Des Controverses religieuses en Angleterre/01

DES
CONTROVERSES RELIGIEUSES
EN ANGLETERRE

L’UNITAIRIANISME


I.

Il n’appartient à personne de nier l’existence de la vérité, et il n’appartient qu’aux sceptiques de nier que la vérité puisse être connue sur la terre ; mais dès que nous avons quelque idée de la vérité, nous la concevons comme absolue, c’est-à-dire comme indépendante en soi de la manière dont nous en obtenons et du degré auquel nous en portons la connaissance. Quand on parle de vérités universelles, on entend des choses vraies dans tous les lieux et dans tous les temps ; même inconnues, ce sont des vérités encore. Nul doute que l’homme ne sache qu’il y a de telles vérités et qu’il n’en connaisse quelques-unes. On est dans l’usage, et avec raison, de citer pour exemple les vérités mathématiques. Il en est certainement de même des règles de la logique. Je ne doute pas davantage qu’il en soit de même encore des principes de la morale, et les vérités fondamentales de la religion ont assurément les mêmes caractères.

Mais il ne suit pas de là que nous ayons de toutes ces sortes de vérités une connaissance complète, une parfaite connaissance, absolue comme elles-mêmes. Dès que nous cherchons à les déterminer à les définir, à nous en rendre un compte exact, les formes de notre esprit et de notre langage, non-seulement limitent notre connaissance, mais presque toujours en altèrent la pureté, et mêlent à notre meilleur savoir quelque élément d’incertitude ou d’obscurité. Les mathématiques elles-mêmes, dans lesquelles on tient qu’il existe des connaissances, surtout des démonstrations, parfaites en soi, ont leurs limites et leurs lacunes, et offrent, jusque dans leurs notions les plus élémentaires, des questions qui ne sont pas encore résolues. Les premières propositions de tout traité de géométrie sont contestées. On sait, pour peu qu’on ait essayé de les vaincre, quelles difficultés présente l’expression juste et précise des premières règles de la logique. Quant à la morale, nous savons que ses principes sont absolus, et nous sommes en possession de beaucoup de maximes excellentes et certaines; mais on n’est pas encore parvenu à identifier les principes et les maximes, et à traduire les premiers dans une expression, ou, comme on dit aujourd’hui, dans une formule acceptée de tous. Les vérités religieuses sont, à ce qu’il semble, plus difficiles encore à bien exprimer, c’est-à-dire à porter à la connaissance humaine sous une forme qui n’en altère en rien l’essence divine. Ce n’est pas seulement parce que, telles que les vérités morales, elles s’adressent au sentiment autant qu’à la pensée, ce n’est pas seulement parce qu’à la différence des notions logiques ou mathématiques, elles concernent des réalités substantielles, non des abstractions, et intéressent l’homme tout entier, c’est aussi à cause de leur nature propre, ou plutôt de celle de leur objet. Même à ne considérer la religion que comme une pure connaissance, notre esprit s’épuise dans l’effort de la rendre, non pas égale, ce serait impossible, mais partiellement semblable à son objet. «Nous n’avons point d’autre idée de Dieu, dit très exactement Bossuet, que celle de la perfection. » Et en parlant ainsi il fait implicitement l’aveu que dès que nous voulons déterminer l’idée de Dieu ou l’idée de la perfection, il naît des difficultés supérieures aux forces de notre esprit. Une inexactitude incorrigible se mêle à nos conceptions et à nos expressions, et nous ne pouvons jamais que nous approcher un peu de la vérité. On appelle dogmes les vérités religieuses déterminées de manière à être connues par l’esprit humain. La connaissance n’en peut être parfaite, c’est-à-dire sans autres limites que celles de son objet même, puisque cet objet aboutit toujours à l’infini; mais il est même bien difficile qu’elle soit, dans ce qu’elle a de mieux déterminé, rigoureusement exempte d’erreur, et que sur la Divinité et les rapports de l’homme avec elle, la plus sublime raison ne contienne absolument que vérité.

Mal définir et mal exprimer les principes de toute religion, en tirer de fausses conséquences ou des conséquences fondées uniquement sur des erreurs de définition ou d’expression, les corrompre encore par des accessoires arbitraires que seules nous font accueillir l’imagination ou la passion, voilà comme procèdent les religions fausses. Mais il n’est pas aisé de préserver même une religion vraie des erreurs de l’humanité. Le christianisme a un mérite éminent que ne contesteront pas ses plus grands ennemis : non-seulement il est tenu pour la seule vraie religion par les fidèles, cela est tout simple, mais il est accepté hors du cercle des fidèles, par quiconque le connaît bien, pour une religion vraie, et même pour la religion la plus vraie. Cela ne suffit pas cependant pour qu’il soit l’objet d’une connaissance exacte ni d’une intelligence parfaite. Les vérités qu’il révèle, ne fût-ce que parce qu’elles sont en cette vie conçues et traduites par l’esprit humain, parce qu’elles sont écrites dans le langage merveilleux, mais imparfait, mais inexact que parle l’humanité, ne peuvent par elles-mêmes se faire comprendre sans altération, sans obscurités, sans lacunes, de celui à qui elles sont enseignées. Aucun homme ne pense absolument sans nulle erreur la vérité chrétienne; personne n’est infaillible.

C’est un penchant fort naturel que de chercher l’infaillibilité. L’orgueil a de la peine à ne pas se l’attribuer quelquefois, et il se dédommage de ne pouvoir y compter toujours, en se figurant qu’il la connaît et qu’il sait où la trouver. Quand il s’agit des sciences humaines, ces illusions n’ont pas grand danger. Elles font durer un peu plus longtemps les erreurs, elles ralentissent les progrès : c’est là leur plus grand mal; l’esprit néanmoins ne tarde pas à s’en affranchir, et l’on peut dire qu’aujourd’hui le joug de l’autorité ne pèse plus sur les sciences. Mais comme les lois, comme le gouvernement, la religion est plus qu’une science; elle constitue ceux qui la professent en une société dont elle est la charte sainte. Presque toujours elle s’organise comme une institution, et ainsi il survient en elle une autre autorité que sa vérité même. Une autorité qui fait comprendre et accepter la vérité, qui en donne le sens avec certitude, qui est telle que son interprétation de la vérité soit rigoureusement exempte de tout mélange d’erreur, serait une autorité infaillible. Si cette autorité existe, elle n’est pas humaine; on sait où l’a trouvée la foi catholique. Pour les catholiques, l’Écriture sainte, tout inspirée qu’elle est de Dieu même, et quoiqu’elle contienne toute vérité religieuse, n’a point à elle seule la vertu de la transmettre sans mélange au lecteur le plus attentif et le plus soumis. À côté de l’Écriture il y a une tradition, puis une autorité, interprète de l’Écriture et dépositaire de la tradition : c’est l’église. L’église, perpétuelle et universelle comme la vérité, l’enseigne en même temps qu’elle la représente. Pour qu’elle soit autre chose qu’un tribunal éclairé ou un corps respectable de docteurs, pour qu’elle soit sans erreur en un mot, il lui faut une inspiration plus qu’humaine; il faut qu’elle soit, comme on dit dans le mauvais langage du temps, supernaturelle ou supranaturelle[1]. Elle est tenue pour telle en effet dans son institution, et de là on conclut (conséquence un peu forcée) qu’elle est infaillible. L’infaillibilité sans la connaissance parfaite serait difficile à établir, et la connaissance parfaite dans l’église supposerait la divinité de l’église. Or cette expression serait choquante, et elle n’a pas été employée. Même en admettant que, l’église étant divinement instituée, la vérité miraculeusement révélée fût dans son sein miraculeusement conservée, on pourrait douter encore qu’elle fût pour cela miraculeusement exprimée et enseignée; mais on doit reconnaître que, l’hypothèse étant admise, la solution du problème a fait un pas.

On dit souvent que ce système est le seul vrai, parce qu’il est le seul conséquent. Je ne suis pas sûr que la conséquence soit le signe constant de la vérité. En tout cas, il reste dans ce système un point très faible, le principe une fois accepté. Qu’est-ce que l’église? C’est essentiellement la communion des fidèles. Ce serait donc en cette vie tout ce qu’il y a de christianisme catholique sur la terre. Ce n’est pas cependant au suffrage universel que les théologiens décernent l’infaillibilité. L’autorité infaillible, ce n’est pas la société chrétienne; c’est tout au plus la société chrétienne représentée par le corps ecclésiastique. J’en dis trop encore, c’est la réunion seulement de ceux des pasteurs qui, de droit ou de fait, peuvent s’assembler en conciles, ou même c’est le chef de l’église, le premier des pasteurs, le pape. On ne décide point ici la question ; il suffit que ce soit, ou même que c’ait été une question, pour que le caractère de parfaite conséquence de la doctrine en soit profondément altéré.

D’autres discordances se présentent en plus grand nombre dans le protestantisme. La réformation a entrepris de chercher la vérité religieuse dans le texte et l’esprit des livres saints, indépendamment de la tradition de l’église romaine. Si, tout en admettant la révélation du christianisme et l’inspiration de l’Écriture, on ne reconnaît l’existence d’aucun tribunal infaillible en matière de foi, il est naturel d’appliquer toutes les forces de la raison et de la conscience à l’intelligence des deux Testamens. C’est ce que Luther et ses contemporains ont fait. Ils ont cru avoir retrouvé ainsi le sens réel de l’Écriture, c’est-à-dire une connaissance plus parfaite de la vérité chrétienne. Rien ne serait plus simple, plus conforme aux procédés habituels de l’esprit humain que ce fait d’un progrès dans la connaissance de la vérité. L’examen, la réflexion, le travail, le temps, le mouvement des esprits, produisent sans cesse de pareils résultats. Il ne s’ensuit nullement que la vérité soit mobile et changeante, mais seulement que la connaissance de la vérité est progressive, parce que l’esprit de l’homme n’est point la vérité en soi. Ce qu’on appelle une variation peut être un pas en avant. On change, parce qu’on approfondit. Le physicien, le philosophe, le médecin, le savant, en un mot, qui se croit en possession de la vérité sur les objets de ses études, ne prétend pas la tenir tout entière. Il pense seulement en avoir une connaissance plus étendue, plus exacte, moins mêlée d’illusions et d’erreurs que ses devanciers. Telle paraît être, au premier aspect, la position que prenait la réformation à l’égard de la vérité religieuse, et c’est bien ce qu’elle pense avoir réellement fait ; mais elle a voulu aussi faire autre chose. Ce besoin présomptueux d’immobilité, non dans la vérité, où l’immobilité est à sa place, mais dans la connaissance de la vérité, qui est un fait mobile, étant un fait de l’homme, la crainte de dissidences sans nombre ou de variations sans terme, la confiance dans les résultats d’un premier effort, si laborieux, si héroïque, vers une régénération évangélique, l’habitude, l’exemple donné par tant de siècles d’une fidélité au moins apparente à une permanente tradition, le désir d’offrir une règle à la conscience, un drapeau à l’action, un port à la raison des peuples, engagèrent les réformés à chercher à leur tour un moyen de fixer la doctrine et un équivalent de l’infaillibilité catholique. Ils croyaient en général que l’Écriture, interrogée avec foi, répondait, et que sa réponse était la parole de Dieu même. Ils ne lui attribuaient pas uniquement la puissance toute morale de mettre l’âme dans cette disposition améliorante qui la réconcilie avec son créateur et son juge : il leur semblait encore que, grâce à elle, une lumière se faisait dans l’esprit, une révélation spirituelle s’accomplissait, qui mettait l’intelligence et la croyance en accord avec le vrai sens de la parole. Il y avait là un effet intérieur, et au besoin surnaturel, de la grâce, et ils allèrent jusqu’à espérer que l’interprétation de l’Écriture, rédigée sous la dictée de cette voix céleste, pourrait devenir le texte de la vérité définitive. C’est ainsi que furent composés et adoptés des symboles, des confessions de foi protestantes ; c’est ainsi surtout qu’on en est venu à la doctrine des points fondamentaux, et par exemple des trente-neuf articles de l’église anglicane. Le monde protestant se compose de chrétiens — dont les uns attribuent à un certain formulaire, souscrit, enseigné et maintenu par un corps hiérarchique de pasteurs, une vérité assez complète et assez définitive pour servir de règle à la conscience même, — dont les autres admettent en principe que toute interprétation sincère de l’Écriture considérée comme vérité religieuse, si aucun parti-pris, aucun esprit de secte, aucune passion, ne l’a dictée, si elle est l’expression consciencieuse de la raison, est permise au chrétien et compatible avec le droit d’en conserver le nom. — On sent que cette dernière latitude d’examen et d’interprétation peut aller assez loin, et mener jusqu’à la doctrine qui réduit la venue du christianisme à une heureuse révolution dans les croyances humaines, révolution où Dieu ne serait intervenu que comme providence. En remontant de ce christianisme tout philosophique jusqu’au formulaire et à la liturgie des anglicans, qui prétendent, quelques-uns du moins, rattacher leur épiscopat à la succession directe des apôtres, on aperçoit combien de degrés divers, de nuances différentes de croyance et de doctrine peuvent trouver place entre ces deux extrêmes. Suivant que l’esprit penche vers l’un ou vers l’autre, il incline vers la conception d’un christianisme dans lequel Dieu intervient par des miracles, ou bien d’un christianisme dans lequel Dieu n’est présent que par sa providence. D’un côté, l’action directe de Dieu dans la révélation de l’ère chrétienne se retrouve aujourd’hui dans les effets de la grâce et la puissance transformante de la parole. De l’autre, l’influence purement morale de la méditation pieuse, favorisée par les exemples et les leçons de l’Évangile, et qui ne vient de Dieu que comme de la source de tout bien, se signale par de telles régénérations, que ce mode de l’action divine peut avoir suffi à l’apparition même de la foi chrétienne sur la terre. Il y a place ainsi pour une multitude d’opinions intermédiaires, et par conséquent de sectes dans le protestantisme; mais toutes peuvent se ramener à deux tendances divergentes, dont l’une est accusée de retourner au catholicisme, l’autre de s’avancer jusqu’à la pure philosophie. La logique peut de part et d’autre signaler plus ou moins d’inconséquence; l’esprit de système peut censurer dans l’ensemble un défaut d’unité; mais ce sont là des choses de pure théorie, et dans le fait les épiscopaux d’Angleterre ou les luthériens de Prusse les plus zélés ne sont nullement disposés à se faire catholiques, de même qu’il y a dans les sectes les moins orthodoxes des croyans parfaitemens décidés à n’embrasser jamais le rationalisme philosophique; car ni la foi, ni la ferveur, ni la piété, ne sont subordonnées au dogme, et il se rencontre partout des cœurs chrétiens.

La religion est plus qu’une science. Cependant une pure science elle-même produit, bien qu’à un plus faible degré, les principaux effets d’une religion. Toute science est une connaissance réfléchie de la vérité. Or toute vérité engendre l’amour. L’homme ne connaît guère la vérité sans l’aimer. De la connaissance et de l’amour de la vérité naît un devoir envers elle. Celui qui sait porte à la vérité un respect dont ses actions mêmes doivent se ressentir. Si donc amour et devoir sont dans une certaine mesure les accompagnemens nécessaires de toute science, combien n’est-ce pas encore plus certain de la religion, qui est la science de la vérité suprême, de celle qui commande à l’âme tout entière, et qui doit gouverner les sentimens comme les idées! C’est ainsi que la religion, qui tient le premier rang dans la science, tient un rang égal dans la vertu. On demandera peut-être s’il est possible que la nature particulière de ses dogmes n’entre pour rien dans ses effets sur le cœur et la conscience. Sans essayer de mesurer la portée de cette influence, nous nous bornerons à une remarque générale. L’empire du christianisme est tout spirituel. C’est à ce point qu’en bien des cas les choses spirituelles sont une expression synonyme des choses religieuses ou chrétiennes. L’effort de toutes les écoles du christianisme est de créer en nous l’homme spirituel. Deux voies paraissent ouvertes pour arriver à ce but. Ici on pense que plus les dogmes religieux contiendront de réalités ou d’apparences appartenant au monde matériel, comme une église visible, des pouvoirs établis, un culte compliqué, des cérémonies, des personnages sacrés, des mystères cachés sous des symboles, des miracles nombreux et qui se perpétuent, plus la spiritualité gagnera à rechercher le sens divin sous le sens littéral, à saisir la vérité divine recouverte de tant de formes temporelles, à la recueillir disséminée dans tant de réalités particulières. Là on soutient au contraire que la spiritualité ne se développe qu’en s’épurant, qu’elle ne se manifeste jamais mieux que dégagée de toutes formes extérieures, signes visibles, emblèmes mystérieux, et que ceux-là s’en approchent davantage qui font de plus en plus de la religion quelque chose qui ne tombe pas sous les sens. Dans les deux cas, la foi est bien, comme dans l’épître aux Hébreux, l’argument de l’invisible; mais dans un cas le dogme complique, dans l’autre il simplifie. Dans quel cas est-il plus efficace en morale? Duquel l’argument sort-il plus pur et plus éclatant? C’est à d’autres d’en décider; pour nous, nous reconnaissons qu’il y a là deux systèmes, ou si l’on veut, deux tendances entre lesquelles il faut choisir, sans s’interdire les justes milieux.

Les milieux sont difficiles à poser. Les doctrines qui veulent être absolues les excluent; mais ne réussit pas qui veut à être absolu. Dans le sein même de l’unité catholique il y a des degrés. Un prêtre de Paris ne croit pas tout ce que croit un prêtre espagnol. M. Frayssinous n’eût point signé tout ce qu’a écrit saint Thomas d’Aquin; M. Gratry ne souscrit pas à tout ce qu’a prêché Massillon. Il y a un éclectisme permis qui produit des différences comme celle d’Arnauld à Fénelon, sans compter l’éclectisme qu’on se permet et toutes les différences dont on ne se vante pas. Nos églises sont pleines de schismatiques intérieurs. Le protestantisme est une certaine liberté dans une certaine unité. La liberté n’est pas illimitée comme on le prétend, mais l’unité est large. De même que des extrémités du jésuitisme à celles du jansénisme on est encore catholique (on l’était du moins au XVIIe siècle, si inférieur au nôtre, comme chacun sait, en intelligence religieuse), il faut admettre que du calvinisme épiscopal à l’unitairianisme nazaréen les nuances du christianisme peuvent aller s’affaiblissant, mais ne s’effacent pas tout à fait. Il est impossible de ne pas regarder Clarke et Channing comme des chrétiens. « Je ne puis, dit un docteur anglican très respecté, Thomas Arnold, refuser le nom de chrétien à quiconque aime et craint véritablement le Christ, et quoiqu’à mon avis l’unitairianisme tende à amoindrir cet amour et cette crainte, je ne doute pas cependant que beaucoup d’unitairiens n’éprouvent ces sentimens. Et dès lors Christ est leur Sauveur, et ils sont, eux aussi, son peuple. » On peut en effet dans la controverse faire de tel ou tel dogme déterminé la condition d’existence de la religion. C’est en théorie une chose fort licite que de fixer l’essence d’une doctrine en lui assignant un principe fondamental. Il est possible même qu’on rencontre juste, et qu’en bonne logique on réussisse à poser la limite passé laquelle il n’y a plus de point d’arrêt jusqu’aux conséquences extrêmes; mais les conséquences extrêmes et la bonne logique ne peuvent rien sur les faits. Il n’est pas question de savoir si, tels qu’ils sont, les hommes feraient mieux d’être conséquens, j’en doute fort pour mon compte; mais, quoi qu’on en pense, ils ne le sont pas, ils croient avoir mieux à faire que de l’être, et l’on doit, pour décrire et juger les choses, les accepter telles qu’elles sont. Or c’est un fait que chez les nations protestantes, et particulièrement dans la protestante Angleterre, les interprétations diverses des mêmes symboles, ou, en dehors de tout symbole, des mêmes livres, coexistent sous le nom du christianisme. L’idée de christianisme et l’idée d’orthodoxie sont deux idées fort différentes. Cependant chaque secte chrétienne aspire à l’orthodoxie, et se vante d’y être parvenue. Telle est, au milieu des liens qui devraient unir toutes les sectes, la source de leurs divisions et de leurs combats, car elles ne sont pas en Angleterre plus d’accord qu’en d’autres pays, quoique les habitudes de la liberté et l’existence d’une tolérance légale, si imparfaite qu’elle ait été longtemps, aient forcé ces frères ennemis à se supporter en se disputant.

C’est sur la dernière de ces sectes, je dis la dernière en allant vers la philosophie, c’est sur le christianisme le moins riche en dogmes et en mystères révélés que nous voudrions appeler un moment l’attention; mais on ne saurait, dans un pays de libre controverse, observer une secte sans regarder un peu les autres, et leur concours, leur rivalité même dans l’œuvre de la sanctification est tout à l’honneur du christianisme en général. Le spectacle que les sectes offrent au-delà du détroit mérite d’être décrit. Absorbés que nous sommes par les discussions médiocrement sincères auxquelles nous assistons de plus près, nous avons peu l’idée du mouvement religieux et philosophique des autres peuples, et ne le connaissant pas, nous sommes enclins à le nier. Il s’en faut cependant que, surtout depuis vingt-cinq ou trente ans, les questions qu’on peut appeler spirituelles abandonnent toute la place en Angleterre aux questions économiques et politiques. Elles ont reparu au contraire et produit des recherches, des publications, des débats d’un vif intérêt. Si l’esprit de critique ne se donne pas aussi libre carrière qu’en Allemagne, s’il conserve de certains ménagemens et de certains dehors que dédaignent la science et la méditation germanique, il s’ouvre néanmoins un champ qui paraîtrait encore assez vaste à nos controversistes, et dans les bornes qu’il se pose, plus étroites peut-être que celles où se renferme chez nous la pensée intérieure, il se permet tout, et il élève des questions qu’en France on ose rarement aborder. C’est le privilège du protestantisme. Nous n’en comptons point user avec lui, notre intention n’étant pas de rien discuter, mais de faire connaître historiquement les discussions auxquelles d’autres se sont livrés, et d’esquisser les traits de quelques hommes distingués par leurs opinions ou leurs écrits, dont la réputation n’a point passé la Manche. Il y a parmi nous aujourd’hui un tel défaut d’originalité, même une telle absence de mouvement intellectuel, qu’il faut, pour que la pensée n’y tombe pas tout à plat, chercher ailleurs la vie et la nouveauté.


II.

Si l’on réduit pour un moment notre religion à une théodicée, c’est-à-dire à une science de Dieu, il semble que le dogme de la Trinité la caractérise et la constitue. Un Dieu médiateur est une pensée particulière au christianisme, et sans laquelle il paraîtrait se rapprocher davantage de l’état d’une simple philosophie religieuse. Sur ce point décisif, le désaccord a cependant éclaté entre les chrétiens dès les siècles apostoliques. Saint Jean vivait encore que Cérinthe contestait la divinité du Christ, et le quatrième évangile fut écrit en partie pour confondre Cérinthe. On veut que les ébionites aient sur le même sujet combattu saint Paul. Il faut même reconnaître que, séparé de la tradition et des décisions de l’église, le texte du Nouveau-Testament n’établirait pas avec une évidence incontestable le dogme fondamental de la Trinité, ou du moins la doctrine orthodoxe qui paraît n’avoir pas même été fixée par le concile d’Antioche, lorsqu’il condamna l’évêque de cette ville, Paul de Samosate, car on croit généralement que l’interprétation du dogme ne fut consacrée en termes définitifs qu’au IVe siècle par le concile de Nicée, qui proscrivit l’hérésie arienne, et décréta, dit-on, le symbole que chacun connaît. Un autre symbole, qui porte le nom d’Athanase, et que l’église a inséré dans sa liturgie, exprime, sous la menace répétée de damnation éternelle, la foi obligatoire dans la Trinité consubstantielle. Ces deux symboles expriment ce que n’exprimait pas l’antique et vénérable déclaration connue sous le nom de symbole des apôtres. Aussi est-il admis que c’est depuis l’apparition de l’arianisme que le dogme et surtout l’expression correcte du dogme de la Trinité ont été parmi les fidèles mis à l’abri de toute incertitude et de toute erreur. Saint Jérôme et saint Augustin le disent positivement, et un théologien moderne justement estimé, et que Bossuet a défendu, le père Petau, jésuite, a écrit qu’il ne fallait en cette matière citer qu’avec précaution les pères antérieurs au IVe siècle. Rien en cela ne saurait inquiéter un catholique, la règle principale de la foi étant pour lui dans la tradition et l’autorité de l’église; mais les protestans, qui n’ont pas le même recours contre le doute, ne peuvent aisément admettre une apparence d’incertitude ou d’obscurité, quand il s’agit de la tradition des siècles apostoliques sur un point fondamental. Aussi quelques-uns de leurs théologiens ont-ils rudoyé nos docteurs pour leurs concessions sur la croyance des plus anciens pères de l’église, et un évêque anglican a combattu très vivement le père Petau dans un ouvrage encore estimé par les chrétiens des deux communions[2].

Les précurseurs et les imitateurs d’Arius furent nombreux. Des doctrines diverses, mais qui toutes détruisaient ou atténuaient la divinité du fils, pénétrèrent dans le monde chrétien sous des noms différens. La subtilité des Grecs multiplia les nuances et les expressions, et pendant les dix-neuf ans qui suivirent le concile de Nicée, on compte jusqu’à quatorze professions de foi distinctes qui s’écartent des termes consacrés. Il s’est même trouvé des critiques qui ont soutenu que ni le langage des pères de Nicée, ni celui d’Athanase n’étaient absolument exempts de toute trace d’arianisme, ou plutôt de semi-arianisme, car on a en général rangé sous ces deux chefs les doctrines anti-trinitairiennes. L’arianisme proprement dit ne veut voir dans le Sauveur qu’un être créé, inspiré miraculeusement ou naturellement par le Créateur, et qui à ce titre peut être appelé fils de Dieu, comme tous ceux à qui la Bible donne ce nom. Le semi-arianisme, conservant au Christ un rang et une nature au-dessus de l’humanité, le représente comme né avant le monde ou même avant tous les siècles, comme l’intermédiaire et l’agent même du Très-Haut dans la création, ou tout au moins comme un être surnaturel qui seul a pu être appelé, non sans mystère, mais sans hyperbole, le fils unique de Dieu. On devine quelle multitude de conceptions graduées peuvent s’échelonner entre ces deux termes hétérodoxes, la croyance dans un être si près d’être Dieu, et le respect pour une créature si près d’être un homme. Telle était l’élasticité de la doctrine arienne, qu’elle devait satisfaire les écoles les plus diverses, et qu’elle a réussi à partager le monde. Elle ne s’est éteinte parmi les Grecs qu’à la fin du IVe siècle, et deux cents ans plus tard chez les nations barbares qu’elle avait envahies. À partir de cette époque, on la voit peu reparaître, et pendant huit ou neuf cents ans elle cesse d’agiter la société chrétienne. Peut-être est-elle restée çà et là cachée dans le sein de l’orthodoxie même, et un arianisme involontaire s’est-il mêlé secrètement aux pensées de plus d’un fidèle agenouillé devant la croix ; mais Dieu fait homme est demeuré la croyance de l’église romaine qui longtemps a régné dans l’Occident sans partage, et ce n’est pas pour ravir au rédempteur sa divinité que la réformation s’est séparée de Rome et a divisé la chrétienté.

Sans doute, si l’esprit de la renaissance eût agi seul et si la réformation n’eût été, comme on l’a voulu, qu’un mouvement philosophique et littéraire, la négation d’Arius aurait eu grandes chances de reprendre de l’empire dans le monde. Rien n’est plus facile que de s’y laisser aller, tout en continuant de prononcer les expressions de l’Écriture prises dans un sens spirituel et figuré, et les esprits cultivés du XVIe siècle devaient avoir certaine inclination à platoniser ainsi la mysticité catholique. Érasme est le précurseur de Luther, et on l’ajustement soupçonné de n’avoir pas fait son édition du Nouveau-Testament à la gloire de la Trinité. Il ne s’est défendu de l’hérésie d’Arius qu’en disant qu’elle était morte depuis longtemps : c’est une réponse dans le genre de celle de Locke à la même accusation ; mais on a vainement essayé de la diriger avec succès contre les vrais réformateurs. Ceux-ci portèrent sur d’autres points de l’empire du dogme l’esprit d’agression qui les animait, et ils donnèrent une autre pâture à l’activité et à l’indépendance de la pensée religieuse. Bien qu’on ait voulu trouver dans Luther et dans Calvin un langage équivoque sur la seconde personne divine, le reproche ne s’est pas soutenu, et il est certain que, par leurs confessions de foi, par leurs principaux écrits, par leur enseignement général, les communions protestantes sont demeurées catholiques touchant la divinité du rédempteur. Il y a même dans leur métaphysique particulière sur le péché et la justification, sur le néant des œuvres et le mérite exclusif de la foi en Jésus-Christ, des motifs nouveaux de chercher le médiateur hors de l’humanité. Cependant il était difficile que tous les esprits demeurassent sur ce point seul dans la tradition de Rome. C’était, au sentiment de l’église, un dogme qui, pour être mis hors d’atteinte, avait eu besoin de décrets des conciles. La lettre de l’Écriture n’avait pas suffi pour arrêter la témérité ou fixer l’incertitude. Les Cérinthe, les Tatien, les Noéthus, les Aétius, les Eusèbe, les Sabellius, et cent autres avaient interrompu la tradition, mal soutenue même par quelques pères de l’église. Comment espérer que le mouvement de la réforme n’entraînerait point sur leurs pas des théologiens enfin délivrés du joug de l’uniformité? L’examen qui remontait aux sources tenait peu de compte de ce qui s’était écrit après l’Evangile. Toute la littérature chrétienne était à refaire. La liberté de chercher et de croire devait donc retourner jusqu’à l’arianisme, et même ne s’y pas arrêter.

C’est en Italie que cette doctrine se ranima et donna naissance à la secte la plus célèbre qui l’ait professée chez les modernes. Vers 1540, un gentilhomme espagnol honoré de la faveur de Charles-Quint, Jean Valdès, apporta à Naples les livres de Luther et de Bucer; il se séparait sur quelques points seulement de l’église romaine, mais des protestans comme des catholiques sur la Trinité. Il communiqua ses idées au général des capucins, le Siennois Bernard Ochin, et des hommes venus de divers points de la péninsule formèrent à Vicence une société pour la restauration de ce qu’ils appelaient le monothéisme chrétien. La persécution ne tarda pas à la disperser. Quelques-uns de ses membres furent étranglés à Venise. Ochin prit la fuite et se retira en Angleterre. Lélius Socin, fondateur de la secte, prit le même parti, et tous deux cherchèrent ensuite un asile dans le nord-est de l’Allemagne, et jusqu’en Pologne, où ils rencontrèrent de vives sympathies. C’est là que se réfugia plus tard Fauste Socin, neveu du précédent, et Siennois comme lui. C’est là qu’il se forma des écoles et même des églises qui, sous le nom d’unitaires, allumèrent le foyer du socinianisme. Pendant plus de soixante ans, elles prospérèrent en liberté à côté des communions évangéliques.


III.

La réformation anglaise se ressentit peu de ces nouveautés. Il est remarquable que ce soient des Espagnols comme Valdès et Servet, des Italiens comme Ochin et les Socins, qui aient donné le signal auquel ont répondu des populations slaves. En Angleterre, les esprits sont hardis, mais sensés; en matière de réforme, on n’y fait que le nécessaire; on ose entreprendre, on sait s’arrêter. Quand on secoua le joug de Rome, deux influences déterminèrent le mouvement : l’une purement politique et qui ne s’attaquait point au dogme de la Trinité, l’autre véritablement religieuse, que ne dirigeait point un esprit d’infidélité, qui voulait croire, mais croire librement, — et quelle que soit la diversité de croyance qui prit aussitôt naissance au fond des âmes, rien ne parut au dehors qui ressemblât à la négation du rédempteur divin. Sur les questions de dogme pur, la doctrine de Calvin fut en général celle de l’Angleterre, et Calvin poussait la foi dans la Trinité jusqu’à brûler Servet. Dans les questions d’organisation, la royauté s’éloigna le moins qu’elle put de l’ancienne constitution de l’église, elle n’en supprima que ce qui l’eût empêchée d’en devenir maîtresse, et conserva la hiérarchie, l’épiscopat, l’uniformité. Un formulaire de trente-neuf articles devint la profession de foi obligée de tout ministre anglican, qui dut y souscrire sans ambiguïté en même temps que reconnaître par serment la suprématie de la couronne sur l’église, et déclarer que le livre de prière commune est conforme à la parole de Dieu.

Pour mieux affermir l’orthodoxie trinitairienne, le huitième des trente-neuf articles prescrit adhésion au symbole d’Athanase aussi bien qu’aux symboles des apôtres et des pères de Nicée, c’est-à-dire que de par le roi et les deux chambres la liturgie nationale condamne dans l’autre monde ceux qui dans celui-ci auront confondu les personnes ou séparé la substance, car le credo d’Athanase va jusque-là. L’adoption législative d’un texte dogmatique aussi menaçant est peut-être de tous les règlemens religieux de l’Angleterre celui qui a suscité le plus de scrupules et de résistances. C’est encore aujourd’hui un embarras pour les théologiens sincères, et si les choses étaient à recommencer, certainement on serait moins absolu; mais on n’ose relâcher aucun des liens de l’orthodoxie. L’acte d’uniformité, renouvelé sous trois souverains, et que l’amant de Nell Gwynn, catholique in petto, n’a pas manqué de sanctionner après Edouard IV et la reine Elisabeth, est encore en vigueur, et il a fallu du temps et du travail pour libérer de ses restrictions les chrétiens qui se passent de l’épiscopat anglican. Ces dissenters ou dissidens, longtemps soustraits à l’intolérance des lois par des sursis, des fictions, des évasions légales, ne se regardent comme affranchis en fait que depuis un bill de 1728, et ils ne l’ont été en droit que de nos jours; mais le défaut d’une liberté absolue ne les a pas empêchés d’exister et même d’être puissans.

C’est en 1534 que Henri VIII abolit en Angleterre l’autorité du pape. La législation contre les hérétiques ne fut point adoucie; il fut seulement réglé qu’aucune sentence contre eux ne serait exécutée sans un ordre du roi, qui, dans les cas graves, dut le donner en signant un writ ou warrant de hœretico comburendo. Cependant des anabaptistes hollandais étaient venus chercher un asile en Angleterre. Ils furent les premiers qui, sans être catholiques, éprouvèrent l’intolérance de l’église nouvelle, et dès 1534 quelques-uns furent brûlés sur une place de la Cité. On ne sait pas bien jusqu’où s’étendait la témérité de leur hétérodoxie. Cependant la présence successive en Angleterre d’Ochin, de Pierre Martyr et de Jean de Lasco, qui furent admis quelque temps à l’enseignement ou à la prédication, devait enhardir les esprits et propager quelques opinions nouvelles. On regarde un prêtre, nommé John Assheton, comme le premier qui ait encouru, sous l’archevêque Cranmer, la sévérité des sentences ecclésiastiques pour avoir méconnu la Trinité. Il en fut quitte pour une rétractation. Pendant quelque temps, dans la sphère élevée de la société et du savoir, une certaine liberté de penser fut soufferte; mais dans le peuple elle conserva tous ses dangers. Une pauvre femme du Kent, Jeanne Bocher, zélée protestante, fut brûlée pour des opinions qui paraissaient toucher à l’arianisme, et un an après elle, un Mayençais réfugié, George van Parris, subit la même peine (1551). Sous le règne affreux de la reine Marie, les docteurs étrangers, si bien accueillis d’abord, reprirent le chemin de l’exil, et le nom de Patrick Patingham est celui du premier Anglais pour qui l’arianisme ait été déclaré crime capital. Il fut brûlé à Uxbridge le 20 août 1555, peu de mois avant cet archevêque Cranmer qui forçait les ariens à choisir entre le feu et l’abjuration. Quatre autres prélats montèrent avec Cranmer sur le bûcher.

Elisabeth rouvrit d’abord les églises étrangères, refuge de l’esprit de libre croyance, et, sans être beaucoup plus tolérante d’intention ni de principe, elle toléra davantage. Ce n’est qu’après dix-sept ans que le bûcher se ralluma dans Londres et consuma de malheureux anabaptistes. Un laboureur du Norfolk, Matthew Hamont, partagea leur sort (1579), et les anti-trinitairiens le réclament comme un des leurs. Nous ne pouvons transcrire ici leur triste martyrologe; mais quand le premier des Stuarts parvint au trône, sa théologie et son absolutisme, également pédantesques, ne purent que l’enhardir dans ses mauvais penchans, et de nouveaux supplices signalèrent son orthodoxie. Quinze hérésies damnables sont énoncées comme motifs dans le mandat infâme par lequel Jacques Ier, en qualité de défenseur de la foi catholique, charge son chancelier Ellesmere de faire brûler Edouard Wightman, à la diligence du shériff de la cité de Lichfield. Cet ordre et celui que rendit contre Barthélémy Legate le même prince, docte protecteur de Bacon, sont, dit-on, les deux derniers warrants de hœretico comburendo qu’un roi d’Angleterre ait signés (1612).

Jacques Ier avait bien d’autres errans que les sociniens à faire rentrer dans la voie étroite. Dans l’origine, il leur assimilait les disciples d’Arminius, dont jusque sur le continent il poursuivait la condamnation. Tout ce qui s’écartait des canons qu’il avait lui-même promulgués à son avènement était à ses yeux outrage à son savoir et rébellion à sa suprématie. Il citait devant lui ceux que faisait rechercher la cour de haute commission ecclésiastique; il les interrogeait lui-même, les faisait expliquer pour mieux les confondre, et tenait à les réfuter avant de les punir. Il profitait de la faculté d’être tyran pour se faire encore inquisiteur. Et cependant auprès de lui, sous ses auspices, la philosophie expérimentale prenait naissance. Bacon frayait la voie à Hobbes, et tandis que le raisonnement, pénétrant dans la foi, en desserrait peu à peu les liens et préparait cette sorte de religion qu’on appelle latitudinaire, l’esprit de secte, favorisé par le protestantisme, diversifiait la foi sans l’affaiblir, et produisait ces dissidens tout chrétiens qui eurent l’honneur d’unir la ferveur et la liberté. Dès 1580, un théologien de Cambridge, Robert Brovvn, avait jeté dans le public l’idée de transformer l’église en une multitude de congrégations séparées, ayant leur discipline, leurs cérémonies, leur juridiction toute spirituelle, enfin, dans le langage du temps, la liberté de prophétiser. Les brownistes sont regardés comme les ancêtres des indépendans, et en général de tous les dissenters qui se sont par la suite détachés du tronc de l’église royale; mais ceux-ci montrèrent en général plus de véritable ardeur religieuse, et n’eurent de commun avec Brown que quelques idées sur la constitution ecclésiastique. Si l’exaltation des sectes alla souvent jusqu’au fanatisme, ce fut rarement un fanatisme persécuteur. Conduites par leur foi même à se soustraire à la suprématie légale, elles portèrent dans la politique une indépendance qui menaçait la royauté de Jacques Ier plus sérieusement qu’il n’en pouvait avoir l’idée. Son chancelier Bacon ne se doutait guère de l’avenir, lorsqu’il disait, en s’adressant au roi : « Ainsi que les corps pesans éprouvent, lorsqu’ils ont été projetés et avant de se poser et de se fixer, certaines trépidations, il est probable que, par un effet de la divine Providence, cette monarchie, avant de s’arrêter et de s’affermir dans votre majesté et dans votre race royale (et j’espère qu’elle y est établie à perpétuité), a dû subir tous ces changemens, toutes ces vicissitudes diverses qui ont été comme les préludes de sa stabilité[3]. » Bacon parlait ainsi deux ans avant Charles Ier.


IV.

Dans les premiers temps du règne de Jacques, le gouvernement ne connaissait de dissidens proprement dits que ceux, en assez grand nombre déjà, qui, ne rejetant guère que des rites extérieurs, se faisaient pardonner leur singularité et leur piété, et dont le zèle paraissait trop puéril pour être dangereux. En Écosse, le même esprit, plus mesuré et plus résolu, avait formé l’église presbytérienne, c’est-à-dire une église exclusive et démocratique à la fois, constituée fortement sur la base de l’égalité dans l’unité. Au début du long parlement, presque toute l’Angleterre était encore épiscopale ou puritaine. Le presbytérianisme envahit tout à coup les deux chambres et s’unit aux idées de liberté constitutionnelle. Il gagna les premiers auteurs de la révolution, ces futurs adversaires de Cromwell, tandis que la résistance monarchique de l’église établie poussait les esprits à la révolte et accroissait l’éparpillement des élémens de la foi chrétienne. Un écrivain presbytérien, le révérend Thomas Edwards, comptait dès l’année 1643 seize sectes en dehors de la sienne, et voyait dans leur existence le symptôme de la gangrène qui décomposait l’église. Quoique cette division fût trop avancée, quoique ce mouvement fût trop puissant pour que l’uniformité religieuse pût être rétablie d’autorité, la tolérance forcée du pouvoir n’allait pas jusqu’à embrasser les sectes soupçonnées de doute sur la Trinité. Tous les dissidens s’accordaient pour détester l’arianisme et le socinianisme, et il n’y avait pas sûreté à en professer les principes. C’est peut-être dans le parti du roi, parmi les défenseurs modérés du trône et de l’église, qu’il pouvait seulement se rencontrer le plus d’indulgence pour ces témérités, que leur rôle officiel les obligeait à maudire. Il y avait autour de Charles Ier des esprits éclairés à qui le fanatisme inspirait une aversion profonde, à qui l’obstination pointilleuse des sectaires paraissait ridicule, et qui, par réaction contre le puritanisme ou le calvinisme outré, inclinaient vers les idées qu’on aurait appelées plus tard philosophiques. Là se formait obscurément, sans s’afficher encore, le latitudinarisme, qui, réunissant le respect de la foi à celui de la raison, devait jouer un si grand rôle à la fin du siècle. C’était dès lors un parti naissant dont la sagesse ne pouvait éviter d’être méconnue, ni la supériorité d’être calomniée. Le reproche ou le soupçon d’arianisme ne lui était pas épargné. Il atteignait jusqu’au docteur Chillingworth, encore aujourd’hui si vénéré du christianisme anglican, et contre lequel je n’ai trouvé que des allégations mal établies. Il s’adressait, ce semble, avec plus de justice à lord Falkland, qui peut-être avait devancé les lumières aussi bien que les sentimens des auteurs de la révolution de 1688, et poussé l’impartialité d’un esprit libre jusqu’aux doctrines de Locke et de Burnet, ou même de Somers et de Shaftesbury.

Arminianisme, latitudinarisme, unitairianisme, pourraient bien être trois puissances successives de la même quantité, ou trois quantités liées en progression croissante par la même raison géométrique; mais enfin cette disposition d’esprit ne s’avouait pas. Les assemblées ecclésiastiques la dénonçaient au parlement. Un de leurs membres les plus actifs, Francis Cheynell, publiait, dès la naissance des troubles, une histoire de l’origine, de l’accroissement et du danger du socinianisme, ouvrage dont le parlement ordonnait l’impression. Tout en poursuivant ses hostilités contre la cour, et bientôt contre le roi, ce corps surveillait assez sévèrement les hérésies qu’il tenait pour anti-chrétiennes ; il les faisait rechercher et proscrire dans les universités. Enfin, l’année même de l’exécution du roi, les lords et les communes rendaient contre le blasphème une ordonnance criminelle où la divinité de Jésus-Christ est vengée par la peine capitale et justifiée par des citations bibliques. Des théologiens d’origines diverses, et qui n’appartenaient pas tous au même parti politique, Best, Weberley, Erbury, furent inquiétés pour leurs hardiesses touchant la Trinité au moment même où les chambres abolissaient l’épiscopat, et, plus qu’aucun d’eux, John Biddle, de l’université d’Oxford, celui qu’on a nommé le père de l’unitairianisme anglais, eut à répondre jusque dans les fers de ses attaques à la divinité personnelle du Saint-Esprit. Ces persécutions durèrent autant que la domination des presbytériens; mais lorsque les onze membres du parlement qui passaient pour leurs chefs dans la religion et dans la politique eurent été expulsés de leurs sièges, lorsque le parti indépendant prit le dessus, despotique dans le gouvernement, il le fut moins dans l’ordre spirituel. Ce parti avait réclamé le premier contre l’intervention de la loi en matière religieuse, et, parvenu au pouvoir, il voulut faire du royaume des saints une démocratie puritaine. Deux ou trois ans se passèrent pendant lesquels un esprit de tolérance générale parut près de l’emporter. Un grand nombre d’ouvrages publiés sur le continent en faveur de la liberté de conscience furent traduits en anglais. Le pouvoir semblait plus animé contre les institutions religieuses que contre les personnes. Il abolit plutôt qu’il ne persécuta.

Cependant on avait grand’peine à comprendre dans la même impunité que les autres sectes la secte socinienne. Ceux qu’une certaine manière de raisonner conduisait, en pure théorie, à cette extrémité du christianisme, sans qu’ils en fissent un dogme spécial et le principe d’une congrégation, n’étaient pas tourmentés, et parmi les indépendans plus d’un avait au fond, touchant le Messie et l’incarnation, des idées très hasardées. Dès qu’ils n’en inscrivaient rien sur leur bannière, tout leur était permis; mais la prédication publique de l’unité absolue de la personne de Dieu n’obtenait pas la même indulgence. Et par exemple, Biddle, qui avait retrouvé sa liberté à la chute des presbytériens, ayant publié de nouveaux écrits de controverse, se vit bientôt cité par Bradshaw, qui présidait le conseil d’état, celui qui avait prononcé l’arrêt de Charles Ier, Les opinions de Biddle paraissaient des blasphèmes à presque toutes les sectes. Son zèle était sincère, mais remuant, et son ardeur inconsidérée l’exposa à de nombreuses épreuves, dont le récit offrirait un intérêt véritable. Lui et Thomas Firmin sont les deux hommes de ce parti religieux qui mériteraient le plus qu’on racontât leur histoire. L’un, toujours prompt à combattre et prêt à souffrir, fut un homme de propagande et de controverse; l’autre, par une charité active et universelle, servit la cause en secondant, en protégeant avec chaleur les personnes, sans se déclarer jamais lui-même. Il lutta constamment contre la persécution et ne l’encourut pas. Lorsque Biddle fut, par ordre de Bradshaw, renfermé à Newgate, Firmin était encore tout jeune, et il alla demander à Cromwell la mise en liberté de son ami. Cromwell lui répondit laconiquement : « Tête d’enfant en cheveux bouclés, pensez-vous que j’irai témoigner quelque faveur à un homme qui renie son Sauveur et qui trouble le gouvernement? » Mais Cromwell n’aimait pas plus la persécution que la liberté, quand l’une ou l’autre faisait du bruit; un acte d’oubli général fut décrété (1652), et Biddle sortit de prison. Devenu lord protecteur l’année suivante, Cromwell prêta serment à un acte en quarante-deux articles, dont quatre promettaient la liberté civile à quiconque, en dehors du papisme et du culte épiscopal, professerait la foi en Dieu par le Christ. Ces termes semblaient comprendre jusqu’aux unitairiens : on avait dit au parlement que la loi protégerait tous ceux qui s’accorderaient sur les points fondamentaux; mais ces points, quels étaient-ils? Un comité, renforcé de théologiens, fut chargé d’en décider; il fit un projet qu’on n’adopta pas, et une certaine tolérance régna de fait. Il y avait peu de temps que les quakers avaient commencé à s’établir, et leur orthodoxie sur la question de la Trinité était au moins douteuse. Un livre, célèbre en Pologne sous le titre de Catéchisme de Rahow, avait été réimprimé à Londres. Quoique saisi par ordre du parlement, il s’était propagé. Des traductions en popularisaient la doctrine. Biddle la résuma dans un écrit intitulé Double Catéchisme (a Twofold Catechism). Traduit pour ce fait devant le parlement, qui fit brûler son livre, il obtint des tribunaux que sa liberté personnelle fût respectée. Il en profitait pour répandre sa foi, surtout parmi les baptistes, lorsqu’un de leurs ministres l’entraîna dans une discussion compromettante. De nouvelles poursuites le menacèrent; mais Cromwell, pour éviter le scandale et rétablir la paix, l’exila aux îles Sorlingues, où Firmin lui fit passer des secours et bientôt même une pension de cent couronnes (cinq cents shillings), qu’il obtint pour lui du protecteur. La fermeté de Cromwell finit par triompher des résistances et des passions des sectes, et, peu de temps avant de mourir, il permit à Biddle de rentrer en Angleterre. La restauration trouva Biddle pasteur indépendant d’une congrégation de sa croyance.

V.

Pendant la révolution, la religion des puritains avait été plus biblique qu’évangélique, et malgré les doctrines excessives qu’ils soutenaient pour la plupart sur la matière de la justification, le nom du Christ et le dogme spécial de sa divinité s’étaient un peu effacés ou confondus dans un ensemble d’idées et de textes dont il serait difficile de faire une théologie régulière. Sous la restauration, les sectes et les controverses furent plus dédaignées que haïes. Le fanatisme passait pour un travers révolutionnaire. Le culte anglican n’avait aux yeux des Stuarts que la valeur d’une institution qu’il fallait ménager, mais ils ne révéraient rien de tout cela. Charles II, indifférent en fait, formé par Hobbes au scepticisme, feignait d’être épiscopal et se croyait catholique. Jacques II l’était avec passion; mais l’un et l’autre, en mettant sur la même ligne toutes les croyances que réprouvait Rome et qui agitaient l’Angleterre, encourageaient avec ou sans dessein, autour d’eux et par leur exemple, cette neutralité politique en matière de religion qui convient aux hommes d’état et séduit les hommes de cour; aussi régna-t-il sur beaucoup de points une certaine liberté religieuse ou plutôt irréligieuse, la liberté de l’incrédulité sans propagande. La discussion purement philosophique put même aller assez loin, parce qu’elle n’assemble pas de prosélytes et ne forme pas de congrégations. Il y eut plus de sûreté à ruiner comme Hobbes les fondemens de toute religion au profit du pouvoir absolu qu’à raisonner sur des dogmes spéciaux que protestans et catholiques se disputaient l’honneur de défendre. Au temps de Rochester, de Saint-Évremond, d’Hamilton, du chevalier de Grammont, l’indifférence ou le scepticisme n’avait à craindre aucun des dangers que courait l’hétérodoxie.

Celle-ci même eut à redouter le parlement plutôt que la cour. L’acte des corporations interdit toutes fonctions municipales à ceux qui n’auraient pas dans l’année reçu le sacrement suivant le rit épiscopal. L’acte d’uniformité, en prescrivant la même condition à tous les membres du clergé, renouvela pour eux l’obligation d’une adhésion formelle au livre de prières communes, et près de deux mille pasteurs furent contraints à délaisser les bénéfices qu’ils tenaient de la république. Malgré ses précautions, Biddle fut encore arrêté pour célébration d’un culte illégal. Condamné à l’amende avec tous ceux qui l’avaient assisté, il mourut en prison (1662). Les unitairiens parlent encore de lui comme d’un apôtre et d’un martyr.

Firmin, à qui le commerce avait donné une grande fortune, n’abandonnait pas néanmoins leurs intérêts; son zèle et sa bourse étaient au service des dissidens étrangers, qui d’Allemagne, de Pologne, et bientôt de France, venaient chercher un refuge en Angleterre. Menacé cependant par une loi qui remit en vigueur les dispositions pénales d’Elisabeth contre les conventicules illicites, il se conduisit avec réserve, parut quelquefois aux offices de l’église, et forma des liaisons utiles avec ceux de ses membres que des lumières supérieures ou des opinions hasardées préservaient d’une intolérance exclusive. Ceux-ci sortaient presque tous de l’université de Cambridge, qu’anima toujours un esprit relativement libéral. Parmi eux, on commençait à distinguer l’illustre Tillotson, qui devait un jour, s’élevant à l’archevêché de Cantorbéry et à la primatie ecclésiastique, faire respecter les principes de la liberté religieuse, en conservant les caractères de l’orthodoxie. Il serait plus difficile de les reconnaître tous à Cudworth, à More, à Whichcote, à Worthington, à d’autres docteurs qui formèrent alors des écoles nouvelles de théologie symbolique. La plupart tenaient en grande estime Épiscopius, regardé en Hollande comme le patron du pélagianisme. Peut-être lurent-ils sans trop d’indignation l’ouvrage de Jean Crellius, De uno Deo patre, dont une traduction parut vers cette époque en Angleterre, publication importante à laquelle Firmin a toujours passé pour n’être pas étranger. Un fils de Crellius lui-même, Christophe Krell, un des derniers représentans de cette famille polonaise de sociniens célèbre alors sur tout le continent, vint à Londres et y trouva bon accueil. La chute du comte de Clarendon, dont l’austérité convenait peu à Charles II, fut un événement favorable aux non-conformistes, et l’on songea même à les comprendre tous dans un acte général de liberté religieuse. Ce projet sourit toujours aux deux rois de la restauration. Ils espéraient que le principe, une fois posé en faveur des dissidens, profiterait aux catholiques. Ce qu’on appela un système de compréhension, pour le distinguer du système de simple tolération, fut alors et souvent depuis essayé, mais toujours vainement, et, se fût-il réalisé, on ne sait si jamais il eût compris soit le papisme, soit l’unitairianisme. Ce n’est guère que de nos jours qu’une liberté universelle de conscience s’est à peu près établie en Angleterre.

En effet, malgré la tolérance sincère ou calculée de la cour, les quakers eux-mêmes ne purent jouir d’une tranquillité parfaite, et pour avoir attaqué les fondemens de plusieurs dogmes, parmi lesquels il faut compter celui des trois personnes divines, William Penn fut mis à la Tour de Londres. Bientôt l’acte dit du test vint donner une nouvelle force légale au credo d’Athanase (1673). Le sacrement suivant la liturgie anglicane fut imposé à toute espèce de fonctionnaire public, et cette loi est restée en vigueur jusqu’au règne de George IV (1828). Les dissenters, considérant l’obligation du test comme une formalité insignifiante, ou comptant qu’on les en dispenserait dans la pratique, ne s’indignèrent pas d’une loi qui avait pour eux le mérite d’enlever les droits politiques et même quelques-uns des droits civils aux catholiques. La haine du protestantisme rendait les Stuarts tolérans; la défiance envers les Stuarts rendait intolérans les non-conformistes. En même temps les intérêts de la religion réformée ne permettaient pas qu’on se montrât aussi exclusif à l’égard des étrangers, qui ne cessaient d’affluer en Angleterre, et à qui le zèle de Firmin ne cessait d’assurer bien-être et liberté. On se contentait de protester par une polémique vigoureuse contre les erreurs auxquelles on accordait l’hospitalité, et c’est alors que le révérend George Bull achevait contre l’arianisme cette Défense de la Foi de Nicée que bénissait Bossuet.

Jacques II eut le malheur de monter sur le trône au moment où la France proscrivait les huguenots, et il fut assez aveugle pour inquiéter d’abord et bientôt persécuter l’église nationale. Il lui rendit ainsi le service de la mettre du côté des libertés du pays. Ses avances aux dissidens ne furent accueillies que par les quakers, et toutes les sectes indépendantes comprirent que la meilleure des protections était pour elles la liberté publique. Firmin se signala entre tous par sa prévoyance et son activité. Il poussa ses coreligionnaires à toutes les manifestations qui préparèrent la révolution de 1688, et quand celle-ci éclata, elle put être regardée tout à la fois comme le triomphe du protestantisme et de la tolérance.

Il semblait en 1688 que la paix religieuse était faite, et les catholiques eux-mêmes purent se figurer qu’ils n’avaient succombé qu’à titre de parti politique. Guillaume III, s’il en eût été le maître, leur aurait donné des témoignages de cet esprit de libérale sagesse qui lui fit instituer l’église presbytérienne en Écosse malgré l’église épiscopale en Angleterre; mais il lui fallut se contenter de l’acte dit de tolérance qui se bornait à délivrer les sectes dissidentes de toute pénalité, et même le bénéfice de ces dispositions réparatrices ne fut étendu ni à ceux qui reconnaissaient le pape, ni à ceux qui ne reconnaissaient pas la divine Trinité. Toutefois l’esprit de liberté qui animait tout, les hommes, les institutions, les événemens, ne pouvait manquer de se faire sentir jusque dans le champ des querelles de dogme et des débats philosophiques. Ceux-ci surtout prirent une importance qui n’est pas encore effacée. Des hommes supérieurs dans la politique, dans la science, dans les lettres, prouvèrent par leur exemple que la liberté de l’intelligence était la première des libertés.

Sur la question imposante qui est comme le fondement du christianisme et qui le caractérise suivant la solution qu’elle reçoit, il faut distinguer la liberté des sectes de celle des intelligences. Il a pu y avoir en tout temps, il y eut alors plus que jamais des esprits qui, dans l’intimité de la méditation, firent de la Trinité un pur symbole des attributs divins, mais qui sans s’expliquer gardèrent le langage orthodoxe ou ne s’en écartèrent que par le silence. Il y eut en un mot des philosophes ariens qui, profitant des droits de l’examen permis au protestantisme, comprirent suivant leur raison les dogmes de l’église, mais ne cessèrent pas de les respecter. La littérature anglaise et même celle du clergé anglican ne manquent pas d’écrivains qui prennent soin de ne pas s’expliquer sur ce sujet, ou de n’employer que des expressions vagues, équivoques, compatibles avec toutes les nuances du christianisme. Donner au Christ les noms de messie, de sauveur, de rédempteur, même de fils de Dieu, c’est parler un langage irréprochable, et qui cependant n’implique pas formellement la croyance à la sainte Trinité. C’est un point auquel il faut faire grande attention, quand on veut lire avec une intelligence clairvoyante les écrits publiés en Angleterre vers la fin du XVIIe siècle, et même en tout temps les livres des défenseurs du protestantisme. Cette réserve dans le langage ou l’absolue prétérition mettait en général à l’abri les gens qui ne voulaient ni s’engager ni rompre avec l’orthodoxie, et le nombre est assez grand de ceux qui ont ainsi accordé leur conviction et leur tranquillité; mais le droit de ne pas tout dire, le droit de penser, de comprendre, de croire suivant une inspiration personnelle, n’est pas la même chose que la liberté de prêcher, de dogmatiser, de pousser à la séparation, de former des congrégations nouvelles, d’attaquer enfin publiquement par l’écriture et le raisonnement les croyances officielles des églises établies. Cette liberté eût été celle des unitairiens comme secte, et quoiqu’ils aient toujours aspiré à l’obtenir, quoique dès 1682 il se fût formé à Cheltenham, sous les auspices de John Cooper, ministre dépouillé par l’acte d’uniformité, une véritable église locale unitairienne qui s’est maintenue de pasteur en pasteur jusqu’en 1789, c’est un droit qui n’a jamais été ni reconnu ni respecté; toujours, même dans ces derniers temps, l’unitairianisme, comme religion spéciale et constituée, a rencontré beaucoup plus d’obstacles et soulevé beaucoup plus de résistances que l’unitairianisme comme opinion philosophique ou comme manière individuelle de comprendre la religion générale. Pour être à peu près maître de tout penser, il a suffi de ne point prétendre à se séparer. Toute église préfère les incrédules qui restent dans son sein, même aux croyans qui l’abandonnent.

La controverse cependant fut loin d’être étouffée. Durant les dix premières années du règne de Guillaume, elle fut vive et féconde. Des écrits nombreux parurent pour interpréter, atténuer ou combattre la doctrine d’Athanase. Toutes les nuances ariennes, sabelliennes, sociniennes, furent représentées dans la presse théologique, et des hommes distingués tels que Bull et Sherlock prirent en main la cause de l’orthodoxie. Le grand mathématicien Wallis lui-même défendit avec éclat ce dogme de la Trinité sur lequel Newton gardait un silence expressif. On répondit, et les choses en vinrent au point que le roi, conduit par le mouvement parlementaire à se rapprocher des tories, fut obligé de recommander au parlement la cause de l’orthodoxie ; on vota même pour la défense du dogme la loi dite de blasphème, qui heureusement ne fut pas exécutée.

L’église en effet était loin d’être tout entière animée de l’esprit agressif de ses défenseurs attitrés. Nous avons parlé dans ce recueil de la distinction entre la haute et la basse église[4]. Cette distinction était encore plus politique que religieuse; mais il ne faudrait pas que, trompé par les termes, on se figurât les chefs de l’établissement épiscopal comme unanimement portés alors à l’exagération des droits du pouvoir spirituel et temporel. La haute église est une expression qui désigne l’esprit de l’église à sa plus haute puissance. Des deux partis qui composaient le clergé épiscopal, l’un était aussi étroitement attaché que l’autre l’était peu aux conséquences de la révolution. On vit bientôt des anglicans regretter les Stuarts; la bigoterie ramena à l’absolutisme. L’intolérance fut contre-révolutionnaire. Le clergé libéral accueillit au contraire les dissidens, dévoués généralement aux principes de 1688. Les évêques que Guillaume III lui avait donnés pour chefs acceptèrent ou patronèrent toutes les mesures favorables à la liberté dans la croyance. Comme ces nouveautés ne pouvaient être admises sans affaiblir ou éluder les conséquences de l’acte d’uniformité, on commença à soupçonner de relâchement les prélats ou les théologiens qui semblaient ainsi tenir si peu de compte des restrictions dogmatiques imposées par le despotisme des Tudors. A leur tête se plaçait une élite de ministres éclairés, les chefs de cette noble secte des latitudinaires, si bien louée par sir James Mackintosh, et qui, la première après celle des indépendans, professa la tolérance en la comprenant mieux. Burnet en était l’orateur politique, et Jeremy Taylor l’orateur religieux. Tillotson et Hoadly brillèrent parmi ces évêques, plus vénérés par l’histoire que par l’église. L’Angleterre leur dut l’apaisement des querelles religieuses. C’est au reste de pélagianisme plutôt que d’arianisme qu’ils furent accusés; mais, ennemis des querelles dogmatiques comme des guerres civiles, on peut croire qu’en toute question ils traçaient à l’orthodoxie des limites assez indécises, et Burnet a passé pour unitairien. Quoi qu’il en soit, c’est de leur époque que datent en Angleterre l’admission régulière de la liberté des croyances, sinon des cultes, et la tolérance de cette diversité chrétienne tant reprochée au protestantisme et qui en est l’honneur, car elle laisse le monde moral tel que Dieu l’a fait, et place sous une loi purement spirituelle le royaume de l’esprit.


VI.

Une religion d’état est l’institution la moins compatible au premier aspect avec une telle liberté, et l’Angleterre a plus qu’aucune nation réalisé l’étrange fiction d’une religion d’état; mais en pratique, l’état, quand il s’approprie la religion, ne peut aspirer qu’à la faire respecter, non à la faire croire. Il est habitué à se peu soucier du fond des âmes, et il s’arrête tout naturellement devant ce que Fénelon nomme le retranchement impénétrable de la liberté du cœur. Il est donc en temps ordinaire peu empressé de forcer les consciences; il tient moins à la foi qu’à la paix. En Angleterre, ce que le pouvoir avait d’intolérance s’épuisait presque tout entier contre les catholiques, dont il redoutait les passions plus que les croyances, et dont le séparait, non une question de foi, mais une question de souveraineté. Les protestans dissidens pouvaient ne pas reconnaître au fond la suprématie spirituelle de la couronne, mais ils n’en cherchaient pas une autre hors du pays, et des sujets du roi ils étaient ceux peut-être qui tenaient le plus aux principes et à la dynastie de la révolution. Le gouvernement ne devait donc se sentir nulle inclination à les persécuter; à coup sûr, il n’y avait aucun intérêt, et par bonheur il trouvait dans le corps chargé de desservir et de défendre la religion quelques hommes encore plus attachés au protestantisme qu’à l’épiscopat, et qui n’ignoraient pas que la piété ne dépend d’aucun formulaire. Si la reine Anne n’avait été dévote et les country gentlemen asservis aux préjugés de la haute église, jamais l’orthodoxie épiscopale n’aurait fait sentir son joug spirituel au commencement du XVIIIe siècle.

Je n’ai nulle envie de dissimuler qu’une certaine licence intérieure profite de la liberté extérieure, et qu’ainsi livrées à elles-mêmes, les intelligences prennent leur vol. D’ailleurs, quand l’orthodoxie est une formule officielle, on est bien près de la regarder comme une fiction légale. La loi en veut aux actions, non aux opinions. Pourvu qu’on l’observe, on n’est pas tenu de l’admirer. Décréter le dogme, c’est autoriser les hommes à le traiter comme la loi, à le prendre pour un règlement d’état, non pour la vérité éternelle, à y souscrire par prudence ou nécessité, à le professer enfin sans y croire. L’établissement ecclésiastique des Anglais eut donc cet effet d’accoutumer les esprits à faire une distinction peu digne entre la religion qu’on professe et celle que l’on croit. L’indifférence sur le fond des choses passa quelque peu du gouvernement à l’église. Celle-ci ne se crut chargée que d’un ministère tout extérieur. Les croyances furent placées sur la même ligne que les conventions sociales; elles ne furent guère plus sacrées que les lois, et le sentiment chrétien fit place en partie à un sentiment qui tend à tout dominer en Angleterre, celui du devoir envers la société dont on est fier d’être membre. Vous êtes surpris, en lisant des livres anglais même religieux, du rôle que joue ce dernier sentiment dans les motifs de la foi et même de la piété. Au reste, pour bien des hommes, il en est naturellement ainsi. Sous une forme ou sous une autre, la sociabilité entre pour beaucoup dans toute religion. Ceux que guide une vocation toute spirituelle sont, on l’avoue, l’objet d’une grâce particulière; qui ne sait que les vrais chrétiens sont rares? Respecter ce que la société respecte, persister dans une tradition nationale, rendre hommage au Dieu de l’univers dans la forme qu’a préférée la patrie, comme on vénère la justice universelle sous l’enveloppe de la loi que la patrie s’est donnée, sont des effets légitimes de l’éducation, de la sympathie, de la confiance, de la déférence, de tout ce qui lie enfin et maintient la société, et ces effets ne sont pas les moindres garanties de la durée d’une religion établie par la tradition et consacrée par le passé.

Mais aucun de ces sentimens ne peut répondre de l’identité absolue des opinions entre tous les sujets d’une même loi. Cette identité est la condition qu’exige l’orthodoxie, laquelle suppose l’infaillibilité. Malgré toutes les prétentions de l’anglicanisme à la quasi-infaillibilité de ses symboles, à la quasi-divinité de son institution, il y a entre ces choses et la réforme considérée dans son esprit et son histoire une telle contradiction, que l’église britannique ne peut aller bien loin dans cette voie sans risquer de se rencontrer avec l’église romaine. Aussi, comme cette dernière au reste, a-t-elle fait prudemment retraite sur l’unique question de la hiérarchie, et pendant longtemps, satisfaite qu’on lui permît d’exister avec son organisation, son culte et son patrimoine, elle a fait bon marché du reste. Et en effet une institution légale n’a rien à demander de plus.

C’est ce qui explique pourquoi les communions dissidentes ont paru plus zélées que l’église constitutionnelle. Exempte de formalités officielles, leur religion était plus libre en elle-même, plus volontaire et plus réfléchie, par conséquent plus sincère et plus maîtresse du cœur. La nécessité de résister à l’autorité de l’épiscopat entretenait chez les dissidens la vie de la conscience. Pour exister seulement, il leur fallait se défendre. La parole constatait seule leur présence et seule maintenait leur droit. Si les communions dissidentes ne propageaient leur croyance, elles risquaient de disparaître. Pour se dérober aux devoirs envers la loi, il leur fallait au moins des devoirs envers elles-mêmes; elles étaient obligées de s’armer de leur foi contre un adversaire armé d’un privilège. Elles avaient besoin d’en appeler de l’autorité à la vérité. De là plus de ferveur, plus de conviction, plus de prosélytisme, et une ardeur plus générale à répandre autour de soi le feu de la parole évangélique qui consume, comme une paille séchée, les vains préjugés du monde. Le sentiment chrétien, ainsi qu’on aime à le décrire, tel qu’on le suppose plus souvent qu’on ne le rencontre, dut donc se conserver avec plus d’intensité dans quelques sectes séparatistes, et c’est de là qu’il devait un jour donner le signal du réveil religieux de la Grande-Bretagne.

Mais en même temps l’existence de ces sectes était une protestation vivante contre toute étroite orthodoxie. Elles avaient tellement besoin de la liberté qu’elles ne pouvaient la contester à personne. Le danger d’une oppression commune les rendait indulgentes, bienveillantes quelquefois pour les croyances opposées aux leurs, pourvu que ces croyances fussent indépendantes. Encourageant dans leur propre sein l’action de la pensée individuelle, elles ne pouvaient logiquement se dispenser d’accueillir ou de protéger en principe toute doctrine qui invoquait l’Évangile ou la liberté nécessaire à l’Evangile, en sorte que, plus vivement, plus réellement chrétiennes peut-être que l’église, elles durent prêter appui contre l’église à des nouveautés ou à des dissidences qui portaient de plus en plus atteinte à l’unité et peut-être à la puissance du christianisme.

C’est ainsi que se fit jour peu à peu la croyance unitairienne. Avant que de se produire sous la forme d’une secte, elle s’était assurément insinuée dans beaucoup d’esprits. Encore aujourd’hui elle existe souvent là où on ne la professe pas. Elle n’a certainement pas animé la réformation naissante, mais elle l’a suivie de près. Contenue ou voilée, elle s’est glissée dans toutes les sectes, y recueillant çà et là des partisans discrets. Dès que l’examen commence, il est attiré par la question des miracles. Ceux du Messie, sa résurrection et bientôt sa divinité propre sont des objets qui appellent de préférence la réflexion et l’étude. Comment sur ces grands sujets les esprits libres ne se diviseraient-ils pas? Avec la servitude, l’unanimité disparaît.

Le XVIIIe siècle en Angleterre comme ailleurs a été un âge de liberté philosophique. En naissant, il trouvait le débat ouvert par les sectes de la révolution; mais de plus, au-dessus des sectes et dans les hauteurs de la pensée, une indépendance hardie, bien qu’encore chrétienne, avait commencé à se montrer. Le dogme des trois personnes divines avait lui-même été l’objet d’une interprétation raisonnée, et ce n’étaient pas d’obscurs génies qui avaient donné ce redoutable exemple. Dès le siècle précédent, on aurait pu citer un grand nom. Le chantre de la Genèse, le peintre inspiré des premiers jours de la terre et du ciel, Milton, qui n’était pas plus étranger à la théologie qu’à la politique, a fini par révéler au monde, dans un écrit retrouvé naguère, la croyance qui perçait dans son poème, et par confesser l’unité absolue d’Heloïm ou de Jehovah[5].

Les Anglais ont coutume de conserver à Locke comme à Milton une place parmi les défenseurs du christianisme, et ce n’est que rendre hommage à la sincérité qui respire dans le traité de la religion selon la raison et l’Écriture; mais Locke fut en même temps le grand promoteur de la tolérance. Ses lettres sur ce grave sujet, publiées la première en Hollande et les autres en Angleterre l’année même de la révolution, eurent pour objet, comme plusieurs de ses écrits, de seconder les vues généreuses de Guillaume III, et c’est, dit-on, pour le servir dans le projet d’un acte de compréhension qui eût réuni tous les cultes chrétiens, qu’il composa son livre fondamental du Christianisme raisonnable. En cela bien inspirée, l’église n’a point répudié cet important ouvrage, et des dissidens pleins de foi comme Leland l’opposaient avec confiance au déisme du XVIIIe siècle. Cependant, quand il eut paru, un docteur Edwards, théologien zélé, l’attaqua dans le Socinianisme démasqué, et força Locke à lui répondre. La réponse provoqua une réplique, et la réplique une seconde réponse. L’analogie des principes posés par Locke avec ceux qu’invoquait Toland dans son Christianisme sans mystère, et dont tirèrent parti quelques écrivains unitairiens, inspira des soupçons à Stillingfleet, contre lequel Locke fut défendu par le docteur Bold, et se défendit lui-même en se couvrant de l’autorité de Tillotson et des évêques de Bangor et d’Ely. Il y a certainement excès de défiance, injustice offensante à présenter Locke comme un adversaire de la révélation, quand il affirme qu’il ne l’est pas et quand il s’en porte le défenseur; mais sur la question de l’arianisme nous ne pouvons trouver son apologie suffisante. Il défie ses censeurs de prouver qu’il ait dit nulle part que le Messie ne fût pas au-dessus de l’homme. Et en effet il n’hésite même point à l’appeler le fils de Dieu, mais il ne s’explique pas pour cela sur la Trinité, je crois même qu’il n’en prononce pas le nom, et dans un traité général et dogmatique cette omission vaut un aveu. Il dénie aux critiques le droit d’imputer aux écrivains une doctrine qu’ils n’ont pas entrepris de défendre. Cependant, s’il n’a point soutenu thèse contre la divinité de Jésus-Christ, il l’a omise et il a dit en l’omettant que si le Nouveau-Testament contenait des choses qui ne fussent pas dans son livre, ces choses n’étaient pas de celles auxquelles le Christ et les apôtres avaient commandé de croire. La Trinité n’en est donc pas une. La question reste ouverte, de l’aveu même de Locke. D’ailleurs sa correspondance, quelques témoignages contemporains, et les documens publiés par son arrière-neveu, lord Lovelace, ne sauraient laisser de doute sérieux sur la tendance unitairienne de la doctrine religieuse du grand philosophe du dernier siècle.

L’ami de Toland était aussi l’ami de Newton, et c’est à Locke que Newton confia le soin de faire imprimer à l’étranger la dissertation où il attaque l’authenticité de deux passages de l’Écriture cités souvent comme les plus formels à l’appui du dogme orthodoxe de la Trinité[6]. Il est désormais impossible de soutenir l’orthodoxie trinitairienne de Newton. Sir David Brewster, qui l’avait essayé dans un premier ouvrage, se borne à établir dans ses Mémoires sur la vie de Newton qu’il n’était pas socinien. Je crois la distinction exacte. Newton voit dans le Christ le fils de Dieu, il croit à sa résurrection; mais, s’il ne se confesse arien dans aucun de ses ouvrages, on a de lui un manuscrit où il attaque vivement le caractère et la sincérité d’Athanase et prend la défense des empereurs et des évêques protecteurs de l’arianisme. Généralement il se tait sur le dogme de la Trinité, ou ne s’en occupe que pour lui enlever deux textes sacrés. Il veut d’abord publier ce travail, mais sur le continent et en gardant l’anonyme; puis il s’inquiète, et donne contre-ordre à Locke, qu’il avait d’abord chargé de la publication. Pourtant il ne détruit point son œuvre, et l’on ne saurait citer un seul passage où il ait cherché à raffermir par d’autres preuves substituées à celles qu’il avait attaquées le point d’orthodoxie ainsi ébranlé. On montre bien que la prudence extrême qui caractérisait ce grand homme l’a plus d’une fois fait revenir sur ses pas pour détourner de compromettans soupçons. Ainsi il a choisi pour son suppléant à l’université de Cambridge Williams Whiston, qui a imprimé sans détour que l’arianisme était le christianisme primitif; puis, il n’a pas voulu qu’on élût le même Whiston membre de la Société royale des sciences. Cependant Whiston n’a pas admis dans ses mémoires que son hétérodoxie fût pour rien dans cette opposition, et, ainsi que d’autres contemporains, il affirme que Newton ne croyait pas que le fils de Dieu eût préexisté au monde, ce qui est une des formes de la doctrine arienne. D’ailleurs l’ami, le disciple, le confident de Newton, le dépositaire et l’interprète de ses idées philosophiques n’est-il pas l’illustre Clarke, que Rousseau représente si magnifiquement éclairant le monde, annonçant l’être des êtres et le dispensateur des choses? Et cet illustre Clarke, dans sa doctrine de la Trinité selon l’Écriture, subordonna la nature du fils à celle du père, et fut en 1714 traduit pour tendance arienne devant l’assemblée des évêques. Il s’en tira par une déclaration où il confessa l’éternelle génération du fils, et se fit accuser de faiblesse par Whiston, sans convaincre son adversaire orthodoxe, le docteur Waterland. Après de pareils exemples, on conçoit que le soupçon ait pu remonter jusqu’à ces premiers dignitaires du clergé, jusqu’à ces latitudinaires que la haute église désavoue encore de nos jours, jusqu’à l’archevêque de Cantorbéry, Tillotson, jusqu’à l’évêque de Bangor, Hoadly. Enfin tous ceux qui s’intéressent à l’apologétique chrétienne savent le nom du docteur Lardner. C’était un dissident pieux et savant dont l’autorité est invoquée même dans notre église. Cependant il écrivit en 1730 à lord Barrington une lettre, publiée vingt-neuf ans plus tard, où il prétend, tout en se séparant d’Arius et de Socin, que Jésus est un homme choisi, sacré, aimé de Dieu, et élevé par lui au-dessus de tous les êtres. C’est lui qui donna à cette doctrine le nom de doctrine nazaréenne, nom sous lequel les unitairiens sont encore désignés quelquefois.

En France, où nous aimons à pousser à bout toutes choses, où, sous prétexte de suivre la logique, nous la forçons assez souvent, on dira peut-être que toutes ces opinions ne sont que des variétés de la philosophie incrédule. On se trompera, je pense, et ces croyances tout individuelles, enfantées par la libre réflexion, appartiennent à la religion, comme les divers systèmes philosophiques appartiennent à la philosophie. On aurait tort de confondre ces théories diversement chrétiennes avec les produits du rationalisme exclusif, de la critique anti-religieuse, enfin du mouvement d’incrédulité qui traversa tout ce siècle. L’hérésie, c’est-à-dire le choix dans la foi, n’est pas la négation de la foi. Le déisme, j’en conviens, par timidité ou par adresse, chercha souvent à ménager les esprits en affectant pour la révélation les apparences d’un respect de commande. De tristes opinions qui vont au-delà du déisme ont osé moins encore se montrer sans voile. Collins, Toland, Tindal, ont pu se couvrir de ces dehors, qui n’abusaient personne. C’était comme un reste des ruses que l’on passe à la presse politique. Bolingbroke lui-même n’avait pas l’audace de confesser qu’il attaquât dans ses écrits la foi de cette église dont il s’était fait dans le gouvernement l’instrument passionné. La tyrannie des lois et des mœurs peut expliquer cette dissimulation qui dépassa souvent la réserve permise à la prudence ; mais on aurait tort de voir, dans les erreurs qu’elle sert à couvrir, le fond de toutes les croyances qui s’écartent du credo des églises établies. Quoique l’examen privé, qui mène du jésuitisme au jansénisme, puisse parfois pousser du luthérianisme à l’arianisme, et de là quelquefois à cette incrédulité raisonnée qui ne conserve rien du dogme révélé, on ne saurait assimiler aux maîtres ou aux élèves de Voltaire des hommes scrupuleux qui confessent ce qu’ils croient, sans craindre de se séparer de telle ou telle église, s’ils n’entendent pas se séparer de l’Évangile. Il ne faut pas confondre les unitairiens, tous les unitairiens du moins, avec ces esprits forts qui voulaient se faire passer aussi pour une secte de dissidens. Clarke, Lardner, Hallet, ont, comme Milton, Locke et Newton, défendu le christianisme contre les incrédules de leur temps. Pour décrire ce qu’au siècle dernier pensait l’Angleterre en matière de religion, il faut donc bien distinguer trois choses : — les croyances positives et plus ou moins arrêtées qui caractérisent soit l’église établie, soit les principales sectes reconnues ; ce sont comme autant d’orthodoxies différentes, s’il est permis d’accoupler ces deux mots ; — la philosophie chrétienne, qui partout, même dans l’église, engendre des doctrines individuelles et pour ainsi dire des hérésies légitimes, qu’on ne montre pas toujours, mais qu’on laisse entrevoir ; — enfin la philosophie pure, isolée de toute révélation, tantôt hostile au christianisme comme celle de Hume, tantôt, comme celle de Reid, respectueuse pour la foi et sincèrement décidée à ne s’en écarter jamais.

Ce n’est point la philosophie proprement dite, religieuse ou non, qui nous occupe en ce moment. Aussi bien ne joue-t-elle pas un rôle apparent fort actif dans les opinions de nos voisins, et je ne sais si aujourd’hui le vénérable nom de William Hamilton est beaucoup plus connu en Angleterre qu’il ne l’est en France. Il semble qu’en toutes choses, comme en politique, les questions abstraites aient besoin pour occuper les Anglais de cesser d’être abstraites, et qu’elles ne fixent leur attention qu’enveloppées de ces formes réelles et sociales que les idées prennent dans la croyance des nations. Ce n’est pas au reste mal étudier la théorie que de la considérer engagée ainsi dans la réalité. Bornons-nous donc à ne considérer en Angleterre que les systèmes qui sont ou peuvent devenir des croyances communes, et ne craignons pas de traiter de chrétiens tous ceux qui sincèrement le veulent être.

VII.

L’église constituée était tombée dans une insignifiance religieuse qui présageait sa décadence, lorsque vers 1730 deux hommes dignes d’une grande célébrité entreprirent de ranimer le feu du christianisme. Même pour ceux qui ne s’intéressent qu’à l’honneur de l’humanité, ce serait un admirable récit que celui de l’œuvre religieuse de Wesley et de Whitefield, œuvre souvent comparée à celle de Spener, pasteur à Francfort vers la fin du XVIIe siècle et fondateur du piétisme sur le continent. C’est dans le principe dogmatique de la réforme, savoir le principe de la justification par la foi, que les deux méthodistes anglais puisèrent la force et la lumière. Ce principe, comme la doctrine de la grâce parmi nous, se présente sous deux aspects, et produit tour à tour le calvinisme absolu et le calvinisme mitigé, deux nuances qui correspondent aux deux interprétations de l’augustinianisme chez les catholiques. Ces deux nuances se faisaient remarquer dans l’église anglicane, toute tiède, tout inerte qu’elle pouvait paraître. Whitefield poussa les choses à la rigueur; Wesley inclinait vers les adoucissemens d’Arminius. Cependant le dogme générateur de la réforme leur fut également cher à tous deux. Tous deux gourmandèrent la foi verbale et indécise du clergé de leur temps; mais Whitefield poussa l’invective jusqu’à écrire que l’archevêque Tillotson n’en savait pas plus sur la religion que Mahomet, tandis que Wesley déchira en chaire cet écrit même, et ne déclara pas la guerre à l’institution de l’église, se bornant à réclamer pour tous la liberté de prêcher. Vers 1750, les deux émules s’étaient pourtant réunis; ils officièrent dans la même chapelle. Etant venus à Londres, ils se firent connaître jusque dans la société aristocratique. Whitefield avait converti la comtesse douairière de Huntingdon, qui ouvrit sa maison à des conventicules méthodistes. Ce fut une mode que d’y aller entendre les nouveaux apôtres. On invitait les beaux esprits à ces séances religieuses, même les esprits forts, comme Chesterfield et Bolingbroke. « Monsieur, dit le premier à Whitefield après l’avoir entendu, je ne veux pas vous dire ce que je dirai aux autres, à savoir combien je vous approuve. » Lord Bolingbroke, qui s’asseyait, dit Whitefield, avec l’attitude d’un archevêque, lui témoigna son plaisir de l’avoir entendu rendre bonne justice aux attributs de la Divinité, compliment singulier dans la bouche d’un homme qui refusait à Dieu, ou peu s’en faut, d’être une providence. Cependant le méthodisme fit dans les classes ouvrières ses plus grands progrès. Ce fut la religion du pauvre. Il inquiéta, il divisa l’église, il l’attaqua même, mais ne s’en sépara pas. Ni Wesley, ni même Whitefield ne rompirent irrévocablement avec elle. Le premier remplissait tous ses devoirs de paroisse. La question de la hiérarchie intéressait peu leur christianisme tout intérieur. La religion était pour eux éminemment individuelle. C’était surtout une disposition d’âme qu’on pouvait porter en quelque sorte dans toutes les communions. Wesley ne dut qu’à sa ferveur, à la popularité de ses prédications, à la pureté primitive de ses idées protestantes, la disgrâce dont l’épiscopat ne manqua pas de le frapper. Ce n’est point dans une vue d’agression qu’il couvrit l’Angleterre de ces chapelles wesleyennes qui dépeuplaient souvent les églises paroissiales. Irrité d’un mouvement qu’il n’avait ni produit, ni prévenu, le clergé épiscopal s’attiédit encore davantage par esprit de contradiction. Il ne voulut pas reconnaître dans la bouche des novateurs les principes de sa propre foi. Il traita d’excès de zèle et de doctrine un pur protestantisme qu’il n’avait pas inspiré. Il regarda de plus en plus comme une lettre morte, comme une simple convention, la doctrine énoncée dans son formulaire même, précisément parce qu’on la revendiquait contre lui, et il vint un moment où l’on put dire que les trente-neuf articles n’étaient plus sérieusement soutenus que par les méthodistes, qui étaient refusés à l’ordination par les évêques. On s’accorde à regarder comme la plus triste époque de l’église établie le temps qui s’écoula de la moitié du XVIIIe siècle à la révolution française. C’est le moment où la haute église acheva cependant de se réconcilier avec la dynastie. Renonçant à tout reste de jacobitisme, elle conserva son goût pour l’absolutisme, qui forma entre elle et George III le lien d’une mutuelle estime et d’une grande sympathie. Des habitudes plus régulières, des préjugés plus étroits, un mélange d’affectation morale et de corruption politique faisaient de George un de ces princes qui plaisent à certains clergés, et jamais celui de la Grande-Bretagne n’a mieux mérité les piquantes paroles de lord Chatham : « Nous avons un credo calviniste, une liturgie papiste et un clergé arminien. »

Heureusement pour l’honneur du clergé, on vit bientôt poindre dans le régime de la basse église un mouvement qui produisit la formation du parti évangélique. Il fut représenté par des hommes étrangers aux mœurs de la société contemporaine, et qui ne rougirent pas, malgré les modes et les idées de leur temps, de relever le drapeau biblique. Ils eurent pour doctrines, ou plutôt, a-t-on dit, pour mots d’ordre, la nécessité universelle d’une conversion, la justification par la foi, l’autorité de l’Écriture; mais ils se dévouèrent surtout aux grandes œuvres de la charité, telles qu’on peut les concevoir à une époque de haute civilisation et sous l’empire des idées générales. Les écoles, les prisons, les missions en pays d’infidélité. surtout l’abolition de la traite et de l’esclavage, devinrent l’objet de leur pieuse activité et de leur savoir-faire apostolique. Le nom de Wilberforce se présente aussitôt à l’esprit. Wilberforce fut en effet le chef de cette noble école religieuse, et il l’introduisit dans le parlement, où il parvint à lui donner une influence politique. Episcopal, mais libre et zélé, conservateur, mais ami de toute réforme morale, il sut se faire compter de M. Pitt, et plus d’une fois ses remontrances consciencieuses et ses saintes exigences impatientèrent ces tories dédaigneux qui ne connaissaient que la force et l’utilité, même quand la révolution française les eut ralliés par intérêt à la religion constituée. Les airs d’incrédulité tombèrent alors en discrédit, sans que le vrai zèle et la vraie foi en fussent mieux compris. Une orthodoxie de calcul et d’affectation, sérieuse comme opinion politique, superficielle comme opinion religieuse, composa ce qu’on appelle encore le système eldonite, en souvenir du vieux chancelier lord Eldon, aussi grand ennemi des catholiques que des jacobins, et cette sorte d’hypocrisie sincère qui accompagne les réactions prit une puissance odieuse à quiconque avait conservé quelque étincelle de l’esprit libéral de la révolution de 1688. Le parti évangélique sut profiter de ce retour, de cette mode ou de cette tactique, sans jamais, à son grand honneur, se confondre dans cette dévotion de circonstance. J’ai eu le bonheur d’approcher dans ma jeunesse un des derniers et des plus vénérables représentans de l’ancien parti évangélique. C’était un homme éminent par la piété, la bienveillance, le zèle et les lumières, qui dirigea pendant longtemps un recueil périodique d’une certaine influence, the Christian Observer, et qui a attaché son nom à toutes les œuvres qui ont illustré celui de Wilberforce. C’était le père du grand historien, du grand écrivain que possède l’Angleterre : c’était M. Zacharie Macaulay.

En présence de ces divers partis, l’église à titres et à domaines, les évangéliques, les méthodistes, et ces dissidens de toute nuance, presbytériens, indépendans, quakers, baptistes, qui se ranimaient par émulation pour les œuvres de charité réformatrice, et que secondaient souvent les philanthropes utilitaires, nous devons maintenant placer les unitairiens que nous avons laissés à l’époque du docteur Lardner. C’est alors qu’ils commencèrent à devenir une communauté. Exceptés originairement de l’acte de tolérance rendu sous Guillaume III, ils avaient plus d’une fois essayé de se faire reconnaître sur le même pied que les autres dissidens, et peu de temps après l’avènement de la maison de Hanovre, ils avaient à cette fin signé une pétition que fit repousser lord Nottingham, alors ministre. Les lois qui sanctionnaient l’orthodoxie par des interdictions contre les non-conformistes demeuraient en vigueur, et elles se sont perpétuées jusqu’à nos jours. L’acte du blasphème continuait de tenir certaines hérésies sous le coup de ses menaces pénales. On avait seulement révoqué des lois inquisitoriales rendues contre le schisme et contre la conformité occasionnelle, et un acte d’indemnité, renouvelé périodiquement, faisait remise temporairement aux non-conformistes de la non-exécution de l’acte du test. Un autre dispensait les quakers du serment; un autre enfin relevait les juifs de quelques incapacités flétrissantes. C’était à peu près là dans les trois quarts du dernier siècle tout ce que la tolérance avait gagné, et à la faveur de cette incohérente législation, une assez grande liberté religieuse s’était pratiquement établie.

Par l’influence de Joseph Hallet, ami du docteur Lardner, les unitairiens se constituèrent à Exeter. Ils se propagèrent dans le Lancastre, et bientôt ils eurent à Londres des réunions qui dressèrent des formulaires et firent des recrues dans les diverses communions, notamment parmi les presbytériens, qui jusqu’en 1730 leur avaient fermé leurs rangs. Grâce au relâchement général et peut-être à une secrète connivence, ils pénétrèrent par l’ordination dans l’église. On s’en prend particulièrement à l’influence de Blackburne, archidiacre de Cleveland. Sans se prononcer expressément sur le dogme, il pro- posa de supprimer l’obligation de souscrire aux trente-neuf articles, et par conséquent aux symboles de Nicée et d’Athanase, pour entrer dans les ordres (1766). La proposition fit fortune. Une pétition fut votée et signée, par deux cent cinquante ecclésiastiques ou laïques, à Feather’s-Tavern, dans le Strand. Elle fut présentée à la chambre des communes, le 6 février 1772, par sir Wilham Meredith. À cette époque, les idées de large tolérance commençaient à prévaloir et à protéger jusqu’aux catholiques. William Paley lui-même, qui ne signa point la pétition délibérée à Cambridge, fit entendre qu’il l’approuvait, et publia une défense du docteur Law, qui avait attaqué l’acte du test; mais la proposition nouvelle portait une trop forte atteinte à l’organisation ecclésiastique : lord North et Burke la combattirent et la firent rejeter par 270 voix contre 71. Renouvelée au mois de février 177Zi, la même pétition succomba devant une majorité de 159 voix contre 67. On demanda au moins que les termes de la souscription d’orthodoxie exigée pour être immatriculé aux universités fussent modifiés[7]. La prétention fut dédaigneusement repoussée par l’université d’Oxford; mais à Cambridge on cite un bachelier ès-arts qui fut, sans adhésion littérale au formulaire, et sur une profession générale de fidélité chrétienne, déclaré bona fide membre de l’église d’Angleterre. Cette concession semblait bien due à tous les dissidens, qu’il est inique d’exclure des grades universitaires ou de forcer à une démonstration sans franchise. C’était bien assez que l’épreuve du test pesât encore sur eux et ne leur permît pas, sans une formalité qui pouvait coûter à leur sincérité, d’entrer au parlement. Sir Henry Houghton introduisit bientôt une nouvelle pétition pour obtenir au moins en leur faveur la dispense de souscrire aux trente-neuf articles. Un bill conforme, rejeté deux fois, passa en 1779. Ces progrès profitaient sans doute à ces fervens dissenters, pour lesquels on accusait de partialité les évangéliques, plus touchés de l’action de Dieu sur l’individu que des intérêts de l’église dominante; mais en même temps, favorisés par l’esprit de l’époque, les continuateurs de Clarke et de Lardner prenaient plus d’assurance et de crédit, ils occupaient même des positions officielles et quelques chaires de la capitale. On trouve dans les écrits du temps la qualification d’arien donnée sans observation à des ministres de l’église. Tel était le docteur Richard Price, l’homme le plus éminent peut-être que cette secte ait produit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et l’un des écrivains distingués de la Grande-Bretagne. Ses nombreux ouvrages, sur des sujets bien divers, attestent un esprit hors ligne. C’était un habile adversaire de la métaphysique de Locke. Sa Revue des principales Questions de la morale[8], où il reprend la thèse de Gudworth, la thèse de l’académie et du portique sur l’immutabilité des principes du devoir, mérite une place élevée dans l’histoire de la philosophie. Ses écrits politiques se recommandent par de libérales opinions bien soutenues, et c’est à lui que M. Turgot adressait, en 1778, une lettre mémorable sur la révolution d’Amérique. Price jouissait d’une certaine faveur dans le grand monde, prêtait au parti whig le concours de ses lumières et de son talent, et après avoir obtenu la confiance du marquis de Lansdowne, qui aimait la liberté de penser et qui le choisit pour secrétaire, il fut bien accueilli de M. Pitt, qui témoigna faire grand cas de ses idées et de ses écrits sur les finances. Il avait traité d’une manière remarquable la question des dettes publiques, et il passe pour avoir proposé le plan d’amortissement qui fut un des actes les plus loués de l’administration de M. Pitt (1786). Cependant le docteur Price était un publiciste libéral à la manière française, et il le prouva par son admiration pour la révolution de 1789. Un discours qu’il prononça à cette époque lui attira le courroux de Burke, que devaient irriter également ses opinions religieuses. Les adversaires des trente-neuf articles étaient pour Burke les théologiens du jacobinisme. Or Price avait, dès 1786, publié des sermons en faveur de l’arianisme, quoiqu’il prît soin de se distinguer des nouveaux unitairiens, et que, en religion comme en philosophie, il ne s’accordât pas de tout point avec le docteur Priestley, son ami. Il mourut à Hackney, près de Londres, en 1791, pasteur d’une congrégation de sa croyance.

Déjà depuis plusieurs années des chapelles du nouveau culte avaient commencé à s’élever librement. En 1774, les révérends Lindsey et Disney avaient publiquement abandonné leurs fonctions et leurs dotations dans l’église établie, pour devenir les pasteurs libres d’un troupeau unitairien. Un service divin spécial fut institué avec cette doxologie due au docteur Clarke : « Gloire à Dieu par Jésus-Christ, son seul fils immortel, » et la première chapelle unitairienne fut bâtie à Londres en 1778. En ce moment, un homme diversement célèbre, le docteur Priestley, sur qui ses découvertes en physique et en chimie avaient attiré l’attention publique, converti à la nouvelle doctrine par la lecture de Lardner et ses propres méditations, avait quitté le ministère sacré pour suivre à Londres le mouvement des sciences et de la politique. Son esprit puissant, mais léger, se portait avec succès sur les objets les plus différens. Il avait en tout des pensées plus originales que profondes, beaucoup de vues diverses, rien de définitif et d’achevé; mais il savait élever des questions, provoquer des recherches, agiter les esprits, et son Histoire de la corruption du Christianisme suscita une vive controverse, dans laquelle commença la réputation de Horsley parmi les défenseurs de la tradition. Lié avec Franklin, reçu chez lord Lansdowne, qui le fit son bibliothécaire, Priestley, ainsi que presque tous les dissidens, avait pris parti pour la révolution d’Amérique. Ami du docteur Price, quoiqu’en métaphysique ils fussent peu d’accord, et qu’ils se soient combattus sur la question du libre arbitre, il fut son successeur dans la congrégation de Hackney, et, comme lui enthousiaste de la révolution française, il s’attira des persécutions qui le forcèrent enfin à quitter sa patrie.


VIII.

La révolution française ne pouvait manquer d’émouvoir diversement tant de sectes mises en regard les unes des autres. Elle fit éclater ce que les Anglais appellent encore le coup de tonnerre de Burke, et aussitôt tout ce que la sagesse ou le préjugé, la crainte ou la prudence, l’honnêteté ou l’orgueil rallia sous le drapeau conservateur devint défiant, ombrageux, si ce n’est hostile, à l’endroit des séparatistes de toute nuance, et les idées de tolérance perdirent du terrain, abandonnées de quelques-uns de leurs plus éclairés défenseurs. Pitt, pendant sa longue puissance, n’osa rien faire pour les catholiques. Les dissidens proprement dits, ceux même qui ne l’étaient que par zèle ou retour au calvinisme, fatiguèrent vainement le parlement de leurs plaintes. Ils y trouvaient leur principal ou plutôt leur unique appui dans cette opposition réduite et soupçonnée, dans ce parti des Fox et des Sheridan qui les compromettaient en défendant indistinctement avec la liberté de croire la liberté de penser, avec les quakers les nazaréens, avec les principes de la tolérance ceux de la révolution de 1789. Tout ce qui se plaint d’une injuste contrainte devient par le fait et pour un temps une opposition libérale. Il est donc inévitable que sous cette bannière se confondent des systèmes bien divers et des intérêts bien disparates. Comme la tolérance légale est due même aux incrédules, tous ceux qui la demandent passent pour leur ressembler. Cette couleur d’incrédulité est une des choses qui nuisent le plus aux opinions libérales, comme aux partis religieux la couleur de l’absolutisme. De 1792 à 1816, la politique fut en Angleterre assez passionnée pour qu’aucune injustice réciproque n’effrayât les partis, et celui du pouvoir poussa la résistance aux principes de 1688, compromis par l’alliance de ceux de 1789, jusqu’où s’y pouvait prêter sans se rompre la constitution de l’état.

Il faut cependant rendre hommage à William Smith, qui en 1813, par l’acte qui porte son nom, parvint à faire effacer les dispositions draconiennes de la loi du blasphème; mais ce n’est guère que dix ans après la paix que l’Angleterre fut, selon l’expression de Montesquieu, visiblement remise sous un meilleur génie. Alors l’esprit réformateur reprit son essor violemment interrompu, et le mouvement se propagea dans toutes les parties du domaine de l’opinion. Les saints du parlement, les évangéliques, les méthodistes, les quakers s’entendirent, se concertèrent pour une foule d’œuvres bienfaisantes et novatrices; les préjugés, les abus, les vices furent attaqués avec énergie, surtout dans leurs conséquences nuisibles. Les utilitaires répandirent ou même donnèrent l’exemple aux charitables, et tandis que les catholiques imploraient leur émancipation, les libéraux la réclamèrent pour eux, trouvant bien souvent un généreux appui dans tous les dissidens de l’unité protestante. L’église épiscopale, ainsi pressée, cernée, dépassée de toutes parts, devait périr ou se ranimer. Elle se ranima à l’air de la liberté qu’elle avait tant redoutée pour son influence et pour sa foi, et qui lui a en partie rendu l’une et l’autre. C’est surtout aux évangéliques que ce réveil est dû. Tandis que ceux-ci, en détachant à leur extrémité un parti exagéré, sabbatarien, comme on l’appelle, .biblique jusqu’au judaïsme, prédestination jusqu’au fatalisme, s’étendent et s’énervent un peu dans la vaste enceinte de la basse église, le parti de la haute église, transformé suivant le temps, couvrant d’une couche plus épaisse de religion formaliste et littérale les préjugés politiques de Sacheverell et d’Atterbury, a prétendu restaurer l’anglicanisme dans sa pureté. Au dogme calviniste de la justification par la foi, ils ajoutent ces opinions plus humaines, plus pratiques, dont une église visible ne saurait se départir aisément. Les œuvres, les cérémonies, la hiérarchie, la succession apostolique leur sont plus chères que les principes dogmatiques de la réforme, et, jaloux de propager cette traduction plus mondaine de la spiritualité protestante, ils ont su reprendre une influence légitime en servant mieux la société. Sans rigorisme dans les mœurs, ils se plient aux nécessités de la vie sociale avec une facilité qui rappelle un peu la politique des jésuites; ils ont contribué à l’amélioration du clergé, à celle des écoles, achetant par des œuvres utiles le droit d’exiger une soumission facile à leurs principes d’autorité et de liturgie. Ils ont ainsi entr’ouvert la porte par où quelques-uns d’entre eux se sont échappés jusqu’au papisme. C’est là le parti religieux qui, exagérant le principe de l’autorité, tend à diviniser le pouvoir de l’église, et qui a entrepris de convertir son siècle par des traités connus sous le nom de Tracts for the Times. C’est là le schisme des tractariens, soutenu par un ou deux évêques et par quelques jeunes membres du clergé, assez comparables d’esprit et d’humeur aux néo-catholiques, d’autant plus ennemis toutefois du catholicisme qu’ils en sont plus rapprochés. En même temps qu’ils cherchent à charger le culte et la foi d’accessoires étrangers à la spiritualité primitive, et dont s’étonne le vrai protestantisme, ils se qualifient d’anglo-catholiques, et ne reconnaissent qu’à regret l’autorité de leurs supérieurs, qu’ils trouvent trop engagés dans les voies du gouvernement civil, et plus près de l’érastianisme que de la pure doctrine du pouvoir sacré de l’église apostolique. C’est une petite église affectée d’un dilettantisme religieux, qui a cependant donné naissance à une controverse très animée, tractarian controversy.

Le fond du clergé, le gros de l’arbre, comme disait Bayle, c’est la masse de la basse église, composée des évangéliques modérés, touchant par leurs extrémités aux sabbatariens, aux recordites et aux méthodistes, et de ce clergé de sens commun, tolérant comme son temps, libéral comme son pays, héritier des latitudinaires, et qui, par son extrémité, pourrait bien effleurer l’arianisme et le scepticisme. Ce qui est certain, c’est que toute cette église, en y comprenant ses ramifications diverses, a montré depuis trente ans une vitalité, une activité qui lui font honneur. Grâce à elle, des temples ont été bâtis en grand nombre. Par son influence, par ses conseils, à son instigation, des institutions religieuses et philanthropiques ont été fondées; elle a fait beaucoup, quoiqu’elle n’ait pas fait assez, pour l’éducation populaire. Elle a aidé ce mouvement de réforme et de progrès, honneur en toutes choses de l’Angleterre contemporaine. Enfin le goût des travaux de littérature et d’érudition est loin d’avoir dépéri dans les universités où prévaut son influence ; bien plus, il s’y est développé une certaine science historique et théologique, un esprit de recherche et d’examen qui est presque de la philosophie.

Le tableau des partis de l’église a été habilement tracé par un membre du clergé, M. Conybeare[9], et nous avons largement profité de son travail. Son objet n’est pas tout à fait le nôtre, et nous cherchons surtout dans les divisions de l’église anglicane l’origine de certaines controverses d’un intérêt plus général encore. Ce qui nous frappe, c’est que la stagnation religieuse et philosophique a cessé. Pendant la dernière période de l’ère des George, Georgian era, on pouvait croire le déclin de l’église irréparable; vainement la réaction contre la révolution française avait ramené la dévotion, dévotion tout extérieure où ne respirait que la prudence des enfans du siècle. Vainement quelques hommes éminens soutenaient avec honneur la cause de la foi traditionnelle, Horsley contre l’hérésie, Paley contre l’incrédulité. Une sorte de pharisaïsme politique dominait l’ensemble, et s’il se fût perpétué, l’édifice qu’il soutenait aurait pu tomber un jour en poudre comme un sépulcre blanchi. Depuis que tout s’est ranimé, nous croyons apercevoir des progrès véritables dans le sens de la religion et dans le sens de la philosophie, et si un coup d’œil bien rapide ne nous a trompés, les efforts et les luttes des esprits sur ces grandes questions sont d’un intérêt plus varié, plus instructif et plus fécond que notre stérile et monotone querelle de la raison et de l’autorité. A qui croire? voilà chez nous la question. Que croire? on s’en soucie beaucoup moins.

Ce que j’ai appelé l’arianisme nous présente en Angleterre l’expression la plus franche d’une liberté d’esprit encore chrétienne. Il ne m’appartient nullement de dédaigner le rationalisme. Bentham, Mill, Brown, sont très dignes d’attention; mais on peut croire que sous cette forme trop dépouillée, trop nue, le peuple anglais, et peut-être aucun peuple, n’est disposé à chercher la vérité. Les mêmes problèmes, ou des problèmes égaux en valeur à ceux de la simple philosophie, s’agitent en théologie, là où le débat théologique est libre, et il l’est absolument en Angleterre. De quelque côté que vous l’abordiez, par les ariens ou par les tractariens, vous serez bientôt conduit à quelque chose qui intéressera la raison ou piquera la curiosité.

Burke a pendant un temps donné le ton à la société anglaise. Il avait accablé d’un mépris si superbe et même si accusateur les prétentions et les idées des unitairiens, que c’eût été trop longtemps une inconvenance que de parler d’eux. On essayait d’ignorer leur existence, on ne voulait savoir le titre d’aucun de leurs livres, et l’on aurait été plus embarrassé dans le monde d’en laisser traîner un sur sa table que les productions de quelque successeur de Martial ou de Pétrone. Sous la pression de ce dédain, à la faveur de ce silence, l’unitairianisme s’est toutefois maintenu, il s’est même propagé; il a des communautés et des pasteurs. En 1855, il comptait dans les trois royaumes au moins trois cents congrégations dirigées par plus de deux cent cinquante ministres. Sans attribuer une même importance à toutes ces églises et aux institutions ou associations qui en dépendent, il est impossible de ne pas voir là un phénomène religieux qu’on ne saurait passer sous silence, et depuis que la voix de Channing s’est fait entendre de l’autre côté de l’Atlantique, le dédain serait ridicule pour une doctrine qui inspire de tels défenseurs. Un prédicateur comme Channing et un écrivain comme Emerson recommandent tout ce que leur esprit a touché.

L’unitairianisme n’est qu’un symptôme, une manifestation d’un état intérieur des esprits et d’un travail intellectuel qui se fait avec plus ou moins d’intensité dans le sein de la plupart des communions protestantes. Quand on lit certains écrivains qu’elles tiennent pour suffisamment orthodoxes, on est frappé d’une diversité de nuances et d’une multitude de confessions qui sont loin d’annoncer la torpeur de l’esprit d’examen et de l’amour de la vérité. Parmi les auteurs qui tiennent encore à l’église et au premier rang de ceux qui ont illustré leur cause, choisissons-en deux par exemple, Coleridge et Arnold. Ce sont là des noms que tout le monde connaît en Angleterre. Que rappellent-ils à un lecteur français? Peu de chose, il nous semble. Nous essaierons de mettre en lumière leurs titres à la célébrité. En regard de ces écrivains que l’église légale ne saurait repousser, nous placerons plusieurs de ceux qui s’écartent le plus d’elle sans aborder ou professer tous le rationalisme absolu. Ceux-ci se divisent en épiscopaux ou en dissidens, qui sont unitairiens de fait sans en prendre le nom, en chrétiens sincères qui ne craignent pas de le porter, en libres penseurs enfin qui se l’attribuent pour ne point paraître sans église, mais qui au fond ne conservent rien du christianisme. Dans le nombre, il s’offrira plus d’un portrait à tracer, plus d’un ouvrage remarquable à faire connaître, et quoique cette triple école n’ait peut-être pas été aussi féconde en Angleterre qu’en Amérique, on verra que les Clarke et les Lardner, les Price et les Priestley ne sont pas restés sans successeurs.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Ni l’une ni l’autre locution n’est bonne; mais la première signifie le contraire de ce qu’on lui fait dire. En français, superfin signifie ce qu’il y a de plus fin.
  2. Defensio fidei Nicœnœ, 1685.
  3. De Augmen. Scient., l. II, c. 7, 3.
  4. Voyez nos études sur Bolingbroke dans la Revue du 1er et 15 août, du 1er et 15 septembre, et du 1er octobre 1853.
  5. Cette pensée s’aperçoit déjà dans sa Logique, prœfat., tome VII de l’édition de Pickering, et dans son traité of true Religion, tome V. L’ouvrage découvert en 1823 est le J. Miltoni Angli de Doctrina christiana ex sacris duntaxat libris petita, traduit et publié en 1825 par le révérend Charles Sumner, aujourd’hui évêque de Winchester. On cite un assez grand nombre de passages du Paradis perdu qui auraient pu faire pressentir l’opinion de Milton.
  6. I. Jean, V, 7. — I. Tim., III, 16.
  7. Quelques-unes des restrictions portées par l’acte d’uniformité de 1662 existent encore. Le 24 avril 1855, M. Heywood en a proposé au parlement la révision, et il a échoué. Lord Palmerston lui-même a trouvé la motion intempestive et trop absolue.
  8. Review of the principal Questions and Difficulties in Morals. 1758.
  9. Edinburg Review, octobre 1853.