il dans son entrevue secrète, qu’on oubliera aisément ici la Finlande pour quelque dédommagement répondant mieux à notre position géographique. La nature elle-même a désigné la presqu’île scandinave comme devant former un état unique et indépendant. Notre politique, après la perte de la Finlande, ne peut avoir qu’un seul but : il est aussi peu dans nos intérêts de recherches désormais des agrandissemens de l’autre côté de la Baltique qu’il serait dans les vôtres de vouloir dépasser le golfe de Bothnie. »

Au sortir de l’entretien du 16 décembre 1810, Czernitchef écrivait à son maître : « Le prince royal nous appartient; il a engagé sa main et son gant, sa parole et sa foi. » — Il est vrai que Bernadotte avait fait un admirable accueil aux ouvertures de notre futur ennemi, il est vrai que les deux bases principales de la politique de 1812 étaient trouvées; mais évidemment l’alliance n’était pas conclue : Bernadotte ne s’était pas encore à cette époque livré à la Russie, il négociait encore. Nous ne trouverons pendant toute la première moitié de 1811 aucune trace d’effort tenté par lui pour se livrer définitivement à la Russie. C’est notre intime conviction que si Napoléon l’avait voulu, Bernadotte aurait été alors notre allié, non pas que nous ajoutions beaucoup de foi à la sincérité des protestations que nous lui verrons faire pendant longtemps envers l’empereur, mais parce que nous croyons que l’empereur pouvait, jusqu’à la fin de 1811, le prendre au mot et le lier par ses intérêts. Nous comprenons d’ailleurs que de pareilles assertions ne seront accueillies tout de suite ni par les ennemis passionnés de Bernadotte ni par ses panégyristes, — les uns le considérant comme pressé de trahir son protecteur et son ancienne patrie, les autres n’admettant pas ses premières tergiversations et lui prêtant, avec une sage prévision de l’avenir, un système conçu tout d’abord et la gloire entière de l’initiative. Invoquons donc des témoignages authentiques, empruntés, comme les précédens, à la source féconde des correspondances d’état.

Les dépêches de M. Alquier nous sont ici précieuses. Impérieux et altier comme son maître, ce ministre, loin de flatter et de caresser Bernadotte, apportait dans ses relations avec lui une allure provocante en présence de laquelle l’ardeur intempérante du prince royal était impuissante à se contenir et à dissimuler. M. Alquier savait d’ailleurs les intrigues de la Russie, il savait aussi combien l’alliance suédoise pouvait être utile en cas de rupture avec Alexandre; il était donc très attentif, et sa correspondance consigne exactement toutes les dispositions apparentes du prince. D’ailleurs nous consulterons aussi d’autres documens qui paraîtront sans doute empreints d’un caractère de bonne foi incontestable : ce sont les dépêches du ministre de Prusse à Stockholm, que le gouvernement français parvint à se procurer pendant toute cette période, et qui nous offriront un précieux moyen de contrôle.

Dès le mois de janvier 1811, Bernadotte ne sait pas cacher à M. Alquier ses rapports avec la Russie. Comme celui-ci lui représentait combien il devait tenir à l’alliance française, et ce qu’il aurait à craindre en cas de guerre de son redoutable voisin : « Oui-dà, répondit-il d’un air narquois et d’une manière, dit plaisamment M. Alquier, qui ne devait pas flatter mon amour-propre, vous croyez que j’ai quelque chose à craindre de la Russie? Donnez-vous là-dedans, vous aussi? Sachez qu’il ne tiendrait qu’à moi de me jeter tout à l’heure dans les bras de cette puissance et dans ceux de l’Angleterre. Demandez à Suchtelen s’il voudrait vous dire ce qu’il a dans l’âme... Mais non, je ne veux pas me séparer de la France, je ne le ferai jamais; j’aime et je respecte l’empereur... Mais aussi que la France me laisse tranquille, qu’on ne m’opprime pas, que l’on craigne une nouvelle guerre de trente ans, et qu’on sache bien que je pourrais jeter cinquante mille brigands en Allemagne[9]... » La preuve qu’il y avait dans les paroles du prince, plus flatteuses pour le nouveau Gustave-Adolphe que pour ses sujets, quelque sincérité, c’est qu’il fit à Napoléon les mêmes propositions qu’il avait faites à Alexandre : il lui offrit ses services en échange de la Norvège.


« Le prince me fit prier le 5 de ce mois, écrit M. Alquier, de me rendre auprès de lui[10]. Il m’apprit qu’un banquier qui entretient une correspondance très suivie avec les premières maisons de Londres, et dont les informations sont généralement sûres, venait de le prévenir qu’on expédiait des ports d’Angleterre pour le Portugal un renfort de vingt-six mille hommes, et qu’on donnait à lord Wellington l’ordre de prendre l’offensive aussitôt que ce secours lui serait parvenu. Cette ouverture obligeante me donna lieu de rappeler à son altesse ce que je lui ai dit si souvent de l’influence du parti anglais à la cour. Il répondit qu’il en était frappé autant que moi, qu’il en était mécontent, et qu’il faisait tous ses efforts pour l’arrêter... Ici commença une sorte de discours sur le fond duquel son altesse était visiblement préparée : « Je vais vous dire franchement, me dit-il, ce qui bouleverse ici toutes les têtes. On se rappelle que pour l’intérêt de sa politique l’empereur a sacrifié la Suède en autorisant la conquête de la Finlande et même celle des Aland. Quand les états me choisirent, ils ne furent déterminés que par l’espérance de plaire à l’empereur et d’obtenir, comme premier effet du retour de ses bontés et de sa protection, le recouvrement de cette province, de sorte qu’à mon arrivée cette idée folle occupait tous les esprits. On se croyait tellement sur de la France, que le bruit courait déjà que j’allais conduire l’année suédoise en Finlande. Cette exaltation populaire durait encore quand, au nom de l’empereur, vous forçâtes la Suède à déclarer la guerre et à faire des règlemens prohibitifs, toutes mesures qui contrarièrent les intérêts des commerçans, des nobles et des grands propriétaires. Dès lors on jugea que mon avènement n’était pas un gage de l’appui de l’empereur, et que la Suède était passivement entraînée dans son système. L’opinion, d’abord toute française, changea subitement. Je ne puis dire jusqu’où elle ira; il est hors de mon pouvoir de la ramener, si l’empereur ne vient pas à mon secours, s’il ne prend pas sur ce pays un grand ascendant par ses bienfaits, s’il ne lui donne pas une possession qui le console de la perle de la Finlande, une frontière qui lui manque. Voyez, me dit-il en me montrant une carte développée devant lui. voyez ce qui nous conviendrait si bien... — Je vois, lui répondis-je, la Suède arrondie de toutes parts, excepté du côté de la Norvège. Est-ce donc de La Norvège que votre altesse veut parler? — Eh bien! oui, c’est de la Norvège de la Norvège qui veut se donner à nous et qui nous tend les bras. Nous pourrions, je vous en préviens, l’obtenir d’une autre puissance que la France... — Peut-être de l’Angleterre?— Eh bien! oui, de l’Angleterre; mais, quant à moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l’empereur. Que sa majesté nous la donne, que la nation puisse croire que j’ai obtenu pour elle cette marque de protection, alors je deviens fort et je fais dans le système du gouvernement suédois les changemens qu’il faut nécessairement y opérer; je commanderai sous le nom du roi et je serai aux ordres de l’empereur. Je lui promets cinquante mille hommes parfaitement équipés à la fin de mai et dix mille de plus au commencement de juillet; je les porterai partout où il voudra, j’exécuterai tous les mouvemens qu’il ordonnera. Voyez cette pointe occidentale de la Norvège, elle n’est séparée de l’Angleterre que par une navigation de vingt-quatre heures, avec un vent qui ne varie presque jamais... J’irai là s’il le veut!... L’empereur est assez puissant pour dédommager le Danemark; ne peut-il pas lui donner à l’instant même le Mecklenbourg et la Poméranie ? Quant à la dette de la Hollande et de Gènes, assise sur cette dernière possession, nous la transporterons sur la Norvège, et nous la solderons en bois, en fer et en autres productions que nous porterons à Lubeck. Si je ne suis plus gêné par le conseil d’état, si la constitution qui anéantit l’autorité du roi, et dont on m’écrit que l’empereur se rit si justement aux Tuileries, est modifiée, si je deviens le maître enfin, alors je jure sur mon honneur de fermer le royaume au commerce anglais, et je commencerai par chasser tous ces aventuriers de Gothenbourg. Dites à l’empereur que je n’oublierai jamais qu’il a été mon souverain et mon bienfaiteur, que je ne me regarde ici que comme une émanation de sa puissance, et que mon vœu le plus ardent est de mettre à sa disposition toutes les ressources de la Suède, plus importantes qu’on ne le pense à Paris. À ces offres, dont je vous prie d’informer l’empereur, je ne mets que deux restrictions : la première, que les troupes suédoises ne seront jamais portées au-delà du Rhin; la seconde, que je les commanderai toujours en personne, parce que je ne veux pas qu’un autre, après avoir obtenu des succès et de la gloire dans une guerre dirigée par l’empereur, puisse, en revenant en Suède a ver des troupes victorieuses, s’y trouver aussi fort que moi. »


M. Alquier ajoute en terminant sa dépêche : « Si sa majesté impériale compte la Suède pour quelque chose dans sa politique, si elle veut placer cette puissance dans son vaste système, le moment est favorable pour la décider. » Et M. Alquier n’est pas le seul à ajouter loi aux dispositions favorables de Bernadotte envers la France. Le ministre de Prusse, M. de Tarrach[11], partage aussi cette double conviction que le prince veut absolument rester fidèle à Napoléon, et que celui-ci ne jugera pas à propos de négliger une telle alliance. Napoléon cependant semblait mettre de côté tous ménagemens. Tantôt[12] il menace Bernadotte de lui retirer l’appui de sa bienveillance, qui, dit-il, fait toute sa force ; tantôt il dédaigne ses avances et les laisse trop longtemps sans réponse, ou bien il fait écrire par M. de Champagny des notes méprisantes, comme celle du 26 février :

« Le prince royal, depuis son arrivée à Stockholm, a montré dans toute sa conduite et ses discours si peu de mesure et de tenue, que sa majesté impériale a dû n’attacher aucune importance à la communication qu’il vous a faite ; elle veut même l’ignorer aussi longtemps que les circonstances le permettront. Le projet de conquérir la Norvège ne peut être dans l’esprit du prince royal que l’effet d’un moment d’effervescence. Il se trompe, s’il croit que la Russie voie jamais avec plaisir cette importante province au pouvoir de son ennemi naturel. Elle sait que le gouvernement suédois n’a perdu ni l’envie ni l’espoir de reconquérir la Finlande, que ce sera toujours sa première pensée, son premier besoin, aussi longtemps que la cour résidera à Stockholm, et qu’il ne verrait dans la possession de la Norvège qu’un moyen de plus de réaliser ses projets. Il est d’une grande importance pour la Russie que le Danemark conserve la Norvège, puisqu’en supposant un concert entre les deux puissances, dans le cas où la guerre éclaterait dans le Nord, c’est par cette province que le Danemark peut agir efficacement contre la Suède et faire une diversion utile à la Russie… D’ailleurs, aussi longtemps que le Danemark sera l’allié de la France, l’empereur ne souffrira pas qu’il soit porté atteinte à sa puissance. Son caractère, son honneur, sa dignité, lui font une loi de protéger ses alliés et de les défendre contre toutes les attaques… Il n’y a aucune suite à donner aux ouvertures que vous a faites le prince royal. L’empereur est trop puissant pour avoir besoin du concours de la Suède. Ses liaisons avec la Russie sont bonnes. Il ne craint point la guerre avec cette puissance, et ses rapports avec l’Autriche sont d’une nature satisfaisante… Vous direz tout cela, monsieur, par insinuations et par considérations générales. Vous aurez soin de garder beaucoup de dignité dans vos rapports avec le prince royal. Vous ne lui parlerez jamais d’affaires, et vous vous adresserez habituellement au roi ou au cabinet. Votre conduite devra faire entendre que la politique de l’empereur ne se fonde en rien sur la Suède, qu’il n’exige ni ne veut rien d’elle ni en officiers, ni en matelots, ni en soldats. »

De tels messages n’empêchaient pourtant pas Bernadotte de faire de nouvelles protestations en faveur de l’alliance française, et de résister, au moins en apparence, aux offres pressantes des autres cabinets. À mesure que la crise désormais prévue approchait, il se voyait plus étroitement courtisé par la Russie et même par l’Angleterre. Non contentes d’abandonner pour lui plaire les droits du prétendant, toutes les deux lui prodiguaient les promesses. Entr’autres avantages, la Russie lui offrait la cession d’une partie de la Finlande, au moins M. Alquier l’annonce-t-il dans une dépêche du 30 mars. Cette proposition de la part d’Alexandre est fort peu vraisemblable, il est vrai, et Napoléon n’y crut pas. Cependant M. Alquier n’en parle pas comme d’un bruit vague ; il insiste et précise. « Le territoire offert commence, dit-il, à Sasmola, sur la côte orientale du golfe de Bothnie ; sa limite serait formée par la chaîne de montagnes qui, après s’être dirigée vers l’est, remonte au nord et va rejoindre les frontières actuelles du royaume au-dessus des sources de la rivière Tornéo, entre le 67e et le 68e degré. » La Russie proposait également, assure-t-il, de reconnaître la propriété de l’île d’Aland commune entre les deux puissances en se réservant la propriété de toutes les petites îles situées dans le golfe de Bothnie entre les Aland et la Finlande. Il ajoute : « Je garantis cela. » Et malgré l’importance de pareilles offres, si elles sont réelles, il affirme que le prince royal a ordonné à M. d’Engeström de ne pas répondre à cette dépêche de M. Stedingk. « Vous connaissez mes principes, a-t-il dit, rien ne peut contrebalancer pour moi le bonheur d’être allié à la France. La Russie m’offrirait la cession de toute la Finlande, que mon dévouement à l’empereur ne me permettrait pas de l’accepter. Je serai Français tant que l’empereur ne m’aura pas forcé de croire qu’il m’oublie et qu’il m’abandonne. » M. Alquier termine sa dépêche par ces mots : « J’ai la certitude que son altesse royale a véritablement exprimé les sentimens dont elle est pénétrée[13]. » Bernadotte répète encore le 30 mai à M. Alquier que la Russie lui a fait offrir une partie de la Finlande, mais qu’il a défendu de répondre. « Je n’accepte rien que de l’empereur ; ma destinée est de regarder ses ennemis comme les miens… » l’Angleterre, de son côté, offrait au gouvernement suédois Demerary, Surinam ou Porto-Rico, à son choix. « Ces propositions indirectes, dit M. Alquier, ont été rapportées au prince ; il a répondu ces propres mots : — Rien de l’Angleterre, un village seulement donné par l’empereur[14]. » La réunion de la Norvège, tant désirée de Bernadotte, paraissait devoir être un obstacle insurmontable contre une alliance avec Napoléon, qui ne pouvait l’enlever au Danemark, son fidèle allié. Bernadotte restreignait donc sa demande : « Il est possible, dit-il à M. Alquier (9 avril), que l’empereur ait trouvé ma demande exagérée ; mais il ferait beaucoup pour la Suède et pour moi, s’il daignait nous accorder au moins l’évêché de Throndhjem ; c’était l’ancienne frontière de la Suède sous Charles X ; ce pays ne renferme pas plus de soixante mille habitans. C’est un sol pauvre, dénué de toutes ressources, mais ce serait pour nous une frontière. Je conjure l’empereur de nous l’accorder. Nous ferions dans ce cas au Danemark remise pleine et entière de sept à huit millions que nous sommes en droit d’exiger de lui. » Bernadotte faisait encore une autre demande. Il désirait que la Poméranie, — alors, comme on sait, possession suédoise, — fût classée, comme le Mecklenbourg, parmi les états de la confédération du Rhin. « Ce serait, disait-il[15], un moyen de tenir plus directement à la cause de l’empereur, et cette raison était un motif pour lui de désirer bien vivement l’accomplissement de ce vœu. »

Voilà des faits peu ou point connus jusqu’à présent, et qu’on s’étonne de ne point trouver même indiqués dans le livre récent de M. Bergmann, qui a eu de si nombreux documens à sa disposition. Il semble impossible de leur enlever toute valeur. Notre ministre, en admettant même qu’il ait été trompé, n’a pas pu l’être entièrement. Ces dernières propositions de Bernadotte sont transmises officiellement à Napoléon; il n’y a là rien d’équivoque. La preuve, c’est que Napoléon répondit cette fois à de telles avances, et sembla même vouloir travailler à détruire dans l’esprit du prince royal l’effet des offres de la Russie. Il ne pouvait disposer de la Norvège, mais il offrait la Finlande. Il fit écrire une première fois à M. Alquier, 10 avril :


« Vous direz, monsieur, qu’il n’y a pas le moindre fondement aux bruits de guerre entre la Russie et la France, mais que sa majesté n’en est pas moins sensible aux dispositions témoignées par la Suède. Vous bornerez à cela les déclarations que vous avez à faire, mais sa majesté vous charge de cultiver ces bonnes dispositions de la cour de Stockholm. Comme cette cour n’a fait encore que des ouvertures générales et vagues, vous la mettrez sur la voie d’en faire de plus précises d’après lesquelles sa majesté puisse juger jusqu’où les vues de la Suède peuvent se concilier avec les siennes. »

«... La guerre entre la Russie et la France, écrivait l’empereur trois jours après, n’aura pas lieu. Cependant il est vrai que la Russie fait des préparatifs, ce qui oblige l’empereur à des mesures de précaution. En de telles circonstances, l’alliance de la Suède n’est certainement pas à dédaigner... Cette alliance serait dirigée, en cas de guerre, contre la Russie. Le recouvrement de la Finlande en serait le but. La France y concourrait de tous ses moyens... Mettez, monsieur, beaucoup de réserve en toute cette affaire..., mais manifestez au prince royal la satisfaction de l’empereur pour les mesures qu’il a prises...»


En même temps le ministre de Prusse, M. de Tarrach, ne se lasse pas d’attester à son gouvernement[16] « les assurances solennelles données par le prince royal au baron Alquier de rester fidèle à ses liaisons avec son ancien allié... Le parti est pris en Suède, dit-il, d’adhérer fidèlement au système français (29 mars)…, et je serais en mon particulier tenté de croire qu’il en sera toujours ainsi, bien qu’on ne puisse rien prévoir (16 avril). » Bien plus, une lettre particulière, écrite de Stockholm (28 mai), ouverte au bureau de poste de Hambourg, et qu’il nous est bien permis de regarder, prise ainsi au hasard, comme traduisant en quelque mesure l’opinion publique, s’exprime dans le même sens : « Les Anglais ne savent pas trop où ils en sont avec notre prince ; dans peu, ils en seront mieux instruits. On se prépare ici à des mesures que l’intrigue, la perfidie et les menées étrangères ont toujours paralysées… Il est important que le traité d’alliance avec la France, dont on parle, puisse bientôt avoir lieu. Cet épaulement donnera au prince une force morale qui tuera les plus méchans : mais les Russes travaillent ici avec une perfidie inouie. » Ainsi on croyait à Stockholm à l’inimitié constante de la Russie contre la Suède et à un prochain traité avec la France. M. d’Engestrom avait demandé seulement quelques jours pour présenter un rapport au roi, et il avait paru très sûr d’une heureuse issue : « Nous espérons que pour cette fois, avait-il dit, sa majesté impériale repoussera les Russes dans leurs anciennes limites, et qu’elle établira une barrière qu’ils ne pourront franchir. Nous désirons voir revenir le temps où nous pourrons, comme autrefois, être alliés avec la France, la Porte et la Pologne. » Citons un dernier fait, rapporté dans la lettre particulière que nous invoquions tout à l’heure, et qui contraste bien singulièrement avec la politique ultérieure de Bernadotte : les Turcs, en guerre avec la Russie, comptaient sur une diversion de la Suède alliée à la France. Le reis-effendi en avait conféré secrètement à Constantinople avec un agent suédois qui partait pour Stockholm. Après s’être fait expliquer tout ce que la Suède avait perdu dans les dernières années : « Si vous avez à votre disposition soixante mille soldats, avait-il dit, nous pourrions nous rencontrer en Russie. Nous ne signerons pas la paix, et si Napoléon veut faire attaquer en Pologne, nous écraserons notre ennemi… Puisque vous avez pour prince un parent de Bonaparte, vous devez triompher de votre côté. Annoncez-lui que nous serions bien aises de nous lier, et qu’il nous fasse savoir ce qu’il veut faire. » Quinze jours après, on lit dans la correspondance officielle de M. Alquier ces mots qui confirment le précédent témoignage : « Le prince royal a fait répondre au reis-effendi que la Suède aurait bientôt soixante mille hommes, douze vaisseaux de ligne armés, deux cents bâtimens légers, et qu’elle accueillait les ouvertures de la porte[17]. »

Ainsi Napoléon, pendant la formidable campagne de Russie, aurait vu ses deux ailes assurées, — à droite par l’énergique diversion des Turcs, acharnés contre l’ennemi commun y — à gauche par le précieux secours de soixante mille Suédois ayant à venger bien des injures. Ajoutez qu’au bruit d’une rupture entre la Russie et la France, la Finlande, ne doutant pas que la Suède ne dût être avec nous, frémissait et ne demandait qu’un signal. Ajoutez enfin l’effervescence de la Pologne, et calculez combien de périls s’accumulaient contre la Russie, combien de chances de victoire pour la France. La coopération de la Suède était la principale condition d’un si grand succès; il fallait donc à tout prix attacher ce peuple à notre cause. Quelques négociations, vagues et peu suivies, eurent lieu en mars, avril et mai 1811; mais, Bernadotte s’obstinant à demander la Norvège, que Napoléon ne pouvait enlever au Danemark, son allié, et à dédaigner, au moins en apparence, l’offre de la Finlande, Napoléon de son côté refusant les garanties et les subsides effectifs que lui demandait avec raison Bernadotte, ces négociations n’apportèrent en définitive aucun résultat. Napoléon, nous le savons bien, avait des raisons de ne pas croire sincères les protestations de dévouement qui lui étaient faites. Les liaisons de la Suède avec l’Angleterre continuaient presque ouvertement, au mépris d’une déclaration de guerre tout illusoire. Gothenbourg continuait à être un entrepôt anglais par où les marchandises anglaises s’écoulaient vers les ports de la Baltique, et un lien de communication entre toutes les intrigues qui, de l’orient ou de l’occident, se tramaient contre la France. A Stockholm, dès le mois d’avril, Suchtelen déclarait tout haut à qui voulait l’entendre que la Russie allait enfin venger ses propres injures et celles de l’Europe, et que l’heure de la délivrance était arrivée. Dès cette époque aussi, M. Alquier signalait assez souvent parmi les hauts fonctionnaires du gouvernement suédois des consciences vendues, des sermens prêtés à la Russie. A Paris même enfin, la légation de Russie avait communication presque régulière des dépêches envoyées de Stockholm. Bernadotte trompait tout le monde, dira-t-on, et l’empereur ne pouvait se fier à lui. — Je réponds : Bernadotte n’avait encore ouvert de véritables négociations qu’avec la France : il s’offrait à l’empereur. On a vu que c’était l’avis général à Stockholm. Ce n’est pas M. Alquier tout seul qui le croyait; la correspondance du ministre de Prusse, que dis-je? des lettres particulières saisies à la poste nous ont offert ce témoignage. Dans ses rapports avec l’Angleterre et la Russie, Bernadotte n’avait encore pour but, au commencement et au milieu de 1811, que de se ménager la bienveillance de ces deux états, dont la Suède, par sa position géographique, est presque dépendante. Les offres et ensuite les menaces[18] que lui faisaient alors la Russie et l’Angleterre prouvent évidemment que ces deux cabinets ne se croyaient point assurés de son alliance, et travaillaient à le séduire ou à le contraindre.

Je n’examine pas ici, je n’examine pas encore s’il eût été de l’intérêt mieux entendu de Bernadotte ou de son devoir de se décider tout de suite en faveur de la France; je constate seulement, à la fin de cette première période d’une crise mémorable, d’abord qu’il n’est pas vrai de dire que Bernadotte ait tout seul et le premier excité Alexandre à une lutte qui devait nous être si funeste, en second lieu qu’à l’heure où, prévoyant cette lutte et se trouvant dans toute l’anxiété de la mission difficile qui lui était échue, il cherchait quelle alliance offrirait à la Suède le plus d’avantages pour le présent et le plus de sécurité pour l’avenir, — Napoléon devait prendre en sérieux examen le prix de cette coopération, les sympathies de ce peuple, et les difficultés de tout genre qui lui enlevaient sa liberté d’action. Bernadotte disait jusqu’en octobre 1811 : « Nous ne pouvons rester comme nous sommes; chaque année ajoute 15 millions à notre dette depuis que nos douanes ne rendent plus rien; nous sommes forcés de désarmer. Que la France nous donne un subside, ou qu’elle nous permette d’être neutres, car il faut pourtant que nous vivions. Ayons un traité qui porte que nous serons aidés par la France dans la reprise de la Finlande ou dans l’acquisition de l’équivalent, et nous ferons ce que l’empereur ordonnera. En cas de réussite, nous rendrons les subsides reçus, mais nous voulons être alliés ou neutres... » Quand il parlait de la sorte, il fallait peser l’importance de ces paroles. Il était sans doute bien permis de penser que neutre voulait dire ennemi, que les douanes suédoises faisaient des profits clandestins; mais qu’importe, et pourquoi ne prenait-on pas Bernadotte au mot? La Suède avait raison, après tout, de demander des garanties sérieuses et des subsides réels; il fallait lui accorder un secours indispensable; il fallait ne pas mettre son dévouement et son amitié, dont nous avions grand besoin, à une si rude épreuve; il fallait ne pas dédaigner, ne pas compter pour rien sa nationalité, son indépendance, son lendemain.

Les rapports entre les deux cabinets étaient encore excellens, au moins en apparence, en juin 1811. Bernadotte paraissait même aux petits soins auprès du baron Alquier. On avait mis à la disposition de ce ministre pour toute la belle saison une maison de campagne appartenant à la cour, et les agens étrangers voyaient avec étonnement le prince royal aller sans façon lui demander à dîner. Ils ne doutaient pas alors d’une entente parfaitement cordiale. Ces bons rapports ne continuèrent pas longtemps. D’un côté, Napoléon ne ménageait pas l’amour-propre de Bernadotte, aux propositions duquel il accordait à peine une réponse ; M. Alquier restait lui-même des mois entiers sans instructions de son gouvernement, et les corsaires français désolaient pendant ce temps-là le commerce et la marine suédoise. De l’autre, les relations frauduleuses de la Suède avec l’Angleterre n’avaient fait que s’étendre sur une plus grande échelle, et Gothenbourg devenait déjà un lien commode entre les Anglais et les Russes. M. Alquier recommença donc à se plaindre, et le ton de ses plaintes affecta bientôt les prétentions, la hauteur d’un proconsul romain. Il voulut d’abord que Bernadotte fit renvoyer du cabinet M. d’Engeström ; il était peu convenable, à son gré, que le ministère suédois vît à sa tête un homme aussi hostile au système de l’empereur. Bernadotte lui répondit que ce ministre avait la confiance de son souverain, qu’il était dévoué à sa patrie, et que cela suffisait ; si un ordre de l’empereur avait fait sortir le baron Hardenberg du cabinet prussien et le baron Thugut du cabinet autrichien, il n’en serait pas de même pour le premier ministre du roi de Suède. — Ainsi repoussé, M. Alquier se borna à remettre à M. d’Engeström des notes violentes, dans lesquelles il faisait entendre que l’empereur saurait bien mettre à la raison son ancien lieutenant et réduire, comme il était convenable, son orgueil à une humble dépendance. Il osa dire dans un de ces messages que la politique du gouvernement suédois finirait par ramener les mêmes circonstances qui avaient causé la chute de Gustave IV. Une réponse sévère, dictée par le prince royal, déclara de nouveau «que si le roi de Suède avait toujours la ferme intention de s’allier étroitement à la France, il ne supporterait cependant pas qu’un agent étranger voulût lui imposer ses conseils, encore moins qu’il se permît de le menacer. » M. Alquier se tint pour offensé personnellement, il interrompit toute communication avec le comte d’Engeström, et une absence du prince royal fit traîner cette rupture en longueur.

Au retour de Bernadotte, M. Alquier demanda une audience ; il l’obtint à Drottningholm, et c’est alors qu’eut lieu une scène bizarre dont on a deux récits différens. L’auteur des Souvenirs la raconte d’après Bernadotte lui-même en termes prudens et réservés, mais nous avons un autre témoin de l’entretien du 15 août, c’est Alquier lui-même. Son récit, tel qu’il l’adresse à M. de Champagny, fournit à l’historien des preuves irrécusables et certainement toutes nouvelles du joug importun qui pesait sur Bernadotte, et de l’impatience avec laquelle il essayait de s’en affranchir sans s’exposer avant le temps à une colère qu’il redoutait. C’est une piquante peinture de caractère, que l’importance du personnage élève à la hauteur d’un sérieux document historique : « Le prince royal, dit M. Alquier, après avoir énuméré ce qu’il appelait les abus de pouvoir des consuls français à Gothenbourg et à Stralsund, s’écria avec des signes de dépit : Il est bien singulier qu’après avoir rendu de si grands services à cette France, j’aie continuellement à me plaindre de ses agens! —Vous vous plaignez étrangement de cette France, monseigneur, répondis-je. Si vous l’avez bien servie, il me semble qu’elle vous a bien récompensé. J’oserai vous demander, moi, ce que vous avez fait pour elle depuis votre arrivée en Suède, si l’influence française s’est accrue dans ce pays par votre avènement, quelles preuves d’intérêt ou de dévouement vous avez données à l’empereur depuis près d’une année?... Et je me mis à énumérer les infractions au traité de Paris, etc. Le prince m’interrompit : Ce sont là, monsieur, des récriminations, dit-il. Je sais que vous vous plaignez des relation-de M. de Tavast avec l’amiral Saumarez, et de ce que cet officier commande encore à Gothenbourg; mais je n’aurais pas pu le retirer sans mécontenter tous mes généraux. Au reste je ne ferai rien pour la France tant que je ne saurai pas ce que l’empereur veut faire pour moi, et je n’adopterai ouvertement son parti que lorsqu’il se sera lié ouvertement avec nous par un traité; alors je ferai mon devoir. Au surplus je trouve un dédommagement et une consolation dans les sentimens que m’a voués le peuple suédois. Le souvenir du voyage que je viens de faire ne s’effacera jamais de mon cœur. Sachez, monsieur, que j’ai vu des peuples qui ont voulu détacher mes chevaux et s’atteler à ma voiture ! En recevant cette preuve de leur amour, je me suis presque trouvé mal. J’avais à peine la force de dire aux personnes de ma suite : Mais, mon Dieu! qu’ai-je fait pour mériter les transports de cette nation, et que fera-t-elle donc pour moi lorsqu’elle me sera redevable de son bonheur ! J’ai vu des troupes invincibles, dont les hurras s’élevaient jusqu’aux nues, qui exécutent leurs manœuvres avec une précision et une célérité bien supérieures à celles des régimens français, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligé de tirer un seul coup de fusil, à qui je n’aurai qu’à dire : En avant, marche! des masses, des colosses qui culbuteront tout ce qui sera devant eux... — Ah! c’est trop, lui dis-je, si jamais ces troupes-là ont devant elles des corps français, il faudra bien qu’elles nous fassent l’honneur de tirer des coups de fusil, car assurément elles ne nous renverseront pas aussi facilement que vous paraissez le croire. — Je sais fort bien ce que je dis, reprit-il; je ferai des troupes suédoises ce que j’ai fait des Saxons, qui, commandés par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la dernière guerre. — Je profitai du moment pour faire quelques insinuations sur l’inutilité des augmentations de troupes. — Je suis au contraire plus résolu que jamais à lever de nouvelles troupes, répondit le prince. Le Danemark a cent mille hommes sous les armes, et j’ignore s’il n’a pas quelque dessein contre moi. D’ailleurs je dois me prononcer contre l’exécution du projet entamé par l’empereur aux conférences d’Erfurt pour le partage de la Suède entre le Danemark et la Russie... Je saurai me défendre, et il me connaît assez pour savoir que j’en ai les moyens. Personne ici ne me fera la loi. Les Anglais ont voulu se montrer exigeans avec moi; eh bien ! je les ai menacés de mettre cent corsaires en mer, et à l’instant ils ont baissé le ton... Quels que soient d’ailleurs mes sujets de plaintes contre la France, je suis néanmoins disposé à faire tout pour elle dans l’occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m’aient demandé que de leur conserver la paix à quelque prix que ce put être et de rejeter tout motif de guerre, fût-ce même pour recouvrer la Finlande, dont ils m’ont déclaré qu’ils ne voulaient pas... Mais, monsieur, qu’on ne m’avilisse pas, je ne veux pas être avili. J’aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l’air... Voici mon fils (le jeune prince venait d’entrer) qui suivra mon exemple; le feras-tu, Oscar? — Oui, mon papa ! — Viens, que je t’embrasse ! tu es véritablement mon fils... — J’avais tenté plusieurs fois de me retirer, et toujours le prince m’avait retenu. J’étais enfin parvenu à la porte du cabinet, lorsqu’il me dit : J’exige de vous une promesse, c’est que vous rendiez compte exactement à l’empereur de cette conversation.— Monseigneur, répondis-je en me retirant, je m’y engage, puisque votre altesse royale le veut absolument. »


Cette curieuse dépêche est du milieu d’août 1811. A partir de ce moment, Bernadotte n’attend plus rien de la France. Nous l’avons vu pendant toute une année interroger l’avenir et promettre au plus offrant l’alliance et la coopération de la Suède; mais enfin le double appui de l’Angleterre et de la Russie, qui, au lieu de le dédaigner, le recherchent et le flattent, lui paraît plus assuré. En octobre 1811, un agent anglais débarque à Gothenbourg sous un faux nom, échappe aux espions français, voyage la nuit à travers les bois, la glace et la neige, rencontre dans une petite ville de l’intérieur un agent suédois, et convient avec lui des bases d’une alliance dont les calculs de Bernadotte retardent seuls la signature définitive. En décembre, M. d’Engeström, premier ministre, reçoit publiquement dans ses salons, pour lui procurer une conversation officieuse avec le prince royal, la comtesse d’Armfelt, femme de cet Armfelt partisan déclaré de l’ancienne dynastie, ennemi juré de la révolution de 1809, de la France, de ses principes, de Napoléon. Armfelt, aussitôt après l’élection de Bernadotte, avait cru que la Suède allait devenir l’alliée fidèle de Napoléon; né en Finlande, où il possédait de riches propriétés, il avait prêté serment au tsar; Bernadotte avait répondu à cette démonstration en le destituant de toutes ses charges et honneurs et en l’exilant, ainsi que la comtesse sa femme. Tous deux cependant s’étaient trop hâtés; quand Armfelt vit les avances mutuelles que se faisaient le prince et le tsar contre la France, quand Bernadotte comprit que les chefs du parti légitimiste étaient les soutiens naturels de l’influence absolutiste contre les hommes de 1809, qui formaient aussi le parti français, tous deux en même temps conçurent la pensée de se servir l’un de l’autre. Armfelt s’empressa de dresser un mémoire en vue d’une guerre contre la France.


« La Russie, écrit-il dans ce mémoire, a pour mission de sauver l’Europe. Il faut qu’elle signe au plus tôt la paix avec les Turcs, dût-elle rendre la Moldavie. Elle doit ménager l’Autriche. Elle ne doit pas négliger l’avantage qui lui est offert d’avoir à la tête de ses armées le prince royal de Suède, parce qu’on peut espérer beaucoup de son influence sur les régimens français. On souhaiterait même une entrevue sans étiquette entre sa majesté impériale et le prince royal, en vue d’un engagement réciproque fondé sur la parole que se donneraient réciproquement les deux princes, l’un de ne jamais chercher à reprendre la Finlande, l’autre de mettre la Norvège sous la domination suédoise. Il faut ménager le Danemark en lui cachant ce projet. Le moment venu, on lui proposera de prendre part à cette alliance et de céder la Norvège, la Russie s’engageant à lui donner un équivalent en Allemagne, il faut être d’accord sur tout cela avec l’Angleterre, qui fera une utile diversion sur les côtes de France. Il faut exciter un mouvement général contre les Français en Allemagne, encourager la résistance de l’Espagne, de l’Italie et de la Suisse. La guerre durera au moins trois années. Aussitôt prêts, il faut attaquer. Si l’on est forcé de se retirer, il faut ravager le pays. Une règle de prudence qu’on ne doit jamais oublier en combattant les Français, c’est d’éviter autant que possible les grandes batailles, et de n’en livrer qu’avec la certitude du triomphe. Napoléon ne prendra pas sur lui de traîner la guerre en longueur; son impatience lui fera commettre des fautes dont on pourra profiter. »


Cette pièce est importante, elle est inédite et, nous le croyons, inconnue en Suède. Fut-elle composée d’accord avec Bernadotte et à quel moment précis? On ne saurait le fixer. Ce qui est sûr, c’est que, dès le milieu de 1811, elle est entre les mains du ministre de France à Stockholm, qui en envoie des extraits dans sa dépêche du 26 juillet. On est porté à croire, d’après plusieurs indices, que le chevalier Schenbom, consul-général de Suède à Saint-Pétersbourg, n’y fût pas étranger. S’il était vrai qu’Armfelt, qui devint bientôt en effet le coopérateur de Bernadotte auprès d’Alexandre, obtint dès le milieu de 1811 l’assentiment du prince, on voit qu’il faudrait faire remonter jusqu’à la même époque la conception effective et complète de la politique de 1812. Le plan d’Armfelt en indique en effet tous les principaux points : la paix ménagée d’une part entre la porte et la Russie, d’autre part entre la Russie, la Suède et l’Angleterre, une sixième coalition préparée contre la France, la Finlande assurée à la Russie et la Norvège à la Suède, une étroite amitié ménagée particulièrement entre Alexandre et Bernadotte, les talens et l’expérience de celui-ci tournés contre nous. — Quoi qu’il en soit, quel ne fut pas l’étonnement de la haute société de Stockholm, des agens diplomatiques et particulièrement de l’agent français, lorsqu’on vit paraître dans le salon, ou, comme on disait, au cercle de Mme d’Engeström, pendant la soirée du 18 décembre 1811, la comtesse d’Armfelt, devenue dame d’honneur de la cour de Russie et décorée des portraits des deux impératrices, régnante et mère! Combien l’étonnement ne dut-il pas redoubler quand le prince royal entra lui-même, vint s’asseoir auprès de la comtesse, et lui parla longtemps avec une bienveillance flatteuse ! La comtesse allait partir pour Saint-Pétersbourg, et Bernadotte tenait à acquérir ou bien à raviver l’active coopération d’Armfelt, devenu le favori d’Alexandre.

L’invasion subite de la Poméranie suédoise par les troupes françaises au mois de janvier 1812, qu’elle voulût répondre ou non à ces dispositions hostiles, vint prouver à la Suède et à l’Europe qu’un accord entre Bernadotte et Napoléon était désormais impossible, et que, de l’une et de l’autre part, le temps des ménagemens était décidément passé.


II.

L’invasion de la Poméranie était une nouvelle faute, puisqu’elle humiliait Bernadotte et ne l’empêchait pas de nuire à la France. Son amour-propre blessé réveilla les dissentimens qui l’avaient plus d’une fois déjà éloigné de l’empereur. Le souvenir du 18 brumaire, auquel il avait prétendu s’opposer, celui des premiers succès de Bonaparte, dont il était l’aîné, et au génie duquel, sans le reconnaître volontiers, il avait dû se soumettre, un grand souci de sa propre gloire, un profond ressentiment de se savoir dédaigné, enfin quelques circonstances de famille, assure-t-on, contribuèrent à le pousser plus avant dans la route semée d’abîmes que les ennemis de la France ouvraient devant lui. La conduite passée de Napoléon lui offrait des armes ; il s’en saisit. « Adressez-vous à Alexandre, avait dit Napoléon aux envoyés de Charles XIII au lendemain de la perte de la Finlande ; il est grand et généreux ! » Bernadotte releva ces paroles imprudentes et amères ; c’est lui qui prit au mot Napoléon.

Le 4 février 1812, le comte Charles de Lowenhielm[19], adjudant-général en service auprès de Charles XIII, présenta au prince royal un rapport sur l’entrée des Français en Poméranie. Celui-ci, après l’avoir lu avec attention, se leva tout à coup : « On me jette le gant, dit-il ; je le ramasserai ! Monsieur le comte, j’ai besoin d’un envoyé particulier vers l’empereur Alexandre ; acceptez-vous cette mission ? » Le soir même, des instructions secrètes étaient écrites de la main de Bernadotte ; le 8, le comte Charles était en route. Il devait proposer une alliance offensive et défensive ; le tsar garantirait la réunion de la Norvège à la Suède ; en vue de cette réunion, il accorderait à la Suède un corps de quinze à vingt-cinq mille hommes. Ce corps auxiliaire serait joint à trente-cinq ou quarante mille Suédois pour une descente en Sélande, où l’on offrirait au roi de Danemark le choix entre l’abandon volontaire de la Norvège ou la guerre ouverte. S’il acceptait la première alternative et se joignait à la coalition, on s’engagerait à lui donner une compensation qu’on prendrait facilement sur le territoire envahi par les Français autour de l’Elbe, dans le voisinage du Danemark. — Au cas où l’empereur de Russie accepterait ces conditions, il devait envoyer à Stockholm un plénipotentiaire pour achever le traité après avoir fixé la part que prendrait la Suède à la guerre après la réunion de la Norvège. Une lettre du prince royal au tsar, jointe à ces instructions, lui recommandait d’ailleurs la plus grande hâte et lui vantait la magie du premier instant. Des conseils pour le cas d’une guerre défensive, si elle devenait subitement nécessaire, une offre de médiation pour amener la paix entre la Russie et la Porte, enfin le projet d’un rapprochement entre l’Angleterre, la Russie et la Suède, étaient les corollaires des premières propositions.

Alexandre, à l’arrivée du comte Charles, était plongé dans la plus profonde irrésolution. Les avis se partageaient parmi ses conseillers ; d’un côté, son ministre Romanzof, avec un parti considérable, se prononçait pour la paix avec la France ; de l’autre, un Armfelt, avec les principaux chefs de la noblesse et de l’armée, voulait la guerre acharnée contre Napoléon. Fallait-il préparer seulement la défense ou tenter une attaque ? fallait-il croire invincible le génie du conquérant et s’atteler à son char glorieux ? Le poids des résolutions prises à Stockholm décida de la réponse. Arrivé le 18 février à Saint-Pétersbourg, le comte Charles fut reçu le 20 par l’empereur Alexandre. Après la remise des lettres dont il était chargé et après les complimens d’usage, l’empereur lui-même aborda la principale question. « J’attache le plus grand prix, dit-il, à mes relations d’amitié avec la Suède, et je serais particulièrement charmé, dans les circonstances présentes, d’apprendre quelles sont les vues de son altesse royale. La Russie et la Suède, si longtemps ennemies, ont à présent les mêmes intérêts et ne doivent dorénavant ni se nuire ni se soupçonner même… Il faut ensevelir pour toujours le passé dans l’oubli ! La destinée des souverains est souvent, hélas ! défaire violence à leurs sentimens personnels pour n’écouter que la raison d’état. De malheureuses et regrettables circonstances m’ont amené à donner à mon empire une nouvelle frontière. Le mal est fait. La Russie a désormais une frontière naturelle ; il ne peut plus y avoir entre nous aucun sujet de division. » Alexandre s’interrompit un instant. « C’était évidemment, dit M. Bergman, l’émotion causée par de si tristes souvenirs qui troublait sa voix et voilait son regard. Son œil était humide, à ce bon prince, en prononçant cette oraison funèbre ! La vue seule des murs de ce cabinet suffisait à lui rappeler de douloureuses pensées. » Cela se comprend; c’était ce même cabinet où Alexandre, — le lecteur peut s’en souvenir, — avait dit au ministre de Suède quatre jours avant l’invasion de la Finlande : « Dieu m’est témoin que je ne désire pas un seul village dans les états de votre maître[20]. »

Quand il se fut un peu remis de son trouble, l’empereur demanda à M. de Löwenhielm ce que le prince royal pensait de la conjoncture présente. Le comte, invoquant dès l’exorde les souvenirs pathétiques, fit un court tableau de la situation déplorable de la Suède, entourée au sud et à l’ouest par des ennemis et exposée à leurs attaques du côté de la Norvège sur une ligne considérable qu’elle ne pouvait pas fortifier. L’avenir de la Suède, son présent même étaient sans aucune garantie, et le cabinet de Stockholm devait songer avant tout, lui aussi, à l’acquisition d’une frontière naturelle, à un agrandissement indispensable de son territoire... «Sire, dit-il, c’est la Norvège qu’il nous faut; pour nous point d’indépendance, point de sûreté sans elle. Votre majesté n’y verra que l’accroissement d’une puissance alliée dont les intérêts, dont les principes sont ceux qui vous animent. C’est d’ailleurs le seul moyen d’éteindre la haine nationale qui depuis des siècles divise la Russie et la Suède : nos intérêts et notre activité prendraient dorénavant une autre direction, et notre indépendance serait par là définitivement affermie. » Alexandre n’entendait pas se refuser à l’exécution d’un projet conçu par lui-même; abandonner le Danemark, tout à l’heure son allié, ne lui inspirait aucun scrupule. Toutefois, timide et incertain du succès au moment où la lutte devenait imminente, il craignait que la Suède ne l’abandonnât après avoir obtenu la Norvège : il aurait voulu faire de cette réunion la rémunération des services rendus à sa cause, et non pas la compensation des pertes naguère infligées par lui-même aux Suédois; mais le comte Charles, prémuni par Bernadotte, qui, sachant bien la faiblesse du tsar, avait prévu ses hésitations et lui rendait du reste ses défiances, tenait haut l’alliance de la Suède, et exigeait que l’entreprise commune contre le Danemark précédât toutes les autres opérations. C’était, disait-il, la meilleure diversion à tenter contre Napoléon en même temps que le plus sûr et le plus court moyen d’opérer la réunion projetée. Il y avait d’ailleurs avantage pour la Russie et pour les alliés à ce que le roi de Suède fût, dès le commencement de la guerre, le plus fort possible; son accroissement n’était que l’affaiblissement de l’ennemi et qu’une arme de plus entre les mains de la future coalition.

Alexandre parut céder enfin, entraîné par le désir d’acheter à tout prix l’utile coopération qui lui était offerte. « Eh bien donc! dit-il, je serai fort heureux de pouvoir mettre à profit, en cas de guerre, les conseils et l’expérience du prince royal. Je mettrai volontiers à sa disposition le nombre d’hommes nécessaire aux premières opérations. Je suis bien intimement convaincu du prix de sa coopération personnelle...» C’était ce qu’Alexandre avait déjà exprimé depuis longtemps au comte Stedingk : « Je ne vous demande ni vos flottes ni vos armées. La personne du prince royal et cinquante gardes-du-corps, voilà tout ce qu’il me faut. » Cela convenu, Alexandre passa au plan général d’opérations, et demanda au comte de Lövenhielm quelles étaient à ce propos les vues du prince. M. de Lövenhielm, fidèle à ses instructions, mettant toujours en compte la réunion de la Norvège avant toute intervention de la Suède dans la guerre continentale, répondit qu’une fois le Danemark réuni de gré ou de force aux confédérés, on pourrait, avec cent mille hommes qui, sous le commandement de Bernadotte, marcheraient sur Hambourg et l’Oder, couper les communications de l’armée française, peser sur la Prusse, rendre du cœur aux Allemands, et opérer de la sorte une importante diversion. Quant aux opérations particulières de l’armée russe, le comte suppliait le tsar, au nom du prince, de ne pas s’exposer, avant qu’on fût bien convenu d’un plan de campagne, aux dangers des grandes batailles, mais de s’efforcer plutôt d’attirer les Français dans l’intérieur du pays, et là de traîner la guerre en longueur, d’en faire une guerre nationale, d’oublier tout amour-propre militaire, de dévaster le pays sur les derrières de l’ennemi, d’inquiéter ses marches en jetant des troupes sur ses flancs, et surtout d’être attentif à surprendre ses convois, ses bagages, ses parcs d’artillerie, ses ambulances, son quartier-général enfin, éloigné souvent de quelques lieues des grands corps d’armée. Le comte insista ensuite sur l’absolue nécessité de conclure la paix entre la Russie et la Porte, et la médiation de la Suède fut acceptée.

Pour l’Autriche et la Prusse, on pensait bien que si l’étoile de Napoléon commençait seulement à pâlir, elles prétendraient à une neutralité qui les amènerait bientôt dans les rangs de la coalition. La Prusse en particulier, entièrement courbée sous le joug de Napoléon, préparait déjà cependant sa délivrance. On trouve dans les curieux Mémoires de Müffling[21] les détails les plus intéressans et les plus nouveaux sur la mission du général Knesebeck à Pétersbourg dès le mois de février 1812. On y voit que cet agent, que M. de Löwenhielm représente dans ses dépêches comme tout à fait résigné à la domination française, conduisait une double négociation, et que son véritable but n’était autre que d’indiquer au tsar les plus sûrs moyens de se défendre contre Napoléon et de préparer sa chute. Par lui, le roi de Prusse mandait à Alexandre « qu’il ne pouvait s’abstenir de déclarer la guerre à la Russie, mais que tout changerait bientôt. » Il ajoutait, à propos de la résistance que devait faire la Russie, des conseils de stratégie identiques à ceux que Bernadotte communiquait dans le même temps. Alexandre n’avait donc plus qu’à se laisser aller aux espérances nouvelles qu’on lui suggérait. Il donna au général Suchtelen les pouvoirs nécessaires pour ouvrir la négociation, et le traité avec la Suède fut signé le 24 mars. Les principales conditions posées dans cet acte bien connu répondaient aux vœux que nous venons de voir exprimés. Quatre articles séparés autorisaient la Suède à s’allier avec l’Angleterre et à lui ouvrir ses ports, à attirer cette puissance dans l’alliance commune, et rétablissaient les traités et usages de commerce qui étaient en vigueur avant la guerre entre la Russie et la Suède. Tout le traité dut rester entièrement secret ; Napoléon n’en eut qu’au mois d’août une connaissance probablement imparfaite. En janvier 1815, M. de Rumigny écrivait encore : « On fait ici grand secret des derniers traités avec la Russie. Je n’ai pu encore me les procurer. Un de ces traités est du 24 mars 1812… » Ce silence avait été commandé par Bernadotte ; tant que l’Angleterre ne s’était pas liée à sa cause, il en avait eu besoin pour ne pas être à la merci d’Alexandre, dont il redoutait la faiblesse, et pour mieux tromper Napoléon.

Ce dernier cependant, par un aveu plein de grandeur, reconnaissait enfin l’erreur qu’il avait commise en agrandissant la Russie et en négligeant la Suède. M. de Bassano, qui travailla fidèlement et sans relâche à réparer cette faute, obtint au commencement de 1812 que des offres fussent faites à Bernadotte. Le consul-général de Suède à Paris, Signeul, et la princesse royale, femme de Bernadotte, qui se trouvait en France, furent les intermédiaires de cette négociation.


« L’empereur va combattre, disait une note de M. de Bassano qui fut transmise par Signeul dans une lettre de la princesse, pour des intérêts qui, dans tous les temps, ont été ceux mêmes de la Suède. La Suède restera-t-elle indifférente aux événemens qui se préparent, ou bien voudra-t-elle y prendre part comme ennemie et renoncer ainsi pour jamais à reconquérir la Finlande ? Si le prince entend bien ses intérêts et ceux du peuple qu’il doit gouverner, sa majesté impériale consent à lui offrir son alliance et à lui garantir qu’elle ne fera pas la paix sans que la Finlande soit restituée à la Suède. Les seules conditions seraient que la Suède s’engageât à déclarer la guerre à la Russie aussitôt que la guerre serait déclarée entre la Russie et la France, à attaquer la Finlande avec trente mille hommes et à se mettre en état de guerre avec l’Angleterre aussitôt que les hostilités auraient commencé sur le continent… Sa majesté impériale ne peut donner de subsides en argent à la Suède, mais elle consent à recevoir à Lübeck et à Dantzig pour 20 millions de denrées, coloniales appartenant au gouvernement suédois. Aussitôt qu’elles seront arrivées dans ces ports, la Suède en réalisera la valeur, qui lui tiendra lieu de subsides… Sa majesté impériale ne fera point d’ailleurs difficulté de procurer à la Suède tous les avantages que la nation suédoise peut désirer. Les ports de France, de Mecklenbourg et de Prusse Seront ouverts à son commerce. »


Suivait un projet de traité en huit articles, le second garantissant la Finlande à la Suède, et le huitième comprenant cette puissance dans les traités de la France avec l’Autriche, la Prusse, les princes de la confédération germanique et la Porte.

Fier d’être courtisé, Bernadotte était, nous le savons, engagé désormais contre la France ; pour mieux perdre celui qui avait dédaigné d’être son allié et dont il voulut être le rival, il se fit une arme de la dissimulation. Il protesta, dans ses lettres à la princesse royale, de son désir a de ne point séparer les intérêts suédois de ceux de la France, pourvu que celle-ci voulût être juste envers un ancien membre de la grande famille, et de souscrire à tout ce qui porterait le caractère de la vérité et de la bonne foi ; » mais il représenta la difficulté d’opérer un débarquement en Finlande, le danger de voir ses communications interrompues par l’escadre anglaise toujours présente, enfin le défaut d’argent. « L’achat de 20 millions de denrées coloniales est illusoire, dit-il. Comment les Anglais laisseraient-ils paisiblement passer des vaisseaux sortant de ports ennemis pour se rendre dans des ports plus ennemis encore ? Si l’empereur avait voulu réellement nous favoriser, il nous aurait envoyé 20 millions, sauf à les lui rembourser après la réunion de la Finlande. »

Bernadotte n’acceptait donc pas le projet de traité ; il demandait à Napoléon des subsides effectifs et la Norvège, il offrait en même temps sa médiation entre la Russie et la France. Signeul revint de sa première mission en rapportant la fameuse lettre du 24 mars[22], qui engageait l’empereur à épargner le sang des hommes et lui offrait la médiation suédoise. Bernadotte l’avait fait lire à Signeul après l’avoir écrite : « Elle est belle et digne, mais froide, dit-il ; rien d’affectueux pour l’empereur, pas un mot des sentimens de votre altesse royale envers lui ! — Eh bien ! soit, reprit Bernadotte, on peut s’incliner devant la puissance, et si vous le croyez utile au succès de votre mission, je veux bien ajouter quelques lignes… Mais dépêchons, on m’attend au conseil !… » Et, pendant qu’il nouait sa cravate, debout devant un miroir, Bernadotte dicta à un secrétaire le dernier paragraphe : « Sire, un des momens les plus heureux que j’aie éprouvés depuis que j’ai quitté la France, c’est celui qui m’a procuré la certitude que votre majesté ne m’avait pas tout à fait oublié. Votre majesté a bien jugé mon cœur….. Sire ! je m’identifie encore avec cette belle France qui m’a vu naître,… etc. »

Signeul, de retour à Paris en avril, assurait que le prince royal était libre de tout engagement (on se rappelle cependant le traité du 24 mars avec la Russie), et ne faisait aucun doute que la concession de la Norvège et de subsides suffisans n’attachât irrévocablement la Suède à l’empereur. On le fit donc repartir avec de nouvelles offres, cette fois magnifiques, sans réserve, et qui ne laissaient plus aucun prétexte raisonnable de refus. L’empereur non-seulement renouvelait ses premières propositions, mais promettait à la Suède des subsides considérables et des agrandissemens de territoire inespérés. Retirer lui-même la Norvège au Danemark, il n’y pouvait pas consentir : c’eût été se parjurer envers un allié que sa fidélité et sa faiblesse devaient mettre également à l’abri d’une pareille injustice; c’eût été avilir sa politique. Napoléon se tenait d’ailleurs pour assuré que la nation suédoise souhaitait bien plus vivement la reprise de la Finlande que la réunion de la Norvège; il chargeait Signeul de transmettre à Bernadotte sa pensée à ce sujet en y ajoutant la simple expression de l’étonnement avec lequel il voyait un prince français, un prince allié de sa maison, sembler prendre à tâche d’éloigner de lui une brave et généreuse nation... Toutefois les vues exprimées par le prince seraient prises en considération. Si la Suède voulait se déclarer ouvertement contre l’Angleterre et attaquer la Russie avec quarante mille hommes au moment où l’empereur franchirait le Niémen, la Poméranie et la Finlande lui seraient rendues, — la Finlande avec ses anciennes limites, c’est-à-dire jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg; Napoléon offrait de plus le Mecklenbourg, Stettin et le territoire entre Stettin et Wolgast, c’est-à-dire tout un pays contigu au Danemark et pouvant lui être donné en dédommagement de la Norvège, si un arrangement à l’amiable survenait entre les deux pays. Il s’engageait encore à payer immédiatement à la Suède 6 millions de francs à titre de premiers subsides et 1 million par mois pendant la guerre, puis, pour indemniser Bernadotte des pertes qu’il avait faites personnellement en France, il lui rendrait en assignations sur le trésor la valeur de ses anciennes dotations. Tous ces avantages pouvaient représenter une somme de 30 millions, quand tout à l’heure Bernadotte n’en demandait que 20. Napoléon n’avait d’ailleurs pour ainsi dire pas limité, si ce n’est pour la Norvège, ses concessions : « Qu’on mette la carte sous les yeux du roi de Suède, avait-il dit, qu’il trace lui-même la frontière de ses états du côté de la Russie... Et qu’on lui dise bien que l’occasion qui s’offre aujourd’hui de rétablir la Suède avec son ancienne splendeur sur les ruines de son ennemie naturelle ne se représentera plus jamais! » Graves paroles, qui marquent en effet une des conjonctures les plus solennelles des temps modernes, une de celles qui ont décidé des destinées présentes de l’Europe! Mais une telle situation demandait, pour livrer tout ce qu’elle contenait d’ans son sein de glorieux germes pour l’avenir, l’accord et le concours de deux à mes également élevées, l’une aussi clairvoyante que l’autre au seuil d’un siècle nouveau, l’une aussi forte que l’autre à reconnaître une erreur et à vouloir la réparer, l’une aussi supérieure que l’autre aux petites passions et aux ressentimens.

Bernadotte refusa de croire aux offres de Napoléon. « M’aime-t-il plus que ses frères? répondit-il avec amertume à Signeul, qui lui apportait ces propositions. Il a détrôné Louis, parce qu’il ne voulait pas être son docile préfet. Demandez à Joseph et à Jérôme ce qu’est leur royauté. Mes pressentimens aussi bien que mes calculs me disent que Napoléon approche de sa chute, parce que son système a soulevé enfin les peuples et les rois. La crainte les retient encore, mais ils n’aspirent plus désormais qu’à la délivrance. » Et pour réponse définitive, il dicta cette fois l’incroyable note que voici :


« La cession de la Norvège en vertu d’un traité formel, voilà le seul témoignage qui puisse me convaincre que l’amitié qui m’est offerte par sa majesté impériale est sincère. Au même moment où la Suède obtiendra cette récompense pour son dévouement, on embrassera franchement ici la cause de l’empereur, et je deviendrai réellement son lieutenant dans le Nord. Les subsides qu’il me fournira pour exécuter ses plans lui seront restitués à la paix. Je ferai prendre à la nation suédoise à cet égard un engagement précis et solennel. Si l’empereur rejette ma proposition et refuse de reconnaître le système de neutralité que la Suède a choisi, la Norvège se donnera volontairement à nous. Toutes les mesures sont prises, elles ne sauraient échouer. Je déclarerai la Norvège indépendante; elle me donnera vingt mille soldats qui, avec mes Suédois, formeront une armée de cent cinquante mille hommes. En cas de guerre avec la France, je laisse quarante mille soldats pour défendre la Suède; avec les autres, j’irai partout où mon destin, où mon honneur m’appelle! Si la France est d’abord victorieuse de la Russie, Alexandre me rendra la Finlande, et, de concert avec les troupes de la Russie, avec celles que la Finlande pourra fournir, mon armée deviendra peut-être d’un certain poids dans la balance... Toutefois, bien qu’en pareil cas ce dût être pour moi un honneur de devenir le rival de l’empereur (Pompée lui-même, Pompée vaincu n’a pas acquis une médiocre gloire), je préférerai toujours le bonheur d’être son ami. »


Que de pièges dans ces paroles! On revenait sur la cession de la Norvège, parce qu’on savait bien que Napoléon ne l’accorderait pas, et qu’ainsi on l’amusait par de vaines négociations. On se vantait d’obtenir cette réunion du propre consentement des Norvégiens….. Il aurait fallu dire qu’on l’attendait du consentement de la Russie et de l’Angleterre. Quant aux sentimens personnels qui terminaient cette note, cette fiction d’une neutralité dérisoire et cette perspective d’une gloire pareille à celle de Pompée en rendaient à bon droit l’expression suspecte. La comparaison attentive des dates suffit d’ailleurs pour faire apprécier ici la politique de Bernadotte. Tout le temps que dura la négociation confiée à Signeul, c’est-à-dire de mars à juillet 1812, il l’employa avec une incroyable activité et dans un étonnant mystère, dévoilé d’aujourd’hui seulement, à conjurer l’Europe avec lui.

Il fallait avant tout, pour sauvegarder la Russie, accumuler tous les dangers sur les deux ailes de l’armée française, si elle osait entreprendre une expédition contre l’empire des tsars. Bernadotte se chargeait d’inquiéter la droite; mais l’aile gauche pouvait devenir fort redoutable dans le cas où la guerre entre la Russie et la Porte donnerait à la France les Turcs pour alliés. Persuadé par les instances du prince royal, Alexandre accepta la médiation suédoise. Des instructions nouvelles envoyées au représentant de la Suède et au ministre de Russie auprès du divan ménagèrent la paix de Bucharest (28 mai 1812). Tout à coup cependant, la paix étant résolue, on apprend que le sultan refuse de la ratifier. Les progrès de l’armée française ont si subitement relevé notre influence à Constantinople, que les signataires du traité ont été mis à mort. Bernadotte avait prévu de pareilles difficultés; il avait dès avril confié une mission secrète au général suédois Tavast, dont la vigilance active, ne faisant pas défaut dans cette critique conjoncture, rétablit tout ce qui avait été ébranlé. De concert avec les agens de la Russie et de l’Angleterre, il parvint à persuader au sultan, — suivant les instructions données par Bernadotte lui-même, — que les différends soulevés entre la France et la Russie pourraient aisément se concilier, et qu’alors Napoléon le sacrifierait, comme il l’avait déjà fait à Erfurt. L’asservissement de la Croatie, de la Dalmatie et des îles Ioniennes, les immenses préparatifs de guerre que Napoléon avait faits dans ces contrées ne trahissaient-ils pas ses projets sur la Turquie? — Ces paroles firent impression sur Mahmoud. Il était entouré d’une aristocratie militaire qui demandait avec acharnement la guerre contre la France. Il voyait surtout avec étonnement la Suède, sa plus ancienne alliée, abandonner le parti français au moment où elle avait pour chef un prince français. Tout cela bouleversa ses idées; il ne résista plus.

Pendant le même temps se négociait sous les yeux mêmes et sous la direction de Bernadotte le rapprochement avec l’Angleterre. L’agent anglais, Thornton, voyageant sous un faux nom et se donnant pour négociant américain, afin d’échapper aux espions de la France, était venu en Suède dès le commencement d’avril, et le prince royal l’avait mis en rapport avec Suchtelen. Après beaucoup de débats dont la cause principale était la défiance de l’Angleterre, qui n’osait ou ne pouvait croire à la conversion de Bernadotte, la paix fut enfin signée le 18 juillet entre l’Angleterre d’un côté, la Suède et la Russie de l’autre. Ces traités ne renfermaient encore aucune condition relative à la guerre contre Napoléon ni à la réunion de la Norvège. Il n’était question que du rétablissement des relations amicales entre les trois cabinets sur le pied des anciens traités et de garanties mutuelles d’indépendance. Toutefois l’Angleterre promettait à la Suède, dans un article secret, des subsides, des fournitures de guerre et des vivres pour une valeur d’environ 700,000 liv. sterling; la Russie, de son côté, s’engageait à envoyer dans les ports d’Angleterre toute sa flotte, composée de dix-huit vaisseaux de ligne et de douze frégates.

Nous avons dit que la Prusse, contrainte de marcher avec Napoléon, s’entendait secrètement dès le mois de février avec la Russie. Voici une nouvelle preuve du désir qu’elle avait de se ranger avec nos ennemis. Au mois de juillet, le colonel prussien Gneisenau vint à Stockholm. Il quittait sa patrie, asservie à Napoléon, et se rendait en Angleterre pour chercher un appui ou quelque sûre alliance. A peine débarqué, il envoya secrètement au prince royal une lettre remplie de protestations d’amitié du roi son maître. Le roi l’avait chargé « de remercier Bernadotte des sympathies qu’il avait exprimées à son égard, et il regrettait profondément que les complications actuelles ne lui eussent pas permis de consacrer par d’autres liens encore sa vive amitié et sa reconnaissance. » De telles paroles devaient flatter et séduire Bernadotte, qui eut avec l’exilé prussien plusieurs entrevues où furent sans doute fixées les bases de la future paix de Kalish, signée entre la Russie et la Prusse au commencement de 1813.

En même temps enfin, Bernadotte entretenait des relations avec les Bourbons eux-mêmes, bien que sa position dût être singulièrement glissante et difficile entre la pitié dédaigneuse que lui inspirait leur espoir d’une restauration et le désir ardent de rattacher aux vieilles souches sa dynastie naissante. Il comptait se servir de leur amitié, mais non devenir lui-même leur instrument. Le récit de M. Bergman nous apprend à quelle occasion ces relations s’engagèrent. Le dimanche 18 mai, on apprit tout à coup au château de Stockholm qu’un des chambellans du roi de Suède venait d’amener de Carlscrona, où il avait été arrêté, un voyageur inconnu, un Français, qu’on avait pris pour un espion chargé de quelque mauvaise entreprise. « Je parie, s’écrie la reine, que c’est un envoyé de Buonaparte qui vient pour mettre le feu à la flotte ! » Une lettre adressée par l’inconnu au prince royal tira bientôt la cour de son incertitude :


« Je suis, disait cette lettre, Alexis de Noailles, un des compatriotes de votre altesse royale avant que la Providence vous eût si honorablement appelé à gouverner la Suède. J’ai refusé de servir Bonaparte, et sous amie prétextée on m’a poursuivi de menaces incessantes. Fouché m’a laissé libre; Savary m’a de nouveau persécuté. Après avoir résidé cinq ans en Suisse, je me suis enfin résolu à passer en Angleterre pour déposer mon hommage aux pieds de mon roi; mais ce voyage a rencontré tant de difficultés, que pour échapper à la police française, j’ai dû prendre vingt noms différens et me donner pour Suisse de naissance. Arrivé à Carlscrona, j’ai commencé par dissimuler vis-à-vis du préfet de la province, me contentant de me faire connaître en secret au consul d’Angleterre... Je suis maintenant à la disposition de votre altesse royale. Mon admiration pour tout ce qu’elle a fait déjà en faveur de. la nation suédoise et de la cause commune me fera accepter avec plaisir tout ce qu’elle ordonnera de moi. Je me suis découvert au premier ordre de votre altesse. Je suis trop accoutumé aux sacrifices pour oser me plaindre, et un gentilhomme doit s’exposer à mille dangers plutôt que d’encourir le moindre soupçon déshonorant... »


Introduit devant Bernadotte, l’exilé lui. exposa qu’il était parvenu à convaincre la cour de Vienne que Napoléon était son ennemi comme celui de toutes les anciennes dynasties, et que la paix était impossible en Europe sans un nouvel ordre de choses en France. Il assura qu’un parti nombreux, en France même, désirait le rétablissement des Bourbons, et il confirma cette vue par de curieux détails sur les intentions secrètes de certains cabinets. Bernadotte, en qui ces paroles soulevaient beaucoup de sentimens contraires, lui répondit qu’il honorait son dévouement et son courage, — que, dans le cas où de prochaines vicissitudes deviendraient favorables aux Bourbons, dans le cas où la nation française les rappellerait, il ne se reconnaîtrait pas le droit, quant à lui, d’agir à l’encontre. Il le priait d’exprimer ces sentimens au comte de Lille, mais il ne lui dissimulait pas qu’il voyait pour cette cause peu de motifs certains d’espérance. Ce qu’il y avait de peu encourageant dans ces paroles fut toutefois corrigé par les assurances que les confidens du prince royal donnèrent au vicomte de Noailles concernant l’activité secrète de Bernadotte et le progrès de la coalition, et dès l’arrivée du vicomte auprès de ses maîtres, la petite cour d’Hartwell compta le prince, sinon pour un des siens, au moins pour un adversaire, le plus acharné peut-être, de l’ennemi commun.

Qu’on ajoute à ces divers témoignages les correspondances de Bernadotte avec les insurgés d’Espagne et de Portugal, avec Moreau, qui se préparait à venir combattre Napoléon sous ses drapeaux, avec les émigrés, qui débarquaient en grand nombre à Gothenbourg, et l’on se convaincra qu’au moment où il feignait encore de négocier avec nous, Bernadotte avait fait du cabinet suédois le centre de toutes les intrigues anti-françaises, le refuge de tous les ennemis de Napoléon. On pouvait voir réunis, en mai 1812, autour de lui, avec le prince d’Orange, dans la petite ville d’OErebro, où se tenait la diète, des Russes, comme Pozzo di Borgo, Czernitchef et Suchtelen; des Anglais, lord Cathcart, l’amiral Bentinck, le général Hope; des Autrichiens, les comtes Wallmoden et Neipperg; des Prussiens, comme Gneisenau et Dorenberg; enfin des Français, comme le comte de Nouilles, qu’allait rejoindre bientôt Mme de Staël. Ce n’était pas un médiocre plaisir, on peut le croire, pour l’ancien sergent du régiment de Royal-Marine de se voir transformé en Agamemnon, pour le fondateur d’une nouvelle dynastie de voir à sa cour les représentans de toutes les anciennes familles de rois. Chaque offre nouvelle qu’il recevait de Napoléon ou bien d’une des puissances alliées ajoutait plus de valeur à sa coopération et autorisait de sa part des prétentions plus élevées. Aussi voit-on, pendant la négociation de Signeul, son attitude envers Napoléon se modifier, à son insu peut-être, et malgré le voile dont il veut se couvrir. En avril, il accueille les propositions de l’empereur et parlemente pour gagner du temps, car l’Angleterre n’a pas encore accédé au traité de Saint-Pétersbourg. En mai, cette convention est signée, et la mission secrète du général Tavast a procuré la paix de Bucharest entre la Russie et la Turquie: bien que le cabinet de Londres n’ait pas encore fait son traité particulier et n’ait pas encore formellement garanti la Norvège, Bernadotte est sûr de ce prochain succès : il lève la tête. Cette dernière négociation s’achève enfin le 18 juillet; il ne se contraint plus, et répond au silence méprisant par lequel Napoléon a puni la note dictée à Signeul en publiant une protestation contre l’occupation de la Poméranie, une déclaration de neutralité armée, et une ordonnance qui ouvre les ports de la Suède à toutes les nations.

Ainsi, tant qu’a duré la négociation de Signeul, Bernadotte s’est appliqué à fortifier, à élargir les bases de son alliance avec l’Angleterre et la Russie. Il l’a fait, disions-nous, dans le plus profond mystère. Chose incroyable! Napoléon était partout trompé. On le voit, en mars, choisir, pour aller auprès d’Alexandre combattre la mission du comte de Löwenhielm, ce Czernitchef qui l’a déjà si effrontément trahi. Signeul lui-même n’est autre que l’ancien jacobin détesté de Napoléon, et qu’il a fait sortir de France en 1811. A la fin de cette année 1811, Signeul conseille au prince royal de Suède « l’expectative d’abord, puis, au moment décisif, une alliance avec l’Europe contre l’ambition et le machiavélisme de l’empereur. — Je connais ses ruses, dit-il à cette époque; ne vous fiez jamais aux propositions qui noms viendront de sa part. Il faut se conduire envers lui comme fait l’homme prudent envers son ennemi. » Voilà le négociateur qui s’est offert à Napoléon, et qu’il a agréé ! Comment concevoir que Napoléon n’ait appris qu’en août le traité du 24 mars entre la Suède et la Russie, traité confirmé par la convention de Vilna du 15 juin? Excepté les agens de l’Angleterre et de la Russie, tout le monde fut trompé par les perfides apparences et par les témoignages contraires à la vérité que multiplia et fit accepter le cabinet suédois. Quelques citations de nos dépêches ne laisseront aucun doute sur ce point. « Le prince royal a dit au ministre d’Autriche avec solennité qu’il n’y avait encore rien d’arrêté avec l’Angleterre, que la Russie lui donnait la Finlande, mais qu’il refuserait, à moins que la France ne le forçât à l’accepter... Quant à une coopération avec les Russes dans la guerre qui se prépare, il a dit qu’elle n’était jamais entrée dans ses plans, et qu’il avait fait déclarer à l’empereur Alexandre qu’il ne devait compter sur aucun appui de la Suède, à moins que Napoléon ne portât ses armes victorieuses au-delà de Vilna. » (Dépêche de M. de Cabre, chargé d’affaires de France, datée du 6 avril 1812.) — « Suchtelen commence à renoncer à l’espoir d’entraîner la Suède à des mesures offensives contre la France... Je suis bien sûr qu’il n’a rien offert de positif, et qu’il s’en est tenu aux espérances et aux flagorneries... » (Id., 4 avril 1812.) « La Suède n’a encore rien conclu contre la France avec la Russie. » (Dépêche de M. de Tarrach, ministre de Prusse, du 12 mai.) — Enfin M. d’Engeström lui-même, le premier ministre du cabinet suédois, ose écrire (dépêche de M. de Cabre, 6 août), dans une missive à M. d’Ohsson, chargé d’affaires de Suède à Paris, que « le roi de Suède est inviolablement attaché au système de sa majesté l’empereur des Français. » Il écrit cela au mois d’août, au lendemain de la ligue offensive conclue, par les soins de Bernadotte, entre l’Angleterre, la Suède et la Russie, après la paix de Bucharest, signée par son active, quoique secrète médiation, après l’alliance formée par ses conseils entre la Russie et les Espagnols, insurgés au nom de Ferdinand VII !

Les moins trompés ne furent pas les Suédois eux-mêmes. Ils furent les premiers que Bernadotte dut vaincre avant d’arriver jusqu’à Napoléon. C’est ici un point important qu’il est nécessaire de bien établir. Nous l’avons dit, l’élection de Bernadotte n’avait été de la part des Suédois qu’un hommage à l’empereur des Français, et sans l’espoir d’obtenir son alliance, le prince de Ponte-Corvo n’aurait pas obtenu de cette nation une seule voix. Combattre la Russie de concert avec les Français, venger la perte de la Finlande et réparer ce déplorable démembrement de leur patrie, voilà quelle était l’unique pensée des Suédois. Bernadotte au contraire, aussitôt élu, imagina et voulut imposer une tout autre politique. Il est vrai que le commerce suédois aspirait à être soulagé des pertes que lui infligeait le blocus continental, mais il redoutait bien davantage la perspective d’une rupture avec la France. Il est bien vrai que le nouveau prince royal rencontra dès son arrivée les scrupules de quelques hommes éminens autour de Charles XIII, qui se montraient jaloux de l’indépendance de leur pays, et se souciaient peu de devenir, disaient-ils, des préfets ou des officiers français. Leurs craintes étaient-elles excessives, étaient-elles conformes aux futurs intérêts de la Suède? Peu importe; ce qui est sûr, c’est que ces personnes-là formaient une imperceptible minorité qui, malgré la valeur morale de ses membres, ne représentait pas l’opinion publique. Le roi lui-même, le vieux et faible Charles XIII, ne se rappelait pas sans fierté qu’il avait combattu les Russes avec gloire à la tête des flottes de son frère Gustave III, et il ne s’accoutuma que bien difficilement plus tard à une alliance avec l’ennemi héréditaire de la Suède. M. d’Engeström, premier ministre, conserva toujours, tout en devenant l’instrument de la politique de 1812, sa vieille haine contre la Russie. Les chefs de l’armée humiliés de la perte de la Finlande, les hommes qui avaient fait la révolution de 1809 parce que Gustave IV s’obstinait à lutter contre Napoléon, les diplomates suédois qui avaient dû négocier et signer les derniers traités consacrant la ruine de la Suède, ne pouvaient concevoir que le maréchal de France, le prince parent de Napoléon, qu’ils avaient choisi pour les venger, tournât justement leurs armes contre la France qu’ils aimaient, contre Napoléon qu’ils admiraient. Bernadotte y joua sa couronne; le général Tibell, un des plus chauds partisans de la France, vint en octobre 1811 à Paris, résolu à combattre le système que Bernadotte voulait faire triompher et à le contraindre de rester dans l’alliance française. Fort de l’opinion publique, chaque jour plus prononcée à Stockholm, fort de l’appui d’un certain nombre de ses compatriotes présens à Paris et du représentant même de la Suède auprès du cabinet des Tuileries, il fut bien accueilli de M. de Bassano, qui aurait voulu seconder ses efforts, et obtint une audience de l’empereur. Malheureusement, nous l’avons dit, l’empereur dédaignait trop et Bernadotte et ce qu’il pouvait entreprendre. Il ne mit pas à profit les offres de dévouement qui lui étaient faites avec tant de persistance. Les instigations suédoises ne furent pas étrangères, il est vrai, à l’occupation de la Poméranie, mais ce fut tout ce qu’on tenta. Napoléon était convaincu que cela suffirait pour faire taire Bernadotte; il pensait d’ailleurs que la nation ne le suivrait pas : « Qu’ont à faire les Suédois, disait-il, avec un homme qui viole ses sermons? » Il eut tort; l’occupation de la Poméranie, en humiliant Bernadotte, ne fit que l’exciter dans son ressentiment; il n’hésita pas à engager la lutte, il l’accepta d’abord contre ses propres sujets, et il en sortit vainqueur.

Il s’agissait avant tout pour Bernadotte de convaincre les hommes influens soit sur la diète, soit sur l’armée. Le prince comptait beaucoup en de telles entreprises sur cette faconde méridionale dont nous avons déjà cité un curieux exemple, et qui dut dans les premiers temps paraître si étrange aux Suédois. Un jour du mois de septembre 1811, il fit venir pour une pareille épreuve, au château de Drottningholm, les généraux Adlercreutz, Skioldebrand et Sandels. Le premier était le héros de 1809, le second avait chaudement appuyé la candidature de Bernadotte en promettant à ses adversaires qu’il reprendrait la Finlande (on se rappelle sa devise après le traité de Frederikshamn : exoriare...), le troisième enfin était l’habile homme de guerre qui dans cette malheureuse campagne de Finlande avait ménagé à l’armée suédoise une glorieuse retraite, et que Runeberg a chanté. On comprend que ces trois hommes devaient être les adversaires naturels de la politique qu’on proposait à la Suède. Quand ils furent réunis, Bernadotte prit la parole, non sans un certain air théâtral, et soutint dans une longue harangue, digne d’une plus nombreuse assemblée, que Napoléon était un tyran qu’on devait renverser, si l’on voulait sauver la paix du monde, et que ceux-là étaient singulièrement aveugles qui n’apercevaient pas cette absolue nécessité. Napoléon avait refusé nettement, disait-il, de se prêter à la réunion de la Norvège, et c’était une grossière contradiction d’espérer quelque chose de lui, quand on ne voulait ni ne pouvait obéir au système continental. — Pour attirer la Suède dans la guerre contre la Russie, il offrait de rendre la Finlande; mais c’était, suivant l’orateur, un dangereux piège : tout effort tenté vers ce but n’aboutirait qu’à envelopper le pays dans des guerres interminables avec la Russie, qui n’abandonnerait jamais ses prétentions sur cette province...


« Quels seraient d’ailleurs pour nous les profits de son amitié? Appelez-vous un profit d’aller verser le sang de vos fils pour des intérêts qui ne sont pas les vôtres, d’être gouvernés despotiquement par une puissance étrangers, de voir vos ressources détruites, votre dignité nationale offensée, vos souvenirs, vos espérances devenus le jouet d’un maître? Nous laisserons-nous abuser par ses paroles astucieuses? Non, jurons devant Dieu et devant les ombres des grands Gustaves de transmettre à nos fils l’héritage de liberté que nous avons reçu! Que l’usurpateur de l’Europe recule devant notre inébranlable volonté de conserver notre indépendance et nos lois, et que l’humiliante résolution qu’il a cru pouvoir arracher à notre faiblesse (la déclaration de guerre contre les Anglais) lui soit renvoyée avec les mêmes qui se brisent contre les rochers du Nord !... »


Quand le prince eut achevé, Skioldebrand se leva. Né en Afrique d’un père suédois et d’une mère anglaise, Skioldebrand unissait à la franchise une simplicité noble, de l’éloquence et du feu. Il dit hardiment que si l’alliance avec Napoléon devait entraîner l’asservissement de la Suède, ce joug cesserait du moins à la mort de celui qui seul était capable de l’imposer, que l’oppression de la Russie au contraire serait beaucoup plus durable et d’ailleurs plus avilissante. — Adlercreutz parla après lui. Il aurait voulu, disait-il, garder le silence, parce que, né Finnois, son jugement pouvait ne pas paraître impartial. Puisqu’on l’interrogeait directement, il était d’avis que la possession de la Finlande était indispensable pour la Suède, dont l’indépendance no saurait avoir aucune meilleure garantie. Il ajouta que la rupture entre la Russie et la France serait une admirable occasion de reconquérir cette province, et que jamais la Suède n’en retrouverait une pareille… — Bernadotte, qui n’avait écouté qu’avec une impatience mal contenue le premier orateur, ne se contint plus en entendant celui-ci. « Quoi ! s’écria-t-il en l’interrompant, cette Finlande n’a-t-elle pas été au contraire l’éternelle pomme de discorde entre la Russie et la Suède, et ne vous a-t-elle pas entraînés dans toutes les guerres qui ont ruiné votre pays ? Ne savez-vous donc rien de tout cela ?… » À mesure qu’il parlait, le prince s’échauffait davantage ; tout à coup il se précipita, le bras levé, vers Adlercreutz, qui, sans donner la réplique, se détourna et sortit. — Ainsi fut rompue, un peu brusquement, la scène de la délibération. La réconciliation avec Adlercreutz ne fut jamais, à vrai dire, très intime ; mais enfin il était avec Sandels et Skiöldebrand aux côtés du prince à Leipzig et pendant toute la campagne d’Allemagne. Bernadotte les avait finalement rangés à son avis.

Restait la diète suédoise, fort ardente aussi contre les Russes, et dont il fallait vaincre les répugnances. C’était une diète extraordinaire, que le gouvernement avait dû convoquer en avril pour obtenir les fonds nécessaires à la défense militaire du pays pendant la grande lutte qu’on pouvait prévoir entre la France et la Russie. Les députés des quatre ordres ne contestaient pas la nécessité de se tenir prêts à sauvegarder la dignité de la Suède, ou même à profiter des circonstances ; mais ils ne connaissaient pas le traité conclu par Bernadotte sans leur assentiment avec les Russes pendant le mois précédent, et ils comptaient bien au contraire faire cause commune avec la France. Quel fut donc leur étonnement, lorsqu’ils entendirent le discours du trône formuler une sorte de menace contre Napoléon ! « Je vous ai convoqués, disait le roi, dans un moment où de grands événemens extérieurs paraissent préparer de nouveaux malheurs à l’Europe. Affranchie par sa position de la triste obligation d’obéir à une direction étrangère qui pourrait ne pas être d’accord avec ses véritables intérêts, la Suède a tout à espérer de sa parfaite union, de sa bravoure et de son calme, tout à perdre si elle s’abandonne aux divisions intérieures et à des craintes déraisonnables. » Ce fut le 13 mai seulement que le gouvernement communiqua au comité secret nommé par la diète un rapport sur la politique extérieure. Ce rapport insistait sur les violences qu’on reprochait à Napoléon, et sur la nécessité absolue d’y répondre par une attitude ferme et hardie. Il instruisait ensuite les membres du comité des négociations déjà entamées pour une alliance avec la Russie et l’acquisition de la Norvège. Cette communication devait rester secrète; mais soit par suite de quelques indiscrétions, soit que l’empressement du prince royal à maîtriser l’opinion fût devenu facile à pénétrer, le bruit se répandit bientôt que le gouvernement, en cas de guerre européenne, était résolu à prendre parti contre la France, et cette nouvelle fut accueillie partout avec stupéfaction. Bernadotte s’attendait à cette surprise; il redoubla d’activité, multiplia ces entretiens particuliers par lesquels il se flattait, non sans raison, d’étonner et d’éblouir, ne négligea ni scènes à éclat ni coups de théâtre, fit venir devant Charles XIII les principaux membres des états, et leur déclara qu’il voyait croître la désunion parmi les différens ordres de la diète, qu’il saurait bien distinguer les fauteurs de ces divisions, et que l’intérêt de l’état, dans le péril actuel, exigeait absolument un accord parfait des chambres avec le gouvernement. Pour aider à accomplir cette unanimité si désirable, il pressa la diète de voter en toute hâte la loi sur la liberté de la presse, qui introduisait la censure. Tenant d’une main cette arme, de l’autre organisant une presse toute mercenaire et docile, Bernadotte subjugua l’opinion publique et l’entraîna avec lui.

Toute soumise que la nation dût paraître après qu’on lui eut fait accepter les premières maximes de la politique de 1812, on peut cependant affirmer que, si Bernadotte ne lui avait mis sur les yeux un bien épais bandeau, elle ne l’aurait pas suivi dans toutes ses combinaisons et dans tous ses calculs, par exemple lors de la fameuse entrevue d’Abo.

On sait avec quelle rapidité fut poussée l’expédition de Russie, commencée trop tardivement il est vrai. Le Niémen était franchi le 25 juin, Vilna occupée trois jours après, Witepsk le 28 juillet, Smolensk le 17 août. Alexandre tremblait, non sans raison. Il n’avait d’abord que cent quarante mille hommes contre les quatre cent mille que Napoléon avait jetés au-delà du Niémen. Un désordre inoui régnait dans son quartier-général depuis l’ouverture des hostilités. Personne pour commander, pas un chef assez respecté pour imposer sa volonté aux autres par la supériorité des vues ou la fermeté des résolutions; chacun des nombreux généraux qui entouraient l’empereur apportait son avis, dicté par les circonstances, et prétendait le faire seul valoir. Le prince royal de Suède avait bien donné quelques conseils qui suffisaient, l’expérience le prouva, pour préparer notre perte; mais, fidèle à sa politique impénétrable, il espérait peut-être encore, l’Angleterre ne s’étant pas liée irrévocablement à lui, se ménager une issue pour rejoindre en tout cas la fortune. Alexandre ne lui laissa pas cette liberté; l’occasion était trop précieuse d’attacher au service de sa cause et de mettre à la tête des armées russes un des plus habiles lieutenans de Napoléon, afin de tourner contre son ennemi ses propres armes. Bernadotte fut instamment pressé de consentir à une entrevue; après plusieurs refus, il y consentit. Alexandre comptait séduire, Bernadotte voulait dominer. Alexandre supporta donc toutes les hauteurs; à ce prix, il n’y eut pas de choc entre les deux souverains, mais Alexandre obtint ce qu’il voulut de Bernadotte, pour qui en définitive ne fut point le profit. La ville d’Abo, en Finlande, avait été désignée pour l’entrevue. Déjà une frégate russe était prête à recevoir Bernadotte, quand il déclara qu’il voulait faire la traversée sous pavillon suédois. Le ministre russe lui représenta que cela ferait perdre du temps, et il ajouta avec intention que l’empereur son maître attendait à Abo... — Eh bien! monsieur, s’écria Bernadotte en se levant tout à coup et en portant la main à son épée, l’empereur attendra ! Celui qui sait gagner des batailles peut bien se regarder comme l’égal des rois! — Alexandre attendit en effet, il attendit cinq jours, pendant lesquels on le vit silencieux et inquiet, se laisser aller sans défense à un profond abattement, tant il comptait peu vaincre Napoléon, sinon par Napoléon lui-même. L’arrivée du prince mit un terme à son anxiété, il ordonna qu’on le reçût avec les plus grands honneurs, fit la première visite, et affecta pendant les conférences, qui durèrent trois jours, la même franchise et les mêmes caresses qu’il avait prodiguées jadis à Erfurt; Abo ne devait pas en effet lui devenir moins propice.

Dès le premier entretien, le tsar ne dissimula pas ses craintes, il est même à croire qu’il assombrit à dessein les couleurs et s’effaça pour que le prince royal prît toute sa lumière et son relief; c’était connaître son homme, bien plus capable de ruse que de réserve et de possession de soi-même. Il lui dit qu’il voyait bien ses dangers, qu’il connaissait l’étoile de son ennemi, qu’il tremblait déjà d’être refoulé jusqu’en Asie, et qu’il songeait à préparer une abdication... — Quelques phrases analogues suffirent pour lancer Bernadotte dans une de ces harangues fantasques qui tant de fois le livrèrent sans beaucoup de défense aux récriminations diplomatiques. Prenant en pitié les terreurs pusillanimes, il se mit à démontrer que les plus grandes victoires de Napoléon avaient été décidées par la timidité de ses ennemis. A Austerlitz, à Wagram, assurait-il, l’empereur n’avait absolument dû son salut qu’au peu de persévérance des alliés. Pour en venir à la guerre actuelle, quel n’était pas son aveuglement! Insensible aux vœux de la Pologne, il se précipitait vers les bords du Dniester, s’enfonçait, comme cherchant le suicide, dans ces immenses solitudes à cinq cents milles de ses frontières, méprisant tous les indices, ne tenant compte ni du caractère de ses ennemis, ni de l’impatience et de la lassitude de l’Europe, ni du temps, de l’espace, du climat. On pouvait aisément profiter de ses fautes. Il fallait organiser des corps d’armée chargés de détruire toutes ses ressources en le combattant à la manière des anciens Parthes et des Scythes; il fallait soulever partout une résistance nationale, une guerre de fanatisme et de dévastation ! À ces conditions, et en n’admettant aucune paix avant que Napoléon ne fût rejeté sur la rive gauche du Rhin, on verrait le fragile édifice de sa puissance s’écrouler plus rapidement qu’il n’avait grandi. Napoléon, si brillant et si hardi pour l’attaque, se montrerait incapable d’effectuer une retraite de huit jours, et une défaite devait être indubitablement le signal de sa ruine. — On pourrait d’ailleurs servir Alexandre par une audacieuse diversion... Si Napoléon venait à menacer réellement Saint-Pétersbourg, Bernadotte lui-même se chargerait, avec ses Suédois, de faire une descente sur les côtes de Bretagne et de marcher droit sur Paris. Une adresse aux Français, au nom de la liberté, précéderait l’armée d’expédition, réveillerait de leur long silence le parti constitutionnel et même le parti républicain, et ce brusque réveil bouleverserait la France. La signature de Charles-Jean et celle de Moreau donneraient une physionomie française à l’entreprise. Pendant ce temps-là, on fermerait à Napoléon le passage de la Bérésina, et infailliblement on s’emparerait de sa personne; tout au moins répandrait-on la nouvelle de sa mort, qui suffirait pour qu’une fraction importante du sénat, Talleyrand et Fouché en tête, ne se fît pas scrupule de le déposer... La révolution était vaincue, mais elle n’était pas morte; elle vivait encore dans les souvenirs et dans les cœurs de toute une génération... « On peut bien dévaster la terre, on peut la remuer dans tous les sens, mais il y a quelque chose qu’on ne change pas, c’est le cœur humain; il porte en soi l’instinct de la liberté... Napoléon n’est que le général en chef de l’armée française, il n’en est pas le maître absolu; le soldat français ne connaît que son drapeau... L’Italie et l’Allemagne sont remplies de sociétés secrètes; vous en entendrez bientôt parler... Tous les amis de la liberté me tendront la main, et la suite de tout cela en France, ce sera une monarchie constitutionnelle, une république, qui sait[23] ?... »

Ce qui sait? introduit de la sorte dans cette péroraison jacobine, fixa l’attention d’Alexandre, à qui d’ailleurs l’idée d’une diversion au cœur même de la France semblait admirable. « Il vous faut, pensez-vous, deux cent mille hommes, dit-il; je vous en donne quatre cent mille pour cette expédition, et je verrai avec plaisir les destinées de la France entre vos mains. » Bernadotte répondit qu’il n’avait pas jeté les yeux sur le trône de France, que ce ne serait pas avec une armée russe et comme lieutenant du tsar qu’il penserait réussir, et qu’il lui faudrait deux cent mille hommes réellement à lui. — Quelle que fût sa pensée secrète, il est certain qu’il fit à Alexandre toutes les concessions que le tsar parut désirer. Il lui avait d’abord demandé pour prix d’une diversion contre l’aile gauche des Français, s’ils menaçaient Saint-Pétersbourg, de lui remettre la Finlande en gage jusqu’à ce que la Suède eut acquis la Norvège; mais Alexandre se bouchait les oreilles toutes les fois qu’il entendait parler de la Finlande. Bernadotte rabattit ses prétentions au pays compris entre le Kemi et le Kalix, pays suédois d’origine, et que les négociateurs russes, lors de la malheureuse paix de Frederikshamn, avaient fait comprendre dans la Finlande; Alexandre resta sourd. Il demanda au moins les Aland; mais croyait-il donc qu’Alexandre y eût construit des fortifications déjà redoutables pour qu’elles devinssent un boulevard suédois? Au moins fallait-il que la Russie accordât des subsides; c’était le grand mot dans les feintes négociations avec la France : « Nous sommes pauvres, il nous faut de l’argent. » Bernadotte en demanda instamment à Alexandre, et n’en obtint pas; on lui permit seulement de faire un emprunt de 1,500,000 roubles, dont les trois quarts furent payables en grains et farine, et avec des conditions de remboursement sévères et minutieuses.

En somme, dans les vastes plans de démembrement et de partage que projetèrent à Abo les futurs vainqueurs, on ne voit pas que les avantages fussent pour Bernadotte en rapport avec ceux qu’il offrait lui-même à la Russie. La Suède devait acquérir, outre la Norvège, les îles danoises de Sélande et de Bornholm; on donnerait en compensation au Danemark Brème, Verden, Lübeck, Hambourg et une partie du Mecklenbourg. On marierait le prince Oscar à la plus jeune princesse danoise, et un traité de famille unirait les trois branches holsteinoises qui étaient en possession des trônes du Nord, Suède, Danemark et Russie. L’intercession de la Russie procurerait à la Suède l’alliance, les garanties et s’il était possible les subsides de l’Angleterre. — Voilà uniquement de quels profits il était présentement question pour Bernadotte. — En revanche il devait, — retardant l’expédition contre le Danemark, par laquelle cependant il avait espéré s’assurer la Norvège, et qu’il avait paru longtemps décidé à faire accepter avant toute autre opération militaire, — faire une descente en Allemagne et coopérer activement à la guerre contre la France; il garantissait à la Russie tout le grand-duché de Varsovie, tel qu’il avait été constitué en 1807, c’est-à-dire tout le pays du Niémen à la Vistule et à l’Oder, Varsovie, Cracovie, Thorn et le grand-duché de Posen. Non content d’avoir ménagé la paix de Bucharest, qui avait donné aux Russes la Bessarabie et un tiers de la Moldavie, il assurait encore à Alexandre la possession de la Galicie et de la Prusse orientale; on indemniserait l’Autriche en Italie et la Prusse en Allemagne par la concession de la Poméranie et l’appoint de quelque autre province dont on lui ferait un royaume de Franconie. — En d’autres termes, la Russie aurait transporté ses frontières aux portes de Berlin, de Vienne et de Constantinople. Un traité de famille lui aurait livré la Suède, la Norvège et le Danemark; l’Angleterre, dont on invoquait déjà la coopération et qui se faisait promettre une station sur le Sund (la ville de Kronborg), était liée au moins pour un temps, et... qui sait? la France serait peut-être bientôt gouvernée par un allié, par un ami dévoué du tsar. La complicité des gouvernemens insurrectionnels de Portugal et d’Espagne, celle de l’Autriche et de la Prusse, déjà connue et récompensée à l’avance, semblaient assurer plus solidement encore un infaillible succès... Rien plus, Bernadotte en vint à proposer qu’à défaut de l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie mît sur sa tête la couronne germanique[24] ! Sans doute le prince royal, prenant à son compte les ressentimens qu’il supposait à la Suède, prétendait par Abo venger Erfurt. Soit; mais à tous ces jeux la Russie profitait.

Ce n’est pas dans des rapports sans autorité ou dans de vagues récits que nous puisons ces détails, c’est dans les papiers revus, sinon dictés par Bernadotte, que M. Bergman a publiés, papiers désignés par le prince lui-même pour servir à son histoire, et qui y seront utiles en effet. Toutefois nous devons ajouter que cette révision projetée de la carte d’Europe ne prit pas entre les deux souverains la forme plus précise d’un traité ou d’une convention politique. Les seules conditions stipulées par la convention additionnelle au traité de Saint-Pétersbourg, qui fut signée des comtes Löwenhielm et Romanzof le 30 août 1812, et dont quelques-unes, celle de l’emprunt russe par exemple, ont été ignorées jusqu’à ce jour, sont les suivantes :


« Article 1er . Le corps auxiliaire promis par la Russie à la Suède par le traité de Pétersbourg sera porté au nombre de trente-cinq mille hommes, dont vingt-cinq mille devront débarquer sur la côte de Scanie à la fin de septembre, et le reste à la fin de novembre 1812. — Art. 2. Le commandement des troupes auxiliaires russes, leur entretien et leur transport seront réglés selon les dispositions prises dans le traité de Pétersbourg et la convention de Vilna. — Art. 3. Dès que les vingt-cinq mille Russes dont il est question dans l’article 1er seront débarqués en Scanie, le roi de Suède s’engage à commencer immédiatement les opérations contre les îles danoises, comme il a été fixé dans ledit traité et ladite convention. — Art. 4. dans le cas ou le roi de Danemark ne se déciderait pas à céder volontairement la Norvège et à joindre ses forces à l’armée suédo-russe pour opérer en commun, et où conséquemment on se verrait obligé d’attaquer l’île de Sélande, le tsar, instruit du vœu du gouvernement anglais qu’on n’entreprenne rien de ce côté sans un accord complet des trois puissances, transmet au roi de Suède, à la condition de faire cause commune avec l’Angleterre, les prétentions sur cette ile qui viendraient à lui échoir par droit de conquête. Le tsar se réserve seulement de garantir les conventions qui pourraient survenir à cet égard entre l’Angleterre et la Suède. — Art. 5. Dans le cas où, par suite des opérations militaires, le tsar réussirait, lors des négociations, à reculer les frontières de la Russie jusqu’à la Vistule, la Suède y donne son consentement, et garantit à la Russie cette nouvelle limité en remercîment de la promesse du tsar concernant l’île de Sélande, et comme une juste récompense de ses efforts contre l’ennemi commun. — Art. 6. Pour ce qui regarde les opérations de la division suédo-russe en Allemagne ou partout ailleurs, les dispositions y relatives dans le traité de Pétersbourg et la convention de Vilna sont confirmées. — Art. 7. En témoignage de l’amitié personnelle du tsar pour le prince royal de Suède et de son loyal désir de servir les intérêts de son allié, le tsar s’engage à soutenir la Suède par un prêt de 1,500,000 roubles, et il dépendra de sa majesté impériale de payer le tout ou partie de ladite somme en argent ou en blés et farine. Le roi de Suède s’engage formellement à la rembourser dans l’espace de seize mois, après la réunion de la Norvège à la Suède. — Art. 8. Toutes les dispositions du traité de Pétersbourg et de la convention de Vilna qui ne sont pas changées ou modifiées par la présente convention sont expressément renouvelées et confirmées. — Art. 9. Les deux parties contractantes s’efforceront d’amener le gouvernement anglais à reconnaître ledit traité, ainsi que la réunion de la Norvège à la Suède. »


Voilà, nous le répétons, les seules conventions politiques qui furent arrêtées à Abo entre Bernadotte et Alexandre. Elles ne furent pas exécutées ponctuellement. Le cabinet de Londres, dont le plénipotentiaire, lord Cathcart, avait suivi Bernadotte en Finlande, retenu par la crainte de l’opposition, qui voyait avec déplaisir une entreprise aussi étrangère au but commun que celle de la réunion de la Norvège à la Suède, n’avait pas voulu l’autoriser formellement et ne le fit qu’en mars 1813; il avait seulement accordé un second subside de 500,000 livres sterling (12,500,000 francs). Ce refus d’un côté, de l’autre l’embarras très réel d’Alexandre, sérieusement menacé par les armées françaises, déterminèrent Bernadotte à ne rien entreprendre immédiatement pour la réunion de la Norvège, mais à laisser d’abord les trente-cinq mille Paisses à la disposition du tsar; envoyé en toute hâte au général Witgenstein sur la Dvina, ce secours, comme chacun sait, empêcha notre armée du nord de prendre Saint-Pétersbourg. En attendant, Bernadotte continuait ses préparatifs militaires, inquiétant ainsi le Danemark, nous obligeant à laisser dans l’Allemagne du nord un corps considérable pour protéger notre allié, et amortissant par là l’effort de la grande armée. Ce n’était pourtant là que les premières opérations de Bernadotte, qui n’était pas même encore en hostilités ouvertes contre la France. Que serait-ce donc plus tard? Quels succès Alexandre ne devait-il pas se promettre d’un homme de guerre instruit à si bonne école et si complètement dévoué aux ennemis de son ancien maître!

L’expression anticipée de la reconnaissance de l’empereur Alexandre amena le dernier épisode des conférences d’Abo, le traité de famille, qui devint l’objet d’un article séparé et secret ajouté à la convention du 30 août. — Le tsar n’oubliait pas qu’un des soucis les plus constans du prince royal devait être de prévenir tous les dangers qui pourraient menacer sa dynastie naissante; il savait d’ailleurs que les partis n’étaient pas étouffés en Suède, que l’Angleterre et lui-même avaient facilement donné à Bernadotte des inquiétudes en paraissant disposés à prêter quelque appui au roi détrôné ou bien à son fils. Ce fut donc de sa part une manœuvre habile de parler au prince avec un sympathique intérêt de l’avenir de sa famille et des moyens les plus efficaces pour le fonder solidement. Bernadotte courut de lui-même à l’amorce. «Votre majesté, dit-il, est maîtresse du plus puissant empire du monde, forte de droits que les siècles ont consacrés ainsi que de l’amour de ses peuples, votre majesté n’a qu’à vouloir et qu’à persévérer dans sa volonté pour sortir victorieuse de la lutte qui est engagée et rendre la liberté à l’Europe. Combien différente est ma situation! Je ne suis qu’un prince de bivouac, jeté par un heureux sort sur les marches d’un trône. Un temps viendra où, l’Europe étant revenue à ses anciens rapports, un mouvement de réaction pourra bien envelopper et troubler la Suède... Une seule chose me rassure : votre majesté a daigné accepter mon alliance et mon épée, et elle a déclaré qu’elle regarderait toujours mes ennemis comme les siens propres. Je lui serai, pour ma part, complétement dévoué; j’élèverai mon fils dans les mêmes sentimens; la Suède ne cessera jamais d’être votre plus fidèle alliée; ses armes, ses hommages et ses vœux vous appartiennent pour toujours! » Alexandre répondit à ce serment de foi et hommage en offrant de joindre, en sa qualité de chef de la maison de Holstein, son adoption à celle du roi Charles XIII; mais à cette adoption publique, qui pouvait indisposer les Suédois, Bernadotte préféra l’article secret que voici : « Les deux hautes parties contractanctes, voulant, d’un commun accord, donner à la présente alliance le caractère et la force d’un pacte de famille, s’engagent réciproquement, au cas qu’une puissance quelconque cherchât à troubler la sûreté et la tranquillité de la Suède et de la Russie, à se prêter, afin de réprimer ces projets hostiles, les secours qui pourraient être nécessaires, et qui n’excéderont jamais le nombre de douze à quinze mille hommes.

« Cet article séparé et secret aura la même force que s’il était inséré, mot a mot, dans la convention additionnelle, et sera signé en même temps. »


Bernadotte était satisfait; il tenait sa principale, sa plus chère récompense. Vienne maintenant une restauration des vieilles monarchie : la sienne, entée sur le tronc russe, se confond avec lui. Même, à y bien regarder, sa dynastie sera deux et trois fois légitime. Adopté comme successeur et comme fils par le roi frère de Gustave III, allié par un pacte de famille à l’empereur de Russie, chef de la maison de Holstein, élu du suffrage populaire, rien ne lui manquera aux yeux de l’absolutisme ou de la démocratie. C’était en vue de ce dernier résultat qu’il avait tout fait. Il avait prévu la chute de Napoléon qu’il allait préparer de sa main, et il prétendait se tenir prêt pour tous les profits et contre tous les revers. — Voilà donc où aboutissent les négociations et les intrigues de plus de deux années : à des traités secrets, à un pacte de famille plus secret encore, à des transactions dans lesquelles la nation n’intervient pas. La nation avait inutilement témoigné sa répugnance pour une alliance avec la Russie : le traité du 24 mars et la convention du 15 juin avaient été signés à son insu. Charles XIII lui-même s’était affligé à l’avance de l’entrevue d’Abo; M. d’Engeström avait refusé d’y suivre le prince, parce qu’il ne voulait pas recevoir de décorations russes; un autre ministre avait, à la fin de la diète, donné sa démission après des scènes violentes; les chefs de la noblesse, les principaux membres des autres ordres avaient fait des représentations énergiques; tout cela n’avait servi de rien. La nation était désormais engagée. La politique de 1812 était fondée.

Le mystère qui couvrit aux yeux de tous, aux yeux de la Suède comme à ceux des gouvernemens étrangers, cette dernière négociation, est chose curieuse ; il atteste combien la ruse était nécessaire en présence des soupçons de l’opinion publique, et dut demander une incroyable adresse. Les dépêches en offrent de bien singuliers témoignages. Toutes les légations y sont trompées cette fois encore. « Les demandes que le prince royal adresse à la Russie, dit M. de Cabre dans une dépêche du 28 août, sont si exagérées qu’on peut lui supposer le désir d’être refusé. On l’a entendu dire l’autre jour : — Comme l’empereur me traite, lui que j’ai tant aimé et que j’aime encore! Il me prend une province, 150 bâtimens sans m’honorer d’un mot!.. . Au point où en sont les choses, reprend M. de Cabre, si sa majesté impériale condescendait à se prononcer, il est indubitable que le prince s’en tiendrait à la neutralité avec l’Angleterre et la Russie... Il est triste, abattu, il rencontre des obstacles dans la conduite des affaires; les conseillers d’état, ses ministres, la noblesse, les négocians, tous blâment le but qu’on suppose à ses préparatifs de guerre et sa conduite envers la France. » M. de Cabre écrit ainsi le 18 septembre, après tous les actes de l’entrevue d’Abo, qu’il ignore! Il apprend quelque temps après le premier article de la convention du 30 août, sans être informé que Bernadotte a renoncé au secours immédiat des 35,000 Russes qu’on lui avait promis, et il écrit le 22 septembre : « Les Russes qui devaient venir en Scanie n’arrivent point. Le prince disait hier : Si ces drôles-là ne viennent pas d’ici à quelques jours, je ne suis plus engagé à rien, et je me tournerai contre la Norvège ou contre Sélande. » Mais quoi ! Bernadotte ne savait-il donc pas bien ce qu’étaient devenus ces auxiliaires? — « Le prince, écrit M. de Cabre le 26 septembre, a dit à M. Fournier : Quoi qu’il arrive, j’aurai une partie de la Finlande... Au point où en sont les choses, que l’empereur me donne la Norvège, et il peut encore disposer de moi; mais il m’a humilié en me prenant la Poméranie sans aucun ménagement, je ne puis m’y soumettre. Obtenez un arrangement quelconque qui efface aux yeux des Suédois l’affront que j’ai reçu; il sera facile à l’empereur d’indemniser le Danemark... »

Dirons-nous cette fois encore, dans notre désir d’être impartial, que ces dernières affirmations pouvaient être sincères, ou bien que Napoléon devait prendre au mot Bernadotte, sincère ou non? Ce serait être dupe. Bernadotte pouvait-il effacer, quand il l’aurait voulu, le mal qu’il avait déjà fait: les résolutions d’Alexandre, d’abord si vacillantes, affermies; l’ennemi informé à l’avance des manœuvres ordinaires de la tactique napoléonienne, fort de toute l’expérience d’un général français, d’une connaissance intime des qualités et des défauts de nos soldats : de leur ardeur, qu’on essaiera d’amortir en faisant traîner la guerre; de leur impétuosité, à laquelle on tendra des pièges en leur présentant vainement des batailles; de leur soif de gloire, à laquelle on opposera, suivant la recommandation expresse de Bernadotte, une abdication complète de tout amour-propre militaire? La paix de Bucharest une fois signée, grâce à la seule intervention suédoise, et Wittgenstein fortifié par le seul fait de Bernadotte, Pétersbourg était sauvé et notre retraite coupée; tout le mal était fait. Bernadotte dissimulait lorsqu’il parlait encore après cela de réconciliation, d’affection pour la France et de dévouement à Napoléon; il poussait même la dissimulation jusqu’aux dernières limites d’une politique froidement perfide et sourde à quelques-uns des sentimens les plus sacrés de l’humanité. Entre la France et lui, la lutte n’était plus égale, les armes n’étaient plus les mêmes.

On sait la fin de ce triste drame. Nous n’aurons pas besoin de suivre Bernadotte jusque dans la plaine de Leipzig et jusque dans Paris, où il osa rentrer. Il suffit à notre sujet d’avoir montré comment s’est fondée l’alliance de 1810 entre la Suède et la Russie. En premier lieu, nous avons recueilli le solennel témoignage de l’histoire, recommandant à la France de ne pas dédaigner, entre les peuples secondaires dont sa politique doit ménageries affections, les peuples du Nord, si bien placés pour exercer une utile influence dans la question orientale, et si intéressés eux-mêmes à intervenir dans ce grand débat. Nous avons en second lieu prouvé, de telle façon qu’on ne puisse plus employer à propos de Bernadotte l’argument contraire, que l’alliance avec la Russie s’est faite en 1812 malgré la nation suédoise, en dépit de ses vœux hautement prononcés, et à peu près à son insu. — Mais qu’importe, diront les défenseurs de cette politique, si Bernadotte a eu raison malgré la Suède, qui ne comprenait pas alors ses propres intérêts? Qu’importe, si Bernadotte, comme nous le soutenons, a su lui tout seul revendiquer l’indépendance de la Suède, assurer son repos, et, nouveau Gustave-Adolphe, procurer l’affranchissement de l’Europe entière? Le sacrifice de ses premières affections et l’aveuglement passager des Suédois, aujourd’hui reconnaissans, ne font que grandir sa gloire. — L’objection peut sembler sérieuse, mais elle ne résistera pas, si nous démontrons que la politique de Bernadotte n’a produit pour l’Europe et la Suède elle-même qu’humiliations et périls. Les sympathies des Suédois pour la cause occidentale en 1855 sont absolument identiques à leurs sympathies pour la France en 1812, et bien rarement il arrive que les instincts des peuples soient longtemps contraires à leurs véritables intérêts. Nous verrons d’ailleurs de quelle manière la Russie a payé sa dette à Bernadotte, si l’annexion de la Norvège a compensé la perte de la Finlande, si la Suède a maintenant plus d’indépendance et de dignité dans ses rapports avec l’Europe; nous verrons enfin qui des deux joueurs fut le plus rusé, et lequel profita réellement à ce jeu terrible de la guerre et de la diplomatie !


A. GEFFROY.

  1. Voyez les livraisons du 15 février, du 1er juillet et du 15 septembre 1855.
  2. Bien que le cabinet de Stockholm soit resté neutre jusqu’à ce jour, on sait quels échos la prise de Sébastopol et le bombardement de Svéaborg ont rencontrés en Suède.
  3. Il se trouve tout au long dans l’Histoire de Charles XIV, par M. Touchard-Lafosse, tome II, p. 293.
  4. On a fait remarquer d’ailleurs avec raison que ce pacte de famille n’est qu’un appendice de l’acte du 30 août 1812, lequel n’est qu’une convention additionnelle du traité de Pétersbourg du 24 mars de la même année. Or ce dernier traité n’est conclu que pour huit armées, l’article 17 le dit formellement ; par conséquent l’article secret concernant le pacte de famille n’a pu avoir de valeur que pendant le même délai. — Les mesures sévères que Bernadotte prit en décembre 1812 pour empêcher toute communication avec la famille déchue prouvent une fois de plus de quelles craintes il était alors préoccupé.
  5. Dépêche chiffrée de M. Désaugiers, 20 mai 1810.
  6. Le curieux entretien du 25 octobre 1810 entre Napoléon et M. de Lagerbielke a été souvent reproduit d’après la dépêche suédoise imprimée à Stockholm; on le trouve aux archives des affaires étrangères à Paris rédigé un peu différemment de la main même le M. de Champagny.
  7. Dépêche de M. Alquier, 18 janvier 1811.
  8. Dépêche du 25 février 1811.
  9. Dépêche du 18 janvier 1811.
  10. Dépêche du 7 février 1811.
  11. Dépêche chiffrée du 19 mars.
  12. Dépêche du 5 janvier 1811.
  13. Dépêche du 30 mars 1811.
  14. Dépêche du 17 avril.
  15. Dépêche du 17 avril.
  16. Dépêches au comte Goltz.
  17. Dépêche du 13 juin.
  18. « On répète ici que l’Angleterre a pressé Gustave IV de s’emparer de la Sélande et lui a offert même de céder Copenhague à une garnison suédoise au moment où cette capitale serait évacuée par les Anglais. » Dépêche de M. Alquier, 7 février 1811.
  19. Frère du comte Gustave de Lœwenhielm, actuellement ministre de Suède à Paris. C’est le comte Gustave qui, député vers Napoléon la veille de Wagram, avait recueilli des lèvres même de l’empereur les célèbres paroles que nous venons de citer.
  20. Voyez le second article de cette série dans la Revue du 1er juillet 1855, p. 158.
  21. Aus meinem Leben, Berlin 1851.
  22. Voyez toutes les histoires de Bernadotte et le recueil de ses lettres.
  23. M. Bergman donne dans son livre tous es curieux entretiens, d’après les papiers le Bernadotte. Rien de plus authentique.
  24. Mémoire manuscrit parmi les dépêches de février 1813 aux affaires étrangères.