Depuis l’Exil Tome VI Obsèques de Madame Louis Blanc




J Hetzel (p. 145-149).

XXX

OBSÈQUES DE MADAME LOUIS BLANC

(26 avril 1876.)

On lit dans le Rappel :

« Bien longtemps avant l’heure indiquée, les abords du no 96 de la rue de Rivoli étaient encombrés d’une foule qui grossissait de moment en moment, et qui débordait sur le boulevard Sébastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques.

« Le cercueil, couvert de couronnes d’immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, était exposé dans l’allée.

« Les amis intimes qui montaient étaient reçus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculée, Louis Blanc, désespéré, sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient été des consolations, s’il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Ménard-Dorian, MM. Gambetta, Crémieux, Paul Meurice, etc., étaient venus donner au grand citoyen si cruellement éprouvé un témoignage de leur douloureuse amitié.

« À une heure un quart, le corps a été placé sur le corbillard, et le cortège s’est mis en marche.

« Louis Blanc, si souffrant qu’il fût, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre à pied. Il marchait derrière le char, donnant le bras à son frère.

« Le cortège a pris la rue de Rivoli et s’est dirigé vers le cimetière du Père-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussée étaient couverts d’une multitude respectueuse et cordiale.

« Quant au cortège, il se composait de tout ce qu’il y a de républicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n’avons pas besoin de dire que la rédaction du Rappel y était au complet.

« Sur tout le trajet, Victor Hugo a été l’objet de l’ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il était dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empêcher la foule de trop s’approcher des roues. Mais à partir de la place de la Bastille, rien n’a pu retenir hommes et femmes de se presser à la portière, de serrer la main qui a écrit les Châtiments et Quatrevingt-Treize, de faire embrasser au grand poëte les petits enfants.

« De la place de la Bastille au cimetière, ç’a été une acclamation non interrompue : « Vive Victor Hugo ! Vive la république ! Vive l’amnistie ! » Devant la prison de la Roquette, une femme a crié : « Vive l’abolition de la peine de mort ! »

« Lorsqu’on est arrivé au cimetière, l’immense foule qui suivait le corbillard y a trouvé une nouvelle foule non moins immense. Ce n’est pas sans difficulté que le cortège a pu arriver à la fosse, creusée tout en haut du cimetière, derrière la chapelle.

« Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc était de la religion réformée. M. Dide a dit avec éloquence ce qu’à été pour Louis Blanc celle qu’il a perdue, dans la proscription, pendant le siége et depuis.

« La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impression. »

Ensuite Victor Hugo a parlé :

DISCOURS DE VICTOR HUGO.

Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd’hui pour lui. Je viens dire en son nom l’adieu suprême à un être aimé. L’ami qui a encore la force de parler supplée l’ami qui ne sait même plus s’il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinée humaine.

Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d’un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette âme. La providence réserve de ces rencontres aux hommes justes ; la vie portée à deux, c’est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumière orageuse qui de nos jours se mêle aux renommées. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fière de disparaître que lui de rayonner. Il était sa gloire, elle était sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d’aimer.

L’homme s’efforce, invente, crée, sème et moissonne, détruit et construit, pense, combat, contemple ; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour ? Elle fait la force de l’homme. Le travailleur a besoin d’une vie accompagnée. Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit être douce.

Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apôtre de l’idéal ; c’est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c’est le grand orateur, c’est le grand citoyen, c’est l’honnête homme belligérant, c’est l’historien qui creuse dans le passé le sillon de l’avenir. De là une vie insultée et tourmentée. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie à toutes les haines et à tous les outrages, avait bien employé sa journée et bien fait dans la tempête son fier travail d’esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. (Sensation.)

Hélas ! elle est morte.

Ah ! vénérons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c’est l’humanité vue par son côté tranquille ; la femme, c’est le foyer, c’est la maison, c’est le centre des pensées paisibles. C’est le tendre conseil d’une voix innocente au milieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraîne. Souvent, autour de nous, tout est l’ennemi ; la femme, c’est l’amie. Ah ! protégeons-la. Rendons-lui ce qui lui est dû. Donnons-lui dans la loi la place qu’elle a dans le droit. Honorons, ô citoyens, cette mère, cette sœur, cette épouse. La femme contient le problème social et le mystère humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L’homme sur lequel s’appuie un peuple a besoin de s’appuyer sur une femme. Et le jour où elle nous manque, tout nous manque. C’est nous qui sommes morts, c’est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre âme y descendre et la sienne en sortir. (Vive émotion.)

Vous voilà seul, ô Louis Blanc.

Ô cher proscrit, c’est maintenant que l’exil commence.

Mais j’ai foi dans votre indomptable courage. J’ai foi dans votre âme illustre. Vous vaincrez. Vous vaincrez même la douleur.

Vous savez bien que vous vous devez à la grande dispute du vrai, au droit, à la république, à la liberté. Vous savez bien que vous avez en vous l’unique mandat impératif, celui qu’aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dédierez à votre chère morte les vaillants efforts qui vous restent à faire. Vous vous sentirez regardé par elle. Ô mon ami, vivez, pleurez, persévérez. Les hommes tels que vous sont privilégiés dans le sens redoutable du mot ; ils résument en eux la douleur humaine ; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu’ils doivent protéger et défendre ; il leur impose l’affront continuel afin qu’ils s’intéressent à ceux que l’on calomnie ; il leur impose le combat perpétuel afin qu’ils s’intéressent à tous ceux qui luttent ; il leur impose le deuil éternel afin qu’ils s’intéressent à tous ceux qui souffrent ; comme si le mystérieux destin voulait, par cet incessant rappel à l’humanité, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir à la grandeur de leur malheur. (Acclamation.)

Oh ! tous, qui que nous soyons, ô peuple, ô citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu’à la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubrement accablée. Soyons-lui cléments. Elle a des ennemis, hélas ! jusque parmi ses enfants ! Les uns la couvrent de ténèbres, les autres l’emplissent d’une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarté, c’est-à-dire d’enseignement ; elle a besoin d’union, c’est-à-dire d’apaisement ; apportons-lui ce qu’elle demande. Éclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu où nous sommes ; une fécondation profonde est dans tout, même dans la mort, la mort étant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie réclame ; demandons-le aussi bien à ce tombeau qui est sous nos pieds, qu’à ce soleil qui est sur nos têtes ; car ce qui sort du soleil, c’est la lumière, et ce qui sort du tombeau, c’est la paix.

Paix et lumière, c’est la vie. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo ! Vive Louis Blanc !)