Des Fées et de leur Littérature en France

Des Fées et de leur Littérature en France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 648-675).
DES FÉES
ET
DE LEUR LITTERATURE EN FRANCE

Contes de Perrault, avec les illustrations de Gustave Doré; 1 vol. grand in-folio. Paris, Hetzel et Didot, 1862.

La vie de l’imagination a ses tristesses, ses amertumes et ses déceptions, comme celle du cœur ou celle de l’âme, car chacune de nos facultés est un centre d’une vie particulière où se passent des aventures, des révolutions, des catastrophes qui restent pour ainsi dire inconnues aux autres régions de nous-mêmes, absolument comme dans un grand empire les péripéties souvent pleines d’intérêt de tel village ou de telle sous-préfecture restent inconnues à la capitale. Qui a vécu de la vie de l’imagination et n’a pas connu les douleurs singulières dont je parle? Tristesses de sylphe qui a trouvé flétrie la fleur où il comptait s’abriter, désespoir de gnome qui a trouvé fermées les portes de la mine dont il aimait à contempler les splendeurs, embarras d’enchanteur qui perd subitement la mémoire des formules magiques qui devaient lui ouvrir le monde des merveilles. C’est un dur moment pour l’Ariel qui est en nous que celui où il reconnaît que tel amour capricieux qui faisait délicieusement frémir ses ailes les laisse maintenant sans voluptueux frisson, que telle incantation dont la musique l’enivrait laisse maintenant sa voix languissante, et que sa lointaine Bermude ne lui fournit plus la même provision de rosée qu’autrefois. Pour les génies aussi il est dangereux de ne pas se contenter du souvenir, de repasser par les sentiers parcourus jadis, de rechercher les traces des êtres aimés, de vouloir retrouver la réalité passée dans la réalité présente. Combien de fois il arrive au trop curieux Ariel d’être puni de cette expérience impie par quelque déception cruelle ! C’est en vain qu’il voudrait ressaisir cette vie enchantée dont il avait joui; la haie derrière laquelle il aimait à se blottir est effondrée et ne pourrait cacher le plus petit lutin, la source dans laquelle il se baignait est tarie, et le jardin dont il avait respiré si souvent les roses ne produit plus que les fleurs de la solitude et les herbes de l’abandon. Voilà votre histoire à beaucoup d’entre vous, vieux poèmes dont nous avons raffolé, vieux contes qui nous avez autrefois enrichis de vos merveilles, vieilles poésies qui nous avez prodigué des voluptés qui semblaient intarissables. C’est une grande tristesse souvent que de vous revoir après des années de séparation, et souvent aussi une grande imprudence. Mieux vaudrait rester avec le souvenir que vous nous avez laissé, et qui témoigne que vous avez possédé au moins pendant une heure le don des enchantemens. Voilà votre histoire surtout, vieilles lectures d’enfance faites avec une si crédule confiance, une imagination si pleine de bonne foi, avec un cœur tout frémissant de cette curiosité peureuse qui n’a de comparable que la pudeur ardente et craintive de la vierge à son premier amour.

Ainsi donc Ariel lui-même a ses mécomptes, ses désillusions et ses amers regrets. Hélas! oui. Lui aussi, il doit acquérir la sagesse au prix de ses larmes et la dure expérience aux dépens de son cœur capricieux. C’est ainsi qu’il arrive à conquérir la brillante liberté de son vol, qu’il déjoue les formules de servitude de tous les Prosperos d’occasion et de hasard à la merci desquels il a si longtemps vécu, qu’il arrive à n’être plus dupe de tous les sorciers qui, sous prétexte qu’ils savent épeler quelques phrases faciles du grimoire de l’art, réclament tyranniquement ses services. Comptez par exemple de combien d’admirations refroidies, d’affections mal placées, d’égaremens et d’emportemens aussi sincères que peu justifiés, d’enthousiasmes en disproportion avec l’œuvre qui les inspirait, se composent cette sûreté de goût et cette rectitude d’imagination qui distinguent le véritable connaisseur de bonne littérature.

Douce sagesse, direz-vous, que celle qui est achetée au prix de blessures aussi légères et aussi charmantes! Pas toujours. L’être imaginatif qui est en nous souffre autrement que l’être passionné ou l’être religieux: mais il souffre vraiment, et pour ma part je ne connais rien de plus irritant que le dépit ne laissent certains mécomptes de l’imagination. Ces douleurs sont d’un genre si particulier, qu’il est difficile de les faire comprendre à qui ne les a pas éprouvées: j’essaierai néanmoins d’en donner un exemple. Pendant des années, le plus brillant souvenir que nous eussions conservé de nos lectures d’enfance était celui d’un conte de fées dont nous avions oublié le nom, l’auteur et même le sujet. Tout ce que nous en pouvions dire, c’est qu’il nous avait fait éprouver des émotions qu’aucun autre conte ne nous avait données, des émotions d’un genre grave, dramatique, pleines d’une poésie sombre et presque religieuse. C’était une féerie qui avait intéressé non-seulement notre imagination, mais notre conscience d’enfant. La scène, autant que nous pouvions nous en souvenir, se passait dans une île de cristal, transparent royaume qui ne permettait à ses habitans de cacher aucune de leurs actions. Il y avait là un jeune prince que poursuivaient des bruits de trompettes plus formidables que ceux des trompettes du jugement dernier et un glas de cloches sonné par des mains invisibles sur toute l’étendue du royaume. Imaginez les cérémonies lugubres de l’excommunication accomplies dans le pays des fées, et vous aurez une idée de l’impression que nous avait laissée ce conte inconnu. Comme le son de ces cloches, doublé par la sonorité de l’île de cristal, retentissait douloureusement dans le cœur! comme ces éclats de trompette pénétraient cruellement dans l’âme en déchirant l’ouïe et en bouleversant la pensée! Combien de fois nous avions désiré retrouver ce conte dont nous avions perdu les traces, qui faisait date dans nos souvenirs, et qui restait indissolublement lié pour nous à cet éveil de la vie morale où l’âme, encore tout emmaillottée des langes de l’instinct et doucement engourdie du sommeil de la chrysalide humaine, commence à rêver confusément qu’il y a plus de choses dans le monde que les yeux ne lui en présentent! Enfin, après bien des recherches infructueuses, un hasard malencontreux nous fait mettre la main sur un petit volume de chétive apparence. déception! l’auteur était l’innocent et emphatique Ducray-Duminil, et le conte était une des platitudes morales les plus insupportables qui se puissent imaginer. Que n’aurions-nous pas donné pour que le hasard eût continué à dérouter nos recherches! car ce qui était détruit à jamais pour nous, ce n’était pas la valeur littéraire de ce conte, c’était la valeur morale d’un souvenir qui désormais n’avait plus pour nous aucun charme. À cette place où s’élevait autrefois dans notre mémoire un palais enchanté, il n’y a plus rien qu’un sable aride. Voilà les blessures d’Ariel et les mécomptes qui l’attendent lorsqu’il veut revoir les lieux où sa vie s’écoula autrefois.

C’est cependant à un de ces mécomptes que je me suis exposé volontairement. J’ai profité du prétexte que me fournissait l’édition splendide des contes de Perrault qu’un éditeur hardi, associé à un brillant artiste, a offerte en étrennes au public français, pour relire les vieux contes qui enchantent tour à tour depuis deux siècles chaque nouvelle génération. J’ai voulu repasser par les sentiers de l’enfance et savoir si je pourrais être ému encore de ce qui m’avait ému autrefois. Averti comme je l’étais par l’expérience, je n’ai pas accompli ce projet téméraire sans beaucoup d’hésitation. A l’exception des personnages des contes de Perrault qui, ayant acquis droit de cité dans le royaume de l’art, méritent qu’on renouvelle de loin en loin connaissance avec eux, nous n’avions plus revu aucun des personnages de ces vieilles histoires. Était-il bien prudent de chercher à les revoir, et n’allions-nous pas les trouver bien déchus? Les vrais habitans du pays réel des fées avec lesquels les lectures des grands poètes nous ont familiarisés ne les feraient-ils pas apparaître bien chétifs et bien pâles’? Quoi! relire les aventures de Serpentin-Vert et du Nain-Jaune, lorsque nous avons connu familièrement Puck et Caliban? rendre visite à la bonne Chatte-Blanche, lorsque nous avons rêvé dans les palais d’Oberon et de Titania? écouter les leçons morales de tous ces princes discrets, patiens, avenans, lorsque nous avons vu à l’œuvre les vertueux chevaliers de Spenser? prêter l’oreille à toutes ces histoires de dragons volans et de meubles enchantés, lorsque nous avons monté l’hippogriffe d’Astolphe et bu dans la coupe que ne voulut pas vider Renaud? Les œuvres des grands poètes, voilà les véritables royaumes de la féerie, dont ces vieux contes ne sont que les vestibules et les chambres de nourrice. Ces œuvres modestes nous ont préparés à comprendre les splendeurs que le génie humain devait nous présenter plus tard : ils ont aidé ainsi à notre éducation morale, et grâces leur en soient rendues; mais quel plaisir le rose-croix pourrait-il prendre à recommencer pour son propre compte les épreuves de l’initiation?

Était-il même bien nécessaire d’évoquer le souvenir des grandes œuvres de l’imagination humaine? Le souvenir des contes et des légendes d’origine étrangère ne suffirait-il pas à lui seul pour rabaisser dans notre esprit le mérite de nos pauvres contes d’origine française? Qu’est-ce, je vous prie, que les apothéoses théâtrales et les flammes de Bengale de nos histoires de fées à côté des splendeurs de tous ces contes allemands, bohèmes, serbes, russes, orientaux, dont les érudits et les curieux de notre époque chercheuse ont ébloui les yeux des lecteurs contemporains? Combien pâles et insignifiantes sont toutes les aventures des princes et des chevaliers de la féerie française à côté des aventures d’Egbert à la blonde chevelure et du loyal Eckart! Et que sont nos aimables princesses, amantes fidèles des oiseaux bleus et des serpentins verts, à côté de Melechsala la Musulmane ou de Libussa la Bohémienne? Remarquez aussi cette différence essentielle, et qui est toute au désavantage des contes français : lorsque vous lisez les contes allemands, à quelque âge que vous soyez arrivé, vous y prenez le même plaisir que l’enfant. L’auteur semble avoir cru que l’enfant se conservait dans l’homme, et que pour le voir apparaître il suffisait de prononcer à tout âge le Sésame, ouvre-toi des jeunes années. Au contraire, les conteurs français semblent croire que l’enfant est effacé par l’homme, et que ce qui convient à l’un ne saurait convenir à l’autre. Aussi leurs prestiges vous laisseront-ils froid si vous avez dépassé cet âge bienheureux de l’enfance, car vous vous apercevrez bientôt que c’est à lui qu’ils s’adressent exclusivement. Les portes des royaumes merveilleux se ferment sans retour pour le Français dès qu’il est arrivé à l’adolescence. Les contes étrangers sont des œuvres d’art et de poésie, les contes français sont presque toujours des œuvres d’éducation. Comment donc trouver du charme à des œuvres qui depuis longtemps ne sont plus faites pour vous! Autant vaudrait essayer si vous pourriez entrer dans votre habit de première communion, ou si vos pantalons de la dixième année vous iraient encore.

Toutes ces réflexions étaient si justes et ces appréhensions étaient si bien fondées, que nous devons avouer qu’ayant persisté, en dépit de nos pressentimens, à repasser encore une fois cette vieille littérature de notre enfance, nous n’avons pas retrouvé ces voluptés d’imagination que nous aurions certainement goûtées si le conteur, au lieu de s’appeler Mme d’Aulnoy, Mme Leprince-Beaumont, ou même Charles Perrault, s’était appelé Tieck ou Musœus. Le pouvoir magique de la plupart d’entre eux s’était bien décidément évanoui avec les années, et cependant notre témérité n’a pas été punie comme on pourrait le penser. Nous n’avons pas trouvé dans ces vieux contes ce que nous y cherchions, mais nous y avons trouvé autre chose. A la place du plaisir tout poétique et tout Imaginatif que nous attendions, nous avons rencontré un plaisir d’un ordre tout moral et tout humain, et si nous avons rarement aperçu les visages des fées, en revanche nous avons bien distinctement reconnu quelques-uns des traits les plus marqués de la physionomie française. Croiriez-vous, par exemple, que rien ne prouve mieux que nos contes de fées combien le Français est un être humain, sociable et fait exclusivement pour la société de l’homme? C’est cette image de la sociabilité française que nous voudrions présenter au lecteur à l’aide du modeste, mais aimable miroir magique où les fées ont aimé à se contempler dans notre pays.

I. — DU CARACTÈRE DES FÉES EN GÉNÉRAL ET DES FÉES FRANÇAISES EN PARTICULIER.

La France n’est décidément pas le pays du merveilleux. A part quelques places privilégiées ou maudites, le sol français est peu hanté par ces populations d’êtres invisibles qui pullulent en d’autres contrées : elles n’y trouvent ni des bruyères assez désertes pour leur permettre d’y tenir leur sabbat en toute sécurité, ni des forêts assez sombres et assez impénétrables pour leur offrir des abris tranquilles et qui puissent leur plaire. Quelques migrations de ces populations mystérieuses se sont cependant, à diverses époques, opérées sur le sol de la France, mais jamais les colonies de ces peuplades n’ont pu prospérer longtemps; les pauvres esprits étrangers y mouraient bientôt d’ennui, ou ne tardaient pas à déchoir de leur origine et à devenir aussi prosaïques que s’ils eussent été de simples mortels. Çà et là on rencontre pourtant des débris de ces peuplades, tristes, muets, comme s’ils étaient eux-mêmes ensorcelés, curieux pour le savant en ethnographie démoniaque, mais peu intéressans pour le poète et l’artiste. Ils forment encore une tribu puissante dans la vieille Armorique, où ils ont été mieux défendus qu’ailleurs par la solitude des guérets, les forteresses des pierres druidiques et les froids brouillards d’une mer fertile en naufrages; mais dans presque toute la France ils ne se présentent pour ainsi dire qu’à l’état d’exception, comme s’ils s’étaient égarés ou conservés par miracle, et réalisent à la lettre la fable de l’homme sauvage de la forêt des Ardennes ou l’histoire de Gaspard Hauser. Parfois un paysan attardé rencontre quelque farfadet sous la forme d’un mouton ou d’un veau qui ne lui inspire pas confiance, ou se heurte contre un nain bossu ou contrefait qui lui rappelle le tailleur de son village; l’esprit et l’homme se regardent et s’éloignent rapidement, car on ne saurait dire au juste quel est celui qui fait le plus de frayeur à l’autre. Il arrive de loin en loin à un braconnier de tirer inutilement un lièvre ou un lapin magique, qui semble se moquer de lui, ou d’entendre, lorsqu’il se repose dans un fourré où ne pénètrent pas les gardes champêtres, passer au-dessus de sa tête les aboiemens de la chasse volante qui poursuit, dit-on, les âmes des petits enfans morts sans baptême. Les pêcheurs des côtes ont surpris parfois quelque être bizarre qui se chauffait au soleil et qui plongeait sous l’eau à leur approche, ou ont retiré de leurs filets quelque poisson merveilleux. Néanmoins ces aventures et ces bonnes fortunes sont si rares que le souvenir s’en conserve dans les familles rustiques par la tradition, et que c’est à peine si on peut rencontrer un paysan sur cent à qui pareille aubaine soit arrivée. La seule superstition à peu près générale chez ce peuple français si peu enclin au merveilleux est celle du revenant, c’est-à-dire la croyance aux visites des âmes avec lesquelles les vivans ont entretenu des rapports humains, bons ou mauvais.

Cependant, par une exception qu’on ne saurait trop remarquer, les fées se sont toujours plu sur le sol de la France, qui a été pour ainsi dire leur patrie d’adoption. Les fées ont toujours aimé la France et en ont toujours été aimées. C’est que, de toutes les populations du monde invisible, les fées sont la plus sociable et la plus humaine, celle qui possède les qualités les mieux choisies pour intéresser et flatter doucement l’imagination sans choquer le bon goût et la politesse. Leur compagnie vaut la peine d’être recherchée, ce qu’on ne pourrait pas dire des autres populations invisibles, qu’il est au contraire prudent et sage d’éviter. Que sont les fées et quel est leur caractère? Les exorcistes, les démonologues et les savans en magie les classent parmi ces esprits élémentaires d’origine païenne, immortels sans être divins, trop légers pour la terre, trop terrestres pour le ciel; mais la sévérité de ces pédans en sciences occultes est excessive autant qu’injuste, car on a vu des fées qui ont reçu le baptême et sont devenues sincèrement chrétiennes, ou qui, pleines de repentir, ont mérité d’être consolées et bénies par de saints ermites. Ce ne sont là pourtant que des exceptions, car il est vrai de dire que le sentiment religieux leur manque tout à fait, et que le caprice et la poésie constituent la seule religion qui soit à leur usage; mais si jamais on ne les a vues mêlées au cortège des anges et des esprits pieux, jamais on ne les a rencontrées parmi la tourbe des esprits damnés ou mêlées aux sombres cérémonies du sabbat. Elles ont en leur possession des talismans, des pierres précieuses, des parures et des armes enchantées dont elles daignent faire don à leurs favoris; mais jamais elles n’ont fourni aux sorcières les manches à balai qui leur servent de monture, pas plus que l’onguent dont elles se frottent. Sans être religieuses, elles ont trop bon goût pour prendre plaisir aux stupides et indécentes parodies de la messe dite à rebours, et si la prière leur est inconnue, le blasphème ne souille pas leurs lèvres charmantes, d’où sont tombés tant de promesses courtoises et de poétiques encouragemens. Ce n’est pas elles qui consentiraient à servir et à adorer le dieu Baphomet, ou qui aimeraient à hanter les lieux maudits et sinistres, les cimetières par exemple, en compagnie des vampires et des goules. Elles détestent les nuits noires, qui sont les préférées des esprits damnés; elles choisissent pour leurs jours de fête et de réunion, pour leurs bals et leurs festins, les belles nuits éclairées d’une lumière argentée, douce et égale. Elles ne redoutent pas l’éclat du jour, et rendent parfois leurs visites en plein midi; mais elles ont une prédilection particulière pour ces heures du crépuscule où, dans une lumière baignée d’ombre, elles rencontrent leurs cousins et leurs frères, les sylphes et autres enfans de l’air. Leurs lieux de rendez-vous sont toujours choisis avec bon goût : une fontaine limpide, une clairière s’ouvrant sur une prairie, les places des forêts où les arbres sont plus verdoyans et les tapis de mousse plus abondans et plus riches. Leurs mœurs, sans être exemplaires, sont exemptes d’actions noires et criminelles; malicieuses sans être méchantes, perfides sans être perverses, capricieuses, égoïstes, leurs défauts ne sont, à tout prendre, que les excès de leurs qualités, car elles sont affectueuses et sociables, et ne supportent la solitude que lorsqu’elles ne peuvent pas faire mieux. Elles aiment à aimer et à être aimées; c’est là la source des quelques mauvaises actions qu’on leur reproche. Il est arrivé par exemple à quelques-unes d’entre elles d’enlever un chevalier et de le confisquer à leur profit, à d’autres de retenir plus longtemps que son devoir ne le lui permettait un paladin ou un trouvère, à d’autres encore de tromper un amant sur leur âge véritable, ou d’initier un page aux mystères amoureux, ou même (l’intrigue ne leur déplaît pas) de fournir les talismans et les breuvages qui devaient faire triompher une passion coupable; mais ces choses se sont vues ailleurs que chez les fées, et on ne peut leur reprocher bien vivement ce qu’on excuse dans notre monde.

Il est remarquable aussi que les fées ne forment pas, à proprement parler, une caste comme les autres esprits invisibles, mais une libre société, qui-n’a d’autre aristocratie que celle qui résulte des habitudes élégantes de l’esprit et des privilèges de la nature. Elles sont de conditions très diverses, et n’ont de commun entre elles que l’esprit, le bon goût et le don des enchantemens. Il y en a qui sont princesses, et auxquelles il ne coûte rien de répandre l’or et les diamans; d’autres sont de simples bourgeoises avisées et de bon conseil; d’autres ont une physionomie rustique, toute brillante de l’éclat des fleurs des champs, et leurs historiens spéciaux nous en présentent même quelques-unes qui sont ce que nous appellerions de simples grisettes, patientes, discrètes, reconnaissances, moins puissantes que leurs sœurs, et soumises, hélas! aux embûches et aux sortilèges des méchans enchanteurs, mais arrivant à leurs fins à travers tous les obstacles par la puissance du don qui est en elles. Cette démocratie aristocratique ou cette aristocratie démocratique, comme on voudra l’appeler, ne s’est jamais rencontrée que chez les fées. Rien de pareil n’existe chez les autres esprits élémentaires ou démoniaques : là les différences sont tranchées, exclusives, les castes cruelles, fermées, inaccessibles; un troll, un kobold, une salamandre appartiennent à une race déterminée. On est troll, kobold ou salamandre, ou on ne l’est pas. Cette ignorance du régime des castes, qui est peut-être le témoignage le plus remarquable des instincts sociables et humains des fées, suffit à expliquer pourquoi elles ont toujours été chères à la France, tandis que les autres êtres mystérieux n’ont jamais obtenu que son dédain, son indifférence ou son mépris.

Les mœurs et les habitudes que nous venons de décrire appartiennent principalement aux fées françaises; mais il est remarquable qu’aux différens âges de leur histoire on retrouve dans leurs personnes les traits essentiels que nous venons d’indiquer, comme on retrouve les caractères principaux du génie d’un peuple à travers les vicissitudes les plus diverses de sa fortune. On les rencontre un peu partout, car, au contraire des autres populations mystérieuses, qui sont casanières, sédentaires, et qui se détachent difficilement du sol où elles sont nées, les fées sont voyageuses et cosmopolites, elles s’acclimatent en tous lieux. Eh bien! dans quelque pays qu’on les prenne, même chez les peuples d’humeur sombre et violente et chez les nations à demi barbares, et quel que soit le nom sous lequel elles se cachent, on sent en elles des dispositions latentes à la sociabilité, qui n’attendent pour s’épanouir qu’un milieu favorable. En Allemagne, elles sont restées gracieusement barbares; elles n’ont jamais pu cesser d’être des filles de la nature et devenir des personnes morales, mais leurs espiègleries homicides trahissent des instincts singulièrement humains, et il n’a manqué que des éducateurs affectueux aux elfes pour devenir des fées accomplies. Les fées demandent à être aimées plus que craintes ou redoutées, et elles semblent singulièrement sensibles au mépris. Partout où les populations les redoutent et les injurient comme des cires maudits, elles deviennent timides, sauvages, malfaisantes, et redoublent de mauvais instincts. Redoutées comme dangereuses et perverses en Allemagne et dans les pays scandinaves, elles sont fantasques, capricieuses, innocemment cruelles, timides à l’excès ou audacieuses à outrance. Elles demandent un peuple d’esprit libre, tolérant, un peu sceptique; le fanatisme les met en fuite et les fait déchoir. Ainsi en Bretagne, où elles ont séjourné si longtemps, la piété du peuple leur a fait un mauvais renom. Les fées bretonnes, qui ont la méchante habitude d’enlever les enfans, ne sont pas des barbares à la manière des fées allemandes, ce sont des princesses déchues. Là encore leur histoire témoigne combien elles sont sensibles à l’aversion et au mépris de l’homme. Jadis elles ont régné paisiblement sur la Bretagne; mais un jour le christianisme est venu établir ses chapelles près de leurs vieilles forêts et de leurs dolmens druidiques. On les a invectivées, exorcisées, traitées d’esprits maudits et de filles de Satan; alors elles se sont retirées et se sont vengées de leur déchéance en jetant des sorts, en enlevant des enfans et en s’associant aux bandes malicieuses des nains. Elles sont encore adorablement belles dans leur déchéance, seulement elles n’aiment plus qu’on les voie; elles chantent encore délicieusement, mais ce n’est que pour elles seules, pour tromper les ennuis de leur solitude, et non plus pour remplir de doux rêves les âmes des enfans des hommes; elles sont toujours riches, mais elles sont devenues dures et avares à ce point que non-seulement elles ne livrent rien de leurs richesses, mais que quiconque les surprend comptant leur trésor est sûr de périr. Dans leur ressentiment, elles ont montré l’exagération de sensibilité et la rancune invétérée des femmes offensées, si bien que le paysan breton, qui se rit des nains et qui les met en fuite avec une oraison ou une goutte d’eau bénite, tremble au seul nom des fées, qu’il sait beaucoup plus implacables. Elles n’ont pu pardonner d’avoir été humiliées.

Voyez au contraire comme leur éducation a été rapide, lorsqu’elles se sont trouvées dans un milieu conforme à leur nature et chez un peuple qui sut comprendre leurs goûts et leurs aptitudes. Le pays qui fut leur berceau indique assez leur caractère et leurs penchans. Un savant en ethnographie dirait qu’elles sont de race aryenne et qu’elles appartiennent à la grande famille des peuples indo-germaniques; je me contenterai de dire qu’elles naquirent en Perse, chez ce peuple spirituel, subtil et voluptueux, le plus fin de l’Asie, et qu’on a nommé les Français de l’Orient. Elles sortirent de ces essaims d’esprits élémentaires que fit éclore la doctrine du dualisme, et obéirent aux enchantemens et aux invocations des mages. Là elles passèrent leur longue et voluptueuse enfance jouant dans la lumière d’un air sec et pur et s’enivrant de parfums auprès des maisons peintes et des kiosques légers: puis, s’envolant par bandes gracieuses, comme des troupes d’oiseaux voyageurs, elles s’abattirent dans toutes les contrées avoisinantes, ou bien, invisibles, elles firent route avec les voyageurs et les étrangers, qui les emportaient avec eux, sans le savoir, dans un pli de leur robe, dans une fissure de leur turban, et qui les secouaient ensuite avec la poussière apportée de l’Iran là où ils s’arrêtaient. Aimées de toutes les populations rêveuses et Imaginatives de l’Orient, bien accueillies à leurs foyers et sous leurs tentes, protégées par la loi tolérante de l’Islam, elles se sont montrées reconnaissantes et généreuses. On les voit, prodigues de trésors, de dons et de rêves, enchanter les existences de ceux qu’elles honorent de leur attention capricieuse, ou dont elles ont reçu quelque bienfait. Est-il trop téméraire de voir, sinon des fées, au moins des sœurs de fées dans les nymphes et les déesses rustiques de l’antique Grèce? Quel que soit le nom qu’on leur donne, voyez ce qu’elles sont devenues au contact du peuple le plus libre et le plus sociable qui fut jamais. Comme les fées, les nymphes représentent les forces secrètes de la nature; mais la protection des dieux hellènes et la compagnie des jeunes Grecs les délivrèrent bientôt de la fatalité qui les enchaînait. Elles échappèrent bien vite à leur prison liquide ou secouèrent leur geôle d’écorce pour devenir des personnes morales, douées de passion et de tendresse, ne demandant, elles, les immortelles, qui résistaient parfois aux dieux, qu’à enchanter l’existence de quelque bel adolescent, honneur du gymnase, ou de quelque petit pâtre à la lèvre harmonieuse. Mais là où leurs instincts sociaux et humains se sont développés dans toute leur plénitude, c’est parmi les nations de race celtique, et spécialement en France. Là elles n’ont pas seulement aimé la société de l’homme, elles se sont enchaînées à ce point à ses destinées, qu’elles se sont transformées selon les vicissitudes de son histoire. Tandis que les fées allemandes, par exemple, ont aujourd’hui exactement les mêmes mœurs qu’autrefois, les fées françaises, bien plus anciennes qu’elles, ont trouvé moyen de changer cinq ou six fois de caractère. Tour à tour on les a vues prophétesses et druidesses, châtelaines féodales, dames des bois et dames de cour; mais sous ces costumes divers elles portent le même cœur sensible et humain. En changeant de condition, leur puissance n’a augmenté ni diminué, car dès le premier jour elles étaient de hautes et puissantes personnes à qui la fortune et le temps ne pouvaient plus rien donner.

On les voit à l’origine, graves, sérieuses et savantes, errer sous les forêts celtiques. Ce sont des prophétesses et des voyantes. Elles connaissent l’herbe d’or et les vertus du trèfle magique, les secrets des pierres et les breuvages qui donnent l’immortalité et la science universelle. Elles seules sont riches dans ces temps de barbarie et de pauvreté générales; elles boivent dans des coupes d’or et habitent des palais étincelans de pierres précieuses; puis, les temps ayant changé, elles deviennent des princesses, des chasseresses et des châtelaines féodales. Parfois on les voit déboucher à l’improviste du coin d’un bois, brillantes et nocturnes amazones, suivies de leur cour gracieuse. Elles hantent les palais et conversent familièrement avec les rois, qu’elles honorent de leurs conseils et de leurs dons. Quelquefois aussi elles s’éprennent d’amour pour un chevalier, et alors elles ressentent toutes les douceurs et toutes les amertumes de la passion, comme les plus faibles des femmes. Elles sacrifient tout à leur amour, même leurs dons magiques, qu’elles savent en péril, même leur immortalité. Elles renoncent volontiers aux privilèges de leur race et à la compagnie de leurs sœurs pour vivre dans la solitude avec celui qu’elles aiment. Quand elles sont trahies ou méconnues, leur cœur se brise, et alors elles languissent et meurent. Que de bienfaits leur ont dus nos pères, et que de bienfaits ne leur devons-nous pas nous-mêmes! Elles ont rendu rians pour nous les durs et sombres temps féodaux par les enchantemens de brillante poésie dont elles les ont revêtus. Les chevaliers dont elles pansèrent les blessures, les pages qu’elles formèrent à l’amour, les écuyers dont elles protégèrent la fortune, ont disparu depuis longtemps; mais les devises qu’elles inventèrent, les arabesques qu’elles gravèrent sur la pierre, les chants qu’elles apprirent ou qu’elles inspirèrent aux poètes existent encore. Ces êtres réputés païens ont eu leur part dans la formation du bien moral qui fut propre à cette époque violente, car il est deux vices dont elles ont horreur : la lâcheté et le mensonge. On en a vu protéger capricieusement un perfide, jamais un lâche ou un menteur. Et enfin il ne faut pas oublier qu’il y a dans leur histoire un moment mémorable où elles ont tenu entre leurs mains la fortune de la France. Longtemps avant que l’archange saint Michel apparût à Jeanne d’Arc, elles avaient, invisibles, bercé de rêves de vague héroïsme et de grandeur sans objet l’âme de la noble fille, et l’avaient ainsi préparée à la mission que des esprits d’ordre plus haut que le leur devaient lui assigner. C’est leur grand jour, et cette fois leur bienfait n’est plus poétique et légendaire, il est historique. La Fontaine des Fées restera un lieu à jamais mémorable dans l’histoire du monde.

Voilà l’histoire, le caractère et les mœurs des fées, la véritable création de la France dans l’ordre du merveilleux. Ils sont à nous, ces brillans enfans de lumière et de poésie. Il y a des fées dans tous les pays, mais les vraies fées sont celtiques et françaises, comme dans l’ancien monde les vraies nymphes étaient grecques. Partout ailleurs elles ont été condamnées à l’immobilité de la nature et sont restées attachées à leur chêne, à leur fontaine, à leur source; mais chez nous, participant aux bienfaits de la loi de perfectibilité qui est la loi de l’âme, les gracieuses forces élémentaires sont devenues des personnes et ont pris un caractère humain. Si chaque peuple fait son merveilleux à son image, il n’est pas de miroir qui rende plus exactement la ressemblance du génie sociable, libéral et doux de la France, que l’unique superstition dont il ait aimé à s’enchanter.

II. — DE LA LITTÉRATURE DES FEES EN FRANCE.

Il est arrivé aux fées une mésaventure qui arrive fréquemment aux bons génies de notre pays. Ces êtres aimés de toutes les classes de notre société n’ont jamais pu trouver en France un poète digne d’eux. Les fées sont françaises, et cependant leur véritable littérature est à l’étranger. Il semble que l’homme les avait chez nous trop rapprochées de lui, et qu’il les connaissait trop familièrement pour pouvoir raconter noblement les merveilles dont elles sont prodigues. Elles faisaient trop partie de la maison, du voisinage, pour exciter ces sentimens d’admiration et cet enivrement de la surprise qui sont nécessaires à la vraie poésie comme au véritable amour. Trois grands hommes, un Italien et deux Anglais, ont immortalisé leur souvenir et raconté, dans un langage qu’elles peuvent écouter avec plaisir, la période la plus brillante de leur brillante histoire. Si vous voulez connaître les faits et gestes des fées, vous devez les chercher dans Arioste, dans Spenser et dans Shakspeare, Spenser a recueilli tous les nobles enseignemens qu’elles avaient donnés à la chevalerie; Arioste a raconté leur vie mondaine et d’aventures, toutes leurs brillantes, espiègleries, et enfin Shakspeare a raconté leur vie vraiment féerique et aérienne, leurs mœurs enjouées et libres. De ces trois grands hommes, Shakspeare est celui qui les a le mieux connues, qui les a vues de plus près; aussi trouverez-vous dans ses œuvres mille détails curieux sur leur vie intime de libres esprits, et ce qu’aucun autre poète n’a donné avant lui ni depuis, des spécimens de la langue imagée qu’elles parlent, et un recueil des chants qui sont à leur usage. Quant à la France, elle serait presque sans témoignage de leur existence, si nous n’avions pas les contes de Charles Perrault. Le bon Perrault n’est pas leur seul témoin parmi nous, mais c’est le seul certainement qu’elles voulussent avouer. Leur seul historien dans cette France qu’elles ont habitée si longtemps est donc un simple chroniqueur, un anecdotier, une sorte de Pierre de l’Étoile du monde merveilleux qui enregistre les petits faits et les menus détails venus à sa connaissance. Nous voilà bien loin des magnifiques annales que nous citions tout à l’heure.

Tels qu’ils sont, ces contes valent leur réputation, et méritent la faveur dont ils jouissent depuis deux siècles, car ils sont les seules œuvres placées sous l’invocation des fées qui soient des œuvres d’art. Ce ne sont que des fragmens et des documens d’une histoire poétique qui n’a pas été écrite; mais ces documens sont authentiques, et ces fragmens sont d’une naïveté précieuse. Ils sont petits et modestes, mais dans leur modestie ils possèdent ce charme qui émane des créations vraiment poétiques, qu’il est si difficile de définir, et auquel cependant on ne saurait se tromper. Ils ont toutes les qualités que les connaisseurs les plus difficiles exigent des œuvres d’art; il ne leur en manque vraiment pas une seule. Ainsi leur moralité n’est pas pédantesquement directe, défaut que la poésie hait par-dessus toute chose : elle est, comme celle des fables de La Fontaine, enveloppée, indirecte; ils ne disent pas seulement une chose, ils en disent plusieurs, et leurs applications sont aussi nombreuses que les divers caractères et les diverses dispositions d’esprit des lecteurs; c’est dire qu’ils sont de la matière souple, malléable, dont est faite la vie humaine, et que, comme la nature, ils sont de figure incessamment changeante sous leur apparence arrêtée et précise. Comme toutes les créations de la vie, ils ont leur paysage, leur atmosphère ambiante. Le récit est très rapide, et cependant minutieusement circonstancié : rien n’est oublié, ni l’ameublement, ni le costume, ni les particularités physiques ou morales des acteurs, ni les moindres nuances de l’action, et cette exactitude minutieuse conserve à ces contes un grand air de réalité. L’auteur est comme un témoin qui force à croire à la vérité générale de son témoignage par un détail imprévu ou par une circonstance insignifiante que sa mémoire aurait pu négliger. On a judicieusement fait remarquer que les souris transformées en chevaux par la fée marraine de Cendrillon gardent dans leur métamorphose leur première robe grise, et que le rat qui sert de cocher conserve sa moustache, « une des plus belles qu’on eût jamais vues. » Perrault, qui semble pressé d’arriver à son but, trouve le temps de nous apprendre sur ses personnages une quantité de petits faits caractéristiques qu’un écrivain marchant à pas plus lents aurait peut-être oubliés. Ainsi nous savons que la bûcheronne mère du Petit-Poucet avait une préférence pour l’aîné de ses enfans, qui s’appelait Pierrot, et cela parce que Pierrot était un peu rousseau et qu’elle-même était un peu rousse. Lorsque le pauvre ménage a reçu à l’improviste les dix écus du seigneur, la bûcheronne va au marché, achète trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes, et ce seul trait jeté négligemment suffit pour nous faire comprendre l’étendue de la misère des parens de Poucet, car il exprime très exactement cette imprévoyance du lendemain, cette gloutonnerie irréfléchie et avide qui naît des longs jeûnes et des grandes détresses. La sobriété et l’abondance vont rarement de compagnie; mais jamais on n’a mieux réussi à unir ces deux qualités qui s’excluent d’ordinaire que ne l’a fait le bon Perrault dans ses contes sans prétention. L’Histoire du Petit Chaperon-Rouge possède exactement le même genre de mérite que nous admirons dans les fables de La Fontaine : le récit est court sans précipitation, et pour ainsi dire rapide avec lenteur; nous avons le temps de tout apercevoir, le coin du bois où apparaît le loup, le paysage dans lequel s’attarde le Petit Chaperon-Rouge, même la figure de la mère-grand. La Barbe-Bleue est un beau récit, très dramatique et vraiment émouvant, même lorsqu’on a depuis longtemps oublié les faciles terreurs de la première enfance. Il est impossible de ne pas ressentir une impression de pénible anxiété lorsqu’on interroge avec la sœur Anne cet horizon où l’on n’aperçoit rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. Tels qu’ils sont, ces petits contes ont survécu et survivront encore à bien des œuvres pompeuses; le coup de baguette d’un enchanteur modeste et bourgeois, mais d’un enchanteur réel, a touché tous ces enfans déguenillés de la tradition orale, tous ces nourrissons assez souvent chétifs de la légende populaire, et les a transformés.

Ces petits contes ont encore un autre caractère fort singulier, par lequel ils révèlent leur naïveté et leur origine populaire. Nous avons dit que la moralité en était indirecte et enveloppée, comme doit l’être celle de toute véritable œuvre d’art; mais nous pourrions ajouter que cette moralité est peu importune et peu sévère, et même que la plupart du temps elle brille par son absence. Nul doute que, s’il eût tiré ses contes de son propre fonds au lieu de les demander aux souvenirs des bonnes gens de son voisinage, Perrault eût plus fortement insisté sur ce point de l’enseignement moral; il se fût trop souvenu qu’il écrivait pour le plaisir et l’éducation de ses enfans, et malgré lui eût fait acte de pédagogue et de moraliste. Heureusement il s’est contenté de les puiser à cette source de la tradition populaire qui jaillit de la nature même et coule librement, et ils ont gardé de cette origine la fraîcheur et la naïveté. Comme toutes les œuvres naïves, ils se font donc remarquer par une grande insouciance de la morale sociale; ils se contentent d’être vrais et conformes au spectacle du monde et de la vie. A proprement parler, les personnages de Perrault ne savent même pas ce que c’est que la moralité ou l’immoralité; ils savent ce que sont les choses qu’on appelle finesse, bonté, méchanceté, prudence, curiosité. Et ne croyez pas que cette insouciance de la moralité nuise en quoi que ce soit à leur honnêteté; ils sont mieux que moraux, puisqu’ils sont naïfs; ils sont innocens et candides. Ils abordent les sujets les plus scabreux et mettent en scène des personnages légèrement équivoques; mais, comme ils ne songent pas à mal en effleurant le scandale, ils ne scandalisent pas un seul instant l’imagination du lecteur, ils ignorent les lois de la morale sans l’enfreindre et sans l’offenser. Dans ces contes destinés à l’amusement des enfans, le bon Perrault, toutes proportions gardées, a montré la même liberté d’esprit qu’un Shakspeare ou un Cervantes : pas plus qu’eux, il n’a cherché à être plus moral que la vie et la nature. La donnée de Peau-d’Ane est aussi hardie que les plus hardies et les plus aventureuses des données de Shakspeare. L’ingénieux Chat-Botté, dont nous ne pouvons nous empêcher d’applaudir les bons tours, frise, si l’on y regardait d’un peu près, le chevalier d’industrie et le coureur d’aventures. Le spirituel Petit-Poucet, sauveur de ses frères et artisan de leur fortune, est loin d’être un héros à proposer comme exemple de vertu. Ni la reconnaissance ni la franchise ne sont au nombre de ses qualités, et il a même certains défauts qui, développés par la vie, deviendront des vices bien caractérisés. Le Petit-Poucet contient le germe d’un Gil Blas ou même d’un Figaro. C’est dans cette indifférence d’une moralité trop dogmatique qu’il faut chercher le secret de la faveur dont les contes de Perrault jouissent auprès des lecteurs de tout âge et de toute condition. Comme ils n’ont pas la prétention d’être plus moraux que la vie, nous aimons à y chercher la miniature du monde que nous connaissons et le souvenir des expériences que nous avons faites.

Si vous voulez comprendre la valeur poétique des contes de Perrault, comparez-les aux autres recueils de contes de fées qui ont été composés dans notre pays, au meilleur de tous, par exemple à celui de Mme d’Aulnoy. Certes je ne veux point médire des contes de Mme d’Aulnoy; l’auteur est un type de véritable Française du temps passé : spirituelle, sensée, judicieuse, pratique, connaissant à fond le train du monde et les secrets des influences sociales. Les contes de Mme d’Aulnoy sont beaucoup plus moraux que ceux de Perrault, et trahissent même peut-être plus de vivacité et de science des combinaisons. A les prendre comme œuvre d’éducation, ils sont certainement supérieurs, car ils vont plus directement à leur but, et sont plus strictement composés en vue d’un certain âge dont on pourrait rigoureusement déterminer les limites; mais ces contes si piquans, si spirituels, si ingénieux souvent, n’ont aucune naïveté. Lire un conte de Mme d’Aulnoy après un conte de Perrault, c’est lire une fable de Florian après une fable de La Fontaine. La moralité est transparente sous le récit, la leçon directe et allant logiquement à son but comme celle des fables de Florian. Le récit veut dire une certaine chose et n’en veut dire qu’une seule, il n’a qu’une seule application. Cette moralité si directe et si logique détruit toute illusion et toute impression de merveilleux, et met en fuite les fées pour ne laisser voir que de beaux messieurs et de belles dames de cour. Les fées abondent en effet dans les contes de Mme d’Aulnoy bien plus que dans ceux de Perrault; elles abondent, et cependant on les cherche, tandis que dans les contes de Perrault on les sent toujours présentes, quoiqu’elles n’apparaissent presque jamais. Les fées de Mme d’Aulnoy ne sont réellement des fées que pour les imaginations de la première enfance. Ce sont des fées et des génies à titres nobiliaires, à brevets, à diplômes. Il semble que si l’on était honoré de leurs dons, on ne pourrait se dispenser de leur écrire un billet pour les remercier de leur bonté.

Ces défauts cependant sont encore habilement dissimulés par l’esprit ingénieux et le bon goût de Mme d’Aulnoy. Si ses contes ne sont pas des féeries, ce sont au moins d’aimables allégories, exemptes de pédantisme, écrites d’une plume libre qui se contente de donner des leçons sans appuyer ni insister lourdement; enfin ils sont bien de l’époque où ils ont été écrits, et portent la marque d’une bonne école littéraire. Passez à une époque moins saine et de goût moins pur, et ces défauts encore dissimulés vont vous apparaître tout à fait choquans. L’intelligence du merveilleux est médiocre chez Mme d’Aulnoy; elle est nulle chez Mme Leprince-Beaumont. Plus rien de féerique, nulle fantaisie, nul caprice : l’allégorie toute sèche, la moralité toute nue; des fées qui ont une physionomie de gouvernantes scrupuleuses, des génies qui ont un air de précepteurs sévères et justes. Cette dernière étincelle qui brillait encore dans les contes de Mme d’Aulnoy s’est éteinte dans ceux de Mme Leprince-Beaumont; ses contes sentent le voisinage de l’Encyclopédie, de la morale philosophique, du règne de la raison utilitaire. Ils se proposent d’instruire, et ils le disent; ils ne laissent rien supposer ni deviner, mettent la leçon qu’ils veulent donner en pleine lumière, posent des prémisses, tirent des conclusions, en sorte que s’ils brillent par quelques qualités, c’est par les qualités les plus contraires au génie du conte et de la poésie. Et pourtant que de jolis contes on aurait pu faire avec quelques-uns de ces récits, avec la Belle et la Bête par exemple, qui est resté célèbre et qui méritait de devenir un chef-d’œuvre, ou avec le Prince Désir qui tourne court d’une manière désenchantante, mais qui contient une idée vraiment comique! De tous les contes écrits en France, les seuls qui aient quelque chose à démêler avec le merveilleux, qui portent la marque authentique de la poésie, sont donc les contes de Charles Perrault; les autres font plus d’honneur à la raison de la France qu’à son imagination.

Et cependant, même chez Perrault, le merveilleux est bien modeste et occupe une bien petite place. Les fées sont singulièrement rares dans ses récits. On en compte jusqu’à trois : la marraine de Cendrillon, la marraine de Peau-d’Ane, et la bonne vieille du conte des Fées. Deux ogres, c’est-à-dire deux personnages appartenant à peine aux pays de la féerie, complètent ce personnel assez maigre. Quelquefois le merveilleux n’apparaît qu’à la dérobée, ou n’est représenté que par un simple détail. Dans la Barbe-Bleue, il n’y a d’autre fée que la petite clé qui résiste obstinément aux savonnages de l’imprudente jeune femme. Il n’y a rien de merveilleux dans le Chat-Botté, si ce n’est que le chat parle et qu’il porte des bottes, et le seul élément magique du Petit-Poucet se compose des fameuses bottes de sept lieues de l’ogre. Il est impossible de se mettre moins en frais de merveilleux; Perrault, fidèle à son insu aux instincts du génie français, semble moins s’être proposé d’éblouir l’imagination que d’amuser la raison. Ce n’est pas tout à fait à tort que l’illustre Miçkiewicz lui reprochait d’avoir rationalisé le conte; mais ce reproche doit plutôt retomber sur l’esprit de notre nation que sur le bon Perrault, qui n’a été que l’interprète et le secrétaire très fidèle de la muse populaire dont il a rédigé les récits. On serait tenté de dire en effet que ce sont bien les contes qui convenaient au siècle de Descartes, si l’on ne savait que ces récits sont de provenance légendaire et de date incertaine. Un rationaliste ayant des vivacités d’imagination aurait pu les signer; mais il se trouve que c’est le génie populaire de la France même qui a été ce rationaliste. Nous avons donc dans ces petits contes, sous sa forme la plus familière et la plus simple, la manière dont le génie français comprend le merveilleux. Pas de fées à diamans, à saphirs, à grandes richesses, à beauté surhumaine. Les fées françaises, qui avaient toujours eu une inclination à se rapprocher de l’homme et à vivre dans son voisinage, s’en sont tellement rapprochées qu’elles vivent ici sous le même toit que lui, se chauffent au même foyer et mangent à la même table. Elles se sont maintenant tout à fait humanisées, et c’est à peine s’il leur reste de leur ancienne existence une vieille baguette enchantée qui peut au besoin servir de férule. Nous les voyons sous la forme très familière, très respectable, mais nullement merveilleuse, de grand’mères, de marraines, de protectrices bienfaisantes, de belles dames au cœur bien placé. Elles ne sont point toutes riches, ni de grande condition, tant s’en faut. Considérez la marraine de Cendrillon, par exemple, dans la charmante gravure où M. Doré nous a reproduit sa très fidèle et très ressemblante image. Qui ne reconnaît en elle la vieille tante des familles bourgeoises, qui sait l’art de ravauder les robes fanées et de rajeunir les vieux bonnets par quelques aunes de rubans frais et un blanchissage ingénieux? A quelque condition qu’elles appartiennent, ces fées sont fort raisonnables et fort judicieuses; elles n’ont pas de caprices à la Titania, et ce n’est pas elles qui auraient jamais égaré leur amour sur Bottom à la tête d’âne. Elles ont l’horreur des imbéciles, le mépris des méchantes gens et l’amour des jeunes gens spirituels et des jeunes filles injustement dédaignées. Personnes délicates et morales, elles veulent savoir si elles ont bien placé leurs dons, et se plaisent à éprouver les qualités de l’esprit et du cœur de leurs filleules et de leurs protégés. Leur cœur est singulièrement humain, car il est accessible à tous les sentimens qui tourmentent ou consolent notre pauvre espèce; elles sont sensibles à la reconnaissance, capables de jalousie et même de ressentimens, infiniment susceptibles et promptes à se piquer. Enfin, trait de caractère qui suffit à montrer combien il y a peu de différence entre les hommes et les fées, sans être vénales, elles aiment assez qu’on leur paie leurs bienfaits, et elles ne dédaignent pas les présens. Lorsqu’on les appelle à la naissance d’un jeune prince ou d’une jeune princesse, on a bien soin de placer devant elles soit un écrin, soit une cassette. On n’est pas plus sociable.

Il ne faut rien exagérer. Le fantastique si modeste et si près de la réalité des contes de Perrault est bien essentiellement français, cependant on aurait tort de le prendre comme une expression absolument exacte de la manière dont notre pays comprend le merveilleux. Je crois que cette simplicité, cette raison et, pour tout dire, cette économie d’imagination tiennent beaucoup aux localités dont ces contes, selon toute probabilité, sont originaires. Ces contes, je l’ai déjà fait remarquer, sont des enfans perdus et des orphelins de la tradition de provenance très diverse. Les uns sont de provenance bourgeoise, les autres de provenance chevaleresque, quelques-uns d’extraction tout à fait rustique; mais tous, bourgeois, nobles ou paysans, ils sont enfans des mêmes localités. On a discuté pour savoir d’où venaient ces contes, et les érudits ont montré que chacun d’eux, à l’exception de Riquet à la Houppe, avait son analogue dans les autres pays de l’Europe; mais cette circonstance est fort naturelle et ne nous donne pas leur véritable extrait de naissance. Il est trop évident qu’en tout pays l’imagination humaine travaille sur les mêmes données, comme en tout pays la vie humaine est soumise aux mêmes lois physiques et aux mêmes vicissitudes de la fortune. Le fonds, la substance importent peu en pareille matière; ce qui importe et ce qui marque la race et la nationalité, c’est la forme, le visage, le caractère et la tournure d’esprit. Or la manière dont ces contes ont été rédigés suffirait pour nous apprendre de quelles provinces ils sont originaires. Ces enfans perdus, amenés au foyer hospitalier de Perrault par ses voisins et ses amis, n’ont eu à franchir, pour arriver jusqu’à lui, ni océans, ni montagnes; ils ne viennent pas de bien loin, et un Français peut hardiment nommer les provinces d’où ils sont sortis. Est-ce que vous ne reconnaissez pas leur physionomie et surtout leur accent? Ce sont des enfans de l’Ile-de-France, de la Champagne, de la Picardie. Rien chez eux ne trahit une autre patrie. Ils n’ont pas les dons brillans du midi, ni la tristesse douce et la foi naïve des provinces de l’ouest, ni la bonhomie crédule et quelque peu lourde des provinces du centre, ni la physionomie légèrement rêveuse et exotique des provinces de l’est. Regardez-les; ils sont bien enfans de ces provinces dont le caractère se compose d’un ensemble de qualités secondaires bien équilibrées, et dont le génie consiste dans l’acutesse du bon sens. Ils sont vifs, enjoués, narquois, un peu sceptiques. Ils bégaient dans leur gracieux babil enfantin ce même langage où la raison française a trouvé son expression la plus populaire, sinon la plus élevée, ce langage net, clair, économe des pompes du style, inaccessible aux superstitions de la rhétorique, qu’ont parlé La Fontaine, Molière, Voltaire. Ces contes ne représentent donc pas absolument le merveilleux français, mais seulement une partie de ce merveilleux; la Provence, la Bretagne, la Vendée, même le Berri et l’Auvergne auraient offert au conteur des merveilles plus vraiment féeriques. Malheureusement les fées de ces provinces n’ont pas trouvé leur Perrault, et étant donnés les âges de moins en moins naïfs dans lesquels nous sommes entrés, elles ne le trouveront probablement jamais plus.

Si je ne craignais de prolonger ce commentaire, je me plairais à rassembler ces mille petits détails dans lesquels apparaît si familièrement la vie de la vieille France, et qui d’un toucher espiègle et délicat éveillent doucement l’imagination du lecteur sensible à la poésie du passé. Je ne saurais faire comprendre l’intérêt singulier que j’ai pris à apprendre que des deux frères de la femme de Barbe-Bleue, l’un était dragon et l’autre mousquetaire. Qui sait sous quel capitaine ils ont servi, et s’ils n’étaient pas à Rocroy ou à Lens? Où retrouverait-on aujourd’hui la vieille fileuse de la Belle au bois dormant ? Elle file paisible dans son grenier, sans que jamais les édits du roi qui défendaient de se servir du fuseau soient parvenus à ses oreilles, et Dieu sait pourtant si ces édits avaient été criés à son de trompe; mais les nouvelles marchaient si lentement dans ces époques, qui ne connaissaient ni les journaux, ni le télégraphe électrique, ni les affichages multipliés, qu’elles se perdaient souvent en route. Quel rusé secrétaire des princes et des grands sera cet ingénieux Petit-Poucet, et quel curieux échantillon de l’aventurier français que ce matou rustique et ce guetteur de haies qui n’a pour faire son chemin dans le monde qu’une paire de bottes, un lacet et le don de la parole?

Parmi ces contes, il en est un, le seul dont on n’ait trouvé l’analogue en aucun pays, qui se distingue de tous les autres par son air noble et courtois : Riquet à la Houppe. Celui-là n’est pas légendaire le moins du monde; il est visiblement de souche lettrée et aristocratique. A-t-il été inventé un soir pour l’amusement d’enfans nobles par quelque grande dame spirituelle et polie, comme on dit que fut inventée la chanson de Marlborough pour endormir un enfant royal? Une Mme de La Fayette écrivant des contes d’enfans aurait pu vraiment se plaire à développer la donnée de cette allégorie charmante, car ni M. de Clèves ni M. de Nemours ne s’expriment d’un ton plus courtois et ne donnent un tour plus poli à leur parole que le prince Riquet à la Houppe s’adressant à la belle princesse qui soupire après l’esprit qui lui manque. «Il n’y a rien, madame, qui marque davantage qu’on a de l’esprit que de croire n’en pas avoir, et il est de la nature de ce bien-là que plus on en a, plus on croit en manquer. » Mais quelle que soit l’origine de ce conte, on peut le prendre comme le type le plus général et le plus philosophique du merveilleux français. Le sujet est ce thème qui est si familier à l’esprit français, et qu’il s’est plu tant de fois à développer, ce thème que vous rencontrerez dans le Serpentin vert et dans d’autres contes encore de Mme d’Aulnoy, et qui a trouvé dans la Belle et la Bête de Mme Leprince-Beaumont son expression, sinon la plus parfaite, au moins la plus populaire. C’est ce contraste d’une belle âme enfermée dans un corps difforme, d’une divine lumière condamnée à luire à l’intérieur d’une grossière lampe d’argile. Cependant, si l’amour intervient, l’enchantement cesse aussitôt, et à la place du nain contrefait et mélancolique on voit apparaître un jeune prince éclatant de beauté. Qu’est-ce à dire, sinon que la source de toute magie est dans l’âme humaine? En nous siègent les bonnes et les méchantes fées. Ceux que les fées de la tendresse et de la bonté ont choisis pour leur séjour de plaisance laissent avec leurs paroles tomber les roses et les perles, et ceux que les fées de la dureté, de l’envie et de la haine ont choisis pour caverne crachent les vipères et les crapauds. L’amour peut vaincre les redoutables enchantemens de la matière, et délivrer l’âme qui languit captive dans son donjon de chairs mal équarries, ou qui erre désolée, à l’instar de l’antique Psyché, au milieu d’un désert stérile fermé par une forteresse de rochers sans issue. Les fées sont humaines, et les âmes sont fées. Voilà le véritable merveilleux français : il est tout moral, contrairement au merveilleux des autres peuples, qui prend sa source dans la nature. Dans ce contraste est l’explication de la moralité des fées françaises, qui sont doublement humaines et par l’âme et par la nature. Les fées des autres pays n’ont pas d’âme : de là leurs caprices, leur mobilité et cette absence d’affection sérieuse qui les distinguent. N’étant pas de même race que l’homme, elles lui restent toujours étrangères, et passent pour lui de la passion la plus ardente à l’oubli le plus cruel, et du dévouement le plus humble à l’ingratitude la plus coupable. Elles le rafraîchissent avec la brise, mais elles le tuent avec la rosée du soir; elles lui parlent avec la voix des forêts, mais elles l’empoisonnent avec leurs fleurs; elles le noient sous l’orage et le foudroient avec l’éclair, et aussitôt après elles se penchent sur son cadavre, innocentes homicides, radieuses et souriantes des couleurs de l’arc-en-ciel. Nos fées n’ont pas les dangereux caprices de ces étrangères. Bonnes ou mauvaises, elles président à nos destinées et nous accompagnent pas à pas depuis le berceau jusqu’à la tombe.

Étant donné le caractère tout humain de notre merveilleux, il faut à peine demander si la magie des influences sociales y joue un grand rôle. C’est là en effet à peu près la seule magie qui se laisse apercevoir dans les contes de la judicieuse Mme d’Aulnoy. Elle a très finement compris la puissance qu’exercent en notre pays ces forces toutes morales, subtiles comme l’esprit, mais invincibles comme lui, ces forces insaisissables, impondérables, qui s’appellent l’opinion, le préjugé, la faveur, la protection. C’est à juste titre que ces contes ingénieux portent pour titre : les Enchantement des bonnes et des mauvaises Fées. Les princes et les princesses, les pages et les chevaliers de Mme d’Aulnoy sont comme prisonniers dans une geôle élastique; les influences sociales bonnes et mauvaises les enlacent de leurs réseaux subtils et pèsent sur eux d’un poids d’autant plus lourd qu’ils n’aperçoivent pas le fardeau. C’est un tableau le plus souvent consolant, quelquefois comique, parfois aussi lamentable. Rien n’y peut égaler la douceur et la patience des bonnes fées, si ce n’est la perversité et la ténacité haineuse des mauvaises. Comme dans le monde, le pouvoir des bonnes fées est plus considérable que celui des mauvaises, mais il est beaucoup plus lent. Il leur faut des années pour détruire les enchantemens que leurs sœurs ont opérés en une minute. Les bonnes fées n’ont même d’autres moyens de lutter contre les méchantes que de satisfaire elles-mêmes aux exigences déraisonnables sous lesquelles succomberaient leurs protégés. C’est par là qu’elles les enlèvent à leur pouvoir, car à force de commander des choses absurdes qui sont toujours accomplies, les méchantes fées finissent par atteindre les bornes de leur pouvoir et par arriver à une dernière exigence qui ne peut être dépassée. Alors l’enchantement cesse forcément: mais si la méchante fée est modérée dans sa haine et qu’elle se contente d’opposer à la patience de sa sœur un mauvais vouloir sans cesse renaissant, la lutte peut être très longue. Dans ce cas, il arrive d’ordinaire que la bonne fée, désespérant de convaincre directement son ennemie, s’en va trouver quelque enchanteur ou quelque génie de ses amis et lui expose la conduite absurde ou atroce de la haineuse Magotine ou de l’intrigante Soussio, et le prie de faire cesser le sortilège qui pèse sur l’oiseau bleu ou le serpentin vert. Vous voyez d’ici ce génie ou cet enchanteur : un vieux joueur d’échiquier politique, un vieux pétrisseur de pâte sociale, un puissant magicien blanchi sous les fatigues de sortilèges du commandement et de l’autorité, un solitaire connaissant à fond les secrets des druides ou dont la mémoire conserve les recettes des temps passés contre les maléfices. Le royaume des fées s’étend très loin dans Mme d’Aulnoy, aussi loin que les bornes mêmes de la société humaine, car toutes ses fées ne sont pas puissantes, il s’en faut, et il y en a même qui sont à la merci d’un matou ou d’un héron : telles sont les demi-fées, les grenouilles bienfaisantes par exemple ou les bonnes petites souris[1].

Cette transformation des fées en marraines et en protectrices est leur dernière incarnation dans notre pays. Les voilà bien loin de leur brillante origine, bien loin de ces âges chevaleresques qu’elles enchantèrent et animèrent de leur esprit. Les contemporains de Perrault ont perdu tout respect pour ces âges lointains, que dis-je? ils en ont perdu jusqu’à l’intelligence. Les fées chevaleresques, si elles reparaissaient, courraient risque d’être bafouées par les plus méchans et traitées de Gauloises par les plus indulgens. Voyez plutôt la mésaventure qui leur arriva lorsque Galland eut traduit les Mille et Une Nuits, et qu’elles eurent trouvé un instant de prestige parmi ce public raisonnable et raisonneur, ébloui de leur éclat. La parodie ne se fit pas attendre, et elle fut d’autant plus cruelle qu’elle fut accomplie par une fée même, la plus légère et la plus mondaine des fées. Le vif Antoine Hamilton répondit à la vogue méritée des Mille et Une Nuits par ses contes moqueurs et parfois charmans de Fleur d’Epine et des Quatre Facardins. Ce qu’il y a de curieux et de piquant, c’est que ces parodies des contes de fées sont elles-mêmes des contes, et des contes vraiment féeriques[2]. Hamilton n’a pu si bien se faire Français qu’il ne soit resté en lui beaucoup du compatriote de Shakspeare. Aussi porte-t-il dans la parodie une imagination toute particulière, riche, abondante, pleine de fleurs et de diamans. Il est difficile d’imaginer un pareil mélange d’inventions absurdes et de détails gracieux, voulez-vous avoir une idée de cette profanation spirituelle et de ce sacrilège charmant? Imaginez que, dans une conversation sur les merveilles des contes arabes entre femmes de la cour et du beau monde d’alors, l’une d’elles prend tout à coup la parole pour rabaisser l’enthousiasme général et démontrer l’absurdité et la puérilité de pareilles inventions. — Qu’est-ce, dit-elle, que toutes ces merveilles? — Et à mesure qu’elle les nomme, les merveilles s’accomplissent l’une après l’autre, à l’étonnement de l’assemblée. — Qu’est-ce que ces parfums ont de plus enivrant que ceux que nous connaissons? Et soudain des courans de parfums circulent rapidement dans l’air, comme s’ils étaient apportés par quelque personnage invisible. Cette musique qu’on nous dit si délicieuse, et dont la propriété la plus certaine est d’endormir infailliblement le personnage qui l’écoute, vaut-elle seulement la musique d’un menuet léger et la mélodie d’une gaie chanson? Et aussitôt on entend une symphonie comique et rieuse d’instrumens baroques et charivariques, tintemens de chapeaux chinois, bruits de triangle, ronflemens de tambours de basque, tapages de cymbales. Tous ces prodiges, continue-t-elle, consistent simplement à mettre l’absurde à la place du vrai. Supposez que le petit chien que voici soit aussi farci de diamans qu’il serait farci de puces, s’il était moins soigneusement lavé et peigné, et vous aurez un résumé de toutes les merveilles ridicules que la féerie a enfantées et enfantera jamais. Et cependant le petit chien, comme pour obéir aux paroles de la belle dame, secoue de ses oreilles deux perles de l’orient le plus vif. On s’étonne sans comprendre, et l’on n’a le mot de l’énigme que lorsqu’un petit laquais, fait comme le gnome Poinçon du conte du Bélier, vient annoncer que les licornes de l’aimable ennemie des fées sont attelées. Cette railleuse était donc une fée elle-même, une fée corrompue par le monde, et préférant à toutes les merveilles des royaumes de ses sœurs la vie des cours et les mille détails amusans qu’elle lui présente. Pour elle, les vraies féeries, ce sont les espiègleries équivoques du chevalier de Grammont, les bons mots de Matta, les sourires de miss Jennings, voire les fameux rubans jaunes que portait Mlle Blague dans cette soirée mémorable où elle parut à la cour de Charles II déguisée en Babylonienne.

Il n’y’a pas que les fées de raillées dans les contes d’Hamilton; toute la poésie des siècles naïfs de la moderne Europe, toute cette genèse confuse et puissante de l’histoire des peuples nouveaux, y sont tournées sans façon en ridicule par ce bel esprit, qu’on ne peut s’empêcher de trouver parfois fat, superficiel et impertinent. Hamilton n’a absolument aucune intelligence du monde légendaire, de la grandeur féodale, aucune intelligence des origines historiques de ces monarchies dont il se faisait gloire d’être un des plus parfaits courtisans et de ces castes aristocratiques auxquelles il appartenait lui-même. Il faut voir ce qu’est devenue, dans le conte de Zeneyde, la poésie de cette étrange époque où, le crépuscule croissant de l’empire romain luttant avec l’aurore de la monarchie franque, les légendes prennent un air d’histoire, et l’histoire un air de légende. Il faut voir aussi dans l’Enchanteur Faustus comment est traitée la jolie légende romantique de la belle Rosemonde, et ce que devient cette évocation de la belle Hélène qui est restée à jamais célèbre dans les fastes de la magie et de la poésie. En lisant ces contes, écrits pour la société polie du règne de Louis XIV, on se demande involontairement de quel air ces beaux seigneurs et ces belles dames auraient reçu leurs ancêtres, si, par un miracle d’évocation pareil à celui que Faust accomplit pour Hélène, ils étaient venus se présenter devant eux, durs féodaux aux mâles visages et à l’accent barbare, pieux chevaliers souillés de la poussière de terre sainte, vieux routiers aux mains rendues calleuses par un long travail de l’épée. Quelles grimaces étonnées, quels sourires, quelle contenance embarrassée! Plus d’un sans doute eût été tenté de renier ces nobles aïeux, comme trop gauches et trop rustres, ou comme sentant trop l’humus populaire d’où ils étaient sortis.

Avec le XVIIe siècle expire définitivement le règne des vraies fées françaises. Effarouchées au XVIIIe siècle par le règne de la révolution philosophique, elles disparaissent, et redeviennent mystérieuses et clandestines. C’est à peine si on peut suivre leurs traces. On les voit par exemple, visiteuses passagères, s’arrêter l’espace de quelques journées à la petite cour de Nancy, où elles inspirent le goût de leur histoire passée au comte de Tressan et aux aimables érudits qui l’entourent. Un merveilleux plus coupable commence, et à leur bienfaisante magie blanche succède le règne de la magie noire des associations politiques secrètes, des formules occultes, des conjurations nécromantiques. Autres temps, autres esprits. Vous trouverez dans le bonhomme Cazotte, magicien craintif et plein d’antipathies pour ces nouveaux esprits, dont il redoute le règne, l’expression pour ainsi dire timorée de ce merveilleux, d’un ordre fort différent de celui qui nous occupe, et dont nous n’avons pas à parler. Mises en fuite par le XVIIIe siècle et la révolution, les fées françaises émigrèrent et n’ont jamais reparu. Elles laissèrent des souvenirs assez puissans pour conserver un parti en France; mais ce parti, dont le spirituel Charles Nodier fut le chef, et qu’on nommerait volontiers le parti légitimiste de la féerie française, ne parvint pas à les rappeler de l’exil et à rétablir leur autorité. Ce fut en vain que Charles Nodier, plus féerique que les fées nationales, comme certains politiques à la même époque étaient plus royalistes que le roi, poussa jusqu’au paradoxe la doctrine de l’autorité légitime des fées, en déclarant que toute poésie, toute philosophie et toute science étaient contenues dans les Contes de Perrault et la Bibliothèque bleue. Deux faits nouveaux se révèlent, deux faits dont Charles Nodier lui-même a subi l’influence : l’anarchie dans le merveilleux et l’invasion des fées étrangères.

La véritable tradition française s’est perdue : le monde du merveilleux est livré à l’arbitraire, au caprice, à l’interprétation individuelle. J’ai sous les yeux quatre volumes contenant les meilleurs contes qui aient été écrits de notre temps, le Nouveau Magasin des Enfans. Rien ne fait mieux comprendre que cette lecture l’anarchie dont nous parlons. Les spirituels écrivains, tous très connus, qui ont rédigé ces contes ne sont réunis par aucune tradition commune. Les fées ne sont pas pour l’un ce qu’elles sont pour l’autre, et chacun d’eux les crée à sa manière et selon l’arbitraire de son bon plaisir. Ils les abordent avec le sans-gêne irrespectueux de romanciers à la mode ou d’écrivains habitués à traiter avec de plus hautes puissances. Quelques-uns oublient même de leur donner des noms; d’autres, et c’est le plus grand nombre, prennent le parti de se passer bravement de merveilleux, et font des contes où les fées sont remplacées par le nain Tom Pouce, le chat de Mme Michel, une poupée ou un régiment de soldats de plomb. D’autres encore se permettent de violer la tradition la mieux établie et de tenter des réhabilitations dangereuses. M. Octave Feuillet par exemple avait-il bien le droit de présenter Polichinelle comme un type de bonté et d’humanité malgré l’histoire la plus authentique et la tradition la plus certaine et la plus constante? En dépit de son plaidoyer aussi partial qu’agréablement tourné, Polichinelle est un méchant drôle et restera tel. Le plus beau de ces contes modernes et celui que les fées auraient le plus volontiers revendiqué est certainement celui où Mme Sand a raconté l’histoire du bon petit Gribouille. Le génie, qui agrandit et élève tout ce qu’il touche, a marqué de son empreinte ce récit sympathique et attristé. Le héros bafoué d’un proverbe populaire trivial est devenu le type des vertus de notre âge démocratique, et cela tout naturellement, sans enflure ni emphase d’aucun genre: mais la morale que prêche ce conte est bien haute pour le commun des enfans des hommes, il est probable que bien peu de ses petits lecteurs, après avoir lu ce récit, se sentiront d’humeur à imiter Gribouille et à se jeter dans l’eau par honneur et dans le feu par dévouement. Peu d’enfans sont en germe des Jeanne d’Arc, voire des chevaliers d’Assas. Nos anciennes fées, plus pratiques, leur recommandaient une morale moins pure et moins noble, mais plus sûre, et semblaient de cette opinion que le meilleur moyen de faire l’éducation de leur cœur était de leur représenter le bien comme le plus sur instrument de leur bonheur futur.

D’autre part, les fées étrangères ont fait invasion parmi nous; à l’éclat de leur splendeur nouvelle, le souvenir de nos anciennes fées a encore pâli. De même que la France est devenue le lieu de rendez-vous de tous les peuples du monde, l’imagination française a été envahie par une foule cosmopolite d’esprits étrangers de toutes mœurs et de tout caractère. Les érudits ont commencé l’œuvre en renversant les barrières et en effaçant les frontières nationales, en nous donnant la curiosité de connaître et de voyager; les poètes l’ont achevée en naturalisant et en couvrant de leur protection hospitalière les génies de race étrangère. Cette invasion a eu déjà ses résultats, car les quelques contes tout à fait féeriques qui aient été écrits en France de notre temps ne doivent absolument rien à ces traditions nationales que nous avons essayé d’établir et d’expliquer. Qui ne connaît par exemple le Beau Pécopin, où les esprits de toutes les nations et de tous les temps mènent leur ronde magique dans un paysage changeant, qui reproduit les aspects de toutes les contrées du globe? Ce grand révolutionnaire poétique, Victor Hugo, a opéré dans le merveilleux français la révolution la plus radicale qu’il eût jamais connue, car avec lui se sont introduites en France non-seulement les merveilles qui avaient toujours souri aux imaginations françaises, mais les merveilles qui lui répugnaient et qu’il avait toujours repoussées. Les goules et les vampires ont obtenu droit de cité comme les sylphes et les lutins, et les horreurs du sabbat, si antipathiques à la France, ont désormais alterné avec les danses légères des fées. C’est aussi aux conversations des fées étrangères qu’un érudit curieux et chercheur, M. Edouard Laboulaye, est allé demander les amusemens de ses heures oisives et la distraction de travaux plus graves. M. Laboulaye a vaincu le préjugé trop ordinaire qui éloigne les savans des fées, préjugé qu’elles punissent par le pédantisme et l’ennui, gradués proportionnellement à l’importance du délit commis; elles l’ont récompensé en se montrant à lui sous tous leurs costumes et sous toutes leurs formes. Fées arabes, fées italiennes et espagnoles, fées allemandes, serbes et slaves ont défilé sous ses yeux; mais comme elles ont semblé comprendre qu’il ne pouvait ni ne voulait les aimer en dépit du génie de sa nation, elles lui ont accordé le don de raconter leurs merveilles avec une simplicité et un goût tout français. Les personnages et les légendes d’Abdallah ou le trèfle à quatre feuilles sont arabes et orientaux, mais le récit est tout français, et la morale sommaire et attristée du conte est bien celle qu’un Français revenu des longs voyages et des dures expériences formulerait comme l’expression la plus nette et la plus certaine de la vie. Il a eu moins d’efforts à faire pour rester Français dans ses contes napolitains du Château de la Vie et de Perlino, jolis et fins comme l’esprit du peuple qui les a inspirés, tout à fait dignes de figurer dans une bibliothèque choisie des fées.

Qu’elles nous consolent au moins, ces belles étrangères, des fées françaises que nous avons perdues; qu’à notre contact elles s’humanisent et deviennent libérales et sociables comme l’étaient les antiques protectrices et les marraines de nos pères! Qu’elles deviennent Françaises à leur tour et fassent refleurir chez nous un monde enchanté national, car cela est trop probable, hélas! nos anciennes fées françaises ne reviendront plus! Elles ne reviendront plus, et c’est pourquoi je me suis volontiers attardé à relire quelques chapitres de leur histoire, et j’ai pris plaisir à voir passer leurs ombres bienveillantes. De plus brillantes commencent à les remplacer. Puissent-elles se montrer aussi humaines et aussi bonnes!


EMILE MONTEGUT.

  1. La valeur réelle des contes de Mme d’Aulnoy consiste dans ce tableau allégorique du monde et de la société. Ces contes sont une mascarade féerique, dont les personnages ont le ton et le tour d’esprit et de langage des grands seigneurs et des belles dames d’autrefois. Quelques-unes de ces fées à leur aurore avaient figuré peut-être dans la société de Mme de La Fayette ou de Julie d’Angennes, d’autres avaient sans doute leurs entrées chez la doyenne des fées du siècle, Mme de Maintenon. Tels qu’ils sont, ingénieux, spirituels, polis, souvent profonds, ce sont bien les contes de fées d’une société qui avait connu à son aurore les mascarades pastorales de la grande Mademoiselle, et qui devait connaître à son déclin les mascarades scientifiques et philosophiques de la duchesse du Maine en sa petite cour de Sceaux. Nous les recommandons aux faiseurs de ballets et de féeries dramatiques; ils y trouveront quantité de jolis motifs de danses et de sujets de décors.
  2. Ces contes n’ont point tous la même valeur; mais dans le nombre il en est un, l’Histoire de fleur-d’Épine, qu’on peut hardiment présenter comme le plus beau conte de fées qu’on ait écrit en France. La raillerie y est si légère, si bien ménagée, si bien fondue avec la féerie, que, loin d’y nuire au merveilleux, elle ne fait qu’y ajouter une grâce de plus. Les autres sont très inférieurs, mais que de beaux détails au milieu du fatras d’absurdités volontairement entassées par l’auteur! Quel joli épisode par exemple que l’histoire d’Alboflède dans Zeneyde, cette jeune fille qui perd sa beauté pour l’avoir ignorée !