Depuis l’Exil Tome VI L’Exposition de Philadelphie




J Hetzel (p. 139-144).

XXIX

L’EXPOSITION DE PHILADELPHIE

16 avril 1876, jour de pâques.
(Salle du Château-d’Eau.)
Amis et concitoyens.

La pensée qui se dégage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensée de concorde et d’harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits ; et entre tous éclate cette Exposition de Philadelphie à laquelle, dans deux ans, répondra l’Exposition de Paris. Nous faisons ici l’annonce de ces grands événements pacifiques. Nous venons proclamer l’auguste amitié des deux mondes, et affirmer l’alliance entre les deux vastes groupes d’hommes que l’Atlantique sépare par la tempête et unit par la navigation. Dans une époque inquiète et troublée, cela est bon à dire et beau à voir.

Nous, citoyens, nous n’avons ni trouble ni inquiétude, et en entrant dans cette enceinte avec la sérénité de l’espérance, avec un ferme désir et un ferme dessein d’apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l’honnête et le vrai, résolus à glorifier le travail qui est la grande probité civique, nous constatons que la France est plus que jamais en équilibre avec le monde civilisé, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre humain.

Ce que nous célébrons aujourd’hui, c’est la communion des nations ; nous acceptons la solennité de ce jour, et nous l’augmentons par la fraternité. De la pâque chrétienne, nous faisons la pâque populaire. (Applaudissements prolongés.)

Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions-nous ? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ère de stabilité s’ouvre. Les catastrophes ont passé, mais elles nous ont laissé notre âme. La monarchie est morte et la patrie est vivante. (Acclamation. Cris de Vive la république !)

Il ne sortira pas de nos lèvres une parole de rancune et de colère. Ce que fait l’histoire est bien fait. Dix-huit siècles de monarchie finissent par créer une force des choses, et, à un moment donné, cette force des choses abat l’oppression, détrône l’usurpation, et relève cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C’est ce couronnement du peuple qu’on appelle la république. La souveraineté légitime est aujourd’hui fondée. Au sacre d’un homme, fait par un prêtre, Dieu, l’éternel juste, a substitué le sacre d’une nation, fait par le droit. (Mouvement.)

Cela est grand, et nous sommes contents.

Maintenant, que voulons-nous ? La paix.

La paix entre les nations par le travail fécondé, la paix entre les hommes par le devoir accompli.

Devoir et travail, tout est là.

Nous entrons résolument dans la vie fière et tranquille des peuples majeurs.

Citoyens, en affirmant ces vérités, je vous sens d’accord avec moi. Ce que j’ai à vous dire, vous le devinez d’avance ; car vos consciences et la mienne se pénètrent et se mêlent ; c’est ma pensée qui est dans votre cœur et c’est votre parole qui est dans ma bouche.

Hommes de Paris, c’est avec une émotion profonde que je vous parle. Vous êtes les initiateurs du progrès. Vous êtes le peuple des peuples. Après avoir repoussé l’invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l’invasion industrielle, qui est la civilisation. Après avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. (Applaudissements répétés.) Vous êtes la vaillante jeunesse de l’humanité nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s’en va souhaiter la bienvenue à vous qui arrivez. (Mouvement.) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre témoignage. J’ai été dix-neuf ans absent ; j’ai passé ces dix-neuf années dans l’isolement de la mer, en contemplation devant les héroïques et sublimes spectacles de la nature, et, quand il m’a été donné enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempête des flots pour rentrer dans la tempête des hommes, j’ai pu comparer à la grandeur de l’océan devant l’ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l’ennemi. (Longs applaudissements.) De là mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, enfants de Paris, soyez glorifiés et remerciés par le solitaire en cheveux blancs ; il a partagé vos épreuves, et dans ses angoisses vos âmes ont secouru son âme ; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d’user ses dernières forces à vous servir encore ; il rend grâces à la destinée qui lui a accordé un moment suprême pour vous seconder et vous défendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l’exil et la tombe. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo !)

Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Persévérer, c’est vaincre. Ô peuple calomnié et méconnu, ne vous découragez pas ; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l’ordre sur le devoir et la liberté sur le travail. Soyez cette élite humaine qui a toutes les volontés honnêtes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne haïr personne. Hélas ! cela est quelquefois difficile. N’importe, ô mes frères, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant à ceux qui ne pardonnent pas, — pardonnons-leur ! (Vive émotion. Applaudissements prolongés.)

N’ayons aucune défaillance. J’en conviens, l’histoire par moments semble pleine de ténèbres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va réussir. Les hommes du passé, ceux qu’on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maîtres du monde, et qui ne sont pas même les maîtres de leur berceau ni de leur tombeau (mouvement), les hommes du passé font un travail terrible. Pendant que nous tâchons de créer la vie, ils font la guerre, c’est-à-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie ! Les hommes régnants, si différents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fécondité à eux, qui est la destruction ; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs découvertes ; ils inventent quoi ? le canon Krupp ; ils perfectionnent, quoi ? la mitrailleuse ; ils découvrent, quoi ? le Syllabus. (Explosion de bravos.) Ils ont pour épée la force et pour cuirasse l’ignorance ; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles ; ils cherchent la pierre philosophale de l’armement invincible et définitif ; ils dépensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun projectile, puis ils dépensent d’autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires (rires et bravos prolongés) ; cela fait, ils recommencent ; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimée au Mexique et du Mexique à la Chine ; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour réplique Iéna, et Iéna qui a pour réplique Sedan (sensation, bravos) ; triste chaîne sans fin de victoires, c’est-à-dire de catastrophes ; ils s’arrachent des provinces ; ils écrasent les armées par les armées ; ils multiplient les frontières, les prohibitions, les préjugés, les obstacles ; ils mettent le plus de muraille possible entre l’homme et l’homme ; ici la vieille muraille romaine, là la vieille muraille germanique ; ici Pierre, là César ; et, quand ils croient avoir bien séparé les nations des nations, bien rebâti le moyen âge sur la révolution, bien tiré de la maxime diviser pour régner tout ce qu’elle contient de monarchie et de haine, bien fondé la discorde à jamais, bien dissipé tous les rêves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre éternelle, quand ils disent : c’est fini ! — tout à coup, on voit, aux deux extrémités de la terre, se lever, l’une à l’orient, l’autre à l’occident, deux mains immenses qui se tendent l’une vers l’autre, et se joignent et s’étreignent par-dessus l’océan ; c’est l’Europe qui fraternise avec l’Amérique. (Longs applaudissements.)

C’est le genre humain qui dit : Aimons-nous !

L’avenir est dès à présent visible ; il appartient à la démocratie une et pacifique ; et, vous, nos délégués à l’Exposition de Philadelphie, vous ébauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtième siècle verra, l’embrassement des États-Unis d’Amérique et des États-Unis d’Europe. (Applaudissements.)

Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ouvrières de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez porter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous êtes les ambassadeurs de la fraternité. Vous êtes les représentants de Gutenberg chez Franklin et de Papin chez Fulton ; vous êtes les députés de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amérique, vous arriverez de l’orient ; vous aurez pour étendard l’aurore ; vous serez des hommes éclairants ; les porte-drapeau d’aujourd’hui sont les porte-lumière. Soyez suivis et bénis par l’acclamation humaine, vous qui, après tant de désastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation à la main, allez de la terre où naquit Jésus-Christ à la terre où naquit John Brown !

Que la civilisation, qui se compose d’activité, de concorde et de mansuétude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes républiques ne sera pas perdu ; notre politique s’en améliorera. Un souffle de clémence dilatera les cœurs. Les deux continents échangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idées, et les progrès dans la justice aussi bien que les progrès dans la prospérité. L’Amérique, en présence des esclaves, a imité de nous ce grand exemple, la délivrance ; et nous, en présence des condamnés de la guerre civile, nous imiterons de l’Amérique ce grand exemple, l’amnistie. (Sensation. — Applaudissements. — Vive l’amnistie !)

Que la paix soit entre les hommes ! (Longue acclamation. — Vive Victor Hugo ! — Vive la république !)