Depuis l’Exil Tome VI Le condamné Simbozel




J Hetzel (p. 135-137).

XXVIII

LE CONDAMNÉ SIMBOZEL

M. Victor Hugo a reçu la lettre suivante :

Paris, 1er  février 1876.
Monsieur,

C’est une infortune qui vient à vous, certaine que ma douleur trouvera un écho dans votre cœur.

J’ai demandé la grâce de mon pauvre ami à tous ceux qui auraient dû m’entendre, mais toutes les portes m’ont été fermées. J’ai écrit partout et je n’ai obtenu aucune réponse. Le seul crime de mon mari est d’avoir pris part à l’insurrection du 18 Mars. Il a été condamné pour ce fait (arrêté depuis une année seulement), comme tant d’autres malheureux, à la déportation simple.

Quoique tout prouvât, au jugement, qu’il s’était conduit en honnête homme, rien n’y a fait, il a été condamné. En m’adressant à vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grâce de mon mari, mais cette pensée-là m’est venue ; mon mari professait un véritable culte pour vous ; il avait foi dans votre grand et généreux cœur, qui a toujours plaidé en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand médecin de l’humanité. C’est pourquoi je vous adresse ma prière.

Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er  mars prochain pour la Nouvelle-Calédonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c’est mon devoir, je laisse mon père et ma mère sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie ; je suis leur seul soutien, puisqu’il n’est plus là.

Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore ; faites entendre votre grande voix pour empêcher que ce dernier départ ait lieu.

Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, après tout ce que nous avons souffert ?

Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j’ose vous écrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, mais je vous sais si bon ! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre cœur, car je vous écris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre généreuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie !

J’espère, car je crois en vous.

Agréez, monsieur, l’expression de ma vive reconnaissance.

Celle qui vous honore et qui vous bénit,

Louise Simbozel,
rue Leregrattier, 2 (île Saint-Louis).

M. Victor Hugo a répondu :

Paris, 2 février 1876.

Ne désespérez pas, madame. L’amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empêcher ce fatal départ du 1er  mars. Comptez sur moi.

Agréez, madame, l’hommage de mon respect,

Victor Hugo.

Informations prises, et un départ de condamnés politiques devant en effet avoir lieu le 1er  mars, M. Victor Hugo a écrit au président de

la république la lettre qui suit :
Paris, 7 février 1876.
Monsieur le président de la république,

La femme d’un condamné politique qui n’a pas encore quitté la France me fait l’honneur de m’écrire. Je mets la lettre sous vos yeux.

En l’absence de la commission des grâces, c’est à vous que je crois devoir m’adresser. Ce condamné fait partie d’un convoi de transportés qui doit partir pour la Nouvelle-Calédonie le 1er  mars.

C’est huit jours après, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonction. Je suis de ceux qui pensent qu’elles voudront signaler leur avénement par l’amnistie. Ce grand acte d’apaisement est attendu par la France.

En présence de cette éventualité, et pour toutes les raisons réunies, vous jugerez sans doute, monsieur le maréchal, qu’il conviendrait que le départ du 1er  mars fût ajourné jusqu’à la décision des Chambres.

Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au départ. J’espère cet ordre de votre humanité, et je serais heureux d’y applaudir.

Recevez, monsieur le président de la république, l’assurance de ma haute considération.

Victor Hugo.

Malgré cette réclamation, l’ordre du départ fut maintenu par M. le président de la république, alors conseillé par M. Buffet. Deux semaines après, les électeurs du suffrage universel et les électeurs du suffrage restreint, cette fois d’accord, destituèrent M. Buffet, et, l’excluant du Sénat et de l’Assemblée législative, le mirent hors de la vie politique.

Depuis, M. Buffet y est rentré ; mais pas par une très grande porte.