DERNIERS TEMPS
DE L'EMPIRE MOGOL

LES FAMILLES DE HOLKAR ET DE SINDYAH.

III.
DOWLAT-RAO-SINDYAH ET DJESWANT-RAO-KOLKAR.




I.

À mesure que la confédération mahratte tend à se dissoudre, l’histoire des deux puissantes familles qu’on a suivies depuis leur origine jusqu’à leurs premiers revers se lie de plus en plus étroitement à l’histoire même de ces faibles principautés que des divisions incessantes vont placer sous le coup de l’intervention britannique. En 1797, l’empire de Dehli, qui s’était maintenu durant six siècles avec un véritable prestige, au milieu des vicissitudes les plus diverses, et à travers une série de révolutions sanglantes, n’existait plus que de nom. Le sultan Shah-Alam II, élevé au trône en 1761, devait traîner durant de longues années la plus misérable des existences, sans conserver de l’héritage de ses ancêtres autre chose qu’un vain titre. Contraint de se rendre prisonnier entre les mains des Anglais, réduit au rôle de souverain pensionné, il attendit vainement que les vainqueurs remplissent la promesse faite par eux de le remettre en possession de sa couronne ![1]. En désespoir de cause, il fit appel aux Mahrattes, qui lui vendirent leurs services au prix de son indépendance. Ballotté entre ses propres sujets rebelles et ses dangereux auxiliaires, le faible monarque avait eu les yeux percés à coups de poignard par le cruel Gholam-Kader. Privé de la vue, Shah-Alam restait au pouvoir de la grande famille de Sindyah, représentée par le jeune Dowlat-Rao, petit-neveu du célèbre Madha-Dji, mort à Pounah en 1794. À cette époque, il n’existait pas dans toute l’Inde un seul prince hindou ou musulman dont la puissance pût être comparée à celle de Dowlat-Rao. Maître d’une armée nombreuse et bien disciplinée, il occupait le premier rang parmi les chefs de la confédération mahratte. D’une part, il tenait sous sa main la personne même du Grand-Mogol, accablé sous le poids des malheurs ; de l’autre, il exerçait une influence considérable sur les affaires du gouvernement de Pounah.

En 1797, ce gouvernement était aux mains de Badji-Rao et de Nana-Farnéwiz, dont les dissensions semblaient apaisées pour la seconde fois. Les deux ennemis venaient de se réconcilier en se partageant le pouvoir : le premier était reconnu peshwa ; le second continuait de remplir la charge de ministre ou plutôt de grand chancelier. Il ne faut pas perdre de vue que le roi légitime des Mahrattes, le râdja, vivait toujours, relégué dans la forteresse de Satara, à l’état de souverain nominal. Nana-Farnéwiz essayait donc de prendre en face de Badji-Rao le rôle d’un ministre à moitié usurpateur, que celui-ci s’arrogeait, à l’exemple des peshwas ses devanciers, vis-à-vis des princes de la maison de Siva-Dji, fondateur de l’indépendance mahratte. La nation adoptait cette double anomalie : elle honorait et respectait son roi comme une relique vivante ; elle acclamait les peshwas comme les véritables dépositaires de l’autorité, et s’habituait à voir le maniement des affaires confié à l’habile et clairvoyant chancelier, qui comprenait parfaitement les intérêts de la confédération. Le seul tort de Nana-Farnéwiz, c’était de se croire indispensable, et de penser que la fortune du pays dépendait de sa présence à la tête du gouvernement, Pour y rester, il avait dû flatter l’amour-propre, déjà excessif, du jeune Dowlat-Rao-Sindyah, et lui promettre une augmentation de territoire. Le peshwa Badji-Rao, menacé un instant de perdre le pouvoir et réduit à fuir, avait fait de son côté des avances à ce chef ambitieux, héritier des états de la famille de Sindyah. Devenu en quelque sorte l’arbitre des destinées de son pays dans un moment de crise, recherché par les deux partis qui se saisissaient à la fois du pouvoir sous prétexte de le partager, Dowlat-Rao devait tout naturellement se considérer comme le premier personnage de la confédération mahratte. Était-il plus difficile pour lui de se faire obéir à Pounah que de commander à Dehli ?

Alarmé de la prépondérance acquise par Dowlat-Rao, Nana-Farnéwiz souhaitait de grand cœur qu’il s’éloignât de la capitale, et s’efforçait de former contre ce prince trop puissant une ligue dans laquelle le premier rôle était réservé à la famille Holkar. Malheureusement celui qui l’avait représentée avec honneur et avec un certain éclat, Touka-Dji-Holkar, venait de mourir. Il laissait quatre fils, deux nés de sa femme légitime, deux autres qu’il avait eus d’une concubine. Touka-Dji, — qui appartenait à la tribu et non à la famille de Holkar, — n’avait été que le régent, le chef militaire des états conquis jadis par le vieux Molhar-Rao, et gouvernés avec tant de sagesse par la bru de celui-ci, la vertueuse reine Alya-Bhaïe. Cependant ses deux fils légitimes furent appelés à se partager l’héritage de la famille de Holkar, du consentement de leur père et avec l’approbation de la souveraine, qui ne laissait pas d’enfans. L’aîné, Kasi-Rao, faible d’esprit et difforme de corps, semblait incapable de gouverner. Touka-Dji, son père, et la reine Alya-Bhaïe désiraient qu’il restât à Mhysir, capitale des états de Holkar pendant le dernier règne, à titre de prince nominal, tandis que le commandement des armées et la direction des affaires seraient confiés à son jeune frère, Molhar-Rao, digne, par son brillant esprit et par sa bravoure, de porter le nom du fondateur de la famille. Cet arrangement, d’abord accepté par les jeunes princes avec un semblant de soumission aux volontés paternelles et au vœu de la reine Alya-Bhaïe, fut rompu dès que la mort de leur père, suivie de près par celle de la souveraine, les eut débarrassés de cette double tutelle. Molhar-Rao, impatient de saisir les rênes de l’état qu’il se sentait capable de diriger, demanda la protection de Nana-Fàrnéwiz. De son côté, Kasi-Rao fit appel à Dowlat-Sindyah : c’était avouer sa propre faiblesse et livrer son pays à la- domination étrangère.

Molhar-Rao avait pour lui l’armée ; il comptait parmi ses partisans les deux enfans illégitimes de son père, Djeswant-Rao et Witto-Dji. Il lui paraissait donc facile de triompher des prétentions mal fondées en apparence de Kasi-Rao. Campé près de Pounah avec, un petit corps de troupes, Molhar-Rao se tenait à portée de communiquer avec Nana-Farnéwiz, ne soupçonnant pas le piège qui lui était tendu. Un matin, au point du jour, les bataillons les mieux disciplinés de Sindyah enveloppent son camp. Trop fier pour se livrer entre les mains de son frère, trop courageux pour se rendre sans combattre, le jeune Molhar-Rao opposa une résistance désespérée à l’ennemi. Ses troupes, au nombre de trois ou quatre mille hommes, se rangeaient en bataille, et ses frères naturels se préparaient à le seconder, quand il tomba frappé au front d’une balle qui l’étendit mort. Par suite de cette trahison, la petite armée de Molhar-Rao, dispersée en tous sens, disparut de la province ; les deux frères naturels de ce malheureux prince, Djeswant et Witto-Dji, se réfugièrent chez les râdjas voisins, et les états de Holkar, gouvernés par l’odieux Kasi-Rao, inepte, infirme et meurtrier de son frère, subirent la tutelle de Sindyah. Du même coup aussi se trouvait frappée au cœur la ligue imaginée par Nana-Farnéwiz pour contre-balancer l’autorité croissante de Dowlat-Rao.

Ce dernier cependant n’avait pas encore choisi pour son premier ministre Soukaram-Ghatgay, qui ne consentit à lui accorder sa fille en mariage qu’en échange de cette position. Ils semblaient hésiter l’un et l’autre à tenir leurs engagemens, bien qu’ils fussent également impatiens, celui-ci d’occuper le premier rang près de Sindyah, celui-là d’épouser une jeune fille dont on vantait la beauté. Au lieu de s’en prendre à eux-mêmes des lenteurs apportées à l’exécution de leurs promesses respectives, ils accusèrent Nana-Farnéwiz de traverser leurs desseins par des conseils intéressés. Le peshwa Badji-Rao n’eut pas de peine à les fortifier dans cette pensée, et la chute de Nana-Farnéwiz fut résolue. Il était difficile d’attirer dans un piège ce brahmane cauteleux et prudent qui se défiait de tout le monde. Pour le mieux tromper, Dowlat-Sindyah alla le voir avec les dehors de la plus franche politesse. Nana-Farnéwiz fut plus épouvanté que flatté de cette démarche, et une inquiétude sérieuse s’empara de lui quand il se vit mis en demeure de rendre au jeune prince la visite qu’il en avait reçue. Le chancelier ne brillait point par la bravoure ; de plus, il approchait de la soixantaine, et sa longue expérience lui avait appris à redouter jusqu’aux prévenances de ceux qui pouvaient avoir intérêt à le perdre. En se rendant chez Dowlat, il se fit suivie d’une escorte considérable à petite distance ; ses partisans les plus notables faisaient cortège autour de lui. Cependant, arrivé à la porte du camp de Sindyah, Nana-Farnéwiz s’arrêta, en proie à de tristes pressentimens ; le vieux renard hésitait à pénétrer dans l’antre du jeune lion. Dowlat-Rao, devinant sa pensée, envoya vers lui un Napolitain qui commandait huit bataillons de ses troupes régulières. Le Napolitain affirma par serment à Nana-Farnéwiz qu’il ne lui serait fait aucun mal, et celui-ci, complètement rassuré par la parole d’un Européen, n’avait pas plus tôt franchi le seuil qu’il était fait prisonnier[2]. Les personnes de distinction qui l’accompagnaient partagèrent son sort ; on les conduisit sous bonne garde dans le palais du peshwa, tandis que lui-même, on l’enfermait comme un prisonnier d’état dans la citadelle d’Ahraednagar, située à trente lieues de Pounah, dans la province d’Aurangabad. La forteresse et le district qu’elle commandait passèrent immédiatement au pouvoir de Dowlat-Rao-Sindyah, qui devint maître non-seulement d’une place forte d’une grande importance, très rapprochée de la capitale, mais encore des passages qui défendent le territoire de Pounah du côté des états du Nizam.

Cette lâche trahison, accomplie au moyen d’un odieux mensonge, attestait avec une triste évidence l’affaiblissement du sentiment moral chez les Mahrattes : elle devait être le prélude des scènes de meurtre et de pillage qui ensanglantèrent la capitale. Les amis et les parens de Nana-Farnéwiz, assaillis chez eux et traqués dans les rues par les troupes de Sindyah, tombaient frappés de coups de lance, mutilés et baignés dans leur sang. Soukaram-Ghatgay excitait de toute sa force ces massacres auxquels il prenait un féroce plaisir ; le pillage des victimes semblait être le but principal des auteurs de ces attentats. On eût dit qu’une horde de brigands faisait irruption dans la ville de Pounah. Ceux des habitans que l’on attaquait dans leurs demeures se barricadaient à la hâte, et répondaient par des coups de mousquet au feu dirigé contre eux. Les terrasses des palais, les balcons des maisons se couvraient de gens désespérés luttant jusqu’au dernier soupir contre un ennemi qui en voulait à leurs richesses autant qu’à leur vie. La confusion était partout ; on ignorait encore la cause de ces désordres soudains. L’alarme se répandait de quartier en quartier. Au milieu de la terreur générale, on prononçait le nom déjà redouté et bientôt abhorré de Shirzie-Rao[3], qui était devenu celui de Soukaram-Ghatgay depuis son élévation. Chacun décrochait le bouclier rond suspendu à la muraille, et prenant en main la vieille dague à large poignée, courait dans la rue se rallier aux voisins et aux amis pour former une troupe capable de repousser les assauts des brigands et des pillards. Dans l’armée de Sindyah, parmi ceux qui mettaient à feu et à sang la capitale même de l’empire mahratte, il y avait des Arabes, des Patans, des aventuriers de la côte de Cambay ; mais celui qui les excitait au carnage, Soukaram-Ghatgay, était un Mahratte de Bedjapour, et ils agissaient tous, en apparence du moins, au nom de Dowlat-Rao, qui ne tentait rien pour les arrêter. Enfin, chose qui paraîtrait invraisemblable si elle n’était attestée par des historiens dignes de foi, le besoin de se procurer de l’argent pour faire face aux dépenses de son mariage fut l’excuse mise en avant par Dowlat-Rao, honteux sans doute d’avoir participé indirectement à ces scènes de barbarie.

Les noces de ce jeune prince (il portait le titre de mahârâdja, grand roi) avec la fille du sanguinaire Soukaram-Ghatgay se célébrèrent quelques jours après cette horrible victoire, remportée par la faction de Sindyah sur Nana-Farnéwiz. Il y eut à cette occasion des fêtes splendides, qui contrastaient tristement avec la désolation de la ville, en proie à la terreur. Soukaram-Ghatgay, — connu désormais sous le nom de Shirzie-Rao, — prit dans ses mains teintes de sang la direction des affaires de son gendre, qu’il semblait associer ainsi à tous ses crimes. La nation mahratte trembla dès lors devant tous les deux ; ceux de Pounah et des provinces voisines commencèrent à les prendre en aversion. De son côté, le peshwa Badji-Rao, profitant de la chute de Nana-Farnéwiz, fit arrêter les ministres qui avaient partagé l’autorité avec celui-ci, et nomma une nouvelle administration. Débarrassé du vieux et habile chancelier, contre lequel il nourrissait depuis son enfance une haine jalouse, il allait se trouver en face de Dowlat-Rao-Sindyah, qui venait de se comporter au sein de la capitale non-seulement en maître absolu, mais encore en conquérant. Une lutte était imminente, et les plus clairvoyans ne pouvaient encore deviner si l’autorité du peshwa, brahmane de naissance et dépositaire du pouvoir royal, se ferait reconnaître jusqu’à la fin d’un jeune homme né dans la basse caste des çoudras, mal conseillé, et revêtu du titre de mahârâdja.


II

À peine âgé de vingt ans, et tout entier à la joie d’avoir obtenu en mariage la belle Baïzie-Bhaïe, fille de Ghatgay, Dowlat-Rao-Sindyah sembla d’abord prendre assez légèrement son parti sur les atrocités commises par son beau-père. Au lieu de quitter la capitale pillée par ses propres troupes avec une cruauté révoltante, il se tint à Pounah, laissant au général de Boigne le soin d’occuper Dehli et de veiller sur la personne de l’empereur Shah-Alam. Celui-ci trouvait dans les bons traitemens du général une consolation à ses malheurs. Cependant la population de Pounah ne souffrait pas avec moins d’impatience que le peshwa la présence de Sindyah et de sa faction. Lorsque Badji-Rao parlait à Dowlat-Sindyah de retourner dans l’Hindostan, celui-ci répondait : Payez la solde arriérée de mes troupes, comptez-moi les millions que vous m’avez promis pour prix de mes services ! — A court d’argent et n’osant lever une contribution sur les habitans de Pounah, déjà rançonnés et maltraités, Badji-Rao ne savait quel parti prendre ; son anxiété croissait chaque jour. Il craignait d’une part d’exaspérer par des exactions le peuple mahratte, ruiné et mécontent ; de l’autre, il se voyait mis en demeure de solder au terrible auxiliaire dont il avait invoqué l’appui des sommes immenses. Pour sortir de cette position difficile, Badji-Rao eut recours à un moyen odieux ; il conseilla à son redoutable créancier de se payer lui-même en permettant à Shirzie-Rao, devenu son ministre, d’extorquer aux adhérens de Nana-Farnéwiz tout l’argent qu’il pourrait se faire livrer. Les malheureux partisans du chancelier, alors détenus en prison et qui n’avaient commis aucun crime, furent torturés avec la dernière cruauté par l’infâme Shirzie-Rao. Plusieurs d’entre eux, gens honorés et brahmanes de caste, périrent par suite des traitemens barbares qui leur avaient été infligés.

Badji-Rao espérait que ces atrocités, portant à son comble l’exaspération des Mahrattes, amènerait contre Sindyah et les siens un soulèvement général. Soigneux de ne pas compromettre sa popularité, il consentait à des crimes dont l’odieux devait retomber, il le croyait du moins, sur leurs seuls auteurs : politique honteuse, et que le succès même n’aurait pu faire absoudre ! La famille Holkar, — nous venons de le voir, — avait perdu momentanément son indépendance ; les autres chefs mahrattes ne se sentaient pas non plus de force à lutter contre Sindyah, et le peuple, réduit à gémir et à se plaindre, ne se levait pas contre ses oppresseurs. Plus directement opprimé que personne, las d’attendre un mouvement populaire qui tardait trop à éclater, le peshwa Badji-Rao complota enfin avec son propre frère Amrat-Rao, — récemment appelé au commandement de l’armée[4], — la perte de Sindyah. Résolu à frapper dans l’ombre et à trancher par la trahison les difficultés inextricables dans lesquelles il se trouvait enlacé, il invita poliment Dowlat-Rao-Sindyah à paraître en sa présence. L’invitation ayant été mal accueillie, le peshwa ordonna formellement au jeune prince de venir lui parler, et celui-ci, subjugué par le ton d’autorité que prenait le premier ministre, se décida à obéir.

Ainsi le peshwa Badji-Rao, à peine délivré de la surveillance jalouse du chancelier Nana-Farnéwiz, ne devant son élévation qu’à de mesquines intrigues, qui venaient de prendre les proportions d’une guerre civile, mandait hardiment dans son palais celui-là même de qui il tenait le pouvoir, le fier mahârâdja qui pouvait le renverser de son souffle. Il l’appelait devant lui comme un coupable, décidé à lui reprocher son indigne conduite ; il l’introduisait sous son toit comme une victime, résolu de s’emparer de sa personne par surprise, en violant les droits de l’hospitalité. Des bataillons réguliers, qui devaient se jeter sur Sindyah à un signal convenu, étaient déjà placés autour du palais par Amrat-Rao. Pour jouer à la fois le rôle de chef d’une nation féodale accusant en face, au nom de la justice méconnue, son plus puissant vassal, et celui de conspirateur poltron cherchant à se saisir d’un ennemi désarmé, il fallait être sûr de son droit et compter sur la plénitude de son autorité ; il fallait aussi se sentir bien faible et cacher sous une dignité apparente un grand fonds » de duplicité.

Badji-Rao remplit le premier de ces deux rôles avec une certaine grandeur. D’un geste poli, mais sévère, il fit asseoir le jeune mahârâdja, et, s’animant par sa propre parole à mesure que celui-ci paraissait se troubler sous le regard menaçant de son accusateur, il éclata en reproches. Tandis que le peshwa, déroulant la série des crimes et des forfaits dont le mahârâdja ne pouvait décliner la complicité, retraçait avec véhémence les scènes de carnage qui avaient ensanglanté la capitale, et qu’il montrait le chef-lieu de la confédération mahratte livré aux violences d’une horde impie par celui-là même dont le premier devoir était de défendre la patrie commune contre toute agression, Dowlat-Rao-Sindyah, humilié, se repentant peut-être de ses faiblesses, balbutiait à peine quelques excuses. Les bons sentimens de la jeunesse se réveillaient en lui ; il protestait de son dévouement à la personne du peshwa et de son respect pour l’autorité dont était investi ce représentant du pouvoir royal.

— Allez, s’écria enfin Badji-Rao, sortez de Pounah avec tous les vôtres ; retirez-vous dans vos possessions du nord, par-delà la Ner-boudda…

— Je suis prêt à obéir, reprit Dowlat-Rao avec embarras ; je ne suis que le serviteur du peshwa, comme l’ont été mes ancêtres… Dès demain je quitterai Pounah, si vous daignez m’accorder les fonds nécessaires pour payer mes troupes.

À cette objection, qu’il avait prévue, le peshwa ne répondit rien ; il avait résolu d’arrêter le mahârâdja sans lui rien payer. Les exigences de celui-ci reparaissaient, quoique sous une forme plus humble. Cette terrible question d’argent rappelait du même coup les services rendus par Dowlat-Rao au peshwa et les promesses faites par celui-ci au mahârâdja. La conversation, en se prolongeant, eût fait perdre à Badji-Rao tout le terrain qu’il venait de gagner par l’autorité de sa parole. Le moment semblait donc venu de mettre la main sur le jeune lion qu’il avait fait tomber dans ses filets. Amrat-Rao, se penchant à l’oreille de son frère, lui demanda : — Est-il temps ? — Mais le peshwa eut l’air de ne pas l’entendre. Il songea tout à coup aux partisans de Dowlat-Rao, prêts à le délivrer si on le faisait prisonnier, capables de mettre la ville à sac une fois encore, si l’on attentait aux jours de leur jeune chef. Il se voyait personnellement en butte aux colères d’une faction terrible dans un moment où lui manquaient tous les moyens de défense. Ces considérations agirent si vivement sur l’esprit du peshwa, qu’il perdit courage. Le signal de se précipiter sur Dowlat-Rao-Sindyah ne fut pas donné, et le jeune souverain, qui s’était jeté tête baissée dans le piège, put s’en retirer sain et sauf, sans même connaître l’étendue des périls qu’il venait de courir. Cependant il ne tarda pas à soupçonner la vérité. Toute trace de l’impression qu’avaient faite sur lui les remontrances du peshwa s’effacèrent aussitôt. Blessé dans son orgueil, il ne se ressouvint plus que de l’attitude hautaine du brahmane et des remontrances violentes du ministre qui s’emportait contre lui en invectives après avoir mendié son appui. Néanmoins Dowlat-Rao, dissimulant sa mauvaise humeur, se montra respectueux jusqu’au bout, et ce fut avec des expressions d’une parfaite obéissance qu’il se sépara du peshwa.

Cette entrevue n’avait amené aucun résultat, aucune difficulté n’avait été aplanie, et cette crise douloureuse que les Mahrattes ont appelée la révolution, gardî-ka-wakt (le temps du bouleversement), devait aboutir à de nouvelles scènes de désordre. Tous les liens de l’obéissance se relâchaient successivement ; l’armée du peshwa, après s’être soulevée en demandant sa solde, arrachait le turban de son général et le foulait aux pieds à traversées rues. La ville de Sa-tara, habitée par le râdja, allait être à son tour livrée au pillage, et le souverain de la confédération mahratte, à peine défendu par quelques milliers de soldats, courait s’enfermer dans la citadelle bâtie au milieu des rochers, au-dessus de la résidence royale. Tous ces malheurs venaient d’une même source, de la politique tortueuse du peshwa Badji-Rao. Après avoir armé les uns contre les autres, à force de promesses, Sindyah, Holkar, quelques anciens partisans de Nana-Farnéwiz rendus à la liberté et le râdja lui-même, il se troublait, et les fils de la trame qu’il avait ourdie en secret se brouillaient entre ses mains. L’obstination avec laquelle le vieux chancelier avait cherché à usurper pour son compte l’autorité des peshwas avait provoqué aussi en grande partie ces lamentables événemens. Sous l’influence des révolutions qui se succédaient, les provinces mahrattes du Dekkan devenaient désertes ; les troupes des divers chefs de la confédération, campées aux environs de la capitale, portaient de toutes parts la désolation et la ruine. Le peshwa conservait encore l’ombre de l’autorité ; mais tous les plans qu’il formait pour reconstituer un gouvernement avortaient l’un après l’autre.

Dans ces tristes circonstances, tandis que l’empire mahratte, en proie à l’anarchie, allait se dissoudre et périr comme avait péri l’empire mogol, Badji-Rao ne renonçait pas à l’espoir d’envelopper Dowlat-Rao-Sindyah dans quelque mauvaise affaire ; il lui fallait à tout prix forcer le redoutable vassal à s’éloigner. Une circonstance imprévue parut devoir servir ses projets. Les veuves de Madha-Dji-Sindyah continuaient de résider au camp de Dowlat-Rao ; leur époux étant mort à Pounah, elles n’avaient pu se rendre dans l’Hindostan. Au milieu du désordre général, Dowlat-Sindyah servait fort irrégulièrement aux femmes de son grand-oncle les sommes qui leur avaient été allouées à titre de douaire. Les plus âgées commencèrent à se plaindre ; elles allèrent même jusqu’à prétendre que Dowlat-Rao entretenait des relations incestueuses avec la plus jeune des veuves de son père adoptif. Quelques brahmanes s’élevèrent avec indignation contre ce scandale abominable, et Badji-Rao ne vit pas sans satisfaction des germes sérieux de discorde se produire dans le camp du mahârâdja, d’autant plus que cette querelle de famille pouvait dégénérer en question politique. Ce fut ce qui arriva. Les veuves, encouragées par les brahmanes, ayant poussé des cris trop bruyans, Shirzie-Rao-Ghatgay pénétra dans leurs tentes, contrairement à toutes les lois et à tous les usages de l’Orient, les saisit et les fit fouetter sans pitié. Un pareil outrage fait à des femmes sans défense, veuves d’un prince honoré et puissant, mit le comble à l’indignation des brahmanes qui se constituaient les défenseurs des princesses veuves. Leur colère s’enflamma avec d’autant plus de facilité qu’ils appartenaient en grande partie à la famille de Balloba-Tantya, alors emprisonné, et que Shirzie-Rao avait remplacé en qualité de ministre auprès de Dowlat-Sindyah. Désireux de soustraire les veuves de Madha-Dji aux odieux traitemens de Shirzie-Rao, ils intervinrent dans cette affaire comme négociateurs. Après de longs débats, il fut convenu que les malheureuses princesses, — bhaïes, les mères, comme on les appelait par respect, — quitteraient le camp de Sindyah et se retireraient dans la province d’Agra.

Les bhaïes étaient à peine parties que le bruit d’une trahison se répandit dans le camp. On disait que les princesses allaient être conduites au fort d’Ahmednagar, devenu une prison d’état depuis que Nana-Farnéwiz y était détenu. À cette nouvelle, grand émoi parmi les brahmanes qui s’étaient déclarés les défenseurs de l’innocence opprimée ; mais il fallait, pour arracher les princesses veuves à la captivité qui les menaçait, un homme de cœur, un hardi champion. Cet homme se trouva : c’était Mouzaffir-Khan, officier patan, qui commandait un corps de cavaliers. Montant à cheval avec les siens, il fait diligence, atteint l’escorte, la disperse et délivre les bhaïes. Poursuivi à son tour par Shirzie-Ghatgay, le Patan court vers le camp du peshwa,et confie au général en chef Amrat-Rao, frère de ce dernier, le précieux dépôt qu’il veut soustraire aux hasards d’un combat. Revenant aussitôt sur ses pas, il attaque Shirzie-Rao et le force à reculer.

Cette fois encore, Badji-Rao, par son empressement à soutenir la cause des bhaïes et à encourager les brahmanes à la résistance, s’était attiré une grosse affaire. Furieux de sa défaite, Shirzie-Rao se rua avec l’impétuosité du tigre sur le camp du peshwa pour se venger. Ayant échoué de nouveau dans son projet d’enlever les princesses veuves, sa rage ne fit que s’accroître. Cet homme que l’on a qualifié de monstre à face humaine, et dont la mémoire est restée en exécration parmi les Mahrattes, ce forcené qui fouettait des femmes veuves et faisait attacher des brahmanes respectables sur des canons rougis au feu, se laissa emporter cette fois à commettre un attentat si énorme, qu’il faillit le conduire à sa perte. Les troupes commandées par Amrat-Rao, — celles qui protégeaient les bhaïes, — se trouvaient campées tout près de Pounah, sur le territoire réservé et presque sous les fenêtres du peshwa. Le jour où l’on célèbre la commémoration de la mort de Houssein, — solennité particulière aux chyites[5] et à laquelle prenaient part les musulmans de cette secte, nombreux parmi les soldats du peshwa, — Shirzie-Rao, campé sur une hauteur voisine, ouvrit subitement le feu d’une grosse batterie d’artillerie contre ces mêmes soldats désarmés et occupés à suivre tous les détails de la cérémonie religieuse. Les malheureux que la mitraille décimait n’avaient pas eu le temps de se rallier, ils couraient aux armes en tumulte et dans le plus complet désordre, lorsque Shirzie-Rao, pour achever son œuvre de destruction et de vengeance, lança sur eux ses bataillons d’infanterie. En un instant, la déroute fut générale ; les bhaïes échappèrent au massacre, mais les bataillons de Sindyah pillèrent le camp[6].

Dowlat-Rao-Sindyah n’était certainement pas complice de cet attentat sans exemple ; il n’avait pu le prévoir, et s’il l’eût prévu, aurait-il pu l’empêcher ? Son beau-père Shirzie-Rao agissait donc de son autorité privée, au gré de ses barbares caprices, sans tenir aucun compte de l’obéissance qu’il devait au mahârâdja. Encore moins la souveraineté du peshwa, chef reconnu de la confédération mahratte, était-elle respectée par ce monstre, qui foulait aux pieds les lois humaines et divines. C’était en effet l’armée de Badji-Rao, commandée par le propre frère de celui-ci, que Shirzie-Rao-Ghatgay avait mitraillée en plein jour, sans autre prétexte que d’assouvir sa vengeance, aux portes mêmes de la capitale ! La terreur fut à son comble dans les murs de cette malheureuse ville de Pounah, traitée avec la dernière barbarie, deux fois déjà, par l’audacieux brigand qui ébranlait les montagnes voisines du bruit de ses canons. La vue du danger qui menaçait de plus près l’empire mahratte, livré à une sanglante anarchie, sembla ranimer les courages engourdis. Une ligue considérable commença à se former d’elle-même entre les principaux chefs de la confédération, prêts à se rallier sous la bannière humiliée de la famille Holkar. Le peshwa songea à faire appel à Ragho-Dji-Bhounslay, râdja des Mahrattes de Nagpour ; il négocia avec Nizam-Ali, vice-roi des états mulsumans du Dekkan, promettant à ces alliés pour prix de leur concours la cession de places fortes ou de territoires depuis longtemps convoités par eux. Enfin il s’adressait dans sa détresse à Tippou, s’efforçant de prévenir l’alliance que Dowlat-Rao-Sindyah voulait conclure de son côté avec le roi de Mysore.

C’était contre Sindyah que se formait cette coalition menaçante ; la haine que l’on portait à son beau-père retombait sur lui. Se sentant isolé tout à coup au milieu de ce mouvement suscité par l’indignation générale, Dowlat-Rao-Sindyah eut recours à un moyen très efficace dans les guerres civiles. Badji-Rao, comme peshwa était l’âme de la ligue projetée ; le jeune mahârâdja chercha à le décourager d’un seul coup en le remettant en face d’un rival redouté : il ouvrit les portes de la citadelle d’Ahmednagar à Nana-Farnéwiz moyennant la somme de 5 millions. Le vieux chancelier trouva immédiatement les 20 lacks de roupies qu’on exigeait de lui ; il les tira des cachettes où son prévoyant égoïsme les tenait enfouis à une époque de détresse pour le trésor public et les coffres des particuliers, qui se trouvaient vides par suite des dilapidations et du pillage.

La réapparition du vieux chancelier, patronné ouvertement par Dowlat-Rao-Sindyah et sa faction, causa d’abord un vif déplaisir à Badji-Rao. Le pouvoir suprême, qu’il exerçait seul à titre de peshwa, allait lui échapper. Nana-Farnéwiz comptait des partisans nombreux ; il n’y a rien de tel que le malheur pour rendre à ceux qui sont tombés une popularité plus grande que celle dont ils jouissaient avant leur chute. Cependant la position du chancelier était à la fois précaire et humiliante : quelle liberté d’action lui serait laissée entre Sindyah et Shirzie-Rao ? Il ne devait pas sa liberté à la générosité désintéressée de Dowlat-Rao, puisque le mahârâdja s’en était fait payer le prix à beaux deniers comptans. D’autre part, il ne pouvait oublier les excès commis contre ses parens et ses alliés par le féroce Shirzie-Rao. Dans la circonstance présente, en face des menaces de l’avenir, l’allié naturel de Nana-Farnéwiz était encore le peshwa. Celui-ci le comprit ; il renonça aux projets de ligue qui eussent fait de Sindyah un ennemi irréconciliable. Préférant donc la paix aux chances douteuses d’une guerre ouverte, — dont il se trouvait hors d’état de faire les premiers frais, — il feignit d’obtempérer aux ordres de Dowlat-Rao, en acceptant de partager le pouvoir avec son rival. En agissant ainsi, le chancelier avait en vue la ruine plus ou moins prochaine de celui qui croyait lui dicter ses volontés.

Redevenus amis pour la troisième fois, contraints par la force des choses à gouverner en commun et se détestant toujours cordialement, le peshwa et le chancelier ne tardèrent pas à s’entendre sur un point d’où dépendaient leur fortune et leur vie : ils résolurent de tout mettre en œuvre pour se débarrasser au plus vite du terrible Shirzie-Ghatgay. Nana-Farnéwiz, habile à parler et à persuader, et Badji-Rao, non moins fertile en argumens, remontrèrent au jeune mahârâdja les dangers que courait le pays et les périls auxquels il se trouvait exposé lui-même, si son beau-père continuait de s’abandonner aux violences d’un caractère indomptable. Celui-ci était véritablement un fou furieux, qui n’écoutait plus que ses instincts sanguinaires et les inspirations d’une cupidité féroce. Dans les provinces mahrattes et même dans l’armée du mahârâdja, son gendre, Shirzie-Rao torturait à son gré les brahmanes et les officiers les plus estimés[7]. Dowlat-Rao-Sindyah commençait à se lasser du triste rôle qu’il jouait à Pounah aux dépens de sa popularité et de son honneur ; il se voyait exécré de tous pour des actes qu’il ne savait pas réprimer. Le mal qu’il n’avait pas la force d’empêcher, il se décida par faiblesse encore, et comme subjugué par les conseils des deux brahmanes qui se partageaient le gouvernement, à le couper dans sa racine. Sans doute c’était la mort de son beau-père que l’on eût désirée ; mais comment demander à un gendre un pareil acte de justice ? Après de longs entretiens, cédant aux remontrances de Nana-Farnéwiz et aux paroles pressantes du peshwa, le mahârâdja donna l’ordre d’arrêter Shirzie-Rao-Ghatgay. La nouvelle de cet événement fut accueillie avec une joie universelle ; on respira plus librement dans la capitale. L’irritation publique se calma un peu, et dans les régions du pouvoir il se fit une trêve dont avait grand besoin l’empire mahratte, livré depuis trois années aux horreurs de l’anarchie.


III

Tandis que Dowlat-Rao-Sindyah, parvenu au faîte de la puissance, maître des plus belles provinces de l’Hindostan et tenant en otage à Dehli le sultan aveugle Shah-Alain II, exerçait dans la capitale même de la confédération mahratte une autorité plus grande que celle du peshwa, la famille de Holkar subissait les plus cruelles épreuves. Nous avons vu comment l’espoir de cette famille, Molhar-Rao, avait péri dans une embuscade, victime des jalousies de son frère Kasi-Rao, secondées par l’ambition de Dowlat-Sihdyah. Infirme et imbécile, Kasi-Rao-Holkar régnait sous la dépendance du jeune mahârâdja, dont il avait imploré le secours ; mais il restait deux autres fils de son père, Djeswant-Rao et Witto-Dji-Rao, que leur naissance illégitime ne rendait pas moins chers au peuple et à l’armée. Après le meurtre de Molhar, dont ils avaient embrassé le parti, les deux jeunes princes prirent la fuite. Suivi seulement de quelques cavaliers dévoués à sa personne, Djeswant-Rao courut chercher un refuge près du râdja de Nagpour. Celui-ci appartenait à la confédération mahratte ; effrayé des menaces que lui adressaient à la fois le peshwa et Dowlat-Sindyah, il fit emprisonner le prince fugitif, qui implorait sa protection. Après six mois de détention, Djeswant parvint à s’évader. Arrêté une seconde fois, il trompa la vigilance de ses gardiens, et put atteindre la province de Kandeish, coupée de montagnes abruptes et de vallées profondes. Sa suite ne se composait que de deux personnes, un soldat musulman et un Hindou d’un grade inférieur, qui avaient partagé sa mauvaise fortune et sa captivité.

Djeswant-Rao venait de recouvrer sa liberté, mais il était encore errant et sans appui. Son tuteur, qu’il alla trouver secrètement dans une petite ville, située à moins de dix lieues de la capitale des états de Holkar, la florissante cité de Mhysir, ne put lui offrir un asile sous son toit ; il le congédia en lui donnant une jument de pure race déjà hors d’âge et une somme d’argent si faible qu’elle ressemblait à une aumône. Se tournant alors du côté de la province de Malwa, Djeswant-Rao s’enfonça dans les jungles, et fit la rencontre d’un chef de la tribu des Bheels, qui vivait caché dans d’impénétrables fourrés, et exerçait sur une assez grande échelle la profession de brigand. Ce Bheel devait plus tard commander des bandes nombreuses, rançonner une vaste étendue de pays tout le long des monts Vindhyas, puis enfin aider les Anglais à réprimer les brigandages dont il avait été l’organisateur. Alors, obscur et réduit à la possession d’une forêt hantée par les tigres, il accueillit Djeswant-Rao, qui trouvait enfin auprès d’un montagnard barbare l’hospitalité que lui avaient refusée ses alliés et même ses proches.

Ce fut dans ces solitudes que Djeswant-Rao apprit la mort affreuse de son jeune frère Witto-Dji, dont il était séparé depuis les premiers jours de sa fuite. Witto-Dji, après avoir échappé à l’attaque perfide des troupes de Sindyah contre Molhar-Rao, s’était jeté dans les montagnes du Dekkan. Toute la partie méridionale de l’empire mahratte, livrée à l’anarchie, se voyait en proie aux déprédations des bandes plus ou moins nombreuses qui dévastaient le pays. Witto-Dji s’était rallié à l’une de ces troupes de malcontens qui, en haine du peshwa et de Dowlat-Sindyah, parcouraient la contrée le sabre au poing. De pareilles incursions jetaient le désordre autour de la capitale ; elles attestaient la dissolution de cette confédération naguère si unie et dont les liens allaient se rompre pour toujours. Le peshwa Badji-Rao, qui avait eu tant à souffrir des allures indépendantes et hautaines de Sindyah, commençait à s’irriter contre tous les chefs d’une féodalité impossible à maintenir dans le devoir. Il s’arrêtait de plus en plus à la pensée de dompter par les châtimens et les supplices ces insurrections toujours renaissantes qui entravaient la marche du gouvernement. Le parti de cavaliers auquel Witto-Dji venait de se rallier ayant été battu et mis en fuite, le jeune prince tomba aux mains de Badji-Râo. Celui-ci, sans égards pour ses malheurs, ne tenant compte ni de sa jeunesse, ni des services éminens rendus par Touka-Dji, son père, à l’empire mahratte, condamna Witto-Dji à une mort ignominieuse et barbare. Il le fit lier aux pieds d’un éléphant, qui le mit en pièces et l’écrasa dans le milieu d’une rue, sous les yeux de la population émue et terrifiée. On affirme que le peshwa assista à ce spectacle sanglant, et qu’il parut y prendre plaisir. Il y avait comme un fonds héréditaire de cruauté chez ce brahmane astucieux et vindicatif. Son père, l’ancien peshwa Raghounâth-Rao, accusé du meurtre de son neveu, avait vu se soulever contre lui la masse de la nation mahratte. Quant à Badji-Rao, il devait transmettre après lui ses instincts sanguinaires, en choisissant un jour pour son fils adoptif celui qui s’est rendu si tristement célèbre sous le nom de Nana-Sahib.

Lorsqu’il apprit les détails du supplice de son frère, Djeswant-Rao jura haine éternelle au peshwa. Sortant aussitôt de la solitude où il vivait depuis quelques mois au milieu des Bheels, race sauvage et méprisée, il se dirigea vers Dharampour, ville située sur la rive nord de la Nerboudda, et qui faisait partie du territoire de la vieille famille des Pouars. À peine y était-il arrivé que le râdja l’invita à se rendre dans la ville de Dhar, sa capitale ; il eut même la courtoisie d’envoyer au prince fugitif un palanquin et des vêtemens pour lui et pour ses compagnons. C’était la première marque de sympathie que Djeswant recevait d’un personnage de distinction depuis ses malheurs. Le Bheel l’avait reçu avec la franchise d’un oullaw qui partage sa cabane avec le premier venu, sans s’informer de ce qu’il vaut ; le petit souverain de la famille des Pouars le traitait en prince. Djeswant-Rao reprit donc courage ; un certain nombre de ses adhérens vint le rejoindre, et quoiqu’il fût réduit à la plus extrême pauvreté, il regarda l’avenir avec confiance. Bientôt la fortune, qui commençait à lui sourire après tant de revers, lui offrit l’occasion de rendre un service éclatant au petit prince dont il recevait l’hospitalité.

Bien que le royaume de Dhar soumis aux Pouars ne formât qu’un état de troisième ordre, un ministre arrogant y donnait libre carrière à son ambition. Le souverain légitime Anand-Rao, âgé seulement de dix-sept ans, venait de recueillir l’héritage de ses pères. À peine avait-il fixé sa résidence dans la capitale, que le brahmane Rang-Rao-Ourekar, premier ministre, essaya de disputer le pouvoir au jeune prince, qu’il espérait tenir en tutelle comme les peshwas avaient fait des souverains mahrattes. À la tête d’un fort parti de Patans et de Pindarries, — compagnies franches qui se louaient à qui les voulait payer, — le brahmane ministre menaçait la ville de Dhar. Anand-Rao s’avança bravement à sa rencontre, mais il fut repoussé avec perte. Au moment où il se retirait battu et découragé, Djeswant-Rao-Holkar courut à sa rencontre : « Tenez bon, lui dit-il, la journée n’est pas perdue, je me charge de vous donner la victoire. » Aussitôt il envoya l’ordre aux rebelles de s’éloigner et de laisser en paix le souverain de Dhar, qui comptait parmi les partisans de la famille Holkar. Les Pindarries hésitaient à obéir ; ils ne pouvaient croire que Djeswant-Rao fût véritablement auprès du souverain, et se résignaient avec peine à abandonner le fruit de leur victoire. Quant aux Patans, ils lançaient leurs chevaux en avant pour recommencer le combat, ne tenant aucun compte de la sommation que leur adressait un prince fugitif sans autorité, sans argent et sans armée. À cette vue, Djeswant-Rao met pied à terre ; quelques soldats intrépides s’étant ralliés autour de lui, il fait diriger deux pièces de canon[8] contre l’ennemi, les pointe lui-même et y met le feu de sa propre main. Maltraités par cette décharge qui les atteignait de très près, Patans et Pindarries prirent la fuite en désordre, entraînant bien loin du champ de bataille où il avait triomphé quelques heures auparavant le ministre rebelle. Anand-Rao était sauvé par le sang-froid et l’audace de Djeswant-Holkar ; mais le bruit de cette victoire arriva aux oreilles de Dowlat-Sindyah, et le jeune souverain de Dhar fut sommé de chasser de ses états celui-là même qui venait de lui en assurer la possession. Les menaces de Sindyah ne pouvaient troubler Anand-Rao au point de le pousser à l’ingratitude ; il appartenait à une vieille race de kchattryas, à l’antique noblesse aryenne. Djeswant-Holkar, craignant d’attirer sur son généreux protecteur le poids des colères de Dowlat-Rao, se décida à se retirer. Il partit donc de Dhar avec une assez forte somme d’argent, 50,000 francs environ, une quinzaine de cavaliers bien montés et moins de cent cinquante soldats armés tant bien que mal, derniers débris de la petite troupe qui avait fui de Pounah après le meurtre de Molhar-Rao.

Telle était l’armée à l’aide de laquelle Djeswant-Rao allait tenter de détrôner le faible prince qui gouvernait les états de Holkar. Il affectait de revendiquer le pouvoir, non pas en son propre nom, — l’illégitimité de sa naissance rendait l’entreprise trop difficile, — mais au nom de l’enfant posthume de Molhar-Rao, que Dowlat-Sindyah tenait en captivité depuis sa naissance. Pour toute proclamation, il se déclara le serviteur du petit prince, son neveu, à peine âgé de deux ans[9]. Cachant son ambition sous ce titre modeste, il chercha à ranimer le courage de tous ceux qui gémissaient de voir l’héritage de Holkar passer aux mains de Kasi-Rao, devenu par son incapacité et par ses infirmités corporelles l’instrument docile des projets envahissans de Sindyah. Djeswant-Rao possédait toutes les qualités qui conviennent à un chef de partisans : le courage, l’activité et l’audace. Tombant à l’improviste sur un corps de cavaliers d’élite chargés de défendre la ville de Devalpour, sur les bords de la Nerboudda, il les défit et leur enleva d’excellens chevaux qui servirent à monter ses propres soldats. Après ce premier succès, il se hâta de faire appel aux aventuriers de toutes classes, de toutes religions et de toutes races. Bientôt vinrent se ranger sous son étendard des Mahrattes du nord et du midi, des Patans, des Bheels, des Radjepoutes, soldats, pillards et brigands, sortis des montagnes, des forêts, des garnisons des places fortes, et jetés dans la vie des camps par suite des longues guerres dont l’Inde était le théâtre. Des commandans de villes fortifiées dans la province de Malwa lui envoyèrent aussi quelques secours en hommes, en chevaux et en argent.

Il y avait alors dans, cette province de Malwa, tant de fois ravagée par la guerre, de petits chefs à demi indépendans et jaloux de le devenir tout à fait, qui saisissaient toutes les occasions de se mettre en campagne pour piller et se rendre redoutables à leurs voisins. Le plus célèbre de tous était un musulman, Afghan de race, du nom de Amir-Khan, qui avait servi d’abord dans les troupes du peshwa, puis dans les rangs des Radjepoutes lorsque ceux-ci, poussés à bout par les vexations des Mahrattes, se révoltèrent contre leurs oppresseurs. Amir-Khan, fils d’un simple mollah, acquit en peu de temps une grande considération au camp des princes radjepoutes ; il y commandait un corps de cinq mille hommes, et ne songeait nullement à quitter un parti dans lequel sa fortune paraissait devoir être rapide ; mais dans la vie des aventuriers tout est livré à l’imprévu. À la suite d’une altercation qu’il eut avec des chefs radjepoutes, Amir-Khan vit éclater contre lui une émeute dans laquelle il faillit être lapidé. À peine remis de ses blessures et dégoûté de servir sous les Radjepoutes, Amir-Khan passa une seconde fois du côté des Mahrattes, qui lui confièrent le commandement de quinze cents hommes et la garde du fort de Fattygarh, dans lequel il ne put se maintenir contre ses alliés de la veille, devenus ses ennemis du lendemain. Amir-Khan, avec sa petite armée, campait auprès de Bhopal, peu satisfait de sa situation présente, lorsque Djeswant-Rao, qui marchait de ce côté, se mit en rapport avec lui. Les deux aventuriers s’entendirent dès la première entrevue ; ils convinrent par écrit de partager, non ce qu’ils possédaient (ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre), mais ce qu’ils posséderaient un jour, territoires, villes et butin. De pareilles stipulations prouvent assez que les malheureuses populations de l’Inde centrale, foulées déjà depuis près d’un siècle, allaient payer encore les frais d’une campagne entreprise par deux chefs de partisans réduits alors à une véritable pauvreté, et suivis de troupes nombreuses affamées de pillage.

Levant des contributions forcées sur les habitans des districts qu’il parcourait, dépouillant de leurs richesses les caravanes de marchands, saccageant les villes, Djeswant-Rao fit une pointe vers l’extrémité orientale de la province de Kandeish, soumise à Dowlat-Rao-Sindyah. Après avoir ramassé un butin considérable de ce côté et enrôlé par milliers de nouvelles recrues qu’attirait l’appât du pillage, il marcha sur Mhysir, capitale des états de Holkar du temps de la reine Alya-Bhaïe. Le prince régnant, qui résidait alors à Inodore, envoya une des brigades du chevalier Du Dernaic au-devant de Djeswant-Rao pour lui barrer le chemin ; mais celui-ci remporta un avantage signalé sur ces troupes régulières, qu’il attaqua avec la plus grande résolution. Dès lors le nom de Djeswant-Rao devint populaire dans les états de Holkar. Cédant aux suggestions du vainqueur qui les conviait à déserter leurs drapeaux, les troupes du faible Kasi-Rao abandonnèrent un prince qui ne régnait que sous le bon plaisir de Sindyah. Du Dernaic lui-même alla rejoindre avec ses brigades l’heureux Djeswant-Rao, qui était venu se poster à vingt milles de la ville d’Indore. Dès lors Kasi-Rao cessa d’être le souveraim même nominal des états de Holkar. Toutes les provinces de l’Inde centrale appartenant à cette famille reconnurent l’autorité de Djeswant-Rao, agissant au nom de l’enfant royal toujours détenu à Pounah par Dowlat-Rao-Sindyah. Les trésors amassés par la sage et prudente reine Alya-Bhaïe servirent à payer les soldats de Djeswant-Rao, qui continuait de livrer à ses troupes, toujours avides de butin, les districts que Sindyah possédait dans la province de Malwa, et qu’il écrasait sous le poids des contributions de guerre. De son côté Amir-Khan, à la tête de ses Afghans indisciplinés, rançonnait indistinctement et sans pitié les villes qui relevaient du peshwa et les districts régis par de petits princes indépendans. Cette belle province de Malwa, fractionnée en une foule de principautés toujours convoitées par le plus fort, hérissée de châteaux assiégés à chaque nouvelle guerre et aussi occupée par les trois peuples les plus belliqueux de l’Inde, les Mahrattes, les Afghans et les Radjepoutes, avait le triste privilège de se voir traversée en tous sens par les bandes qui désolaient l’Inde centrale. Paisible et florissant pendant les règnes de la vertueuse Alya-Bhaïe et du glorieux Madha-Dji, qui avaient su faire prospérer, celui-ci les états de Sindyah, celle-là les états de Holkar, le Malwa souffrait d’autant plus cruellement des dissensions de ces deux familles devenues ennemies, qui elles y possédaient l’une et l’autre leurs villes capitales, Ouddjein et Indore.

IV

L’état des affaires dans le Malwa rendait nécessaire la présence de Dowlat-Rao-Sindyah au sein de ses états, mais les intrigues sans fin dont Pounah devenait le théâtre le retenaient toujours dans la capitale de l’empire mahratte ; c’était dans cette ville que s’agitaient désormais les destinées de l’Inde entière. Le peshwa Badji-Rao, gêné dans toutes ses actions depuis le premier jour de son accession au pouvoir, flottait incessamment entre des projets irréalisables. L’éloignement de Sindyah et de sa terrible faction, qu’il avait ardemment désiré lorsque l’emprisonnement de son rival, Nana-Farnéwiz, lui eut permis de gouverner seul, ne semblait plus aussi utile à ses desseins. Une fois Sindyah parti pour l’Hindostan, Nana-Farnéwiz pouvait reprendre l’offensive à son égard et se venger de sa longue détention en l’emprisonnant à son tour. La politique du peshwa consistait à se rapprocher le plus vite possible de ceux qu’il redoutait, même quand il en avait reçu les plus cruels outrages ; mais il avait une telle soif du pouvoir, que malgré tant de réconciliations simulées, tant de paroles jurées, il ne pouvait se résoudre à partager l’autorité avec Nana-Farnéwiz. Celui-ci, de son côté, affectait de prendre peu de goût aux affaires, s’efforçant de porter ombrage le moins possible au peshwa et à Dowlat-Rao-Sindyah. Trop inexpérimenté pour ne pas se laisser prendre aux flatteries intéressées de Badji-Rao, trop faible de caractère pour faire servir sa prépondérance au rétablissement de l’ordre, trop jeune même pour aspirer au noble rôle de pacificateur de son pays en proie à l’anarchie, le mahârâdja Dowlat-Rao s’abusait sur sa propre importance. Dénué de toute initiative, il était mené par les factions dont il se croyait l’arbitre.

Cependant le temps se passait : l’entreprise hardie de Djeswant-Rao-Holkar avait causé de grands ravages dans les provinces de Kandeish et de Malwa ; l’empire mahratte, désolé à ses extrémités par la guerre civile, troublé à l’intérieur par des insurrections et par de sourdes intrigues, ressemblait à un malade qui ressent les premières attaques du mal qui doit l’emporter. Ces symptômes n’échappaient point à la perspicacité des résidens anglais et des autres agens de la compagnie. Une étude attentive du génie des peuples de l’Inde, du caractère des princes et des ministres chargés du gouvernement de ces nations à demi civilisées, les avait mis à même de prévoir l’issue des événemens qui s’accomplissaient sous leurs yeux. La France, encore représentée par de vaillans officiers engagés au service des princes indigènes, n’avait plus de rôle, ni sur les bords du Gange, ni dans la péninsule, où il ne restait que le souvenir de sa puissance. Jaloux d’effacer jusqu’à son nom de la mémoire des peuples de l’Inde, les Anglais avaient imposé, en septembre 1798, au vice-roi du Dekkan, Nizam-Ali, un traité qui obligeait ce prince à ne plus recevoir de Français à son service, à chasser les officiers de cette nation employés dans ses armées, et à licencier toute l’infanterie, commandée naguère par le général Raymond, mort depuis quelques mois. En échange de ces troupes dont il lui fallait faire le sacrifice, Nizam-Ali acceptait six mille cipayes anglais, avec une artillerie européenne proportionnée à la force de ce corps. Il va sans dire qu’un subside annuel de plus de 20 lacks de roupies devait être payé annuellement aux bienfaiteurs de Nizam-Ali, qui se chargeaient d’aplanir toutes les difficultés présentes et de se placer entre lui et les Mahrattes[10].

Par ce traité, les Mahrattes se trouvaient comme bloqués du côté des provinces du Nizam, objet constant de leur convoitise, et aussi privés de l’appui éventuel de ce prince dans le cas d’une rupture avec la compagnie anglaise ; ils comptaient encore sur Tippou-Sahib pour contre-balancer les effets de cette négociation. L’année suivante, le roi de Mysore succombait les armes à la main dans sa capitale prise d’assaut, et la puissance anglaise se trouvait complètement affermie dans le Dekkan comme dans la péninsule. Épouvantés d’une catastrophe dont ils comprenaient toute la portée, le peshwa et bientôt après le mahârâdja Dowlat-Sindyah se hâtaient d’apporter au major Palmer, résidant à Pounah, le tribut de leurs félicitations les plus sincères. Le mensonge était flagrant ; Badji-Rao et Sindyah avaient fait des vœux beaucoup plus sincères pour le triomphe de Tippou, le premier en formant avec lui une alliance secrète, le second en excitant les débris de son armée à une résistance désespérée et désormais impossible. On conçoit que les traités subis dès lors par le gouvernement mahratte furent assez semblables à ceux que Nizam-Ali avait dû accepter ; toutefois Nana-Farnéwiz et le peshwa mirent en œuvre toutes les ressources de leur esprit pour résister à l’influence d’une politique qui portait à leur pays un coup mortel. Le terrain fut débattu pied à pied par les deux rusés Mahrattes, brahmanes tous les deux et rompus aux manœuvres subtiles de la diplomatie asiatique.

L’empire mahratte se trouvait alors dans un tel état de confusion qu’il n’était plus possible de lever ces armées naguère si formidables devant lesquelles tremblaient les plus vieux royaumes de l’Inde. Entre les deux plus puissantes familles de la confédération, jadis étroitement unies, la rupture était complète. Djeswant-Rao, profitant de l’absence du jeune mahârâdja, toujours retenu à Pounah, se vengeait du meurtre de Molhar-Rao en portant le fer et la flamme dans les provinces de Dowlat-Sindyah voisines des états de Holkar. Il ravageait aussi sans pitié les propres districts du peshwa, pour le punir d’avoir fait mettre en pièces par un éléphant son jeune frère Witto-Dji. Amir-Khan, allié de Djeswant-Rao, ne pouvait arrêter les violences de ses Afghans, qui incendiaient les villes et massacraient les habitans. Tandis que ces guerres horribles désolaient les provinces de Kandeish et de Malwa, des troubles éclataient aussi dans l’Hindostan. Le brahmane Lakwa-Dada, — le même qui par sa fidélité et son courage avait jadis conservé à Madha-Dji-Sindyah la ville d’Agra, assiégée par les Patans rebelles, — devenu suspect à cause de son attachement à l’ancien ministre disgracié[11], se tourna du côté des mécontens et réunit une armée considérable avec laquelle il se mit à ruiner les environs mêmes de la capitale des états de Dowlat-Rao. Enfin le parti des princesses veuves, — bhaïes, — grossi par des troupes de cavaliers en quête d’aventures, pillait les districts que le jeune mahârâdja possédait entre la Kistna et le Godavery. Les déprédations de ces insurgés s’étendaient jusqu’aux portes de Pounah. Dowlat-Hao-Sindyah, insulté dans le midi par cette rébellion, dont l’honneur outragé des veuves de son grand-oncle n’était que le prétexte, menacé au cœur de ses états par la désertion, les révoltes et les attaques réitérées des partisans de Djeswant-Rao-Holkar, — Dowlat-Rao-Sindyah, hier encore si redouté et si fier de son titre de mahârâdja, ne savait quel parti prendre. N’ayant pas même assez de troupes pour réprimer les tentatives de la faction des bhaïes, il recevait coup sur coup de l’Hindostan des dépêches qui lui apportaient les plus alarmantes nouvelles. Enfin les bhaïes, que les mécontens poussaient à une résistance opiniâtre, donnaient à entendre que le jeune mahârâdja eût à subordonner son autorité à leurs volontés souveraines.

En quelques années, Dowlat-Rao-Sindyah avait perdu tout le prestige de son nom, et sa puissance se trouvait partout ébranlée ; sa conduite portait l’empreinte d’un esprit indécis, capricieux, détruisant par un retour subit les bons effets d’une résolution habile ou généreuse. Après avoir rendu la liberté à Balloba-Tantya pour désarmer l’insurrection commandée par le brahmane Lackwa-Dada et s’être servi de sa médiation pour entrer en arrangement avec les princesses veuves, il le fit enfermer de nouveau dans la citadelle d’Ahmednagar. Tantya mourut peu de temps après, et le féroce Shirzie-Rao-Ghatgay, sortant à son tour de sa prison, pareil à un tigre furieux qui rompt les barreaux de sa cage, recommença à épouvanter la capitale par ses atrocités. Nana-Farnéwiz venait de mourir, « emportant avec lui tout ce qui restait de sagesse et de modération dans le gouvernement mahratte[12]. » Devenu plus ombrageux et plus vindicatif au milieu des complications de toute sorte qui le tenaient dans de perpétuelles alarmes, le peshwa Badji-Bao accusa de conspiration les anciens partisans du chancelier, pour avoir un prétexte de les emprisonner. Emporté par l’ambition, Sindyah s’associait à ces honteuses manœuvres, dans l’espoir de se saisir des terres enlevées aux prétendus coupables. Ces deux hommes se haïssaient et se méprisaient l’un l’autre, mais ils se redoutaient aussi. Pour tenir le mahârâdja en échec, Badji-Rao comptait sur le mauvais état des affaires de celui-ci dans l’Hindostan, sur les succès de Djeswant-Rao-Holkar, et à l’occasion sur les troupes de la compagnie anglaise, qui agissaient déjà librement sur le territoire mahratte[13]. De son côté, Dowlat-Rao-Sindyah, sans ajouter peut-être une grande foi aux protestations de dévouement et de respect dont le peshwa l’accablait, voyait avec la satisfaction de l’orgueil un brahmane investi de l’autorité suprême se courber devant lui ; mais il savait aussi que ce brahmane ne pardonnait jamais à ses rivaux, et qu’il les traitait en ennemis dès qu’il en trouvait l’occasion. Après avoir désiré l’éloignement de Dowlat-Rao-Sindyah puissant et respecté de tous, le peshwa souffrait moins impatiemment la présence de ce prince, dont l’autorité allait s’affaiblissant désormais ; d’ailleurs il le surveillait plus facilement de près que de loin, et lui suggérait une foule d’idées contraires pour l’empêcher de suivre ses propres inspirations. Dowlat-Rao s’habituait trop bien à ce rôle dangereux d’enfant gâté et de prince factieux excitant les haines, les jalousies de ceux qui s’étaient le plus abaissés pour lui plaire. La situation critique dans laquelle se trouvaient les provinces du nord eut cela d’utile qu’elle l’arracha à une vie d’intrigues dans laquelle il usait ses forces en pure perte.

Dowlat-Rao-Sindyah quitta la capitale de l’empire mahratte au mois de novembre de l’année 1800. Il était temps qu’il arrivât dans le Malwa, en proie aux déprédations de Djeswant-Rao-Holkar. Ce jeune prince, encouragé par le succès de ses précédentes campagnes, avait livré bataille, sous les murs d’Ouddjein, capitale des états de Sindyah, aux troupes ennemies, commandées par des officiers anglais. Après une lutte acharnée, Djeswant-Rao remportait une victoire décisive, et une forte contribution, levée sur les habitans de la riche capitale du Malwa, mettait dans ses coffres de grosses sommes d’argent. Sans perdre de temps, il courut attaquer le parc d’artillerie de Sindyah, qui battait en retraite sous la garde d’un petit corps d’armée aux ordres d’un major anglais ; — la compagnie cherchait à supplanter partout, dans les troupes des princes indigènes, les officiers français, dont elle craignait les talens militaires et les sentimens hostiles. Cette fois, Djeswant-Rao échoua dans son entreprise, et ce revers, qui l’arrêtait au milieu de sa marche victorieuse, donna le temps à Sindyah de rassembler ses forces. Le mahârâdja, résolu enfin à entier en campagne pour recouvrer ses états, à moitié conquis et ruinés par un ennemi sans pitié, rappela de Pounah, où ni continuait de commettre toute sorte de violences, son beau-père, le féroce Shirzie-Rao-Ghatgay. Lorsque ce monstre abhorré quitta la capitale avec ses bataillons d’infanterie et ses dix mille cavaliers, la cour et la ville, le peshwa et les habitans, riches et pauvres, furent soulagés d’un grand poids. Peu de jours auparavant, Shirzie-Rao-Ghatgay avait failli être arrêté et mis à mort par un chef mahratte chez lequel il s’était laissé entraîner sous prétexte de régler des affaires d’argent. Devinant le piège et saisissant à la gorge celui qui conspirait sa perte, il l’avait percé avec son épée en pleine rue, et dans sa rage il était venu camper sous les murs de Pounah, menaçant la ville d’un pillage et d’un massacre général. Le peshwa, soupçonné d’être l’instigateur du complot, tremblait dans son palais. Ses protestations réitérées ne l’eussent pas sauvé de la vengeance de Shirzie-Rao, si le résident anglais ne fût intervenu. Sa médiation arrêta les hostilités près d’éclater. Devant l’autorité croissante de la nation européenne alors maîtresse en Asie, les indigènes les plus indomptés s’inclinaient en frémissant, comme la bête sauvage qui rugit et se couche aux pieds de l’homme qui la subjugue par son regard souverain.

À peine arrivé dans le Malwa, Shirzie-Rao-Ghatgay trouva immédiatement sur qui faire tomber le poids de ses colères. Il ouvrit la campagne par un coup hardi : pour se venger de Djeswant-Rao, qui avait pris et rançonné, sans toutefois y commettre aucun excès, la ville d’Ouddjein, capitale des états de Sindyah, il marcha droit sur Indore, capitale des états de Holkar, s’empara de cette ville florissante et la mit au pillage. À la tête d’une armée encore nombreuse, dont la principale force consistait en un corps de vingt-cinq mille cavaliers de toutes nations, Djeswant-Rao avait livré une série de combats devant Indore. Il n’abandonna sa capitale aux fureurs de l’ennemi qu’après avoir perdu une bataille décisive dans laquelle il se laissa enlever presque toute son artillerie. Malgré ce désastre, qui le réduisait à faire la guerre de partisans, il refusa d’accepter les propositions de paix que lui adressait Dowlat-Rao-Sindyah. Non-seulement ses propres troupes lui restaient fidèles, mais encore il lui arrivait des déserteurs de l’armée ennemie. Les pillards de Malwa, de Kandeish et de l’Hindostan, Radjepoutes, Afghans, Mahrattes, se ralliaient volontiers autour de l’aventurier courageux qui ne désespérait jamais de sa fortune. En revanche, le chevalier Du Dernaic, dégoûté de servir sous un chef que des circonstances fâcheuses contraignaient à mener une vie de hasards à travers un pays ruiné, quitta Djeswant-Rao pour passer sous les bannières de Sindyah[14].

Le général français regardait sans doute comme perdue la cause du représentant de la famille Holkar. Il n’en était rien cependant : Djeswant-Rao, pillant toujours, entraînait ses troupes sur le territoire de Malwa, à travers les districts des petits princes radjepoutes, et jusque sur les terres que le peshwa Badji-Rao possédait dans les provinces de l’Inde centrale. La prise d’Indore, qui aurait pu lui porter un coup mortel si Dowlat-Rao eût su en profiter, n’avait eu d’autre résultat que de le rendre plus entreprenant et de le pousser à des tentatives désespérées. Non content d’insulter Sindyah en foulant ses plus riches provinces sous les pieds de ses chevaux, Djeswant-Rao envoyait demander au peshwa de l’aider à reconquérir ses états. Cette requête était portée au chef du gouvernement mahratte par des lieutenans du terrible aventurier qui, continuant de tenir la campagne dans les environs de Pounah, traitaient en pays conquis les districts de Badji-Rao, et venaient de mettre ses troupes en déroute presque sous les murs de son palais. Les demandes de Djeswant-Rao n’avaient rien d’exorbitant : il réclamait du peshwa la mise en liberté de son neveu, le jeune Koundi-Rao[15], dont il s’était déclaré le régent et le très fidèle serviteur en prenant en main le gouvernement des états de Holkar. Badji-Rao promit tout ce qu’on voulut ; mais, obéissant à cette politique de bascule qui le guidait dans toutes ses actions, il fit jeter l’enfant orphelin dans une prison plus étroite. Menacé de près par Djeswant-Rao, le peshwa voulait le calmer d’abord au moyen d’un mensonge, faire sa cour à Dowlat-Rao-Sindyah en ne délivrant pas le légitime héritier de Holkar, et donner le temps au mahârâdja d’arriver à son secours. C’était donc encore dans le Dekkan, au centre et sous les murs de la capitale de l’empire mahratte, qu’allait se vider la querelle née de l’ambition démesurée de Sindyah. Les deux plus grands vassaux de la confédération, qui ne demandaient à personne la permission de se faire la guerre et bravaient en toute occasion l’autorité du gouvernement central, semblaient à ce moment suprême vouloir prendre le peshwa comme témoin, sinon comme juge d’un combat décisif. Il ne leur venait point à la pensée de détrôner le roi nominal, oublié dans la forteresse de Satara, ni de se substituer au ministre qui gouvernait à sa place. Issus l’un et l’autre d’une race obscure, ils respectaient encore dans le peshwa le caractère sacré du brahmane qui pourtant se jouait d’eux par des promesses évasives, calmait leur colère par une apparente soumission et désirait les dominer par son ascendant, mais sans souhaiter leur complet abaissement, tant il redoutait la prépondérance de la nation britannique, enracinée déjà au cœur même de l’empire mahratte. D’une part, Dowlat-Rao-Sindyah, qui venait d’apaiser l’insurrection des bhaïes, envoyait ses troupes vers le Dekkan pour mettre obstacle aux progrès de son rival et soutenir le peshwa menacé ; de l’autre, Djeswant-Rao marchait toujours en avant, suivi d’une armée considérable et protestant encore de son obéissance, pourvu qu’on lui remît le petit prince orphelin. Sans nul doute, si le peshwa Badji-Rao avait eu dans le cœur moins de duplicité et un sentiment plus net de la justice, il aurait pu tout arranger.

Cette fois le résident anglais n’offrit point sa médiation. Quelques jours se passèrent en négociations infructueuses ; Badji-Rao comptait si peu sur le succès de ces pourparlers, qu’il ordonnait à ses troupes d’opérer leur jonction avec celles de Sindyah. Sans perdre de temps, Djeswant-Rao courut se réunir à son avant-garde, campée à Djedjoury, ville fameuse par son temple bâti sur une colline, auquel on monte par de larges escaliers, et qui comptait alors, outre un nombre considérable de brahmanes chargés de le desservir, plus de deux cents bayadères attachées au sanctuaire. Le 23 octobre 1802, toute l’armée de Holkar, faisant un long ; circuit, descendait des montagnes par une passe restée libre, tandis que celles de Sindyah et de Badji-Rao l’attendaient sur un autre point. Djeswant-Rao reçut encore un message du peshwa, auquel il répondit avec modération-, en insistant sur ce que son rival Sindyah était le véritable rebelle, puisqu’il avait injustement retenu en captivité l’héritier des états de Holkar.

Quarante-huit heures après cette réponse, la bataille commença. Vaincu dans les premières attaques, Djeswant-Rao finit par gagner lui-même et par son propre courage une bataille décisive et rallia les fuyards aux cris de : « C’est maintenant ou jamais qu’il faut me suivre[16] ! » Et ses soldats ; électrisés par l’appel de leur chef, chargèrent l’ennemi avec une audace irrésistible. Vainement les bataillons disciplinés jadis par de Boigne[17] opposèrent-ils une résistance désespérée ; les artilleurs se firent tuer sur leurs pièces. Vingt fois ils se reformèrent, et vingt fois Djeswant-Rao, à la tête de sa cavalerie, les écrasa par des charges impétueuses.

Les peshwa Badji-Rao comptait sur la victoire ; mais, trop poltron pour assister au combat, il écoutait de loin, avec une secrète terreur, le bruit du canon, répété par l’écho des montagnes. Lorsqu’on lui apprit la déroute des troupes de Sindyah et des siennes propres qui fuyaient en désordre, laissant entre les mains du vainqueur leur artillerie, leurs bagages et tous leurs objets de campement, il se sauva dans la citadelle de Singarh, située sur un roc inaccessible, emmenant avec lui une nombreuse escorte. Se croyant perdu, il sacrifia à son salut personnel les intérêts de son pays, en demandant comme une grâce au résident anglais ce qu’il n’avait jamais consenti à accepter : le régime d’un subside de six bataillons de cipayes entretenus et payés par le gouvernement mahratte, avec le droit de séjourner sur ses propres domaines[18].

Les Patans indisciplinés que commandait Amir-Khan, — l’allié de Djeswant-Rao, — avaient été les premiers à fuir au commencement du combat ; ils furent aussi les premiers à se précipiter, après la victoire, sur les faubourgs de Pounah pour piller. Leur chef ne pouvait les contenir ; mais Djeswant, qui avait préservé jadis de leurs violences la ville d’Ouddjein, fit tirer sur eux plusieurs coups de canon : il voulait à tout prix qu’on respectât la capitale de l’empire des Mahrattes. Arrêtés par la mitraille, les Patans essayèrent encore d’enfreindre les défenses de Djeswant-Rao ; celui-ci, quoique blessé et couvert de sang, se jeta au galop à leur poursuite et en tua deux ou trois de sa main. Après avoir accompli cet acte de justice, le prince victorieux bandait lui-même ses plaies, lorsque Amir-Khan, dont le courage n’avait pas brillé le matin, vint le féliciter sur le succès de la journée. « Frère, répliqua en riant Djeswant-Rao, vous avez été heureux d’échapper ! — Certes oui ! dit Amir-Khan d’un air sérieux, car la plume qui flottait entre les deux oreilles de mon cheval a été enlevée par un boulet de canon. — Vraiment ! s’écria en éclatant de rire le rusé Mahratte, vous êtes en vérité bien heureux, car le boulet n’a pas même effleuré les oreilles de votre monture, bien qu’il ait enlevé la plume placée sur la têtière[19]. » Ce jour-là, Djeswant-Rao-Holkar avait eu quelque chose de la bravoure chevaleresque et de l’esprit gascon de Henri IV. Il affecta pendant quelques semaines une modération à laquelle les vaincus étaient loin de s’attendre, et conserva une dignité de caractère que lui inspirait peut-être la présence auprès de Pounah du résident anglais, le colonel Close. Les princes indiens aiment à se montrer aux Européens sous les dehors les plus propres à leur concilier la bienveillance et l’estime de ceux-ci ; c’est comme un hommage involontaire qu’ils rendent à notre civilisation.

Cependant Djeswant-Rao-Holkar se trouvait doublement le maître dans la capitale de l’empire mahratte par la victoire qu’il venait de remporter et par la fuite du peshwa. Un peu embarrassé de sa situation et ne sachant comment amener à ses fins un gouvernement qui avait disparu, il prit le parti d’inviter le résident anglais à venir lui rendre visite. Celui-ci venait de déployer au village de Sangam, où était établie la résidence, le pavillon britannique, afin de soustraire ses nationaux aux dangers du pillage ; vers la fin de l’action, la cavalerie des deux armées s’était battue tout près de ce lieu, qui devait rester neutre et inviolable. Le résident anglais ne jugea pas prudent de refuser l’invitation de Djeswant-Rao[20] ; il trouva le conquérant sous une petite tente, dans la boue jusqu’à la cheville, blessé d’un coup de lance et la tête fendue d’un coup de sabre qu’il avait reçu d’un artilleur dans une de ses charges réitérées. Dans la conversation, Djeswant-Rao se montra poli et ouvert, parlant légèrement de ses blessures et s’exprimant de la façon la plus amicale sur le compte du résident et du gouvernement britannique.

À ce moment décisif, Djeswant-Rao-Holkar était franc, lorsqu’il exprimait le désir de voir le résident, le colonel Close, intervenir en médiateur ; mais le peshwa Badji-Rao, peu rassuré par la modération apparente du vainqueur, quittait son premier asile pour en chercher un autre, plus éloigné de la capitale, dans la forteresse de Raïgarh. Il éprouvait une répugnance invincible à traiter avec Djeswant-Rao, et croyait avoir tout à redouter des rancunes de cet aventurier si bien servi par la fortune. Éloigné de tout secours, réduit à se cacher, il regrettait sans doute amèrement le supplice barbare qu’il avait infligé à Witto-Dji, frère du vainqueur devant lequel il fuyait en tremblant. Une dernière ressource restait au peshwa, gagner du temps et décourager Djeswant-Rao, en le laissant, avec ses troupes mal disciplinées, s’ennuyer sous les murs d’une capitale effrayée de la crainte du pillage. Il ne fit donc, pendant deux mois, aucune réponse aux demandes que lui adressait le vainqueur, lequel insistait toujours pour qu’on lui remît le jeune héritier de la famille Holkar.

Ces délais amenèrent le résultat le plus déplorable pour les habitans de la ville, qui furent indignement rançonnés. Djeswant-Rao souffrait du manque d’argent, il en fallait à ses troupes, qu’il avait d’abord empêchées de piller. De même que le peshwa avait placé des soldats à l’extrémité des rues afin d’arrêter au passage les gens de Pounah que la frayeur aurait poussés à la fuite, Djeswant-Rao fit ranger des troupes devant toutes les issues et cerner les maisons, pour dépouiller avec plus d’efficacité les familles les plus riches. Après avoir commis d’horribles exactions, le prince hardi dans le combat et modéré après la victoire, qui avait eu un faux air de héros pendant quelque jours, dut reprendre le chemin de l’Inde centrale avec ses bataillons d’élite et ses bandes irrégulières, traînant à sa suite un immense butin comme un chef de brigands ; mais le véritable fruit de son audacieuse campagne, couronnée d’un si complet succès, lui échappait toujours. Il n’avait point obtenu la reconnaissance formelle du titre de régent des états de Holkar, qu’il réclamait avec quelque raison. Le peshwa Badji-Rao semblait donc remporter le dernier avantage dans cette lutte acharnée, et peut-être eût-il fini par reconquérir la plénitude de son autorité, si sa pusillanimité ne l’avait conduit à se jeter dans les bras de l’Angleterre.


THEODORE PAVIE.

  1. L’auteur justement estimé d’une histoire populaire de l’Inde anglaise (A popular History of Britisk India), M. W. Cooke Taylor, dit en propres termes : « Shah-Alam devint impatient d’être replacé sur le trône de Dehli, et il pressa les Anglais d’accomplir la promesse qu’ils avaient faite de l’assister à cet effet. Ses requêtes et ses remontrances étant méprisées, il entra en alliance avec les Mahrattes… » D’après ce passage, on a lieu d’être surpris que d’autres historiens reprochent au sultan d’avoir abandonné ses bienfaiteurs pour se jeter entre les bras des Mahrattes.
  2. D’après l’auteur de l’Histoire des Mahrattes (M. Grant Duff), les indigènes ont toujours affirmé que ce Napolitain, nommé Filoze, ignorait le piège tendu à Nana-Farnéwiz, et qu’il était de bonne foi quand il engageait sa parole d’honneur. Le même auteur ajoute, que les Hindous, toujours prêts à faire bon marché d’eux-mêmes, affectent beaucoup de politesse à l’égard des Européens, et cherchent volontiers à les décharger des fautes qu’ils commettent avec leur appui, et dont ils assument toute la responsabilité.
  3. D’autres écrivent Shir-Dji et Sur-Dji.
  4. Il s’agit ici de l’armée du gouvernement de Pounah, de celle que l’on nommait l’armée du peshwa, pour la distinguer des autres armées mahrattes appartenant au petit souverain de Nagpour, à Sindyah et à Holkar. Le souverain nominal, relégué à Satara, avait aussi quelques troupes à lui.
  5. Houssein, fils d’Ali et de Fatima, fille de Mahomet, fut mis à mort près de Bagdad par Yesid, fils de Mouviah, qui s’était fait proclamer calife. Les chyites ou hérétiques sont ceux qui, par opposition aux sunnites ou orthodoxes, n’ont pas reconnu la légitimité des califes ; ils n’admettent pour héritiers directs du prophète que les descendans d’Ali.
  6. M. Grant Duff, qui raconte ces événemenss d’après des documens authentiques, assure que Shirzie-Rao fut assisté dans ce massacre par l’officier français Drugeon, alors au service de Sindyah. Ce fait prouverait quel triste rôle s’exposent quelquefois à jouer les Européens qui servent sous la bannière des princes asiatiques.
  7. Il lui arriva un jour de faire attacher à la bouche des canons trois officiers de l’armée de Dowlat-Rao. (Voyez History of the Mahrattas, by capt. Grant Duff. ) C’est donc cet homme de sang qui a inauguré dans l’Inde un genre de supplice que les Anglais emploient sur une grande échelle pour réprimer l’insurrection actuelle ! Il est affligeant qu’une nation civilisée ait cru devoir imiter en quoi que ce soit un monstre abhorré par les indigènes.
  8. C’étaient deux pièces de canon qu’Anand-Rao avait perdues le matin même dans sa retraite précipitée. Voyez sir John Malcolm, Memoirs of Central India.
  9. Il se nommait Koundi-Rao ; le peshwa était de moitié avec Sindyah dans la séquestration de ce petit prince.
  10. Les états du Nizam constituent, sous le nom de Soubabie du Dekkan ou de Hyderabad, une des vice-royautés de l’empire mogol. À la même époque, 1799, les Anglais contraignaient le nabab d’Oude, vizir de l’empire mogol, à licencier ses troupes et à les remplacer par une armée exclusivement britannique. Le nabab ayant objecté que ses moyens ne lui permettaient pas de subvenir aux frais de l’entretien de cette nouvelle armée, il fut sommé d’abandonner la direction des affaires civiles et militaires de son pays entre les mains de la compagnie, moyennant une pension convenable à son rang, pour lui et pour sa famille. De plus on lui fit connaître qu’il eût à affecter au gouvernement de la compagnie une étendue de territoire dont le revenu pût suffire à l’entretien de cette armée exclusivement britannique… (Voyez W. Cooke Taylor, A popular History of British India.)
  11. Il tenait au parti de Balloba-Tantya, ministre de Dowlat-Rao-Sindyah, déposé et emprisonné par l’influence de Shirzie-Rao-Ghatgay, beau-père du mahârâdja.
  12. Ce sont les propres paroles du résident anglais, le colonel Palmer, citées par l’auteur de l’Histoire des Mahrattes. Le plan de ce travail ne nous permettant pas de nous étendre sur ce personnage remarquable, nous renvoyons le lecteur aux intéressans mémoires publiés par le lieutenant-colonel Briggs, au tome II, partie 1re des Transactions of the Royal Asiatic Society. On peut résumer ainsi le caractère de Nana-Farnéwiz : il fut éclairé pour un païen, sincère pour un brahmane, et consciencieux pour un Hindou.
  13. A l’occasion des excès commis par un rebelle (Dhondia-Wang) qui avait pillé les territoires, acquis par la compagnie dans le Carnatic et aussi ceux du peshwa, les Anglais obtinrent de celui-ci, trop faible alors pour réprimer les brigandages des insurgés, la permission de faire marcher leurs troupes, dans la province même de Pounah et d’y rétablir l’ordre.
  14. Les bataillons disciplinés par le général français ne le suivirent pas dans sa défection. Voyez History of the Mahrattas.
  15. Fils posthume de Molhar-Rao-Holkar (deuxième du nom), qui avait été tué par les troupes de Sindyah. Celui-ci, après avoir emprisonné l’enfant, l’avait confié à la garde du peshwa lors de son départ pour l’Hindostan.
  16. Sir John Malcolm raconte ainsi cet épisode : « L’ennemi recommença l’action, et fût assez heureux pour forcer un corps de cavalerie à battre en retraite. Au moment où il s’aperçut de ce mouvement rétrograde, Djeswant-Rao (qui s’était tenu sur une colline pour observer le combat) sauta sur son cheval, et, s’adressant à une petite troupe des siens, invita tous ceux qui ne souhaitaient pas de mourir et qui renonçaient aux conquêtes, à se sauver et à retourner vers leurs femmes et leurs enfans. — Pour moi, s’écria-t-il, je ne veux pas survivre à cette journée. Si je ne remporte pas la victoire, quel asile me restera ? »
  17. De Boigne avait quitté le service de Sindyah en 1797 pour aller en Europe rétablir sa santé. Perron, qui lui succéda, était alors dans l’Hindostan en butte aux soupçons de Dowlat-Rao, qui ne lui accordait qu’une confiance limitée.
  18. Voyez Grant Duffs, History of the Mahrattas.
  19. Voyez sir John Malcolm’s, Memoirs on Central India.
  20. Ce sont les propres paroles du capitaine Grant Duff ; la même pensée se trouve exprimée dans l’Histoire populaire de l’Inde britannique de M. W. Cooke Taylor. Les détails qui suivent sont empruntés à ces deux auteurs ; nous les reproduisons avec exactitude, parce qu’ils peignent au naturel le prince indien au lendemain de sa victoire.