CHAPITRE XVI

CAMILLE DOUCET


Camille Doucet a laissé à l’Académie plus qu’un regret, il y a laissé un vide. Nous avons tous senti, en le perdant, que nous perdions à la fois quelqu’un et quelque chose, c’est-à-dire, un secrétaire perpétuel inconnu avant lui, et disparu avec lui. Je voudrais essayer de faire revivre, en traits précis, cette aimable figure.

Il avait cela de particulier, qu’il renfermait trois personnes très différentes, presque contradictoires, mais qui se fondaient si bien ensemble, que leur union seule lui a permis de montrer, à la fin de sa carrière, tout ce qu’il était et tout ce qu’il valait.

Ces trois personnes étaient un poète comique, un administrateur et un secrétaire perpétuel de l’Académie.

Le développement successif et simultané de ces trois personnes est un fait d’histoire littéraire très curieux. On dirait que les circonstances se sont chargées de faire l’éducation et de préparer la haute position de cet homme heureux. Chacune de ses facultés, prise à part, était distinguée sans être supérieure. Leur ensemble formait une supériorité.

Ses débuts au théâtre eurent lieu à un moment qui n’était guère favorable à ses comédies. Nous étions en plein romantisme ! Et, lui, qu’était-il ? Un héritier de Collin d’Harleville et d’Andrieux. Quelle figure allait faire sa muse modeste, mesurée, souriante, au milieu de ces effervescences et de ces luttes, dont quelques-unes allaient jusqu’à la bataille ? Il prit un parti assez singulier, il n’en prit pas. Au lieu de se mettre dans un des deux camps, il se mit dans tous les deux. Il applaudit avec passion Hernani, en continuant de choisir pour modèles, les Étourdis et les Châteaux en Espagne.

Était-ce calcul ? habileté ? manière de se ménager des amis des deux côtés ? Nullement. Il obéit à un sentiment très sincère et très personnel, à une sympathie d’intelligence, qui égalait sa sympathie de cœur ; il faisait bon accueil à toutes les œuvres remarquables, comme à tous les braves gens. Camille Doucet est un des auteurs que j’aie connue, le plus absolument exempts d’envie et de vanité. Il n’était pas envieux, parce qu’il admirait ; il n’était pas vaniteux, parce qu’il se comparait, et se mesurait.

Bien lui en prit, du reste, d’aimer ce que faisaient les autres et de faire autrement qu’eux, car il débuta à l’Odéon par un succès ; puis, passant les quais, il fixa définitivement son domicile littéraire rue de Richelieu. Le Baron Lafleur, les Ennemis de la maison, le Fruit défendu, la Considération, très applaudis d’abord et repris ensuite plusieurs fois avec faveur, lui donnèrent une place, au second rang sans doute, mais bien sienne, dans le grand répertoire de la Comédie-Française. Il y représenta la poésie légère, aisée, qui tient peut-être autant de l’épître que de la comédie, mais qui rappelle les plus aimables vers du XVIIIe siècle. Je me souviens encore de la première représentation du Fruit défendu ; la salle était en fête. Jamais je n’ai mieux compris le sens délicat de ce mot : Une œuvre qui fait plaisir. On reproche à Camille Doucet ses prosaïsmes :

 
Léon, je te défends de brosser ton chapeau


Augier en a écrit bien d’autres :

 

Fais-nous faire... tu sais... ce machin au fromage.


Cela fait parti du genre... Il est vrai que, ce genre, on le déclare mort ; mais, avouons-le, il est bien étrange que les mêmes gens qui proscrivent les comédies en vers, veuillent qu’on écrire des opéras en prose.

Voilà le premier Doucet ; voici le second.

Chose étrange ! ce poète était né chef de division. Il en avait toutes les qualités : ardeur au travail, entente des affaires, ponctualité, facilité de rédaction et d’élocution. Certes, bien d’autres que lui ont écrit leurs premiers vers ou leurs premières scènes sur du papier de bureau et sur un pupitre de ministère. Je ne citerai que Coppée, Gondinet, voire Béranger ; mais eux, ils n’entraient dans l’administration que pour en sortir. Camille Doucet y entra pour y rester, pour y faire son chemin, et il le fit si bien que, de grade en grade, à force de prouver sa valeur bureaucratique, il se trouva porté à la direction d’un des plus importants services de son administration : la direction générale des théâtres.

En apparence, ce n’était qu’un pas de plus dans sa carrière ; en réalité, c’était une vie nouvelle qui s’ouvrait devant lui.

Comme la liberté des théâtres n’existait pas à ce moment, puisque c’est lui qui l’a créée, toutes les scènes, petites ou grandes, subventionnées ou non, tombèrent sous son autorité. Tous les artistes, auteurs ou interprètes, lyriques ou dramatiques, relevèrent plus ou moins de lui ; ils vinrent presque tous chercher en lui un arbitre, un intermédiaire, un conseiller, un appui ; mais, du même coup, par un hasard providentiel, ce grand pouvoir obtenu par C. Doucet donna pleine satisfaction à son goût le plus passionné et à ses qualités les plus délicates.

Grande est l’erreur de ceux qui croient que, quand on fait des pièces de théâtre, on aime, par cela seul, à en voir. C’est une affaire de tempérament. Scribe voyait tout ; Labiche ne voyait presque rien. Augier, Dumas, Sardou, ne sont nullement des habitués de l’orchestre. D’Ennery, m’a-t-on dit, n’assiste presque jamais à aucune de ses représentations, et rarement à celles des autres. Or, Camille Doucet aimait le spectacle autant que Scribe ! Sous toutes ses formes ! dans tous ses genres ! Le croirait-on ? à quatre-vingts ans, à quatre-vingt-trois ans, il l’aimait comme au premier jour. Cet hiver encore, il n’a pu résister à aller, entre deux bronchites, assister au triomphe de Giboyer, de l’Ami des femmes, de Pour la Couronne. Pendant ses dernières années, il avait, comme nous tous, laissé en route quelque peu de sa finesse d’oreilles. Tapi au fond de sa loge, il n’entendait pas absolument tout ; n’importe ! il écoutait avec les yeux ; il devinait ce qu’il ne saisissait qu’à demi ; et si, pour lui, le dialogue tournait un peu trop à la pantomime, eh bien, la pantomime... c’est encore du spectacle, et cela l’amusait toujours.

De tous les théâtres, celui qu’il affectionnait le plus, c’était le Théâtre-Français. Son cher Théâtre-Français ! C’était pour lui comme une petite patrie. Que de fois l’a-t-on vu, à l’époque de sa direction, sous l’Empire, prétexter du voisinage pour traverser la rue et monter tout doucement au cabinet de l’administrateur général du Théâtre-Français. Qu’allait-il y faire ? Causer. De quoi ? De tout : d’une scène qui l’inquiétait dans une pièce nouvelle ; d’un décor nouveau ; d’un jeune artiste à encourager ; d’un auteur émérite à satisfaire, d’un engagement à contracter. C’est lui qui a fait entrer Bressant à la Comédie-Française ; c’est lui qui y a ramené Hernani, sous l’empire. Là se montrait, dans toute sa grâce, et dans toute sa force, sa qualité dominante : la serviabilité.

Il était serviable de la tête aux pieds. Serviable d’esprit, serviable de cœur, serviable de jambes et, ce qui est plus rare, serviable de bourse. On prétend qu’il laisse des mémoires. Ils seront forcément incomplets. Ils ne diront jamais tous les services qu’il a rendus, tous les ingrats qu’il a faits, et dont il ne s’est vengé qu’en les obligeant encore. Ne lui en sachons pas trop de gré : il était généreux par tempérament, par nature, malgré lui..., ce qui, après tout, est peut-être la meilleure manière d’avoir des vertus solides.

Enfin n’oublions pas un dernier fait qui achève notre étude sur cette curieuse personnalité.

Ses hautes fonctions mettaient Camille Doucet en relations avec les personnages les plus considérables de la cour, avec le souverain lui-même. Les fêtes, les bals, les cérémonies, ne l’appelaient pas seuls aux Tuileries. Le directeur des théâtres avait à y traiter des questions difficiles, à y conduire des négociations délicates. Là se développèrent ses dons naturels de finesse, de tact, de mesure, de goût. Il y apprit l’art de manier les choses et les gens, et sortit de cette nouvelle épreuve, homme du monde accompli.

Arrivons au troisième Camille Doucet, et voyons ce qu’il a dû aux deux premiers.

La grande ambition de sa vie avait été de pouvoir écrire sur sa carte : « Membre de l’Académie française. » Tous les autres titres n’étaient pour lui que secondaires à côté de celui-là.

Or, qu’arriva-t-il quand se produisit sa candidature ? C’est que, tout ce qu’il avait fait de bien s’ajoutant à tout ce qu’il avait écrit de distingué, l’Académie accueillit avec une double faveur cet homme de talent, qui avait tant de cœur, j’ajoute et tant d’esprit, car il en avait beaucoup, et du meilleur, moitié bonne grâce, moitié gaieté railleuse ; la bonne grâce faisant passer la raillerie ; la raillerie donnant du piquant à la bonne grâce.

Je n’ai jamais vu académicien plus content et plus modeste. Comme il faisait bon marché de son mérite ! Certes, il était très fier d’appeler M. Guizot ou Lamartine ses confrères, mais il semblait presque s’en excuser auprès d’eux. Je le vois encore, quand il regardait M. Villemain assis au bureau, à sa place de secrétaire perpétuel et parlant. Quelle eût été sa surprise si on lui eût dit que, quelques années plus tard, il occuperait cette même place, qu’il serait, lui aussi, la plume de l’Académie ! la voix de l’Académie ! le représentant de l’Académie ! et qu’il la représenterait, aussi bien que ses devanciers, en faisant tout autrement qu’eux.

Camille Doucet, en effet, inaugura son secrétariat perpétuel par deux innovations qui furent presque des révolutions. D’abord, il fit de son salon le salon de l’Académie. Pour débuter, bouleversement des lieux mêmes ! changement complet de décor ! Les quatre ou cinq petites pièces obscures, étroites et encombrées, se métamorphosent en un bel appartement de réception. Des vitraux, au lieu de vitres ; des portières, au lieu de portes ; partout des tableaux, des objets d’art ; çà et là, des tables chargées de bibelots et figurant le tohu-bohu charmant des plus élégants salons aristocratiques.

Même métamorphose dans les invités. Camille Doucet y appela... le monde ! Comme ses diverses fonctions l’avaient mis en rapport avec toutes les classes de la société, le grave palais de l’Institut ne vit pas sans étonnement ces réunions de jour et de soir, si brillantes, si variées, si amusantes ! On y trouvait de tout : à côté des divers membres de l’Institut, des ambassadeurs, des ministres passés, présents et futurs, des candidats à la veille d’être élus, et des candidats qui ne le seront jamais : un mélange tout à fait charmant de femmes élégantes, riches, titrées, spirituelles, jolies ; puis, parfois, une étoile de la Comédie-Française, traversant tous les groupes et laissant derrière elle son petit sillon lumineux. Mais, fait plus curieux, ce salon si gai était celui où il se disait peut-être le moins de mal du prochain. Je sais bien pourquoi. Pour créer un salon, il y a une chose indispensable : c’est une femme. Or, Camille Doucet en avait deux, sa femme et sa fille. Toutes deux bienveillantes et sympathiques de nature, comme lui ; elles donnaient le la de la courtoisie et de la bonté. Il était l’honneur de ce salon, elles en étaient le charme.

Restait la partie la plus difficile de son rôle de secrétaire perpétuel, le rapport annuel.

Les noms de ses devanciers étaient bien propres à l’effrayer. Il n’avait ni l’éloquence et l’élévation de vues de Villemain, ni la forte culture littéraire de M. Patin ; de plus, une partie notable des matières qu’il avait à traiter lui était étrangère.

Rien de plus frappant que la façon dont il s’y prit pour suppléer à ce qui lui manquait, ou le compléter.

Membre de toutes les commissions, de par le règlement, il assistait à toutes les séances importantes ; il s’instruisait en écoutant. Il prenait en note tout ce qui s’y disait d’intéressant et de nouveau ; le concours jugé, il priait chacun des rapporteurs de lui donner un court résumé de ce qu’il avait dit ou écrit ; puis, le printemps venu, il rassemblait tous ces éléments et les fondait dans son propre travail, en les marquant de son empreinte, en y faisant sa part. Cette part était double. Auteur dramatique, il y apportait les deux qualités fondamentales de notre art : d’abord le talent de faire un plan, c’est-à-dire de répandre, dans l’ouvrage le plus confus, l’ordre et la progression ; puis, de mettre les choses à l’effet. C’est pour nous, au Théâtre, une condition de succès sine qua non.

Le public accepte les idées les plus sérieuses, les conceptions les plus élevées, mais il lui faut, de temps en temps, un mot plaisant qui l’égaye, un mot touchant qui l’émeuve ; eh bien ! Camille Doucet appliquait, quai Conti, ce qu’il avait pratiqué rue de Richelieu. Il eut l’art de semer çà et là, dans ses rapports, des phrases courtes, qui résumaient les sujets les plus graves sous une forme piquante ; ajoutez encore le tact, le goût de l’homme du monde, qui sait, en restant sincère, mesurer l’éloge, tempérer la critique, parler de tout sobrement, discrètement, indiquer, d’un trait rapide mais vif, ce qui pour d’autres demanderait une page ; et de tout cela sortait une œuvre à la fois sérieuse et légère, amusante et instructive : Res alata, comme disaient nos maîtres, et qui constitua la partie la plus personnelle, la plus originale peut-être du talent de notre ami. Son succès a été tel qu’il a rejailli même sur ses ouvrages précédents : car c’est un fait incontestable, le répertoire de Camille Doucet est en plus grande estime aujourd’hui qu’autrefois. Le secrétaire perpétuel a rendu à l’auteur dramatique le service qu’il en a reçu. Quelle jolie société de secours mutuels !

Qu’on me permette de m’arrêter un moment sur un souvenir qui me reste de lui.

C’était le jeudi 29 mars 1895. Je le vois encore, entrant dans la salle de nos séances, enveloppé dans sa grande redingote, sa petite calotte de velours sur la tête, un peu voûté, un peu cassé, car l’hiver avait fort pesé sur lui, mais les yeux plus brillants que jamais de gaieté et de malice. Le dirai-je ? Avec ses regards de bas en haut, sa lèvre inférieure avançant, et son sourire, il y avait dans sa figure quelque chose du masque de Voltaire.

Il vint à moi en me disant, avec un accent plus ému qu’à l’ordinaire. « Cher ! cher ! » puis il me tendit... sa main ?... Hélas ! non, son coude. Ses pauvres doigts, gonflés et raidis par le rhumatisme, n’osaient pas s’aventurer dans les étreintes un peu trop brusques, trop vives... Cela devait lui coûter beaucoup. Il vous offrait la main si cordialement et serrait la vôtre si affectueusement ! Son infirmité lui causait une peine plus grande encore... Il ne pouvait plus écrire. Son dernier rapport, si brillant, lui a coûté les plus vives souffrances. Il ne l’a achevé que soutenu par l’idée de faire tout haut l’éloge de celui qu’il appelait son enfant, de Déroulède.

Il me disait toujours : « C’est fini, je n’en ferai plus ! » Je le querellais là-dessus : « Taisez-vous donc, répondais-je..., vous n’avez jamais eu plus de talent. » Je lui rappelais le mot de M. Pasquier : « Il ne faut jamais cesser de faire ce qu’on fait encore bien ». Et j’ajoutais : « Ne quittez pas votre plume ! ne quittez pas votre plume ! » Hélas ! pauvre ami ! ce n’est pas lui qui l’a quittée, c’est elle qui lui est tombée des mains !

Quatre jours plus tard, il rentre chez lui à dix heures, gai, heureux ; il s’est couché et, à quatre heures du matin, un léger soupir, un petit arrêt du cœur, et puis plus rien !... Oserai-je le dire ? je ne le plains pas, je l’envie. Quelle belle et douce fin ! Mourir jeune à quatre-vingt-trois ans ! mourir sans souffrances ! éviter les infirmités qui vous guettent ! échapper à l’horrible douleur de survivre aux siens, de se survivre à soi-même ! Oh ! certes, cette disparition subite est un terrible coup pour ceux qui restent, mais pour eux-mêmes, après les premiers transports du désespoir, n’y a-t-il pas une grande consolation à se dire que celui qu’on a tant aimé a eu la rare, la merveilleuse fortune de mettre en œuvre, de mettre en lumière tous les dons de son heureuse nature ; de n’en pas perdre un seul, et de les avoir réunis tous, dans cette dernière période de sa vie, comme pour la couronner ?