Depuis l’Exil Tome VI Obsèques de Madame Paul Meurice




J Hetzel (p. 103-106).

XX

OBSÈQUES
DE MADAME PAUL MEURICE

On lit dans le Rappel du 16 novembre 1874 :

« Une foule considérable a conduit, hier, Mme Paul Meurice, à sa dernière demeure. Derrière le char funèbre marchaient, d’abord celui qui reste seul, et à sa droite Victor Hugo, puis des députés, des journalistes, des littérateurs, des artistes, en trop grand nombre pour que nous puissions les nommer, puis des milliers d’amis inconnus, car on aura beau faire, on n’empêchera jamais ce généreux peuple de Paris d’aimer ceux qui l’aiment, et de le leur témoigner.

« On est allé directement de la maison mortuaire au Père-Lachaise.

« Quand le corps a été descendu dans le caveau, Victor Hugo a prononcé les paroles suivantes :

La femme à laquelle nous venons faire la salutation suprême a honoré son sexe ; elle a été vaillante et douce ; elle a eu toutes les grâces pour aimer, elle a eu toutes les forces pour souffrir. Elle laisse derrière elle le compagnon de sa vie, Paul Meurice, un esprit lumineux et fier, un des plus nobles hommes de notre temps. Inclinons-nous devant cette tombe vénérable.

J’ai été témoin de leur mariage. Ainsi s’en vont les jours. Je les ai vus tous les deux, jeunes, elle si belle, lui si rayonnant, associer, devant la loi humaine et devant la loi divine, leur avenir, et se donner la main dans l’espérance et dans l’aurore. J’ai vu cette entrée de deux âmes dans l’amour qui est la vraie entrée dans la vie. Aujourd’hui, est-ce la sortie que nous voyons ? Non. Car le cœur qui reste continue d’aimer et l’âme qui s’envole continue de vivre. La mort est une autre entrée. Non dans plus d’amour, car l’amour dès ici-bas est complet, mais dans plus de lumière.

Depuis cette heure radieuse du commencement jusqu’à l’heure sévère où nous sommes, ces deux belles âmes se sont appuyées l’une sur l’autre. La vie, quelle qu’elle soit, est bonne, traversée ainsi. Elle, cette admirable femme, peintre, musicienne, artiste, avait reçu tous les dons et était faite pour tous les orgueils, mais elle était surtout fière du reflet de sa renommée à lui ; elle prenait sa part de ses succès ; elle se sentait félicitée par les applaudissements qui le saluaient ; elle assistait souriante à ces splendides fêtes du théâtre où le nom de Meurice éclatait parmi les acclamations et les enthousiasmes ; elle avait le doux orgueil de voir éclore pour l’avenir et triompher devant la foule cette série d’œuvres exquises et fortes qui auront dans la littérature de notre siècle une place de gloire et de lumière. Puis sont venus les temps d’épreuve ; elle les a accueillis stoïquement. De nos jours, l’écrivain doit être au besoin un combattant ; malheur au talent à travers lequel on ne voit pas une conscience ! Une poésie doit être une vertu. Paul Meurice est une de ces âmes transparentes au fond desquelles on voit le devoir. Paul Meurice veut la liberté, le progrès, la vérité et la justice ; et il en subit les conséquences. C’est pourquoi, un jour, il est allé en prison. Sa femme a compris cette nouvelle gloire, et, à partir de ce jour, elle qui jusque-là n’avait encore été que bonne, elle est devenue grande.

Aussi plus tard, quand les désastres sont arrivés, quand l’épreuve a pris les proportions d’une calamité publique, a-t-elle été prête à toutes les abnégations et à tous les dévouements.

L’histoire de ce siècle a des jours inoubliables. Par moments, dans l’humanité, une certaine sublimité de la femme apparaît ; aux heures où l’histoire devient terrible, on dirait que l’âme de la femme saisit l’occasion et veut donner l’exemple à l’âme de l’homme. L’antiquité a eu la femme romaine ; l’âge moderne aura la femme française. Le siége de Paris nous a montré tout ce que peut être la femme : dignité, fermeté, acceptation des privations et des misères, gaîté dans les angoisses. Le fond de l’âme de la femme française, c’est un mélange héroïque de famille et de patrie.

La généreuse femme qui est dans cette tombe a eu toutes ces grandeurs-là. J’ai été son hôte dans ces jours tragiques ; je l’ai vue. Pendant que son vaillant mari faisait sa double et rude tâche d’écrivain et de soldat, elle aussi se levait avant l’aube. Elle allait dans la nuit, sous la pluie, sous le givre, les pieds dans la neige, attendre pendant de longues heures, comme les autres nobles femmes du peuple, à la porte des bouchers et des boulangers, et elle nous rapportait du pain et de la joie. Car la plus vraie de toutes les joies, c’est le devoir accompli. Il y a un idéal de la femme dans Isaïe, il y en a un autre dans Juvénal, les femmes de Paris ont réalisé ces deux idéals. Elles ont eu le courage qui est plus que la bravoure, et la patience qui est plus que le courage. Elles ont eu devant le péril de l’intrépidité et de la douceur. Elles donnaient aux combattants désespérés l’encouragement du sourire. Rien n’a pu les vaincre. Comme leurs maris, comme leurs enfants, elles ont voulu lutter jusqu’à la dernière heure, et, en face d’un ennemi sauvage, sous l’obus et sous la mitraille, sous la bise acharnée d’un hiver de cinq mois, elles ont refusé, même à la Seine charriant des glaçons, même à la faim, même à la mort, la reddition de leur ville. Ah ! vénérons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons à genoux devant la cité sacrée. Paris, par sa prodigieuse résistance, a sauvé la France que le déshonneur de Paris eût tuée, et l’Europe que la mort de la France eût déshonorée.

Quoique l’ennemi ait pu faire, il y a peut-être un mystérieux rétablissement d’équilibre dans ce fait : la France moindre, mais Paris plus grand.

Que la belle âme, envolée, mais présente, qui m’écoute en ce moment, soit fière ; toutes les vénérations entourent son cercueil. Du haut de la sérénité inconnue, elle peut voir autour d’elle tous ces cœurs pleins d’elle, ces amis respectueux qui la glorifient, cet admirable mari qui la pleure. Son souvenir, à la fois douloureux et charmant, ne s’effacera pas. Il éclairera notre crépuscule. Une mémoire est un rayonnement.

Que l’âme éternelle accueille dans la haute demeure cette âme immortelle ! La vie, c’est le problème, la mort c’est la solution. Je le répète, et c’est par là que je veux terminer cet adieu plein d’espérance, le tombeau n’est ni ténébreux, ni vide. C’est là qu’est la grande lueur. Qu’il soit permis à l’homme qui parle en ce moment de se tourner vers cette clarté. Celui qui n’existe plus pour ainsi dire ici-bas, celui dont toutes les ambitions sont dans la mort, a le droit de saluer au fond de l’infini, dans le sinistre et sublime éblouissement du sépulcre, l’astre immense, Dieu.