Derniers conseils de Monsieur Necker au Roi


DERNIERS CONSEILS
DE M. NECKER
AU ROI.


Le Roi.

JE voudrois, Monſieur, m’oppoſer à votre départ. C’eſt vous qui nous avez mis dans la criſe où nous ſommes ; c’eſt vous qui devriez nous en tirer.

M. Necker.

Je le pourrois encore ſi j’avois la confiance de la Nation ; mais mes ennemis me l’ont fait perdre. Tel eſt le ſort d’un homme diſgracié, que tous les pas qu’il fait ſont une chute.

Le Roi.Avez-vous au moins appris à vous défier de la faveur populaire ?

M. Necker.Déſormais je ne plaindrai que ceux qu’elle porte aux nues, & je n’eſtimerai que ceux qu’elle abandonne.

Le Roi.Vous devriez donc bien eſtimer Calonne ?

M. Necker.Sur quel chapitre, Sire, me ramenez-vous-là ! J’ai eu de la haîne contre lui ; mais je ne ceſſai jamais de l’eſtimer.

Le Roi.Il avoit de grands talens.

M. Necker.Des talens tels que je ne connois que lui d’aſſez habile pour réparer tout le mal, ſi le mal eſt réparable. J’en ai une ſi haute opinion, que je ne balance pas à vous conſeiller de le rappeler.

Le Roi.Quoi ! c’eſt Necker qui me donne ce conſeil !

M. Necker.C’eſt le ſeul, peut-être, qui puiſſe me rendre quelque gloire.

Le Roi.Parlez-vous ſérieuſement ? Êtes-vous capable de cet effort de généroſité ?

M. Necker.Très-ſérieuſement. La haîne n’empêche pas les grands hommes de rendre juſtice à leurs plus cruels ennemis. Voltaire haïſſoit à la mort le critique Fréron ; mais il n’en convenoit pas moins que c’étoit le ſeul homme de goût qu’il y eût en France. Ce trait ſeul auroit rendu Voltaire immortel. Je ſerai content ſi la poſtérité, en diſſéquant mes vertus, trouve ce trait héroïque dans l’hiſtoire de ma vie. Oui, Sire, rappelez M. de Calonne ; c’eſt le ſeul homme qui puiſſe ſauver la France. C’eſt le ſeul homme d’État que vous ayez.

Le Roi.L’Archevêque de Sens vous haïſſoit, & me conſeilla votre rappel, comme la choſe au monde la plus néceſſaire. Voyez cependant ce qui eſt arrivé.

M. Necker.L’Archevêque de Sens vous conſeilla mon rappel, parce que la voix publique me rappeloit. Mais j’ai le mérite de vous engager à faire revenir M. de Calonne, ſans que perſonne le redemande.

Le Roi.On ſe ſouvient trop de ſon miniſtere Les peuples l’ont en horreur.

M. Necker.Ils n’y entendent rien ; comme ils ont un jour les Miniſtres adorés en exécration ; ils adoreroient un jour les Miniſtres exécrés ajourd’hui.

Le Roi.Je vous avoue, que j’ai beaucoup de penchant pour M. de Calonne, & que vous ne pouvez pas me tenir un langage plus agréable.

M. Necker.En ce cas-là, ne tardez pas un inſtant à rappeler M. de Calonne. Les choix que vous avez faits librement & de bon gré, par inclination, ont toujours été les meilleurs. Vous ne devez ſur-tout jamais appeler auprès de vous quelqu’un qui vous répugne. Vous ne vous ſouciiez nullement de moi ; cependant vous m’avez pris, pour complaire à la voix publique. Il en réſulte que mon miniſtere a été fatal. Vous ne vous ſouciiez pas de l’Archevêque de Sens ; vous avez vu ſon ineptie & les malheurs qu’il a cauſés. De tous vos miniſtres, c’eſt M. de Calonne qui ſeul a été aimé de vous, & c’eſt auſſi le ſeul dont le miniſtere ait été brillant, heureux, ſage, bien conduit.

Le Roi.N’eſt-ce pas lui qui a commencé tout ceci avec ſon Aſſemblée de Notables ?

M. Necker.Prenez-y garde, Sire, ſi ſon Aſſemblée avoit réuſſi, elle paroit préciſément à tout ceci. Vous eûtes bien tort de le ſacrifier ; c’eſt le premier pas qui vous fit tomber du trône. On s’aperçut que vous étiez foible, & que vous vous laiſſeriez conduire par l’opinion ; on a formé l’opinion contre vous, & tant que vous conſulterez l’opinion, l’opinion vous perdra. Il faut la braver une fois, & rappeler M. de Calonne.

Le Roi.Mais vous me parlez de ſes talens, & cependant vous ſavez comment on réduiſit en poudre tous ſes beaux mémoires, tous ſes beaux projets.

M. Necker.Ce ne fut pas la raiſon qui les combattit ; ce fut par envie qu’on les diſſéqua. L’Archevêque de Sens avoit envie de le culbuter, & moi j’étois jaloux de ſa gloire. Il fit une grande faute d’attaquer la mienne ; je me ſerois tu ſans cela. Mais au moins jamais je n’écrivis contre ſes projets, je les trouvois noblement, grandement conçus. Heureux s’il eût pu me laiſſer toute la réputation que je m’étois acquiſe par le compte de 1781 ! Mais il toucha ma ſtatue d’argile par la baſe, & mon amour-propre s’irrita.

Le Roi.Voudra-t-il revenir ?

M. Necker.Je ſais ce qu’il en coûte aux Miniſtres qui reviennent ; mais ce que je ne devois pas faire, il le peut, il le doit, lui. Ma réputation étoit faite, je n’avois pas beſoin de revenir ; la ſienne ne l’eſt pas, il reviendra avec l’eſpérance même de s’acquérir une gloire d’autant plus grande, que les circonstances ſont plus difficiles,

Le Roi.La Reine ne l’aimoit pas.

M. Necker.Eh bien, il ſeroit digne de la Reine de ſe vaincre en cela, & de ſe joindre à moi pour vous porter à le rappeler ; ce ſeroit peut-être un moyen qu’auroit la Reine, en ſacrifiant ſes répugnances, de revenir plus promptement en faveur parmi le peuple.

Le Roi.Il étoit l’ami du Comte d’Artois, & le peuple n’aimant pas mon frère, verra avec peine ſon ami revenir au miniſtere,

M. Necker.Cette amitié fait honneur à l’un & à l’autre. Cela prouve que M. le Comte d’Artois ſe connoît en gens de mérite. Quant à la haine du peuple contre eux, elle ne durera pas. Chez les François, il ne faut que paroître malheureux pour inſpirer le plus grand intérêt ; le peuple un jour ouvrira les yeux ; ceux qui l’égarent aujourd’hui ſeront les premières victimes de ce même peuple déſabuſé : vous voyez que j’en ſuis déjà un grand exemple, Que ſera-ce lorſque le ſentiment naturel aux François pour la famille de leur Roi reprendra ſon cours ? Croyez-vous que déjà l’on ne ſente pas bien toute la différence d’un Prince qui ſait ſupporter ſes revers, & d’un Prince qui n’a pas le courage de ſoutenir même ſes ſuccès ? d’un Prince qui attend patiemment ſa fortune de l’amour des François, & d’un Prince qui vient intriguer, cabaler, ſe rendre populaire, ſe traîner dans la boue, diſſiper inutilement ſa fortune pour des projets qui, s’ils ſont vrais, ſont autant inſenſés qu’ils ſont atroces. Il ſeroit plus glorieux pour moi de voir promener mon buſte à côté de celui de l’un qu’à côté de celui de l’autre. Quand l’argent manquera à l’un, tout ſera dit pour lui ; l’autre n’aura beſoin pour intéreſſer que de ſa miſere. Mais revenons à M. de Calonne ; je le rappellerois, n’y eût-il que la ſeule conſidération de reconnoître par-là ſi véritablement la haîne du peuple eſt auſſi grande qu’on le dit contre les Princes de Turin.

Le Roi.Sa lettre du mois de février 1789 prouve trop qu’il eſt Ariſtocrate.

M. Necker.Eh ! Sire, qui n’eſt pas Ariſtocrate ! Vous, moi, vos Miniſtres, vos Parlemens, votre Clergé, votre Nobleſſe, Gens de loi, Gens d’épée, le Commerçant, le Laboureur, le Prêtre, le Moine, les Municipalités, les Diſtricts, les Départemens, l’Aſſemblée Nationale elle-même ; Barnave, Mirabeau, le Duc d’Orléans, les Jacobins, l’Évêque d’Autun, la Fayette, Robeſpierre, les Lameth, les Pauvres qui n’ont plus rien, les Riches qui n’ont plus rien, tous, oui, tous, Sire, nous ſommes Ariſtocrates ; il n’y a plus qu’un peu d’amour-propre qui nous fait garder la livrée de la révolution ; il n’y a que l’amour-propre qui nous empêche de convenir que l’ancien régime valoit mieux. On voudroit être au premier pas ; on ſent bien que la démocratie ne peut pas s’établir parmi 24 millions d’hommes ; on trouve ridicule une monarchie telle qu’on veut la compoſer ; on ſent qu’il faut de la nobleſſe, un clergé, une religion ; on ſent parfaitement que la machine des Municipalités eſt une monſtruoſité ; que l’ordre judiciaire eſt une abſurdité ; que l’ordre militaire eſt une pauvreté ; on eſt révolté de la partialité, de l’iniquité, des factions ; l’Aſſemblée ſent bien qu’elle commence à laſſer ; tous les jours il ſe fait des ariſtocrates ; il en ſort de deſſous terre, de deſſous les pavés ; il ne reſte plus que quelques tapageurs ſalariés ; la cabale du mois d’octobre dernier veut encore ſe faire reſpecter ; il ne reſte enfin de démagogues que ceux qui craignent d’être pendus. Vous le ſavez, Sire, c’eſt toujours l’opinion que j’ai priſe pour guide. Penſez-vous que ſi je prévoyois que tout ceci pût tenir, je m’en allaſſe ? J’aime mieux me retirer pendant qu’il en eſt temps, que d’attendre, ou la contre-révolution, ou la banqueroute, ou la miſere publique, Ainſi c’eſt préciſément parce que M. de Calonne paſſe pour ariſtocrate qu’il faut le rappeler ; je vous réponds que je ne m’en irois pas ſi l’on penſoit ainſi de moi ; je ſerois bien ſûr d’avoir encore une fois mes 24 millions d’hommes contre un.

Le Roi.Raillerie à part, vous croyez que je ferois bien de le faire revenir ?

M. Necker.Fort bien, Sire,

Le Roi.Vous croyez que ce ſeroit un bon tour à jouer à la déclaration des droits de l’homme ?

M. Necker.Et auſſi à la permanence de l’Aſſemblée, à ſon unique chambre, à votre véto ſuſpenſif, à toutes les municipalités qui partagent le pouvoir exécutif.

Le Roi.Comment s’y prendroit-il ?

M. Necker.Comme je m’y ſuis pris pour faire adopter tout cela. Il lui ſera même plus aiſé de perſuader qu’il faut un Roi, qu’il ne me l’a été de perſuader qu’il n’en falloit pas. Qu’il faut un ſeul culte public plutôt que toutes les religions ; qu’il faut pluſieurs chambres plutôt qu’une ſeule, &c. ; car, Sire, les Députés étoient venus ici avec leurs cahiers, & ſi je ne m’étois pas trouvé là, ces cahiers auroient fait tout de ſuite une conſtitution. Il en a coûté beaucoup aux Députés pour ſe défaire de leurs idées provinciales ; il m’en a par conſéquent coûté beaucoup pour les amener à ce point-là ; ils ne demanderoient pas mieux que de gagner en revenant aux premiers principes. Mettez 64 millions entre les mains de M. de Calonne pour modifier la révolution, comme j’en ai dépenſé 64 pour la faire, vous verrez les choſes aller un train bien plus rapide.

Le Roi.Mais je l’ai trop maltraité ; il ne voudra pas revenir travailler avec moi.

M. Necker.Il reviendra. Sire, n’en doutez pas. M. de Calonne vous eſt attaché par inclination ; toujours il vous a défendu, parce qu’il a été à portée de connoître vos bonnes intentions & votre amour pour votre peuple. Il lui ſuffira que vous ſoyez malheureux, pour qu’il s’empreſſe de revenir à votre voix. Il y a quelque choſe de bien plus touchant à partager les malheurs d’un grand Roi, qu’à partager ſes faveurs. Quand on aime bien, les mauvais traitemens ne ſauroient affoiblir l’amour. Sully n’en aimoit pas moins Henri IV, bien qu’il en fût fort ſouvent mal mené. C’eſt à cela qu’on reconnoît les fideles ſerviteurs. Ils ſavent bien diſtinguer les impulſions étrangères d’avec les ſentimens de leurs Maîtres. Ils ne ſe trompent point à ce qui eſt l’effet de l’intrigue & de la cabale ; ils n’en veulent qu’aux intrigans & aux cabaleurs. Les bons ſerviteurs donnent leur vie pour leurs Maîtres, comme un enfant pour ſon pere, comme tout ſujet doit le faire pour ſon Roi ; & quelque danger qu’il y ait pour M. de Calonne à revenir, il ſera jaloux de vous prouver qu’il vous aime juſqu’au dévouement, & qu’il vous eſt fidele juſqu’à la mort.

Le Roi.Le Clergé, la Nobleſſe, les Parlemens ne l’aimoient pas. Les créanciers ne verront revenir qu’avec peine un Miniſtre prodigue.

M. Necker.Le Clergé, la Nobleſſe, les Parlemens, tout cela eſt mort. Il leur faut quelqu’un qui puiſſe leur rendre la vie ; & il n’y a que mon ennemi Calonne pour cela. Clergé, Nobleſſe, Parlemens, tout ſera à ſes pieds ; tout le monde le regardera comme le ſauveur de la France, ou bien c’en eſt fait d’elle. — Quant aux Parlemens, ils reconnoîtront que ce n’eſt pas celui qui les flattoit le plus dont ils avoient le moins à craindre. Ils ſont réconciliés avec M. de Calonne depuis qu’ils ne peuvent pas prouver qu’il a mangé quatre milliards, & depuis qu’il leur a témoigné aſſez de confiance pour les prendre pour juges de ſon adminiſtration. Quant aux créanciers, que leur a-t-il ſervi d’avoir un Miniſtre avare ? Il leur faut un homme à talens. Ils ſe ligueront avec lui contre ce tas de gens ineptes qui veulent ſe mêler de la finance, & qui n’y entendent rien. Ils voudroient bien en être à la première aſſemblée des Notables ; je vous aſſure, Sire, qu’on ne demanderoit pas des États Généraux.

Le Roi.La Fayette eſt ennemi de M. de Calonne.

M. Necker.Il eſt vrai que M. de La Fayette l’a dénoncé une fois. Il doit y avoir entre eux du reſſentiment ; mais ce n’eſt-là qu’une bêtiſe. Il faut les raccommoder. M. de Calonne ſait pardonner. M. de La Fayette aura l’ame aſſez grande pour convenir de ſes torts. Vous feriez, Sire, une belle action de vous rendre médiateur entre eux.

Le Roi.M. de Calonne eſt bien léger & frivole.

M. Necker.Rien de ce qui ſortoit de ſon Cabinet n’avoit le caractere de cette frivolité. Savez-vous, Sire, que pour raccommoder vos affaires & celles de la Nation, il ne vous faut pas moins qu’un homme fort dégourdi. Un bœuf ne vous ſervira jamais de rien. Certes, ſi la gravité avoit pu ſervir de quelque choſe, j’en avois aſſez toute la preſtance ; mais votre Nation ne ſe laiſſe pas prendre aux grandes manieres ; il lui faut des gens aimables. Je ne puis vous indiquer que M. de Calonne.

Le Roi.On lui reproche de manquer de mœurs.

M. Necker.La morale, Sire, ne fera pas davantage. Qui plus que moi en a mis par-tout & à toutes les ſauces. Je conviens qu’il ne faut pas cependant aller juſqu’à l’injuſtice, juſqu’à la ſcélérateſſe, juſqu’à la rouerie. Mais quand il n’eſt queſtion que de femmes, ce n’eſt là qu’une bagatelle. Qui n’a pas ſa petite familiarité ? Qui ſur ce point peut jeter la premiere pierre ? On ſeroit trop ridicule d’en vouloir pour cela à M. de Calonne. Il eſt juſte de bien s’amuſer, quand on a bien travaillé.

Le Roi.Quoi ! pour retrouver un peu d’autorité vous me conſeillez…

M. Necker.De rappeler M. de Calonne.

Le Roi.Pour rétablir l’ordre dans les Finances…

M. Necker.De rappeler M. de Calonne.

Le Roi.Pour arrêter la perte du Royaume…

M. Necker.De rappeler M. de Calonne.

Le Roi.Il me ſemble que vous reſſemblez à ces charlatans qui n’ont qu’une eſpece d’onguent pour toutes les maladies.

M. Necker.Non. Voici à quoi notre entretien a plus de rapport. La ville de Quillebœuf en Normandie étoit vivement attaquée par une puiſſante armée ; on la preſſoit de ſe rendre, elle s’y refuſoit, diſant toujours, Crillon la défend. Mais vous n’avez plus d’argent, Crillon la défend. Vous n’avez plus de ſoldats, Crillon la défend. Vous allez manquer de vivres… Crillon la défend. Qu’arriva-t-il, Sire ? Crillon ſauva la ville. Rappelez Calonne, rappelez Calonne, Sire, je le répéterai mille fois ; Calonne ſauvera la France.

Le Roi.J’y penſerai ; mais il faudroit lui gagner le cœur du Peuple. C’eſt le Peuple que je veux contenter. Tout dépend de lui.

M. Necker.Eh bien, pour lui ouvrir les yeux, je ferai imprimer notre entretien.