Derniers Temps de l’empire Mogol/01
Il s’est accompli dans l’Inde, durant le XVIIIe siècle et les vingt premières années du XIXe, toute une série de révolutions et d’événemens extraordinaires qui offrent un double intérêt au point de vue du passé et du présent. A la mort d’Aurang-Zeb, l’empire mogol, livré à l’anarchie, fut démembré, et l’on vit se former, dans les diverses provinces qui l’avaient constitué, des états nouveaux. Le plus considérable par son étendue et par sa puissance était le royaume des Mahrattes, que Siva-Dji avait tiré du néant à force d’énergie et d’audace, en réunissant autour de sa bannière les petits princes et les possesseurs de fiefs, réduits jusqu’alors à s’enfermer dans leurs forteresses, sur le sommet des montagnes inaccessibles, pour se soustraire à la tyrannie des Mogols. Plus tard, lorsque l’empire mahratte se fut consolidé, quelques-uns des chefs de la confédération, sans se détacher complètement du gouvernement de Pounah, fondèrent des états indépendans, dont les princes héréditaires ont été reconnus par la compagnie devenue maîtresse de l’Inde. Deux familles surtout avaient su conquérir, vers le milieu du dernier siècle, des territoires considérables et un nom fameux : c’étaient les familles de Holkar et de Sindyah. Simples habitans des campagnes, Molhar-Rao-Holkar et Rano-Dji-Sindyah, qui les premiers rendirent ces deux noms célèbres dans l’Inde, présentent des types éclatans de cette race mahratte, énergique, belliqueuse, dévouée à ses chefs et docile à leurs inspirations, bien différente des hordes indisciplinées que la Perse et l’Afghanistan ont tant de fois lancées à travers l’Hindostan. Entre les princes de l’état mahratte, qui ne durent leur élévation qu’à leur courage, et les brahmanes du même pays, qui usurpèrent le gouvernement et régnèrent de fait sous le titre de peshwas, il y a aussi un contraste curieux à observer. On reconnaît l’influence souveraine du brahmanisme sur une population guerrière, ignorante, jalouse de son indépendance vis-à-vis des nations étrangères, mais respectueuse envers la caste qui conserve la tradition du culte national et de la science sacrée. Les Mahrattes offrent tous les traits d’un peuple hindou par excellence, en qui se reflète le génie de l’antiquité tout entière. Enfin ils apparaissent comme la dernière nation qui ait tenté de restaurer à Dehli la puissance brahmanique sur les ruines de l’empire mogol.
C’est donc une des faces de l’avènement des Mahrattes que nous voudrions étudier, non point en retraçant leur histoire, — elle a été écrite par des Anglais qui avaient pris une part plus ou moins considérable aux affaires de ce pays, — mais en racontant celle des deux familles illustres qui ont survécu aux désastres de la confédération. Il y eut un temps où la France connaissait parfaitement les noms de Holkar et de Sindyah. Les Mahrattes de nos jours ne font jamais allusion à la splendeur passée de ces deux familles sans joindre à ce souvenir déjà lointain celui des officiers de notre nation qui se distinguèrent à leur service. Il s’agit d’une époque un peu ancienne, et tant d’événemens accomplis en Europe nous l’ont fait oublier, qu’il y a peut-être utilité à la rappeler aujourd’hui. Les faits que nous essayons de retracer ici appartiennent à l’histoire, et nous n’avons d’autre prétention que de les exposer dans leur simplicité. De grandes passions, des caractères fortement trempés, des incidens dramatiques donneront sans doute assez d’intérêt à ces récits, à ces tableaux variés, qui ont pour cadre un pays prestigieux, tout retentissant d’une lutte sanglante, acharnée, dans laquelle la civilisation anglaise aux prises avec la barbarie asiatique se montre terrible dans ses colères et implacable dans ses vengeances.
A la fin du XVIIe siècle vivait dans un village de la province de Candeish un cultivateur, Mahratte de race et du nom de Naraïn-Dji, qui s’adonnait particulièrement à l’élève des brebis. Un soir qu’il surveillait la rentrée de ses troupeaux, le Mahratte vit arriver une femme en habits de veuve, conduisant par la main un jeune garçon de quatre ou cinq ans. — Je suis ta sœur, dit la veuve en soulevant le voile qui couvrait son visage; voici le fils que m’a laissé en mourant mon mari Kounda-Dji. Les parens de mon époux nous voient d’un mauvais œil; ne me trouvant pas en sûreté près d’eux, je viens chercher un refuge sous ton toit.
— Sois la bienvenue ainsi que ton enfant, répliqua Naraïn. Que la joie et la douleur soient communes entre nous! — Puis, prenant le jeune garçon sur ses genoux : — Comment t’appelle-t-on? lui demanda-t-il.
— On me nomme Molhar, du village de Hol, au district de Phoultimba, dans le Dekkan, répondit l’enfant avec un sourire. Mon père était tchaogala[1].
— Veux-tu aller avec les bergers garder les troupeaux?
— Oui, répliqua l’enfant.
— Eh bien! dès ce jour tu fais partie de la maison; grandis librement sous mon toit, où personne ne viendra t’inquiéter.
La veuve vécut en paix dans la demeure de son frère. Naraïn avait de l’aisance, et, bien qu’il n’appartînt pas à la classe des grands tenanciers, qui constituent dans l’Inde une noblesse territoriale, les terres qu’il cultivait étaient à lui, et il prenait rang parmi les zemindars. Quant au jeune Molhar, il se plaisait d’autant mieux aux champs qu’il était, par son père, de la caste des gadris ou gardeurs de chèvres. Il passa son enfance à parcourir les campagnes cultivées et les terrains incultes qui entouraient la demeure de son oncle. Il devint alerte, vigoureux et hardi, si bien que Naraïn, le voyant de force à défendre ses troupeaux contre les voleurs et contre les tigres, le fit son premier berger. A la tête du paisible bataillon qui obéissait docilement à sa voix, le jeune homme sentait s’éveiller en lui l’ardeur du commandement; mais il fût resté longtemps encore dans l’humble condition de berger, si une circonstance extraordinaire n’eût attiré sur lui l’attention de Naraïn et des habitans du voisinage.
Un jour, pendant la chaleur de midi, les troupeaux s’étaient réfugiés sous les buissons pour y chercher un peu d’ombre. Le plus profond silence régnait dans la campagne, et sur l’azur du ciel se dessinaient, comme des points noirs, quelques grands aigles qui se balançaient dans les régions élevées. Le jeune pâtre, étendu sous un arbre, dormait en paix, lorsqu’un serpent de l’espèce nommée cobra de capello s’avança en rampant auprès de lui. En tout pays, les reptiles ont l’instinct de la haine que leur a vouée la race humaine. La cobra, subitement avertie par la respiration du berger, se dresse avec colère, enfle son cou, et montre ses crochets armés d’un venin mortel; mais tout à coup elle s’arrête : immobile et toujours dressée devant le visage du jeune pâtre, qu’elle semble contempler avec respect, elle projette sur le front de celui-ci l’ombre de sa tête aplatie et surmontée d’une crête. Ce fait étrange avait eu pour témoin un vieux brahmane, qui crut y voir un prodige. L’ombre de cette crête se dessinant sur le front du pâtre Molhar fut interprétée par lui comme le présage d’un diadème qui devait ceindre ce même front prédestiné. Il en parla dans ce sens à l’oncle du jeune berger, Naraïn, qui résolut de lancer son neveu dans la carrière des armes.
Les circonstances d’ailleurs étaient favorables à l’esprit d’entreprise. L’empire des Mahrattes s’agrandissait toujours; ce peuple, longtemps inconnu, allait avoir son histoire. La guerre lui avait révélé sa puissance; elle était l’état normal et comme la vie de cette confédération mahratte qui devait tenir la campagne pendant plus d’un siècle, menaçant tour à tour les Mogols, les Portugais, les Anglais et les Français, changeant d’alliés selon les circonstances, se ruant à travers les pays pour piller, et vendant la paix à qui consentait à payer le tribut. La tyrannie d’Aurang-Zeb avait d’abord porté les Mahrattes à la révolte; une fois en armes, ils sentirent croître leur audace. Enhardis par l’affaiblissement de l’empire mogol, on les vit sortir de leurs montagnes et former de grands corps de cavalerie sous les ordres de chefs de clans et parfois aussi d’aventuriers ambitieux qui agissaient pour leur propre compte, sans cesser de tenir à la confédération par les liens d’un intérêt commun. Venus les derniers à l’époque où l’empire des Indes tombait en dissolution, les Mahrattes se répandirent au sud et au nord dans toute la presqu’île, et du cap Comorin jusqu’à Agra, avec l’élan irrésistible d’une race encore jeune qui ne rencontre devant elle que des populations usées et vieillies. Prélever des tributs sur les provinces vaincues, tel était le but principal de leurs invasions. Ils ne recherchaient ni la pompe, ni l’éclat du pouvoir suprême; après s’être jetés, comme une troupe de sauterelles, sur un petit royaume gouverné par un prince hindou ou musulman, ils se retiraient et couraient en attaquer un autre, satisfaits d’avoir soumis à leur autorité et à l’humiliation du tribut le souverain trop faible pour leur résister. D’ailleurs la difficulté qu’ils éprouvaient à faire rentrer les contributions imposées par la victoire ne leur permettaient guère de déposer les armes. Assurément ce n’est point ainsi que l’on fonde un empire durable, et celui que les cavaliers mahrattes établissaient à la hâte, et comme au galop de leurs chevaux, manquait de cohésion. Ils avaient aussi le tort de s’adjoindre tous les pillards et les brigands qui s’empressaient de se mettre à leur solde, et ajoutaient par leurs excès au mauvais renom que s’étaient acquis déjà les hordes conquérantes qui ravageaient l’Inde à la manière d’un fléau. D’autre part, les chefs d’armée qui se créaient des fiefs dans les provinces envahies ne tardaient pas à se considérer comme indépendans; ils percevaient eux-mêmes les impôts dont ils avaient besoin pour l’entretien de leurs troupes. Cependant, aux occasions solennelles, on voyait tous les chefs, petits et grands, se lever à l’appel du peshwa, se grouper avec leurs étendards particuliers autour de la bannière de Siva-Dji, et s’élancer avec une même ardeur contre l’ennemi commun. En cas de défaite, les tronçons de ce corps mutilé ne tardaient pas à se rejoindre. Il y avait toujours solidarité entre les membres de la grande famille mahratte. Bien que dispersés sur une immense étendue de territoire, ils se prêtaient un mutuel secours. Sur qui pouvaient-ils compter d’ailleurs, ces peuples qui traitaient en ennemis tous les états qu’il leur convenait de mettre à contribution? Quant à des soldats, il y en avait toujours; le cultivateur mahratte quittait sa charrue, courait aux armes, puis revenait après la campagne cultiver son champ. Le guerrier de race sortait de son château fort, perché sur les montagnes, dès qu’un feu allumé sur un pic voisin lui donnait le signal du départ, et il y revenait ensuite, comme l’aigle qui rentre dans son aire, après avoir jeté l’effroi dans la plaine. Une armée considérable se montrait tout à coup aux lieux où la veille on n’aurait pu rencontrer un seul homme portant le sabre et le bouclier. Cependant l’âme, le souffle invisible qui animait la confédération, c’étaient les brahmanes du pays mahratte proprement dit. Plus occupés de la politique et des affaires du gouvernement que de l’étude des livres saints, les brahmanes mahrattes ont toujours pris une part active à la direction des affaires. À cette caste appartenaient les peshwas, qui ont régné de fait durant plusieurs générations, la plupart des hauts fonctionnaires civils, que l’on pourrait appeler des secrétaires d’état, et même des généraux entreprenans qui conduisirent avec habileté et courage les armées du Mahârachtra[2]. C’est ce qui a fait dire à un écrivain musulman que ces mêmes brahmanes « avaient fait du pacifique cordon de leur caste la corde d’un arc toujours tendu[3]. » Au moment où commençait pour le Mahârachtra cette ère de gloire et de prospérité, Sahou-Râdja, petit-fils du grand Siva-Dji, le fondateur de l’unité mahratte, menait au fond de son palais de Satara la vie d’un roi fainéant. S’abandonnant à la paresse et aux plaisirs, il avait délégué toute son autorité à un ministre ambitieux, mais capable de gouverner, le brahmane Balla-Dji Viçwanàth, de la province du Concan. Ce brahmane n’était point un héros; inhabile à monter à cheval, il ne pouvait se tenir en selle que soutenu par deux de ses officiers[4]. Lorsque le général en chef (sena-pati) Tchandar-Sayn-Djadou fut envoyé par le râdja pour lever les tributs dans les districts enlevés aux Mogols, Balla-Dji l’accompagnait en qualité de secrétaire; le brahmane contrôlait l’emploi des fonds perçus par le guerrier. Celui-ci ne tarda pas à prendre en haine le vigilant espion placé à ses côtés. Balla-Dji, menacé d’être mis à mort par Tchandar-Sayn, dut se résoudre à fuir. Les cavaliers du général en chef le poursuivaient à outrance; c’en était fait de lui : les commandans des forts n’osaient lui donner asile. Réduit à se cacher dans la campagne avec ses deux fils, le futur peshwa vit arriver à lui deux de ses amis dévoués, qui promirent de lever quelques troupes en sa faveur. Le râdja prit parti dans la querelle pour le brahmane; un chef mahratte, jaloux de n’avoir pas été nommé général en chef, se déclara contre Tchandar-Sayn, l’attaqua à la tête des troupes royales et le battit. Dès lors le brahmane Balla-Dji fut investi de la confiance du râdja Sahou. Il sut si bien établir son ascendant sur l’esprit du prince, qu’il régna lui-même, d’une façon absolue, avec le titre de premier ministre ou peshwa. Le véritable souverain, c’était Balla-Dji le brahmane; l’autre, oublié de ses peuples, coulait dans l’ombre des jours sans gloire, tandis que son empire s’accroissait incessamment par de nouvelles conquêtes.
Cependant Tchandar-Sayn-Djadou s’était retiré auprès de Nizam-Oul-Moulouk, qui gouvernait pour le Grand-Mogol, en qualité de vice-roi, la province du Dekkan. Celui-ci accorda des terres au fugitif; sous prétexte de le venger, mais en réalité désireux d’arrêter les incursions des Mahrattes, il fit avancer des troupes contre l’armée du râdja Sahou, qui fut rejetée au-delà du Godavéry. Le brahmane Balla-Dji, décoré du titre de sena-kart, agent militaire, se mit en marche pour résister aux musulmans. Ce fut alors que le zemindar Naraïn-Dji mit sur pied les vingt-cinq cavaliers qui formaient son contingent. Quand la petite troupe fut prête à partir, Naraïn, qui n’avait point oublié le prodige du serpent en adoration devant son neveu, fit présent à celui-ci d’un beau cheval tout harnaché. — Molhar, lui dit-il, nous sommes en guerre avec les musulmans de Hyderabad. Pars avec nos cavaliers et va rejoindre le gros de l’armée. — Ivre de joie, le jeune berger saisit le cimeterre, le bouclier et la masse d’armes que lui présentait son oncle. Il s’élança à cheval et se mit à galoper à droite et à gauche, sous les yeux du vieux tenancier, qui admirait sa belle tenue et son air martial. Derrière celui-ci se cachait sa fille Gotamâ; le berger, dont chaque soir elle guettait le retour, quand il rentrait avec les troupeaux, lui apparaissait transformé en un héros des légendes anciennes. Heureuse de le voir si brillant et désolée de son départ, elle le recommandait à tous ses dieux, et Naraïn ne fit qu’exprimer la pensée de sa fille, quand il dit à Molhar d’une voix émue : — Va, mon fils, et que le grand Mahâdèva détourne de toi tous les coups de l’ennemi !
— Que la paix et la prospérité règnent dans votre demeure, ô mon oncle! répliqua le jeune soldat, et il disparut derrière les halliers, regardant avec fierté l’ombre de ses armes qui se reflétait sur la poudre des chemins.
Les vingt-six cavaliers rejoignirent le corps de troupes commandé par Kanta-Dji-Kaddam-Bhandya, possesseur d’un fief considérable dont relevaient les terres appartenant à Naraïn. Bientôt parut l’ennemi, et quelques escarmouches eurent lieu, dans lesquelles Molhar fit rapidement son apprentissage de soldat. Il maniait avec une extrême habileté le tarouar, sabre à large tranchant, que les Mahrattes portent toujours passé dans les plis de leur ceinture. Au premier combat de quelque importance auquel il prit part, Molhar courut droit au chef musulman. Celui-ci leva son cimeterre sur la tête de l’assaillant, mais le jeune Mahratte reçut le coup sur son bouclier, et riposta avec une telle vigueur que le mahométan tomba de cheval mortellement atteint. Une grande clameur s’éleva dans les rangs des Mahrattes; le nom, jusqu’alors inconnu, de Molhar fut célébré dans toute la contrée, et l’on commença à ressentir pour lui cette admiration et ce respect qu’il avait inspirés durant son sommeil à la cobra de capello. Au retour de cette première expédition où il avait conquis sa renommée, Molhar fut accueilli par son oncle avec un redoublement d’affection. Désireux de s’attacher par des liens plus étroits encore le jeune guerrier, fils de sa sœur, Naraïn lui donna en mariage sa fille Gotamâ. Cette union fut heureuse; Molhar ne prit jamais d’autre femme que celle-là.
Après cette courte campagne, le râdja Sahou recevait de Férokhsire, sultan de Delhi, le titre de commandant de dix mille chevaux; c’était un grade purement honorifique, que les empereurs mogols décernaient à leurs grands vassaux, même quand ceux-ci ne reconnaissaient qu’à moitié leur suzeraineté. Incessamment menacé par l’ambition des principaux khans de son empire, dont il se montrait jaloux, et qu’il n’avait ni la hardiesse de s’attacher par la franchise, ni le courage de réprimer par la force, Férokhsire eut maintes fois recours aux Mahrattes. Ceux-ci obtinrent du sultan le droit de lever sans obstacle, dans les pays conquis ou occupés par eux, des tributs et des impôts de toute sorte. Lorsque Férokhsire périt assassiné en 1719, — et ce fut le sort de presque tous les empereurs de sa race, — des armées mahrattes se trouvaient à Dehli; Balla-Dji Viçwanâth y était aussi de sa personne, toujours occupé des intérêts de sa nation, dont il dirigeait les affaires avec une habileté infatigable. Mêlé à des événemens d’une haute importance, ce peshwa avait déployé la plus grande activité dans ses voyages, dans ses campagnes et dans ses travaux diplomatiques. Vers 1720, se sentant malade, il demanda la permission de se retirer au sein de sa famille, à Sassour; mais il ne tarda pas à mourir[5], après avoir exercé à côté du râdja Sahou le pouvoir suprême durant six années. Son fils aîné, Badji-Rao, lui succéda sans difficulté. Habitué à se laisser gouverner, le faible Sahou, souverain nominal de la confédération mahratte, installa Badji-Rao dans ses fonctions, et lui remit de sa propre main, avec la ceinture d’or, le sceau de moukh-pardhân ou premier ministre. Ainsi se trouvait solennellement instituée l’hérédité du titre de premier ministre; à côté de la famille royale régnait une autre dynastie, celle des maires du palais, — car le mot indien moukh-pardhân et l’expression persane peshwa, qui lui correspond, signifient l’un et l’autre celui qui dirige, qui exerce l’autorité et le commandement. Le fils de Balla-Dji montra bientôt que l’esprit entreprenant et le génie ambitieux de son père revivaient en lui. De nouvelles expéditions furent résolues; le jeune peshwa avait à cœur de soumettre dans son entier la grande province de Malwa, si souvent envahie, et aussi de tenter une invasion dans celle de Gouzerate. Mohammed-Shah de Delhi venait de retirer le gouvernement de la partie du Malwa qui lui obéissait encore à un lieutenant du fameux Nizam-oul-Moulouk pour le donner au brahmane Guirdhar-Bahadour, décoré du titre de râdja. Ce brahmane roi, qui percevait les impôts au nom d’un sultan mogol, fut battu par les Mahrattes. A leur tour, les chefs musulmans, retranchés dans la ville de Sarangpour, sur les bords du Kali-Sinde, se virent contraints de payer un tribut qui devint annuel : la conquête du Malwa pouvait être considérée comme accomplie.
Molhar avait pris une part active à cette expédition à la suite de Kaddam-Bhandya, son chef de clan. Lors de l’invasion du Gouzerate, qui eut lieu immédiatement après cette première campagne, il se distingua de nouveau par son ardeur guerrière et par la rapidité de ses mouvemens. C’était comme auxiliaires des lieutenans de Nizam-oul-Moulouk, injustement dépouillé par l’empereur, que les Mahrattes pénétraient dans le Gouzerate. Plus occupés de leurs intérêts propres que de ceux de leurs alliés, ils gardèrent pour eux les terres conquises par leurs armes. Il s’agissait cette fois d’envahir un pays difficile à occuper dans son entier. Bordé au nord et à l’est par des montagnes escarpées, inaccessibles à la cavalerie, et qui étendent leurs ramifications en tout sens, le Gouzerate déploie le long du golfe de Cambay de magnifiques plaines extrêmement fertiles. Ce plat pays n’a pas plus de vingt lieues de large sur cinquante de long, et la partie intermédiaire entre la région montagneuse et les districts régulièrement cultivés est coupée par une infinité de rivières qui roulent au milieu des jungles dans des ravins profonds. Les Mahrattes, après avoir franchi les montagnes, s’abattirent sur les plaines, objet de leur convoitise, et les rançonnèrent, laissant les tribus sauvages se disperser dans les forêts et errer librement à travers les rochers, parmi les ours, les tigres et les buffles[6].
A la tête du corps d’armée qui agissait si vigoureusement dans les provinces du centre et de l’ouest de l’Inde se trouvait Tchimna-Pandite, propre frère du peshwa. Les talens militaires et l’infatigable activité de Molhar n’échappèrent point au docteur Tchimna, qui résolut de s’attacher un si excellent homme de guerre. Il le recommanda donc au peshwa, et bientôt le berger Molhar, appelé par celui-ci dans les provinces du sud, fut mis à la tête d’un corps de cinq cents chevaux. La carrière s’ouvrait plus large devant le jeune chef de partisans. Dégagé de toute obéissance envers Kanta-Dji-Kaddam-Bhandya, le chef de clan sous lequel il avait fait naguère ses premières armes, Molhar ne relevait plus que du peshwa. De son côté, Kaddam-Bhandya avait reçu pour récompense de ses services la possession de la ville de Godra dans le Gouzerate et plusieurs districts situés dans la même province, au nord de la rivière Mahy. Satisfait du lot qui lui était échu, il ne se montra pas jaloux de la subite élévation du vaillant berger, et celui-ci, par reconnaissance pour son ancien général, porta toujours la bannière des Kaddam-Bhandya. Cet étendard, de forme triangulaire, rayé de rouge et de blanc, surmonté d’un pennon de même couleur, acquit bientôt entre les mains de Molhar une grande célébrité, lorsque ce chef hardi, devenu le prince Molhar-Rao-Holkar[7], le fit flotter à l’avant-garde des armées presque innombrables qui ravagèrent l’Hindostan au milieu du XVIIIe siècle. Mais, avant de le suivre dans ces mémorables campagnes, il est nécessaire d’esquisser l’histoire d’un autre personnage, dont le nom se trouve toujours accolé au sien, et qui, parti de plus bas encore, parvint à un plus haut degré d’élévation.
Dans les bourgades de l’Inde, il y a toujours un chef de village Ou patel[8], choisi d’ordinaire parmi les cultivateurs. Simple paysan comme ses subordonnés, il est chargé de veiller au maintien du bon ordre. Telle était la position que devait occuper par droit d’héritage un certain Rano-Dji-Sindyah, habitant d’un petit village du district de Wahy, situé près des sources de la rivière Krichna, dans la province de Bedjapour, à vingt lieues environ au sud de Pounah. Pour un cultivateur de l’humble caste des çoûdras, une pareille situation ne laissait pas d’être fort honorable; cependant Rano-Dji en jugea autrement. Il se rappelait que dans des temps plus heureux ses ancêtres avaient occupé un rang élevé dans les armées et reçu des titres du Grand-Mogol. Poussé par une secrète ambition, il voulut se rapprocher du soleil et avoir un emploi à la cour. Il se rendit à Pounah, où résidait le premier peshwa, Balla-Dji Viçwanàth. Un seul emploi se trouvait alors vacant, emploi tout ta fait servile, et qui convenait parfaitement à un çoûdra, celui de porteur des pantoufles de son excellence le peshwa. Rano-Dji l’accepta avec empressement, estimant que, pour parvenir à la fortune, le plus sûr moyen était d’être admis dans l’intimité du premier ministre. Dans ces fonctions, si peu importantes en apparence, il déploya un zèle surprenant, et qui ne tarda pas à être récompensé.
Badji-Rao venait de succéder à son père en qualité de peshwa. Il avait gardé à son service le paysan Rano-Dji; où aurait-il pu trouver un homme plus capable de porter ses babouches? Un jour, le ministre, qui ne pouvait, selon l’usage de l’Asie, fouler autrement que pieds nus le tapis royal, était resté très longtemps en audience particulière avec le souverain nominal, Sahou-Râdja. Fatigué d’attendre la sortie de son maître, Rano-Dji s’assit sur ses talons et s’endormit, mais les mains passées dans les pantoufles comme dans des mitaines et croisées sur sa poitrine. Le peshwa le surprit dans cette attitude, et comme il se connaissait en hommes, il pensa qu’un serviteur si exact à remplir son office méritait d’occuper une place moins infime. Il le plaça donc avec un petit grade dans le corps de cavaliers nommé par les Mahrattes khasseh-pâgâs, et qui forme, à proprement parler, la maison du prince. C’était une fort belle troupe, montée sur des chevaux de choix appartenant à l’état; chaque soldat recevait de 8 à 10 roupies par mois.
Tel fut le commencement de la fortune de Rano-Dji. A peine tiré de la condition obscure où sa naissance le condamnait à vivre, le çoûdra[9] mahratte ne tarda pas à conquérir des grades élevés. Des fiefs considérables lui ayant été accordés, il fonda au nord du pays de Malwa la célèbre et puissante famille des Sindyah. Jamais il ne montra ni l’avarice ni la morgue d’un parvenu. Libéral à l’excès, il dépensait en largesses les sommes considérables qu’il avait gagnées à la pointe de son sabre. On a raconté, — et le fait a été confirmé depuis par un résident anglais à la cour de Satara[10], — qu’à l’époque où il occupait le premier rang parmi les chefs de la confédération, Rano-Dji-Sindyah portait partout avec lui, soigneusement enfermées dans une petite boîte, les vieilles babouches du peshwa, ne perdant jamais de vue ces humbles insignes de son ancien emploi, qui avaient été aussi la cause de son élévation. Il se lia d’une amitié sincère avec Molhar-Rao-Holkar, comme lui paysan, et comme lui arrivé au pouvoir par ses talens militaires.
On assure que ni l’un ni l’autre de ces deux chefs puissans ne savait écrire son nom. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au milieu de leurs camps prévalut, durant de longues années, une simplicité vraiment antique. On vit, après un combat, Sindyah allumer de ses mains le feu du bivouac, s’asseoir sur la housse de son cheval, et dicter, en fumant son narguileh, des ordres à ses secrétaires. Serviteurs et soldats l’approchaient familièrement et s’entretenaient à haute voix et avec gaieté autour de lui. Aucun cri farouche, aucun élan de fanatisme ne troublait ces campemens, qui ressemblaient à une halte de pasteurs armés. C’étaient pourtant là les hordes qui débordaient sur l’Inde et levaient partout des contributions. Vouées au métier de la guerre, elles n’avaient ni l’entraînement sauvage des Rohillas, qui devaient jouer plus tard un rôle considérable, ni la soif de carnage qui emportait les Afghans. Abandonnant aux brahmanes la ruse et le mensonge, les cavaliers mahrattes, toujours prêts à l’attaque, allègres après la victoire, prompts à se remettre après une défaite, semblaient heureux de passer leur vie dans d’éternelles chevauchées.
Ce fut vers l’an 1731 que les noms de Holkar et de Sindyah, devenus inséparables dans l’histoire, commencèrent à acquérir une certaine renommée. Holkar, qui possédait déjà douze districts au nord de la Nerboudda, en reçut soixante-dix autres de la cour de Pounah à titre de fiefs. Chargé par le peshwa de la direction suprême des affaires dans toutes les parties du Malwa qui obéissaient aux Mahrattes, il commandait l’avant-garde de la grande armée qui devait, l’année suivante, envahir cette même province pour en assurer la conquête. Sindyah, placé à la tête d’un corps de troupes considérable, faisait partie de cette expédition. La campagne fut heureuse et ne coûta pas beaucoup de peine aux Mahrattes. Au brahmane Guirdhar-Bahadour, gouverneur du Malwa pour le compte du sultan de Delhi, avait succédé un autre brahmane, Dia-Bahadour, homme avare et rapace qui opprimait le pays. Le sultan Mohammed-Shah n’ayant point pris en considération les plaintes que lui adressaient ses sujets, ou se sentant trop faible pour remédier à leurs maux, ceux-ci s’adressèrent dans leur détresse aux petits souverains du Radjastan. Les chefs radjpoutes, qui s’étaient toujours montrés les irréconciliables ennemis de la puissance musulmane, tournèrent leurs regards vers le peuple hindou qui montrait alors le plus de vitalité. Ils invitèrent donc secrètement le peshwa Badji-Rao à se liguer avec eux pour détruire d’un seul coup la dynastie mogole. Les Mahrattes, commandés par le premier ministre, se mirent bientôt en marche. Aucun obstacle ne les arrêta; les gués de la Nerboudda furent abandonnés sans combat par les nobles radjpoutes. Arrivée au pied des monts Vindhyas, l’armée d’invasion établit son camp, et attendit de nouvelles communications de la part de ceux qui devaient lui en livrer les passages. De la plaine de Barampour, où elle était campée, se déployant à l’aise avec ses douze mille hommes d’avant-garde aux ordres de Holkar, cette armée s’avança bientôt à travers les défilés laissés libres par ceux qui auraient dû les défendre. Dia-Bahadour, averti trop tard de la trahison tramée contre lui, comprit que sa situation était désespérée. Surpris par un ennemi puissant qui le pressait de toutes parts, entouré d’une population hostile qui lui reprochait ses exactions, le brahmane Dia résolut de mourir en combattant. Il accepta donc la bataille, fut défait et périt dans la mêlée avec un grand nombre des siens. L’action s’était passée près de Dhar, ancienne capitale des rois hindous du Malwa. Cette importante province, devenue la proie des Mahrattes et occupée en partie par des takours ou seigneurs radjpoutes, possesseurs de fiefs et de châteaux forts, fut pour toujours séparée de l’empire de Dehli.
Le peshwa Badji-Rao était retourné dans le Dekkan, laissant Ho kar et Sindyah continuer leurs incursions sur les terres du Grand-Mogol à la tête de nombreux corps de cavalerie. Le premier de ces deux chefs s’avança hardiment jusqu’au-delà d’Agra. L’empereur Mohammed-Shah commençait à s’inquiéter de ces hardies tentatives. Son vizir Khan-Dowran cherchait à traiter avec l’ennemi, tout en préparant une armée pour l’arrêter dans ses dévastations; mais les Mahrattes, qui faisaient semblant de prêter l’oreille aux propositions de paix, n’en continuaient pas moins de parcourir le pays et de le rançonner. Les troupes impériales, commandées par le frère du vizir, se mirent enfin en campagne, décidées à frapper un grand coup. Holkar ne daigna pas même les attaquer en personne. Le jour, il les faisait harceler par des bandes de cavaliers; la nuit, il lançait des fusées dans leur camp et continuait à lever des tributs sur son passage, rassemblant des sommes considérables qu’il expédiait fidèlement au peshwa. Quelques forts isolés restaient encore au pouvoir des officiers de l’empereur, mais le Malwa et le Candeish étaient complètement envahis. Cédant aux désirs de Kanta-Dji-Kaddam-Bhandya, son ancien chef de clan, qui le priait de l’aider à reconquérir ses possessions du Gouzerate[11], Holkar descendit dans cette province, y leva des contributions, soumit les villes les plus considérables, et se retira aussi vite qu’il était venu. Selon sa coutume, il avait traversé le pays comme un ouragan, sans trouver nulle part de résistance sérieuse.
La position de l’empereur Mohammed-Shah devenait de plus en plus critique. Il désirait à tout prix acheter la paix; mais le peshwa, qui avait besoin de beaucoup d’argent pour entretenir des armées puissantes, élevait si haut ses prétentions, que la cour de Dehli ne pouvait les accepter sans honte. Badji-Rao ne réclamait pas moins que la cession, à titre de fiefs, de provinces entières, l’expulsion des Rohillas établis dans divers districts du Malwa, une somme de cinquante lacks de roupies, la possession de places fortes de premier ordre et de villes importantes, telles que Bénarès, Allahabad, Gaya[12], etc. Tandis qu’on négociait, les armées continuaient à se mouvoir de part et d’autre. Les Mahrattes, après avoir laissé leurs gros bagages dans le Bandelkand, poussèrent une pointe dans le Doab[13]. Molhar-Rao-Holkar commandait cette troupe hardie, qui s’avançait témérairement au-delà de la Djamouna; mais forcé bientôt de revenir sur ses pas, il rejoignit le peshwa, dont l’armée campait presque sous les murs de Dehli. Celui-ci voulait, disait-il, faire voir au sultan les flammes allumées par les Mahrattes! C’était, à son avis, la meilleure manière de hâter la conclusion des traités. Cependant, comme il s’abstenait d’attaquer la capitale, les Mogols, croyant qu’il avait peur, eurent la folle pensée d’envoyer contre les Mahrattes un corps de huit mille combattans. Holkar et Sindyah furent immédiatement lancés contre les musulmans; ils les culbutèrent en un instant, foulant tout sur leur passage, faisant de larges trouées dans leurs rangs. Les Mahrattes ce jour-là poussèrent leurs chevaux aux portes mêmes de Dehli.
Cette victoire, facilement obtenue par les Mahrattes, qui avaient fait essuyer à l’ennemi des pertes cruelles, fut la dernière de la campagne. Autour de Dehli se réunissaient les principaux officiers de l’empereur avec des troupes venues d’Oude[14] et des autres provinces; la saison des pluies approchait. Badji-Rao, laissant à son frère Tchimna-Dji le soin de surveiller les mouvemens du vice-roi du Dekkan, Nizam-oul-Moulouk, revint à Satara et rendit compte au râdja Sahou de son expédition : elle avait été fructueuse pour la confédération des Mahrattes, et les principaux chefs en avaient retiré des avantages considérables. Molhar-Rao-Holkar s’était emparé de plusieurs villes du Candeish. Parmi les plus importantes, on comptait celle de Mhysir, située dans une riante vallée, sur les bords de la Nerboudda. Les descendans de Holkar en firent pendant quelque temps leur capitale. Ayant obtenu par lettres patentes de son souverain la possession de la cité d’Indore, dans le Malwa, pour subvenir à l’entretien de ses troupes, Molhar-Rao y fixa sa résidence, et c’est là que demeurent encore aujourd’hui les princes de sa famille. Rano-Dji-Sindyah avait reçu, lui aussi, des fiefs d’une grande valeur dans la province de Malwa et dans l’Hindostan.
Ces deux chefs puissans et hardis étaient placés comme les sentinelles avancées de la confédération des Mahrattes au milieu de l’Inde centrale, et ne se reposaient d’une expédition que pour en préparer de nouvelles. A vrai dire, la guerre ne cessait jamais complètement. Il y avait alors trois puissances qui s’observaient et cherchaient à se nuire même pendant les courts instans de trêve. Jaloux des grands-vizirs et désireux de dominer à la cour de Dehli, le vice-roi du Dekkan, Nizam-oul-Moulouk, laissait agir les Mahrattes, tout en les surveillant et en menaçant leur pays. Il espérait que l’empereur, effrayé, l’appellerait à son aide et se jetterait dans ses bras. L’empereur Mohammed-Shah se réjouissait en secret de voir les Mahrattes serrer de près la frontière du Nizam et se brouiller avec celui-ci; mais il redoutait par-dessus tout l’humeur belliqueuse et l’ambition démesurée de ces cavaliers terribles qui foulaient à leur gré le sol de l’empire. Enfin les Mahrattes eux-mêmes, malgré leur grande puissance, évitaient de contraindre le shah Mohammed à se rapprocher du Nizam; aussi le ménageaient-ils jusqu’à un certain point, et, tout en lui faisant beaucoup de mal, ils affectaient de le traiter avec égards.
Mais vers cette même époque des événemens inattendus vinrent rompre cet équilibre, déjà si difficile à maintenir. L’empire mogol, affaibli par tant de désastres, se vit menacé de disparaître dans une nouvelle invasion venue de la Perse. En 1739, Nadir-Shah entrait à Dehli pour n’en partir qu’après cinq semaines d’une occupation marquée par toute sorte de cruautés, emportant avec lui un immense butin et laissant la grande ville remplie de cadavres. Le sultan Mohammed-Shah fut enfin forcé d’appeler du Dekkan le vice-roi Nizam-oul-Moulouk, alors âgé de quatre-vingt-quinze ans : cet énergique vieillard lui semblait avec raison le seul d’entre les chefs musulmans qui pût tenir tête aux hordes commandées par Nadir-Shah. A peine Nizam-oul-Moulouk prenait-il le chemin de Dehli, que les Mahrattes se mettaient en marche pour envahir ses états et se porter aussi vers les pays du littoral qui avoisinent Bombay.
Un corps d’armée aux ordres de Tchimna-Dji, frère du peshwa, auquel se joignirent les troupes de Molhar-Rao-Holkar, attaqua les possessions des Portugais. Les Mahrattes assaillirent à la fois Goa, le fort d’Asserie et celui de Tannah, situé dans l’île de Salsette. Serrés de près par un ennemi aguerri et bien supérieur en nombre, les Portugais se défendirent avec une énergie désespérée. Au siège de Tarrapour, que dirigeait Rano-Dji-Sindyah, la garnison, commandée par dom Francisco de Alarcao, fut presque entièrement détruite en faisant de vains efforts pour repousser les Mahrattes, qui s’élançaient sur les murailles avec des échelles. Dans le même temps, Molhar-Rao-Holkar enlevait d’assaut la forteresse de Bassein, construite par Nunho d’Acunha et baignée de deux côtés par la mer. Là encore les Portugais, conduits par Joao de Souza Pereira, firent des prodiges de valeur; ils défendirent pied à pied le terrain que leur arrachaient les mines en déchirant les remparts et pratiquant sous leurs pas des brèches béantes. Une capitulation honorable fut la récompense de leur valeur. La noblesse et les religieux dominicains, cordeliers, augustins et autres, qui occupaient cinq couvens spacieux, émigrèrent à Goa; les commerçans se retirèrent librement dans la cité anglaise de Bombay. Quant aux chrétiens indigènes ou européens qui consentirent à rester, ils n’eurent à subir aucune insulte de la part des vainqueurs. Un prêtre né dans le pays put exercer sans contrainte le culte catholique au milieu de cette ville tombée aux mains des idolâtres[15]. À cette époque, les peuples de l’Inde, hindous et musulmans, avaient fait de grands progrès dans l’art de la guerre. L’artillerie jouait un rôle important dans les sièges et aussi dans les batailles rangées. Lorsque le peshwa Badji-Rao voulut attaquer Nasir-Djang, second fils de Nizam-oul-Moulouk, en l’absence de son père, ce prince put opposer aux Mahrattes plus de cent pièces de canons et deux cents pierriers portés sur des chameaux. Cependant les batailles rangées étaient encore rares; le plus souvent la guerre ne consistait qu’en une série d’incursions sur le territoire ennemi. Aussi durant plusieurs mois les troupes du Nizam et les soldats du peshwa se livrèrent des combats qui n’amenaient aucun résultat décisif. A la fin, satisfait d’avoir pu rejeter Nasir-Djang au-delà du Godavery, le peshwa fit la paix. Quelques mois plus tard, comme il allait ouvrir une nouvelle campagne dans l’Hindostan, Badji-Rao mourut; il avait exercé l’autorité suprême durant vingt années, de 1720 à 1740. Le souverain légitime, Sahou-Râdja, qui vivait toujours dans sa prison dorée, conféra l’investiture à Balla-Dji-Rao[16], fils du peshwa défunt. C’était la troisième fois que ce monarque imbécile consacrait aux yeux de la nation sa propre incapacité. Cependant la puissance des Mahrattes ne cessait de s’accroître. Molhar-Rao-Holkar et Rano-Dji-Sindyah, revêtus de pouvoirs extraordinaires qui les rendaient égaux à des vice-rois, recueillaient le tribut dans les provinces du nord. L’empire mogol au contraire semblait en proie à la dissolution, surtout depuis que Nadir-Shah avait pillé Dehli. Le nouveau peshwa, Balla-Dji-Rao, sut profiter habilement de la circonstance pour se faire conférer par l’empereur Mohammed-Shah, revenu dans sa capitale, le titre de soubahdar ou vice-roi du Malwa, qui appartenait au Nizam-oul-Moulouk. C’était se reconnaître vassal de la cour de Dehli[17]; mais aussi c’était acquérir le droit de s’immiscer dans les affaires de l’empire, et le faible Mohammed abdiquait une partie de sa propre autorité, en cédant aux instances réitérées de l’ambitieux peshwa. Ce dernier alla plus loin encore : il réclama le paiement de sommes promises à son père pour l’indemniser des secours qui devaient être envoyés au sultan lors de l’invasion de Nadir-Shah, et qui n’avaient jamais été expédiés. Le sultan accorda tout, même la permission, humblement demandée par le rusé Mahratte, de placer près de son auguste personne un corps de cinq cents cavaliers commandés par un chef de distinction. De son côté, le peshwa jurait de se bien conduire envers l’empereur, et dans le traité de garantie signé par les quatre plus puissans personnages de la confédération mahratte, on lisait les noms de Rano-Dji-Sindyah, de Molhar-Dji-Holkar, simples paysans, avant ceux d’un chef de la race de Porus et d’un descendant de la famille de Krichna[18].
Bien que dans cette circonstance solennelle le nom de Rano-Dji occupe le premier rang, et quelle que soit l’importance du rôle que joua dans les grandes expéditions militaires le fondateur de la dynastie des Sindyah, il ne porta jamais le titre de roi que prirent ses descendans : il se contentait de son ancienne qualification de patel, chef de village. Sa renommée fut éclipsée par celle de ses fils et de ses petits-fils; aussi les détails de sa vie sont-ils moins connus que les faits et gestes de ceux-ci. Il mourut vers 1760, dans le Malwa, où il possédait des fiefs, et fut enterré sur la rive orientale de la Djamouna, au village de Shoudjawalpour, dont le nom fut changé en celui de Ranogong, — village de Rano; — mais cette nouvelle appellation n’a point été admise par les géographes. Doué d’une activité extraordinaire, intelligent et hardi dans ses entreprises, il paraît avoir été le bras droit du peshwa, qui s’était plu à le tirer de sa condition obscure et avait en lui une confiance absolue.
Le compagnon d’armes et l’ami du premier des Sindyah, Molhar-Rao-Holkar, lui survécut; il devait poursuivre, pendant plus de dix années encore, sa carrière glorieuse. Il lui était réservé d’assister à de grandes batailles rangées et de poser le pied sur le seuil du palais des empereurs mogols. A la suite du peshwa Badji-Rao, dont il payait les bienfaits par un dévouement à toute épreuve, on l’avait vu ravager le Doab avec ses cavaliers. Séparé du reste de l’armée mahratte et battu, au retour de son expédition, par les troupes du sultan de Dehli, il était parvenu, à travers mille difficultés, à rejoindre son maître auprès de Gwalior. Aucun chef de la confédération ne s’était avancé plus loin que lui vers le nord; aucun n’avait assisté à un plus grand nombre de combats et pris une part plus active à ces entreprises incessantes qui attestaient la puissance de la nation mahratte et son incroyable vitalité. Un bonheur constant semblait s’être attaché à ses armes, et, en quelque lieu qu’il se trouvât, il obéissait sans murmure aux ordres du peshwa, parcourant d’immenses étendues de pays pour répondre à l’appel de celui qu’il considérait comme son bienfaiteur. Il était naturel aussi que les possessions de Molhar-Rao-Holkar se fussent accrues considérablement dans le Malwa et dans le Dekkan. Son contingent se trouvait fixé à quinze mille cavaliers, pour l’entretien desquels il percevait un revenu de 70 lakhs de roupies[19]. Avec cette petite armée, il se porta au secours du vizir Safdâr-Djang, qui, déjà battu et incapable de tenir la campagne, appelait les Mahrattes dans le royaume d’Oude, envahi par les Rohillas. Ces cavaliers indisciplinés avaient pris l’habitude de faire chaque année des incursions sur le territoire de l’empire. Sortis du Kaboul au commencement du XVIIIe siècle, les Rohillas, qui s’adonnaient à la fois à l’agriculture et à la profession des armes, formaient plusieurs tribus, gouvernées par des chefs particuliers et ne se réunissant que lorsqu’il s’agissait d’un intérêt commun. Plus robustes et moins noirs de teint que les autres races établies dans l’Hindostan, ils s’étaient rendus redoutables par leur impétuosité dans l’attaque et par la férocité de leur caractère. Un zemindar de Gorackpour[20], — district de la province d’Oude adossé aux montagnes du Népal, — les avait pris d’abord à sa solde et les lançait sur les pays voisins qu’ils mettaient au pillage. Molhar-Rao-Holkar, n’ayant pas assez de troupes pour attaquer ces bandits en rase campagne, eut recours à la ruse. Après avoir reconnu le camp de ses ennemis, le chef mahratte fit halte jusqu’à ce que la nuit fût venue. Poussant alors dans diverses directions des milliers de bœufs aux cornes desquels brillaient des torches allumées, il se précipita à l’assaut du camp par un autre côté, et les Rohillas, qui se croyaient assaillis et enveloppés par des troupes nombreuses, abandonnèrent le terrain. Les Mahrattes profitèrent du désordre ; tout le butin ramassé par les pillards tomba entre leurs mains, et ceux qui avaient fait trembler la contrée commencèrent à perdre courage. L’empereur, pour récompenser la belle conduite de Molhar-Rao-Holkar, lui accorda le titre de deshmoukh ou gouverneur du district de Tchandore, ville considérable du Candeish, dont la forteresse, bâtie sur un roc escarpé, était regardée alors comme imprenable.
Djaï-Pat-Sindyah, fils de Rano-Dji, et qui avait succédé à son père en qualité de chef de la famille, accompagnait Holkar dans cette campagne. Il l’aida à chasser hors du pays les Rohillas, qui allèrent chercher un refuge dans les monts Koumaoun. Une partie du territoire reconquis lui fut alloué à titre de subside. Les contrées, les places fortes et les villes plus ou moins considérables possédées par Holkar et par Sindyah étaient éparses en diverses provinces, et ne formaient point, à vrai dire, un état compact. Cependant l’ancien berger et le fils du porteur de pantoufles en retiraient des sommes immenses au moyen desquelles ils pouvaient subvenir à l’entretien de troupes nombreuses et bien armées. Considérés par le peshwa et par tous les Mahrattes comme les plus puissans chefs de la confédération, ils voyaient leur alliance recherchée par les vice-rois de l’empire de Dehli et surtout par le Grand-Mogol lui-même, qui n’avait plus la force de gouverner ses états.
Le temps approchait cependant où les Mahrattes, arrivés au faîte de leur puissance, allaient éprouver un immense revers. Tandis qu’ils remontaient du sud au nord, menaçant toujours d’absorber l’empire mogol, à moitié démembré, un peuple musulman, venu des contrées septentrionales, descendait impétueusement vers le midi. Entre les nations hindoues et les tribus mahométanes, la rencontre devenait inévitable. En 1747, Ahmed-Shah-Abdalli, fondateur de la dynastie des Dourranies[21], se faisait couronner à Kandahar. Cette ville fameuse, que les Persans et les Mogols s’étaient si longtemps disputée, et que Nadir-Shah avait conquise dix années auparavant après un siège de dix-huit mois, prenait rang parmi les capitales de ces empires éphémères dont l’Inde a vu l’éclat briller un jour et s’éclipser le lendemain. Ahmed-Shah[22] avait à peine commencé à régner, que déjà les pays de Balk, du Sindhe, de Kachemire et du Belouchistan reconnaissaient l’autorité du nouveau conquérant. Celui-ci conduisit son armée sur les bords de l’Indus, qu’il avait à franchir pour envahir le Pendjab. Mal défendus par les troupes impériales, les gués du fleuve furent traversés sans difficulté; la ville de Sirhind, qui se trouve sur la grande route de la Perse à Dehli, et dans laquelle étaient rassemblées les provisions et presque toute l’artillerie de l’empereur, tomba au pouvoir des Dourranies. Pendant ce temps, des intrigues de palais achevaient de détruire, en les divisant, le peu de forces qui restait encore à l’empire mogol. Sommé par le chef des Afghans de lui abandonner la possession du Pendjab, Ahmed-Shah venait de souscrire à ces honteuses conditions, lorsque parut à Dehli le vizir Safdâr-Djang, qui avait chassé les Rohillas du pays d’Oude avec l’aide des Mahrattes. Le vizir ne dissimula pas son mécontentement, et bientôt sa colère éclata, quand il s’aperçut qu’un eunuque lui avait enlevé la confiance de l’empereur. Il s’en vengea en faisant égorger le favori. Ahmed-Shah, profondément irrité, appela à son aide un des grands de son empire, Ghazi-oud-Din, dont il se servit pour chasser Safdâr-Djang. Ghazi-oud-Din fut élevé aussitôt au rang de vizir. Soutenu, lui aussi, par un corps de Mahrattes, il se montra si arrogant, que le faible empereur ne tarda pas à désirer sa chute. Le nouveau vizir détourna le coup en marchant contre son souverain. Il le fit prisonnier et lui creva les yeux, puis, afin de rester maître du pouvoir, il éleva au trône un prince de sang royal qui devait régner trois ans à peine sous le nom d’Alam-Guir II[23]. A force de fermeté, Ghazi-oud-Din réussit à maintenir un peu de tranquillité dans l’empire; mais une sédition éclata parmi les troupes, et le vizir faillit perdre la vie au milieu du tumulte. Il accusa secrètement l’empereur d’avoir excité les soldats contre lui ; pour affermir son crédit, il voulut augmenter son autorité et tenta de se former un état indépendant dans le Pendjab, alors au pouvoir des Afghans. Ceux-ci se levèrent en masse, comme des abeilles dont on a heurté la ruche. Une fois encore ils se jetèrent sur les états de l’empereur, et la malheureuse ville de Dehli, prise par eux, fut impitoyablement saccagée et inondée de sang. Une fois de plus le vizir appela les Mahrattes; avec leur secours, il ressaisit la capitale de l’empire, et, obéissant à ses lâches instincts, il mit à mort le chétif souverain Alam-Guir, qu’il avait lui-même placé sur le trône.
Tandis que ces catastrophes se succédaient dans l’Hindostan, les Mahrattes gagnaient toujours en importance et en puissance; ils étaient devenus comme ces barbares redoutables dont l’empire romain aux abois flattait l’orgueil et achetait le concours à prix d’argent. Un moment vint cependant où, ce rôle ne satisfaisant plus leur ambition, ils résolurent de ramener l’empire de Dehli sous la domination de la race hindoue, dont ils étaient alors les plus solides représentans. Ce projet semble avoir germé d’abord dans le cerveau de Seda-Sheo, — ou plus correctement Sada-Civa, — frère du peshwa Balla-Dji-Rao, politique habile, homme d’état fort instruit dans les finances et dans l’art de la guerre, qui avait fini par concentrer entre ses mains toutes les affaires de la confédération. Une première expédition ayant été résolue, Molhar-Rao-Holkar reçut ordre d’y coopérer avec ses troupes : pareille injonction fut adressée à la famille Sindyah, dont le chef était Djounka-Dji, petit-fils de Rano-Dji. L’armée mahratte traversa tout l’Hindostan, soumettant sans grandes difficultés les places qu’elle rencontrait sur son chemin. Aux environs de Lahore, les Afghans tentèrent de l’arrêter; mais ils furent battus et contraints de repasser le Sindh, près d’Attock. La contrée si rapidement soumise par les Mahrattes ne resta que peu de temps entre leurs mains; la solde des troupes étant fort arriérée, il fallut les ramener dans le Dekkan. Malgré les sommes prélevées à titre de contributions, cette première campagne apportait à la confédération un déficit considérable[24]. Seda-Sheo s’en prit à l’inexpérience du commandant en chef, qu’il réprimanda sévèrement, et l’année suivante on se prépara de nouveau à cette conquête de l’Hindostan, si ardemment désirée par les Mahrattes; mais dans ce pays étrange rien ne se faisait comme ailleurs : Seda-Sheo, qui avait la direction de l’armée, choisit pour commandant nominal un jeune homme de dix-sept ans, Viçwanâth-Rao, fils du peshwa, son frère.
L’armée était plus nombreuse encore que dans les expéditions précédentes; jamais prince de l’Inde n’avait mis sur pied une pareille multitude de soldats vaillans et expérimentés. Lorsque, du haut de son éléphant, Seda-Sheo promena ses regards sur ces masses de cavaliers traversant la Nerboudda et marchant avec joie vers les provinces de l’Hindostan, un immense orgueil s’empara de son esprit, et toute sa sagesse l’abandonna. Ajoutant à la fierté du chef d’armée la vanité du brahmane, il souffrit qu’on l’appelât Incarnation de la Divinité[25]. Dès lors ni le vieux Molhar-Rao-Holkar, qui depuis cinquante ans combattait sur tous les champs de bataille, ni les chefs de la famille Sindyah, ni les autres guerriers de renom ne purent faire agréer leurs conseils. La confédération obéissait encore à la voix de celui qui portait le grand étendard national, mais les cœurs ne se tournaient plus vers lui. Pour réussir dans ses projets de conquête, il fallait que Seda-Sheo séparât les uns des autres les chefs mahométans qui tenaient ou pouvaient tenir la campagne dans les provinces du nord de l’Inde. Il envoya d’abord des émissaires auprès des chefs dourranies; leur sultan, Ahmed-Shah, campait sur la rive occidentale du Gange, à vingt-deux lieues à l’est de Dehli, au village d’Anop-Shahar. Il fut détourné de toute alliance avec les Mahrattes par les conseils d’un de ses lieutenans, du nom de Nadjib-Khan. Lors de la précédente guerre contre les Mahrattes, ce dernier avait gagné une bataille dans laquelle le second des fils de Rano-Dji-Sindyah était resté parmi les morts; plus tard, il s’était emparé d’une forteresse dans laquelle le fils unique de Molhar-Rao-Holkar avait été tué. Redoutant le ressentiment des chefs de ces deux grandes familles, Nadjib-Khan agit auprès des Rohillas et des Afghans pour leur persuader de se liguer contre les Hindous. Ces divers peuples musulmans étant les ennemis naturels de la confédération des Mahrattes, on ne pouvait faire un reproche à Seda-Sheo de n’avoir pas su les attirer à son parti ; mais il y avait un allié puissant sur le dévouement duquel il devait compter, et qu’il eut la folie de s’aliéner par ses dédains.
Souradj-Mal, de la race des Djâts[26], râdja de la ville de Bharatpour dans le Malwa, invité à une conférence, avait répondu que son habitude était d’entrer en négociations directement avec Holkar et Sindyah. Bien que choqué de ces paroles, Seda-Sheo avait consenti à ce que le râdja de Bharatpour fût introduit près de sa personne par les deux chefs dont la renommée lui portait ombrage. Lorsque l’armée mahratte s’approcha d’Agra, Souradj-Mal vint donc présenter ses hommages à l’orgueilleux Seda-Sheo, et, lui parlant avec une noble franchise, il chercha à l’éclairer sur les dangers d’une campagne si lointaine entreprise avec tant de lourds bagages. Il lui conseilla de laisser dans la citadelle de Gwalior, ou dans les autres places fortes de sa principauté de Bharatpour, tout ce qui pouvait entraver sa marche et rendre ses mouvemens moins rapides. N’était-il pas à craindre d’ailleurs que, dans un pays depuis longtemps ravagé par la guerre, il ne devînt impossible de nourrir les bouches inutiles qui dévoraient chaque jour une partie des vivres destinés aux combattans ? Molhar-Rao-Holkar appuyait fortement ces avis ; il insistait sur ce que les Mahrattes avaient coutume de faire une guerre de partisans, et non de marcher avec toute la pompe d’un camp royal. Rien cependant ne put vaincre l’obstination de Seda-Sheo. Il prétendait qu’il y aurait de la honte pour lui à ne pas frapper un grand coup avec toute son armée, quand les autres chefs, ses inférieurs, avaient remporté des victoires signalées dans ces mêmes pays. Se tournant vers Molhar-Rao-Holkar, alors âgé de soixante-huit ans : « Vous n’avez plus, lui dit-il, votre activité et votre intelligence d’autrefois ! — Puis, parlant de Souradj-Mal : Cet homme n’est qu’un zemindar ! s’écria-t-il ; il a émis une opinion digne de son rang, mais que ne peuvent approuver ceux qui commandent à des nations. »
Ces paroles blessantes affligèrent tous les vieux chefs, tous les zemindars de renom qui formaient le conseil du camp. On les entendit qui se disaient les uns aux autres : « Mieux vaut que ce brahmane soit battu une bonne fois! Il apprendra au moins à faire plus de cas de nos personnes[27]! » Quelques jours plus tard, Souradj-Mal et d’autres chefs mécontens s’éloignèrent avec leurs troupes sous prétexte de choisir un campement plus favorable; ils ne reparurent plus. Seda-Sheo affecta de ne prendre aucun souci de leur défection. Dans l’intervalle, ses projets avaient réussi, et le succès semblait lui donner raison. Un khan dourranie, assiégé dans le château de Dehli, venait de livrer la place après avoir capitulé. De grandes richesses y étaient accumulées; les lames d’argent qui recouvraient le plafond de la salle des audiences ayant été fondues, les Mahrattes en tirèrent près de 4 millions de francs. Seda-Sheo voyait arriver le moment où, débarrassé des Afghans, des Mogols et de toutes les tribus musulmanes qui avaient successivement occupé l’Hindostan, il allait placer sur le trône de Dehli son neveu Viçwanâth, fils du peshwa et chef nominal des armées de la confédération. Il paraît même que, lors de la prise du château de Dehli, le jeune brahmane mahratte fut installé un instant sur le siège du lion, occupé depuis des siècles par les Mogols. Ce fait, nié par les historiens, a été affirmé par Molhar-Rao-Holkar lui-même, qui avait pris une grande part à ce brillant fait d’armes[28].
De son côté, Ahmed-Shah-Abdalli le Dourranie écrivait à Shoudja-oul-Dowlah, vizir de l’empire mogol, pour le conjurer d’oublier le passé et l’exhorter à s’unir à lui contre les idolâtres. Il lui représentait qu’il n’avait rien à attendre des Mahrattes, ennemis déclarés de l’islamisme et décidés à détruire l’empire mogol. Le vizir finit par céder aux instances d’Ahmed-Shah-Abdalli. Ainsi cette campagne prenait de plus en plus le caractère d’une guerre de race et de religion; chacun voyait plus clairement à quel parti il devait se ranger. Vainement Seda-Sheo essaya de se débarrasser d’Ahmed-Shah-Abdalli en lui promettant la libre possession de Lahore et de quelques autres provinces au nord de Dehli. Le sultan des Dourranies n’avait nulle confiance dans la sincérité de ces propositions : il devinait qu’elles ne lui étaient faites que pour gagner du temps et atteindre la saison des pluies, qui l’obligerait à regagner les environs de Kandahar avec ses troupes. De part et d’autre, on se préparait donc à combattre : tandis qu’Ahmed-Shah passait la revue de son armée du haut d’une éminence, sur les bords de la Djamouna, Seda-Sheo, revenu à Dehli après la prise de Koundjpour[29], déployait la sienne dans une plaine immense, sous les murs de Dehli. Entre les musulmans et les Mahrattes coulait la rivière Djamouna, déjà grossie par les pluies qui commençaient à tomber. Ahmed-Shah cherchait vainement un gué qui lui permît de traverser ce rapide cours d’eau. Pendant deux jours, il resta en prière au milieu de son camp, calme et patient comme s’il n’eût point été à la veille du jour qui devait décider du sort de l’Inde. Le troisième jour, on lui annonça qu’on venait de découvrir un gué, mais si étroit que ses troupes ne pouvaient s’y engager qu’avec les plus grandes précautions. Aussitôt commença le défilé. Il s’agissait de faire arriver sur l’autre bord d’une rivière grossie par les pluies vingt-quatre brigades[30] de Dourranies composées chacune de douze cents cavaliers, deux mille chameaux portant des pierriers et que deux soldats armés de mousquets montaient pendant l’action, six mille Rohillas à cheval et trente-cinq mille fantassins de la même nation divisés en deux corps, plus une trentaine de pièces d’artillerie appartenant aux Mogols, sans compter quelques troupes auxiliaires conduites par divers chefs musulmans.
Le passage de cette puissante armée contrainte de traverser un gué où deux hommes ne pouvaient marcher de front ne dura pas moins de quarante-huit heures. Les eaux engloutirent un certain nombre de chevaux et de combattans; cependant les troupes musulmanes reprirent aussitôt leur ordre de bataille et s’avancèrent à la rencontre des Mahrattes. Pourquoi ceux-ci ne s’étaient-ils pas portés au-devant de l’ennemi? Comment avaient-ils laissé les mahométans effectuer tranquillement le passage de la Djamouna, entrepris avec une témérité incroyable par Ahmed-Shah, qui n’ignorait pas que l’armée hindoue campait à peu de distance du rivage? Si Seda-Sheo se fut jeté sur les Dourranies engagés dans les eaux de la rivière, il les eût mis en déroute, culbutés dans le courant et refoulés pour toujours au-delà des frontières du Pendjab. Une occasion magnifique s’offrait à lui de détruire d’un seul coup la puissance musulmane et d’assurer le triomphe de la confédération mahratte, qui eût régné sans conteste sur toute l’Inde. Cette occasion, Seda-Sheo la laissa échapper, parce qu’il ne voulait plus écouter aucun conseil; dans son orgueil, il repoussait les meilleurs avis, jaloux de ne devoir qu’à sa propre inspiration la victoire sur laquelle il n’avait pas cessé de compter. Peu de jours après, une rencontre eut lieu entre les avant-gardes des deux armées, et l’avantage resta du côté des musulmans. Ahmed-Shah continua de marcher en avant, harcelant les Mahrattes par des escarmouches continuelles et leur tuant beaucoup de monde. Ce fut alors que Seda-Sheo prit le parti de former un camp retranché qu’il entoura d’un fossé large de soixante pieds, profond de douze, et que surmontait un rempart garni d’artillerie. Trois mois après, manquant de vivres et de fourrages, il essaya d’en sortir, et perdit la célèbre bataille de Paniput, qui brisa pour un temps tous les ressorts de la confédération mahratte, et prépara la ruine de la seule nation hindoue qui eût encore quelque vitalité.
Nous avons déjà parlé incidemment de la bataille de Paniput[31], et si nous y revenons maintenant, c’est pour en exposer tous les incidens tels que les ont racontés des natifs, musulmans et hindous, témoins oculaires de cette lutte terrible. Une fois enfermés dans le camp dont la ville de Paniput formait un des côtés, les Mahrattes essuyèrent une série non interrompue de défaites : réduits à se défendre, il leur devint impossible de reprendre l’offensive. Seda-Sheo avait eu la pensée de faire intercepter les routes par lesquelles Ahmed-Shah recevait des vivres. Un brahmane du nom de Govinda-Pandite, qui commandait toute la partie du Doab enlevée jadis aux musulmans, fut chargé de cette mission, qui d’abord eut un plein succès; mais le Pandite ayant donné dans une embuscade de Dourranies, ses troupes, frappées d’une panique soudaine, prirent la fuite. Govinda était vieux; tandis qu’il fuyait au galop de son cheval, il fut jeté à terre, et sa tête, coupée par les Dourranies, roula bientôt aux pieds d’Ahmed-Shah. Un corps de cavaliers envoyé à Dehli pour y chercher l’argent nécessaire à la solde des troupes se trompa de route pendant une marche nocturne en revenant au camp. Trahis par leur langage, les Mahrattes, en s’appelant à haute voix dans les ténèbres, attirèrent sur eux les musulmans, qui les taillèrent en pièces. Pendant ce temps, Ahmed-Shah, plein de confiance dans l’issue de la guerre, allait chaque matin, au lever du soleil, réciter ses prières sous une petite tente plantée à plus d’un mille en avant de son armée. Il inspectait lui-même ses troupes, veillant à ce que des postes nombreux fussent disposés sur divers points pour prévenir toute surprise. Afghans, Mogols et Rohillas exécutèrent ponctuellement les ordres d’Ahmed-Shah; ces cavaliers, indisciplinés par nature et indociles par caractère, semblaient des soldats façonnés à l’obéissance et habitués aux fatigues inséparables des longues guerres.
Le blocus du camp des Mahrattes avait commencé le 26 octobre 1760. Vaincues dans les deux expéditions que nous venons de rapporter, les troupes de Seda-Sheo subirent un troisième échec un mois plus tard, puis un quatrième vers les derniers jours de l’année. Cette fois peu s’en fallut que la victoire n’abandonnât les musulmans : une charge brillante des sept mille cavaliers que commandait Balmont-Rao les avait repoussés, ils pliaient déjà malgré la supériorité du nombre, lorsque des renforts leur furent expédiés. Un retour offensif leur donna décidément l’avantage, et Balmont-Rao tomba, frappé mortellement d’un coup de mousquet. Seda-Sheo ressentit une grande douleur de la mort de Balmont-Rao, qui était son beau-frère, et le seul d’entre tous les chefs de la confédération dont il écoutât encore les avis.
Le temps s’écoulait, n’apportant aux Mahrattes que des malheurs dans le présent et des inquiétudes pour l’avenir. Des serviteurs du camp, sortis la nuit pour couper du bois au nombre de vingt mille, vinrent donner dans une troupe de cavaliers afghans qui les égorgèrent et firent de leurs cadavres une véritable montagne. Ce massacre jeta l’épouvante parmi les Mahrattes. Seda-Sheo tenta de renouer des négociations avec Ahmed-Shah ; mais la situation respective des deux partis engagés dans cette lutte était changée. Quelques khans des Mogols, jaloux de la prépondérance qu’Ahmed-Shah le Dourranie pouvait acquérir par une victoire complète, penchaient pour la paix, qui les eût débarrassés d’un allié trop puissant et rassurés sur la conduite future des peshwas mahrattes[32]. D’autres, moins fidèles à la cause de l’empereur de Dehli, dont l’autorité ne comptait plus pour rien, laissaient entrevoir à Ahmed-Shah la facilité avec laquelle il pourrait s’asseoir sur un trône dont il serait bientôt seul à disposer. Pendant ce temps-là, les troupes mahrattes, réduites à la famine, pillaient la ville de Paniput et demandaient à grands cris de marcher au combat, ne pouvant supporter plus longtemps un blocus qui prolongeait leurs souffrances et multipliait les désastres. Devant cette exaspération des soldats, Seda-Sheo n’avait qu’un seul parti à prendre : promettre le combat et s’y préparer. Une clameur s’éleva aussitôt dans le camp des Mahrattes; tous jurèrent de combattre jusqu’à la mort.
Le camp des musulmans présentait un spectacle beaucoup plus calme. On n’y avait encore rien décidé touchant la paix, mais la question se traitait tranquillement. Ahmed-Shah, devenu l’arbitre des destinées de l’Inde, affectait d’écouter avec indifférence les paroles des khans mogols, disant qu’il n’était venu devant Dehli que pour répondre à leur appel. Les négociations duraient donc encore, et des courriers galopant sur des chevaux et des chameaux allaient et venaient d’une division à l’autre, lorsque la nouvelle se répandit que les Mahrattes sortaient de leurs retranchemens. Une décharge de toute l’artillerie mise en batterie par ces derniers sur le rempart vint dissiper les doutes de ceux qui espéraient encore dans le succès des négociations. À ce bruit, Ahmed-Shab, qui fumait assis sur la selle de son cheval, passa son narguileh aux mains d’un serviteur et fit ranger ses troupes en bataille.
Les Mahrattes se ruèrent hors de leur camp avec un élan terrible. Au commencement de l’action, un musulman allié des Hindous, Ibrahim-Khan-Gardi, courut au galop vers Seda-Sheo, le salua et lui dit : Vous m’en avez voulu longtemps parce que j’insistais pour recevoir régulièrement la solde de mes gens. Votre trésor a été pillé ce mois-ci, et nous n’avons rien touché... N’importe, vous allez voir si nous avons été payés précédemment sans le mériter... — Cela dit, il prend en main un étendard et charge avec tant de furie un corps de huit mille Rohillas, qu’il en détruit plus des trois quarts. Au centre de l’armée mahratte marchait Seda-Sheo et son neveu le jeune Viçwanâth-Rao, commandant nominal de toutes les troupes de la confédération : ils avaient avec eux les khasseh-pâgâs, soldats d’élite composant la maison militaire des peshwas. Attaquant de front la division du grand-vizir, forte de dix mille cavaliers musulmans, soutenus par sept mille Persans armés de mousquets et mille chameaux portant des pierriers, ils y firent une profonde trouée. A la gauche combattaient Djounka-Dji-Sindyah et Molhar-Rao-Holkar, l’ancien compagnon d’armes et l’ami dévoué de Rano-Dji, l’aïeul de ce jeune guerrier : ils avaient sous leurs ordres environ quinze mille cavaliers. Les Rohillas les reçurent bravement; ils lançaient par milliers des fusées qui jetaient le désordre parmi les chevaux. A côté de ces redoutables partisans marchaient des brigades de Dourranies habitués à voir l’ennemi en face. Sindyah et Holkar ne purent rompre les lignes des musulmans, et leurs charges réitérées n’eurent presque aucun effet.
Il était midi, et les Mahrattes pouvaient compter sur la victoire. Deux des divisions ennemies avaient plié devant eux; la troisième seule avait résisté. Ce fut alors que Ahmed-Shah, comprenant le danger que courait l’armée musulmane à moitié vaincue, ordonna de ramener les fugitifs au combat à grands coups de sabre. Ceux-ci, forcés de retourner sur le champ de bataille, s’y précipitèrent avec rage, appuyés par les meilleures troupes d’Ahmed-Shah. La division vainement attaquée par Sindyah et Holkar, et qui restait presque intacte, se porta sans hésiter au centre de l’armée mahratte, là où combattaient Seda-Sheo et son neveu Viçwanâth-Rao. Pendant une heure, la mêlée fut horrible; on se battait de part et d’autre à l’arme blanche, et même à coups de couteau. Viçwanâth était à cheval ; il reçut une blessure qui le contraignit de mettre pied à terre. Son oncle Seda-Sheo fit agenouiller son éléphant pour saisir le jeune prince et l’emporter avec lui. À la vue de leur chef qui disparaissait dans la foule, les Mahrattes perdirent courage : ils crurent que Seda-Sheo avait été tué. Cette panique causa leur défaite, qui fut suivie d’un affreux carnage.
Pendant que les Rohillas et les Dourranies achevaient les blessés et massacraient de sang-froid les prisonniers, le Mogol Shoudja-oul-Dowlah, ancien allié des Mahrattes, donnait aux autres musulmans de nobles exemples d’humanité. Non-seulement il respectait la vie et les personnes de ceux que le sort de la guerre avait livrés entre ses mains, mais il plaçait autour d’eux des troupes choisies pour les défendre contre la férocité des Afghans. Le lendemain de la bataille, il achetait, au prix de 2,000 roupies, le cadavre de l’infortuné Viçwanâth-Rao dans l’intention de l’arracher à la fureur des Dourranies, et découvrant parmi les blessés Ibrahim-Khan-Gardi, — celui-là même qui avait presque anéanti l’une des trois divisions de l’armée musulmane, — il fit soigner ses blessures et le cacha avec sollicitude. Cependant les Rohillas et les Dourranies, excités par le carnage, demandaient à grands cris qu’on leur livrât le cadavre de Viçwanâth-Rao pour l’insulter, et la personne d’Ibrahim pour le torturer. Entourant la tente de leur sultan Ahmed-Shah, les Afghans réclamaient tumultueusement le corps du roi des infidèles, afin de le bourrer de paille et de l’emmener comme un trophée à Caboul. Quant à Ibrahim-Khan, cette soldatesque indisciplinée lui reprochait d’avoir porté les armes contre les vrais croyans. Ahmed-Shah, toujours calme et maître de lui, prêtait l’oreille à ces murmures et ne répondait rien. À la fin néanmoins il ordonna à Shoudja-oul-Dowlah de lui remettre le prisonnier, qui fut bientôt confié à la garde du grand-vizir, son ennemi personnel. En vain le généreux Mogol mit l’épée à la main pour défendre le captif blessé, dont il voulait à tout prix sauver les jours. Ibrahim-Khan périt bientôt victime de la perfidie du grand-vizir. Après avoir juré de le traiter avec égard, ce cruel Afghan le fit mourir en versant du poison dans ses plaies. Enfin, comme les belles actions méritent toujours d’être rapportées, surtout quand elles sont accomplies dans un pays et à une époque où l’on en voit de trop rares exemples, ajoutons que Shoudja-oul-Dowlah prit la peine de faire laver les corps des Mahrattes abandonnés sur le champ de bataille, cherchant au milieu de ces amas de cadavres ceux qui respiraient encore[33]. Le chef réel de la grande armée de la confédération, Seda-Sheo, et son neveu Viçwanâth-Rao avaient péri tous les deux. Le premier n’avait pas plus de trente-cinq ans; le second en comptait dix-huit à peine[34]. Djessaunt-Rao, de la race de Porus, petit prince du Gouzerate, était parmi les morts, ainsi que le fils de Pilla-Dji-Djadou, râdja de la même province, qui descendait, de la famille de Krichna. Le vieux Holkar, le premier de sa race, avait échappé au carnage, mais toutes ses possessions lui étaient enlevées. On assure qu’au moment du combat, Seda-Sheo, irrité de ses observations, lui avait répondu, en faisant allusion à son premier métier : Quels conseils peut-on attendre d’un gardeur de chèvres! — Holkar, blessé de ces injurieuses paroles, aurait été plus prompt que ses compagnons d’armes à tourner le dos, lorsque l’éléphant du chef de la confédération parut s’affaisser dans la mêlée. La réponse que l’on prête à Seda-Sheo peut être vraie, mais il n’est pas vraisemblable que Holkar, le plus solide des chefs mahrattes, le doyen de ces guerriers élevés à la puissance par les peshwas, ait donné le signal de la défection. La famille Sindyah comptait deux de ses représentans à cette fatale journée, Djounka-Dji, le petit-fils de Rano-Dji, chef de la race, et le sixième fils de ce dernier, Madha-Dji, qui devait plus tard jouer un rôle important.
Djounka-Dji n’avait que vingt ans : son père, Djaï-Pat, qui s’était distingué dans les premières invasions du Malwa, ayant été traîtreusement assassiné à Nagpour par les princes radjpoutes, il venait de lui succéder comme chef de la famille et héritier des fiefs et des titres accordés jadis à son aïeul. Blessé d’une balle et d’un coup de pique, le bras en écharpe et perdant beaucoup de sang, il fut emmené prisonnier dans le camp des vainqueurs. Nadjib-Khan le Rohilla, qui nourrissait contre les Sindyah une haine implacable, insistait pour qu’on mît à mort le petit-fils de Rano-Dji. Le chef dourranie qui le tenait captif, espérant l’échanger contre une grosse somme d’argent, le cachait de son mieux, moins par humanité que par avarice. Entre les deux khans, il s’éleva bientôt une dispute qui arriva jusqu’aux oreilles du sultan Ahmed-Shah. Sommé par celui-ci de déclarer le lieu où il avait relégué son prisonnier, le Dourranie soutint obstinément que Djounka-Dji n’était pas tombé entre ses mains. — Que l’on fouille les tentes ! s’écria Ahmed-Shah avec colère. Aussitôt, craignant d’être surpris en flagrant délit de mensonge, le Dourranie s’empressa de faire disparaître le jeune chef mahratte en l’égorgeant. Ainsi périt le petit-fils de Rano-Dji-Sindyah. Son oncle, Madha-Dji, qui combattait à ses côtés, n’échappa à la mort que par le plus grand hasard. Fuyant le champ de bataille de Paniput, il fut poursuivi par un Afghan qui l’atteignit après une course acharnée et lui porta un si violent coup de hache sur le genou droit, qu’il en demeura estropié toute sa vie. Madha-Dji tomba à terre ; l’Afghan lui prit son cheval et disparut, enlevant tous les objets précieux qui ornaient la personne du Mahratte blessé. Un porteur d’eau du camp des Hindous, Mogol de race et musulman de religion, vint à passer. Il se sauvait comme les autres ; ayant reconnu Madha-Dji, qui gisait sur le sol baigné dans son sang, il lui tendit une main secourable et l’aida à s’asseoir sur le bœuf qui portait ses outres. Ce fut en cet équipage que retourna vers le Dekkan, la jambe fracassée, dépouillé de ses vêtemens et aussi de ses terres, celui qui devait un jour exercer une autorité incontestée sur la confédération mahratte remise de ce terrible échec, et concevoir un instant la chimérique pensée de chasser les Anglais du sol de l’Inde. Madha-Dji n’avait alors que seize ans ; il lui restait à fournir une carrière d’un demi-siècle, remplie de hardis combats et d’audacieuses entreprises.
TH. PAVIE.
- ↑ Adjoint au chef de village. Le Dekkan ou Decan (du sanskrit Dakchino, le sud) est le nom que l’on donne à la partie méridionale de l’Inde en-deçà du Gange et au sud de la Nerboudda.
- ↑ Littéralement Grand-Royaume, nom indien du pays mahratte.
- ↑ Voyez Malcom’s Memoirs on central India. Cet ouvrage de la plus haute importance, écrit avec autant de talent que d’impartialité, contient les notions les plus curieuses sur l’Inde centrale.
- ↑ Voyez History of the Mahrattas, by James Grant Duff, esq.
- ↑ En octobre 1721.
- ↑ Une de ces tribus sauvages était celle des Bheels, race barbare, adonnée au pillage, qui a joué un rôle dans la dernière insurrection indienne.
- ↑ Holkar signifie qui est du village de Hol. C’était, comme on l’a dit, le nom du lieu où Molhar avait vu le jour, et aussi celui d’une tribu de bergers.
- ↑ Telle est la transcription littérale de ce mot, que l’on trouve souvent écrit potail dans les auteurs anglais.
- ↑ Les çoûdras du Mahârachtra se divisent en trois grandes tribus : les koumbies ou cultivateurs, les doungars ou pasteurs de bêtes à laines, les gowalas ou pasteurs de gros bétail. Molhar-Rao-Holkar appartenait à la seconde de ces castes et Sindyah à la première.
- ↑ Voyez la note du capitaine Stewart, citée par sir John Malcolm.
- ↑ Elles lui avaient été enlevées par un chef puissant de la famille des Guikwar, qui les possédait avant lui.
- ↑ Voyez History of the Mahrattas, Ly J. Grant Duff.
- ↑ Littéralement les deux eaux, les deux rivières. On nomme ainsi l’espace compris entre le Gange et la Djamouna, depuis Allahabad jusqu’aux collines qui traversent la partie septentrionale de l’Hindostan.
- ↑ Les troupes de la vice-royauté d’Oude étaient commandées par Sâdat-Khan, aïeul des rois actuels de ce pays, et c’est lui qui avait contraint Holkar à se retirer du Doab.
- ↑ Dans cette campagne contre les Portugais, les Mahrattes eurent de douze à quatorze mille hommes tués ou blessés. Voyez History of the Mahrattas, by James Grant Duff.
- ↑ On le désignait généralement par le titre, devenu depuis si célèbre, de nana-sahib.
- ↑ Après le départ de Nadir-Shah, le peshwa Badji-Rao avait adressé à l’empereur une lettre de soumission et d’obéissance, avec un présent de cent et une pièces d’or. (History of the Mahrattas, etc.) Ainsi le peshwa reconnaissait toujours en principe la suzeraineté de l’empereur dont il usurpait les provinces, quitte à en obtenir plus tard l’investiture officielle.
- ↑ Djessauat-Rao-Pouar (nom du Porus de l’histoire ancienne) et Pilla-Dji-Djadou (ou Yadou, nom de la famille du dieu Krichna). Les Pouars, qui sont de la caste des kchattryas et classés parmi les grands officiers du râdja de Satara, ont toujours réclamé le droit de préséance sur les représentans des familles de Sindyah et de Holkar. Pilla-Dji était de la race des Guikwar, jadis chefs de village dans le Gouzerate sous le premier peshwa, et aujourd’hui encore princes d’un petit état dont la capitale est Baroda.
- ↑ 17,500,000 francs.
- ↑ C’est cette même ville d’où le mahârâdja Djang-Bahadour, du Nepâl, allié des Anglais, a délogé les insurgés au commencement de janvier de cette année.
- ↑ Dourranie est le nom de la plus considérable des dix-huit tribus de l’Afghanistan.
- ↑ Empereur de Dehli et successeur de Mohammed-Shah; il ne faut pas le confondre avec l’autre Ahmed-Shah-Abdalli, chef des Afghans.
- ↑ Les auteurs anglais ne sont pas d’accord sur la durée du règne d’Alam-Guir II. Selon les uns, ce prince, proclamé en 1753, fut assassiné en 1756 ; selon les autres, il monta sur le trône en 1754 et ne périt qu’en 1759.
- ↑ Il était dû aux troupes une somme de 80 lakhs de roupies, soit 20 millions de francs.
- ↑ Ses serviteurs l’appelaient tout haut Parsevam-Outar (Parâsou-Râma-Avatara. incarnation du terrible Râma à la hache, qui jadis extermina tous les guerriers, selon la tradition brahmanique.
- ↑ Les Djàts, nommés Zats par les écrivains musulmans, s’établirent dans le Doab vers 1700. Venus des bords de l’Indus dans le Moultan, ils finirent par se fixer dans la province d’Agra, dont Bharatpour fait partie. Souradj-Mal avait accompagné Holkar et Djaï-Pat-Sindyah dans leur expédition contre les Rohillas.
- ↑ Voyez An account of the Battle of Paniput, récit fort curieux écrit en persan par Kasi-Râdja-Pandite, qui était présent à la bataille, et publié en anglais dans le troisième volume des Asiatic Researches.
- ↑ Voyez History of the Mahrattas, by James Grant Duff.
- ↑ Ville forte située à vingt-cinq lieues au nord de Dehli. Elle était défendue par dix mille Rohillas, qui se rendirent prisonniers après une résistance opiniâtre. Les Mahrattes l’avaient attaquée avec un corps de quinze mille hommes d’élite.
- ↑ Tel est à peu près le sens du mot persan dasta, qu’emploient les écrivains musulmans.
- ↑ Voyez la Revue du 15 janvier 18S8.
- ↑ Parmi ceux qui voulaient traiter se trouvait Shoudja-oul-Dowlah, vizir de l’empereur de Dehli, le même qui une première fois avait appelé les Mahrattes au secours de l’Hindostan menacé par les Dourranies.
- ↑ Ce qui rend la généreuse conduite du nabab (on nommait ainsi dans le camp Shoudja-oul-Dowlah) plus méritoire, c’est qu’il était alors en guerre avec les Mahrattes. Un autre personnage, allié de ces derniers, mais qui les avait abandonnés durant la campagne, Souradj-Mal de Bharatpour, se montra aussi compatissant envers les vaincus. L’une des femmes de Seda-Sheo, échappée au massacre, s’étant réfugiée vers lui, il la traita avec beaucoup de respect, lui fournit des vêtemens, de l’argent et un palanquin, et la fit escorter jusqu’à la frontière de ses petits états, d’où elle put arriver saine et sauve dans le Dekkan.
- ↑ Voici comment Kasi-Râdja-Pandite raconte ce qui se passa au sujet du corps de Seda-Sheo : « Le second jour, après qu’on eut recherché avec beaucoup d’attention le corps du bhow (on désignait ainsi Seda-Sheo), avis fut donné qu’on avait trouvé à quinze milles du champ de bataille un cadavre qui paraissait être celui de ce chef. Shoudja-oul-Dowlah accourut sur les lieux, et fit laver ce corps, près duquel on avait trouvé des perles d’une valeur assez considérable, ce qui nous confirma dans la pensée que ce cadavre était celui d’un personnage de rang. Ces perles furent remises à Sinadour-Pandite, envoyé mahratte, qui fondit en larmes et déclara que c’était bien là le corps du bhow. Il fut reconnu encore à d’autres marques naturelles que l’on savait exister sur la personne de ce chef : 1° une marque noire de la largeur d’une roupie sur l’une des cuisses, 2° une cicatrice dans le dos,... 3° sous la plante du pied, la figure du lotus, considérée par les astrologues comme un heureux augure. Ce corps était celui d’un homme d’environ trente-cinq ans, fortement constitué. Comme l’on savait que le bhow faisait chaque jour douze cents prostrations devant le soleil, on retrouva aussi les marques de cette pratique religieuse sur les genoux et les mains de ce corps. » Que de minutieuses recherches pour reconnaître parmi les morts celui qui, vivant, se distinguait entre cent cinquante mille combattans ! Par égard pour son rang, on rapporta le cadavre sur un éléphant. Plus tard, en 1779, un faux Seda-Sheo parut à Benarès. Il essaya de se faire passer pour celui qui avait péri dans la bataille de Paniput, et il obtint d’abord quelque crédit; mais son imposture fut à la fin reconnue, et il périt misérablement.