Depuis l’Exil Tome VI Funérailles d’Alexandre Dumas




J Hetzel (p. 33-35).

VI

FUNÉRAILLES D’ALEXANDRE DUMAS

Alexandre Dumas était mort pendant le siége de Paris, hors de Paris. Le 16 avril 1872, son cercueil fut transporté à Villers-Cotterets, lieu de sa naissance. À cette occasion, M. Victor Hugo adressa à M. Alexandre Dumas fils la lettre qu’on va lire :

Paris, 15 avril 1872.
Mon cher confrère,

J’apprends par les journaux que demain 16 avril doivent avoir lieu à Villers-Cotterets les funérailles d’Alexandre Dumas.

Je suis retenu près d’un enfant malade, et je ne pourrai aller à Villers-Cotterets. C’est pour moi un regret profond.

Mais, je veux du moins être près de vous et avec vous par le cœur. Dans cette douloureuse cérémonie, je ne sais si j’aurais pu parler, les émotions poignantes s’accumulent dans ma tête, et voilà bien des tombeaux qui s’ouvrent coup sur coup devant moi ; j’aurais essayé pourtant de dire quelques mots. Ce que j’aurais voulu dire, laissez-moi vous l’écrire.

Aucune popularité, en ce siècle, n’a dépassé celle d’Alexandre Dumas ; ses succès sont mieux que des succès, ce sont des triomphes ; ils ont l’éclat de la fanfare. Le nom d’Alexandre Dumas est plus que français, il est européen ; il est plus qu’européen, il est universel. Son théâtre a été affiché dans le monde entier ; ses romans ont été traduits dans toutes les langues.

Alexandre Dumas est un de ces hommes qu’on pourrait appeler les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte ; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la soif de lire ; il creuse le cœur humain, et il l’ensemence. Ce qu’il sème, c’est l’idée française. L’idée française contient une quantité d’humanité telle, que partout où elle pénètre, elle produit le progrès. De là, l’immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas.

Alexandre Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l’espèce de lumière propre à la France.

Toutes les émotions les plus pathétiques du drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comédie, toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l’histoire, sont dans l’œuvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte.

Il n’y a pas de ténèbres dans cette œuvre, pas de mystère, pas de souterrain ; pas d’énigme, pas de vertige ; rien de Dante, tout de Voltaire et de Molière ; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la pénétration de la clarté. Les qualités sont de toute sorte, et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s’est dépensé comme un prodige.

Rien ne lui a manqué, ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire, qui est le bonheur.

Cet esprit était capable de tous les miracles, même de se léguer, même de se survivre. En partant, il a trouvé moyen de rester. Cet esprit, nous ne l’avons pas perdu. Vous l’avez.

Votre père est en vous, votre renommée continue sa gloire.

Alexandre Dumas et moi, nous avions été jeunes ensemble. Je l’aimais et il m’aimait. Alexandre Dumas n’était pas moins haut par le cœur que par l’esprit. C’était une grande âme bonne.

Je ne l’avais pas vu depuis 1857 ; il était venu s’asseoir à mon foyer de proscrit, à Guernesey, et nous nous étions donné rendez-vous dans l’avenir et dans la patrie.

En septembre 1870, le moment est venu, le devoir s’est transformé pour moi ; j’ai dû retourner en France.

Hélas ! le même coup de vent a des effets contraires.

Comme je rentrais dans Paris, Alexandre Dumas venait d’en sortir. Je n’ai pas eu son dernier serrement de main.

Aujourd’hui je manque à son dernier cortège. Mais son âme voit la mienne. Avant peu de jours, — bientôt je le pourrai, j’espère, — je ferai ce que je n’ai pu faire en ce moment, j’irai, solitaire, dans ce champ où il repose, et cette visite qu’il a faite à mon exil, je la rendrai à son tombeau.

Cher confrère, fils de mon ami, je vous embrasse.

Victor Hugo.