Dégrèvement et amortissement au moyen de la conversion

Dégrèvement et amortissement au moyen de la conversion
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 885-907).
DEGREVEMENT ET AMORTISSEMENT
AU
MOYEN DE LA CONVERSION.


I.

M. Brisson, en prenant possession du fauteuil comme président de la commission du budget pour 1881, a dit avec un ton de grande satisfaction : « Des exercices régies en excédent, des plus-values, qui, pour la dernière année, se sont élevées à 140 millions, enfin des dégrèvemens qui se fixent à l’heure où je parle à 110 millions, tels sont les résultats financiers de l’établissement définitif de la république, du fonctionnement régulier de nos institutions. Les exercices 1876, 1877, 1878 et 1879 se sont soldés par des excédens qui montent ensemble à 345 millions. Il en a été consacré 97 à la dotation de la caisse des chemins vicinaux et de la caisse des écoles, 38 ont été appliqués à préparer la réforme des services postaux et télégraphiques. Vous aurez à proposer à la chambre l’emploi des 100 millions restant. » Comme le faisait remarquer très justement M. Paul Leroy-Beaulieu, dans ses aperçus sur la situation financière, ce dégrèvement de 110 millions, après huit années d’une imposition extraordinaire, qui s’est élevée à 800 millions, est un résultat médiocre dont il n’y a pas trop lieu de se glorifier. Nous serions à peu près au huitième de la tâche pour retrouver, au point de vue des taxes, la situation que nous avions avant la guerre. Je sais bien que le fardeau qui nous a été imposé par suite de cette malheureuse guerre est très lourd, et qu’il n’était pas facile de l’alléger rapidement. On ne pouvait pas espérer qu’après dix ans, la plus-value de la richesse compensât toutes les charges que nous avions subies. Cependant il y a lieu de se demander si toutes les dépenses qui ont été faites depuis et qui ont contribué à élever si fort le chiffre de nos budgets étaient bien nécessaires et bien justifiées. Il y aurait peut-être quelque chose à reprendre sous ce rapport. Mais les gouvernemens démocratiques ne sont pas des gouvernemens à bon marché; ce sont ceux, au contraire, où il est le plus difficile de faire des économies. Chacun réclame l’assistance de l’état, sous une forme ou sous une autre, on se figure généralement que son concours est nécessaire pour que les choses aillent bien; puis il faut créer des places nouvelles pour tous ceux qui en demandent, et ils sont nombreux sous ces gouvernemens. C’est ainsi que successivement nous sommes arrivés, d’un budget de 2,264 millions en 1872, après la guerre, à un autre de 2,793 millions pour 1881 : l’augmentation est de 529 millions. On a emprunté en détail et pour toutes espèces de choses, tantôt pour faire des travaux publics, tantôt pour créer des dotations de diverses natures, tantôt pour fournir des ressources supplémentaires à un fonds spécial qu’on a appelé le fonds de liquidation et qui est la véritable bouteille à l’encre de notre situation financière; les dépenses administratives ont aussi beaucoup augmenté; bref, avec les dépensas extraordinaires, nous approchons aujourd’hui d’un budget de 3 milliards. Du reste, en toute situation et sous tout gouvernement l’économie est toujours difficile, il faut un certain courage pour la proposer et beaucoup d’abnégation pour l’accepter. Si vous parlez d’une façon générale de diminuer le budget et de dégrever les impôts, a dit un philosophe politique, c’est à merveille, vous avez tout le monde pour vous ; mais quand il s’agit d’entrer dans l’application et que, pour diminuer le budget, il faut retrancher une dotation ici, un chemin de fer là, une dépense et un encouragement ailleurs, alors chacun réclame, et on n’a plus personne avec soi. Voilà comment on peut expliquer les augmentations successives de dépenses qui ont eu lieu depuis la guerre et comment on n’a encore vu aucun budget qui ait été en diminution sur le précédent.

Maintenant, il y a des théoriciens qui justifient cet accroissement des dépenses et qui considèrent l’économie pour un état comme une chose d’ordre secondaire. Il faut, selon eux, s’appliquer surtout à faire des dépenses utiles, qui augmentent la richesse du pays. Ce n’est pas le poids du fardeau qui importe, c’est la force de celui qui est appelé à le soutenir ; il vaut mieux réaliser l’équilibre avec un supplément de revenu qu’avec une diminution de dépense. Robert Peel n’a-t-il pas dit : « Si le poids est trop lourd, renforcez la monture? » Cela est vrai, Robert Peel a tenu ce langage; mais il y a deux manières de renforcer la monture : il y a celle qui consiste à faire de grandes dépenses, qui peuvent en effet augmenter la richesse publique; et il y en a une autre plus modeste par laquelle on lève toutes les restrictions qui gênent l’essor du commerce : on diminue les impôts afin d’abaisser le prix de la main-d’œuvre et laisser plus de ressources aux contribuables. C’est la seconde manière qu’a pratiquée Robert Peel, et c’est incontestablement la meilleure. Quand on fait de grands travaux, on n’est pas toujours sûr d’agir de la façon la plus utile. Il se peut que les capitaux qu’on y consacre eussent été mieux employés ailleurs, et si cela est, on perd d’un côté ce qu’on gagne de l’autre; on perd quelquefois plus. Supposez, par exemple, qu’en faisant ces grands travaux au-delà de ce qu’il était prudent d’entreprendre, vous augmentiez le loyer du capital et le prix de la main-d’œuvre, ce qui est une conséquence nécessaire; vous faites supporter au commerce et à l’industrie les frais de cette augmentation; cela est toujours grave et peut mener à une crise. Robert Peel a été mieux inspiré en commençant ses réformes financières par des dégrèvemens d’impôts; il a tellement développé la richesse de son pays que le montant des taxes qui ont été abandonnées depuis trente ans a été retrouvé dans la plus-value de cette richesse.

Il y a peut-être encore chez nous une autre raison pour que la politique de dégrèvement ne soit pas très populaire, c’est qu’elle n’a jamais été pratiquée sur une grande échelle. On se borne à retrancher quelques centimes de tel ou tel impôt, le contribuable ne s’en aperçoit guère, et le trésor y perd une somme plus ou moins considérable. Ainsi, dans le budget de 1881, on propose de réduire de 29 millions les taxes sur le vin, qui en rapportent 184. Ce sera environ le sixième de la taxe totale, et, si on applique le dégrèvement aux 40 millions d’hectolitres, qui sont soumis en moyenne à l’impôt, l’allègement sera de moins d’un franc par hectolitre, soit de trois quarts de centime par litre. Il n’y a pas là quelque chose qui puisse être fort apprécié par le contribuable. Maintenant si on porte le dégrèvement tout entier sur le droit d’entrée dans les villes, il ne produira pas encore grand effet. Prenons l’exemple le plus saillant, celui de la ville de Paris : le droit d’entrée au profit de l’état est dans la capitale, décimes compris, de 11 fr. 87 par hectolitre : supposons que le gouvernement en abandonne le tiers, soit environ 4 francs ; le dégrèvement sera de 0 fr. 04 par litre, et, si la ville imite la générosité de l’état et fait un sacrifice égal, il atteindra 0 fr. 08. Encore est-il très douteux qu’il profite au contribuable et que le prix du vin baisse en proportion. Il est plus probable au contraire que la situation restera la même et que le dégrèvement passera dans la poche des intermédiaires; le trésor et la ville auront perdu pour rien chacun 15 ou 16 millions. On en a déjà fait l’expérience plus d’une fois. En 1831, on a supprimé un certain droit qui existait sur les boissons, il n’en est résulté aucun changement dans les prix; en 1848, on a essayé d’abolir le droit d’entrée de 0 fr. 10 par kilogramme sur la viande, le prix est resté le même. Enfin il y a quelques années on a réduit les droits sur le café, le thé, le chocolat, personne ne s’en est aperçu. On a pu constater aussi ailleurs un effet semblable pour des denrées plus intéressantes; à Berlin, la suppression des droits de mouture et d’abatage qui a eu lieu il y a quelques années n’a pas diminué le prix du pain et de la viande. Si on veut faire quelque chose d’efficace, il faut dégrever plus largement et appliquer le dégrèvement à des impôts qui sont particulièrement nuisibles à la richesse publique, tels que le droit de mutation entre-vifs et d’autres taxes que nous allons indiquer.

Tout a été dit sur le droit de mutation; il s’élève aujourd’hui, décimes compris, à 6.60 pour 100 et si on y ajoute les frais d’actes et les honoraires du notaire, on arrive à grever de 10 pour 100 toute transmission d’immeuble. C’est vraiment excessif, et il en résulte que la propriété immobilière n’a pas la mobilité qu’elle devrait avoir; elle reste, au grand préjudice de tous, dans des mains qui n’ont pas les ressources nécessaires pour la faire valoir et qui n’en peuvent tirer le meilleur parti possible. C’est d’ailleurs une taxe à contre-sens ; les impôts bien établis sont ceux qui sont associés au progrès de la richesse et qui donnent plus, à mesure que celle-ci se développe. Alors personne n’en souffre, et on les paie aisément. L’impôt de mutation, au contraire, est une charge qui s’ajoute généralement à une situation malheureuse. Quand on vend une propriété immobilière, on le fait souvent par nécessité, parce qu’on a besoin de se procurer des ressources. Dans ce cas, on n’est pas très en mesure de faire la loi à son acquéreur; selon les règles, c’est cet acquéreur qui devrait payer l’impôt, mais il ne le paie qu’en apparence; en réalité, il le déduit de son prix d’acquisition, et c’est le vendeur qui le supporte, c’est-à-dire celui qui généralement est le moins aisé. Du reste, cet impôt n’a jamais pu être justifié sérieusement. C’est un souvenir de la féodalité et il ne reste dans notre législation fiscale que comme une de ces anomalies de longue date auxquelles on n’ose pas toucher. Nulle part il n’est aussi élevé qu’en France et nulle part il ne devrait être aussi abaissé, car la propriété en France est plus morcelée que partout ailleurs et par suite a plus souvent besoin de changer de mains. Dans toutes les enquêtes agricoles qui ont eu lieu, c’est la taxe contre laquelle on a le plus réclamé, et aujourd’hui encore à propos des souffrances de l’agriculture on s’est plaint plus que jamais. Si le législateur avait des visées hautes et un peu de résolution, voilà l’impôt qu’il devrait d’abord modifier et diminuer des trois quarts, ou tout au moins des deux tiers, en le fixant à 1 ou 2 pour 100. Il rapporte aujourd’hui 140 millions, la perte serait de 100 millions. Mais si on réfléchit qu’il y a beaucoup de fausses déclarations qui sont excitées par l’énormité du droit et qui disparaîtraient le jour où celui-ci serait sensiblement abaissé, on peut espérer qu’on aurait de ce chef immédiatement une plus-value sensible, et il y en aurait une autre provenant de l’augmentation du nombre de transactions. Supposons que celles-ci s’accroissent d’un quart, c’est-à-dire qu’on vende chaque année pour 7 ou 800 millions de plus de propriétés immobilières; à 2 pour 100, voilà 15 millions de gagnés, et si la plus-value résultant de déclarations plus sincères est du même chiffre, on arrive tout de suite à retrouver une trentaine de millions, la perte n’est plus que de 70 millions, et elle serait compensée par d’autres avantages : la propriété immobilière verrait arriver à elle des capitaux qui aujourd’hui la fuient à cause des frais qu’ils auraient à supporter soit pour l’acquérir, soit pour s’en défaire. Par conséquent, entre le dégrèvement aussi minime que celui qu’on propose sur le vin et celui qu’on pourrait réaliser sur le droit de mutation, il n’y a pas à hésiter; le dernier produira beaucoup plus d’effet que l’autre et sera plus conforme au progrès.

Si maintenant on veut se placer dans un autre ordre d’idées et appliquer tout le bénéfice du dégrèvement aux taxes de consommation, il y en a une qui appelle tout particulièrement l’attention, c’est celle qui pèse sur le sucre. Elle est aujourd’hui de 68 francs par 100 kilogrammes, soit de 0 fr. 68 par kilogramme sur une denrée qui vaut en moyenne 1 fr. 50, c’est presque la moitié du prix. On prétend que M. Léon Say, au moment où il a quitté le ministère des finances, voulait réduire cette taxe de 40 pour 100, la ramener de 68 à 40 francs et faire ainsi bénéficier les contribuables de 76 millions. La pensée était fort louable, car le sucre qui était autrefois, du temps d’Adam Smith, une denrée de grand luxe, est devenu aujourd’hui de première nécessité. On le consomme sous toutes les formes, il est l’accessoire obligé d’autres consommations qui ont pris aussi de nos jours une grande extension, telles que le café, le thé, le chocolat, etc. Par conséquent, tout ce qui diminuera le prix du sucre sera une œuvre méritoire et profitera à tout le monde.

En Angleterre, depuis un grand nombre d’années, au lieu de réduire de quelques centimes un certain nombre de taxes, ce qui serait compliqué dans l’exécution et n’amènerait pas de résultat sérieux, on choisit particulièrement quelques impôts plus défavorables que d’autres au progrès de la consommation et on les supprime tout à fait ou on les abaisse tellement que la consommation s’en ressent immédiatement. C’est ce qu’on a fait pour les droits sur le thé, le café et le sucre. C’était la grande politique financière de Robert Peel, continuée par M. Gladstone, et elle a, je le répète, si bien réussi qu’on n’a pas tardé à recouvrer dans la plus-value de la richesse l’équivalent des sommes qu’on avait abandonnées par le dégrèvement. Il faut faire de même en France et, au lieu d’opérer un dégrèvement insignifiant sur le vin, il faut prendre une autre denrée d’un grand usage et lui appliquer tout le bénéfice du dégrèvement : le sucre nous paraîtrait parfaitement indiqué pour cela. Si on réduisait tout à coup l’impôt qui pèse sur cet article de 40 ou 50 pour 100, il est évident que ce dégrèvement ne passerait pas inaperçu, et il serait impossible aux intermédiaires d’en mettre le montant dans leur poche ; il faudrait bien que le consommateur en profilât. Dans un pays comme le nôtre, où la richesse augmente chaque jour, la consommation du sucre pourrait aisément doubler, et elle n’atteindrait pas encore celle qui existe dès aujourd’hui en Angleterre ; si elle doublait, l’abandon du droit serait compensé et on aurait, de plus, une augmentation à peu près semblable dans l’usage de toutes les denrées auxquelles le sucre est mêlé, comme le thé, le café, le chocolat, etc. Ce serait donc un excellent dégrèvement et le plus fécond de ceux qu’on pourrait tenter, étant donné qu’on veuille consacrer la plus grosse partie des ressources disponibles à diminuer les taxes de consommation.

Maintenant, il y a une autre taxe encore dont on parle beaucoup moins, parce qu’elle ne paraît pas toucher aussi directement les contribuables et qui n’en a pas moins aussi des effets très malheureux. C’est celle qui pèse sur les transports à grande vitesse, comprenant voyageurs et marchandises et sur les récépissés et lettres de voiture. Dans un livre que nous avons publié récemment sur la Question des impôts, nous croyons avoir démontré que l’impôt le plus fâcheux était celui qui apportait le plus d’obstacles au progrès de la richesse, que c’était même le seul fâcheux, car les autres, quand ils sont modérés et bien choisis, entrent dans le prix des choses et par une répercussion fatale atteignent ceux qu’ils doivent atteindre, c’est-à-dire les consommateurs ; ils n’ont d’autre inconvénient que d’être une charge plus ou moins lourde ajoutée aux dépenses générales de la société ; mais si la charge est justifiée par les services de l’état, il n’y a rien à dire. Pour l’impôt sur la grande vitesse, il n’y a pas d’atténuation, il est un obstacle réel au progrès de la richesse ; il arrête la consommation et est difficilement répercutable. On a pu voir chez nous-mêmes dernièrement combien il était utile de faciliter les communications ; on a diminué sensiblement les droits de la poste et du télégraphe, et immédiatement les correspondances ont pris un essor inaccoutumé; on a déjà regagné en partie les droits abandonnés, et le mouvement des affaires s’en est ressenti, ce dont le trésor a profité encore sous une autre forme. Qui oserait soutenir, par exemple, que la plus-value de 140 millions qui a eu lieu l’année dernière dans le produit des impôts et qui continue encore cette année sur une échelle considérable n’est pas due en partie à une plus grande facilité dans les correspondances? Il en serait certainement de même si on réduisait le droit qui pèse sur les transports à grande vitesse. Ce droit, avec les 0 fr. 2 1/2, est de 23 fr. 20 pour 100, c’est-à-dire que le prix de tout transport est grevé de près d’un quart au profit du trésor; on paye 123 fr. 20 là où on ne devrait payer que 100 francs s’il n’y avait pas d’impôt. Ce n’est pas là une taxe insignifiante et qu’on acquitte sans s’en apercevoir. L’année dernière, on a supprimé les 0 fr. 05 qui grevaient la petite vitesse, et on a bien fait, car cet impôt, qui donnait une douzaine de millions, était plus dommageable que productif; il se répercutait d’une façon très fâcheuse sous beaucoup de formes et nuisait à la concurrence avec le dehors. On peut faire le même raisonnement en ce qui concerne la taxe sur les transports à grande vitesse, et celle-ci est d’autant plus sensible qu’elle s’élève très haut. Maison suppose qu’en frappant ces transports on n’exerce pas d’influence mauvaise sur le commerce parce que la taxe s’applique à des marchandises qui peuvent la supporter. C’est une erreur. Certaines marchandises voyagent à grande vitesse parce qu’elles sont très pressées ou susceptibles d’une détérioration rapide : les denrées alimentaires par exemple, les fruits, les légumes; la taxe de 23 pour 100 leur est pourtant fort onéreuse. Si elle n’existait pas, ces marchandises pourraient être expédiées en plus grand nombre, aller plus loin et trouver de nouveaux consommateurs, ce qui serait un avantage pour tout le monde.

Croit-on aussi qu’il soit indifférent pour les voyageurs de payer 23 pour 100 de plus pour le prix de leur place. Même quand on voyage pour son plaisir ou pour des relations de famille, on regarde à ce prix; on y regarde encore plus quand il s’agit de se déplacer pour affaire, et ce sont les cas les plus nombreux. Si les frais étaient moindres, on voyagerait davantage, il y aurait plus d’affaires, et le trésor retrouverait sous une autre forme la taxe qu’il aurait abandonnée. Mais cette taxe rapporte environ 80 millions, et le trésor hésite à s’en priver. Cela se comprend. Ne pourrait-il au moins procéder graduellement et en abandonner d’abord une partie, la moitié par exemple, soit 11 ou 12 pour 100? Ce serait déjà une grande amélioration, et le trafic des chemins de fer s’en ressentirait. Quant à la taxe qui pèse sur les récépissés et lettres de voiture, elle est vraiment, en ce qui concerne les petites distances et les petits colis, exorbitante dans l’application; elle absorbe à elle seule près de la moitié des frais de transport. Pour un petit, colis pesant au-dessous de 5 kilogrammes et envoyé à moins de 150 kilomètres, la taxe est de 0 fr. 85, dont 0 fr. 47 pour la compagnie et 0 fr. 37 pour le fisc. On comprendra que, dans ces conditions, renvoi de petits colis à de faibles distances soit assez difficile. Le moindre objet expédié de Paris à Chatou, par exemple, coûte autant et plus que la place d’un voyageur.

On presse souvent les compagnies de chemins de fer d’abaisser leurs tarifs; que pourraient-elles faire d’efficace en présence d’impôts aussi lourds? Je suppose qu’après un grand effort elles diminuent de 5 pour 100 le tarif de la grande vitesse, le résultat serait insignifiant et sans influence aucune pour développer le trafic, tandis que, si les 5 pour 100 se trouvaient ajoutés à un dégrèvement d’impôts de 11 ou 12 pour 100, ce qui ferait en tout une réduction de 16 ou 17 pour 100, l’effet s’en ferait sentir nécessairement et aurait de l’influence. Mais ni le gouvernement ni les chambres ne songent à ce moyen pour amener l’abaissement des tarifs. Il leur paraît plus simple de proposer le rachat des chemins de fer eux-mêmes. Nous ne voulons pas aborder ici cette question du rachat, elle est trop grosse pour être traitée incidemment; nous dirons seulement que, si l’état se figure qu’il pourra à la fois abaisser sérieusement les tarifs et trouver dans l’exploitation une somme suffisante pour payer les intérêts du prix de rachat, il se trompe complètement. Il n’est pas nécessaire d’être grand prophète pour prédire que les chemins de fer aux mains de l’état rapporteront tout au plus les frais d’exploitation.

L’état, propriétaire des routes, ne fait rien payer ou presque rien à ceux qui s’en servent. Il demande également fort peu de chose pour les transports sur les canaux qui lui appartiennent, et on prétendrait que, lorsqu’il sera maître des chemins de fer, c’est-à-dire du plus puissant moyen de transport qui existe, de celui qui exerce la plus grande influence sur le mouvement commercial, il en obtiendra une rémunération équivalente aux charges? Ce sera impossible, il ne pourra pas défendre ses tarifs contre ceux qui les attaqueront, en France surtout, à cause de nos idées démocratiques et de l’intérêt qu’on aura toujours à satisfaire les masses.

Du reste, on n’a qu’à voir ce qui se passe ailleurs : en Prusse, en Belgique, partout où il y a des chemins de fer aux mains de l’état, l’exploitation coûte fort cher et laisse peu de profits nets. En ce moment, en Allemagne, on s’occupe de racheter les chemins de fer de la Westphalie pour amener à meilleur marché les marchandises du sud dans les ports de la mer Baltique et lutter contre la concurrence anglaise. C’est à merveille. Mais si, pour arriver à ce résultat, on abaisse démesurément les tarifs et qu’il n’y ait plus de produit net, qui paiera les frais du rachat? Ce seront les contribuables. On peut l’admettre encore pour l’Allemagne, qui n’a pas les mêmes charges que nous et où d’ailleurs cela peut paraître un moyen de fortifier l’unité politique. Mais ajouter pour ce rachat, comme il faudrait le faire en France, 14 ou 15 milliards de dettes nouvelles aux 26 que nous possédons déjà, et porter le tout à 40 milliards et plus, afin de donner une subvention au commerce, sous forme d’abaissement de tarifs, ce serait le comble de l’imprudence. Le gouvernement qui accomplirait un pareil acte encourrait la plus grande des responsabilités, la banqueroute pourrait se trouver au bout. Il n’y a pas chez nous d’unité politique à fortifier, l’œuvre est faite depuis longtemps. Il n’y aurait que de faux intérêts à servir et de mauvaises passions à satisfaire. Sur le terrain économique, qui est le seul où l’on doive se placer, le meilleur moyen pour obtenir l’abaissement des tarifs, c’est de s’entendre avec les compagnies. Que l’état abandonne une partie de la taxe sur la grande vitesse, les compagnies feront un autre sacrifice, et le tout se traduira par une diminution sensible dans les frais de transport, à l’avantage de tout le monde et sans violation d’aucun principe. Mais le trésor perdrait à cet abandon 40 millions, qui, ajoutés aux 70 du dégrèvement à faire sur les droits de mutation ou sur les sucres, dépasseraient 100 millions. Est-il en mesure de supporter cette perte, même momentanément?

Avant d’examiner cette question, qu’il nous soit permis de dire d’abord qu’il serait très urgent de remanier nos taxes. Les 800 millions d’impôts nouveaux qui ont été établis en 1871 après la guerre l’ont été un peu au hasard, sans aucune règle scientifique; on était pressé par le besoin et on mettait des taxes là où l’on espérait pouvoir les recouvrer le plus aisément et le plus rapidement. — Nous n’avons pas à récriminer contre cette manière d’agir, elle était commandée par la nécessité. Mais aujourd’hui que nous sommes, grâce à Dieu, dans une tout autre situation, que nous commençons à réaliser des excédens de recettes, il faudrait en profiter pour mettre plus d’ordre et de science dans l’assiette de nos impôts et modifier surtout ceux qui gênent le plus le progrès de la richesse. C’est pour cela que nous proposons de porter d’abord le dégrèvement jusqu’à 100 millions et de l’appliquer ensuite à réduire soit les droits de mutation, soit ceux qui pèsent sur le sucre, en y comprenant, dans les deux cas, les taxes qui frappent les transports à grande vitesse. Ce sont là évidemment, dans l’état des choses, les impôts le plus nuisibles. La nation a supporté vaillamment les sacrifices qu’on lui a imposés; après la guerre, elle s’est remise à travailler avec ardeur pour réparer, dans la mesure du possible, les pertes qu’elle avait subies, elle a payé aux Prussiens, et avant le terme, l’indemnité stipulée, refait tout ce qui avait été détruit, ses routes, ses ponts, ses chemins de fer, renouvelé son matériel de guerre; mais il y a une chose qu’elle n’a pu effacer, ce sont les 800 millions d’impôts nouveaux. Ces 800 millions sont un lourd fardeau à supporter; on les a demandés en grande partie à la surélévation des taxes indirectes, et on a bien fait, car c’est là qu’ils devaient être le moins dommageables; ils n’en contribuent pas moins, dans une certaine mesure, à l’augmentation du prix des choses, En ce moment, à la chambre des députés, on cherche à établir que le prix de revient de nos produits est plus élevé que partout ailleurs, à cause de l’énormité de nos charges, et on demande qu’on établisse au moins des droits compensateurs sur les marchandises étrangères. Quelle serait la conséquence de ces droits? De rendre encore plus élevé le prix de revient, et partant la concurrence plus difficile. Il serait beaucoup plus simple et plus rationnel de procéder autrement, de diminuer d’abord les impôts pour réduire ensuite nos prix de revient. Si on dégrève de 100 millions et que le dégrèvement soit bien appliqué, ce seront 100 millions de moins que les marchandises coûteront, indépendamment du bienfait qui en résultera pour le contribuable. Il faut considérer aussi que, dans un budget chargé comme le nôtre, il y a trop peu de marge pour l’imprévu. Toutes les ressources sont absorbées par les besoins ordinaires, et si demain il nous arrivait une crise sérieuse et qu’il fallût faire face à des besoins extraordinaires, les embarras seraient grands. — Nous sommes comme un navire qui marche toutes voiles dehors et que le moindre vent contraire pourrait jeter à la côte; il faut alléger cette situation et pour cela il n’y a qu’un moyen, c’est de diminuer successivement les impôts pour augmenter les forces contributives. Mais comment faire pour se procurer les ressources nécessaires à cette œuvre? C’est la seconde partie de notre tâche et la question que nous allons maintenant examiner.

II.

Il est bien évident, malgré les affirmations du président de la commission du budget, qu’on n’a pas, dès à présent, 100 millions disponibles à consacrer au dégrèvement. En supposant qu’il y ait pareille somme non employée, provenant des excédens des années précédentes, une partie plus ou moins forte sera absorbée par les augmentations de dépenses du budget de 1881. Il faudra chercher d’autres ressources pour arriver au chiffre indiqué. On ne peut les trouver que dans des plus-values nouvelles d’impôts et surtout dans la conversion du 5 pour 100. Nous avons déjà traité ici même cette question de la conversion l’année dernière, il nous parait utile d’y revenir, pour montrer les ressources qu’on en peut tirer et pour tâcher ensuite de convaincre le gouvernement que l’ajournement de cette mesure met le crédit dans une situation de plus en plus impossible. N’est-on pas étonné de voir le 5 pour 100 à 119 et le 4 1/2 à 114, avec un écart de 5 fr. seulement dans le capital, lorsqu’il devrait en avoir un de 12 francs au moins, en tenant compte du revenu? Maintenant si on rapproche ce même 4 1/2 du 3 pour 100 qui est à 85, on trouve encore que l’un rapporte 4 pour 100, tandis que l’autre ne donne pas même 3 fr. 60. Pourquoi cette différence? Parce que le 5 et le 4 1/2 sont menacés l’un et l’autre de conversion dans un délai plus ou moins court. Et le 3 pour 100 lui-même, bien qu’affranchi de cette menace, n’a pas toute l’élasticité qu’il devrait avoir à cause de la concurrence que lui créent les deux autres fonds. Celui qui a des capitaux à placer et qui nécessairement cherche le revenu le plus fort, voyant cette conversion sans cesse ajournée, finit par ne plus y croire, il s’endort tout au moins sur le péril et achète du 5 pour 100. Non-seulement c’est le petit capitaliste, le bourgeois et le commerçant ayant réalisé des économies qui agissent ainsi, les gros banquiers, les établissemens de crédit eux-mêmes se laissent aller à cet appât d’un plus gros revenu, persuadés qu’ils verront venir le péril à temps et pourront se dégager sans perte. Alors le 3 pour 100 est négligé, et il reste à 84 ou 85 francs. Il n’est douteux pour personne que, s’il n’y avait plus de 5 et de 4 1/2, le 3 pour 100 atteindrait immédiatement dos cours plus élevés. Peut-on laisser durer indéfiniment une situation comme celle-là? Elle est tellement anormale qu’elle n’a pas de précédent, je ne dis pas en dehors de nous, mais même dans notre propre histoire. Sous le règne de Louis-Philippe, pendant que le 3 pour 100 dépassait 80 francs, le 5 pour 100 étant à 125, on croyait peu à la conversion alors et le 5 n’était pas trop arrêté dans son essor, l’équilibre se trouvait à peu près normal entre les deux fonds. Aujourd’hui, avec cette menace de conversion qui reste, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, le 5 pour 100 est entravé, et l’on voit deux valeurs du même état, reposant sur le même crédit, rapportant l’une 4.25 et l’autre 3.55 ; au taux où est aujourd’hui le 3, le 5 pour 100 devrait valoir plus de 140 fr.

Ensuite n’y a-t-il pas pour le gouvernement une grande responsabilité à demander chaque année aux contribuables plus qu’ils ne doivent réellement? L’état emprunterait aujourd’hui à 4 pour 100 et au-dessous le capital pour lequel il continue à payer 5, et comme il a la faculté de rembourser, n’en pas user, c’est tout simplement faire tort aux contribuables de la différence qui représente 74 millions. En vérité, quand on se dit animé d’excellentes intentions envers les contribuables, qu’on cherche à les dégrever le plus possible et qu’on néglige le moyen le plus efficace de le faire, on commet une faute impardonnable, presque un crime de lèse-nation, car on laisse subsister des impôts inutiles et de plus on porte un préjudice considérable au crédit. Si le gouvernement veut se donner la peine de regarder autour de lui, il verra que cette question de la conversion est à l’ordre du jour partout. En Belgique, il y a un an, le 4 1/2 a été converti en 4. Tout récemment, le gouvernement fédéral de la Suisse a également réduit à 4 pour 100 sa dette publique. Nous ne parlons pas de l’Amérique, qui continue sur la plus large échelle son œuvre incessante de conversions et qui en est arrivée à payer déjà moins de 4 pour 100 pour une partie de sa dette. On n’a pas besoin du reste de chercher des exemples au dehors, on n’a qu’à voir ce qui se passe chez nous; toutes les grandes villes de France s’occupent de réduire leurs dettes et de les ramener à un taux d’intérêt plus en rapport avec l’état du marché. La ville de Marseille a commencé en 1877 ; la ville de Paris l’a imitée l’année dernière, et par un arrangement passé avec le crédit foncier, elle a réalisé une économie annuelle de 7 millions sur un capital de 286. Lyon, Bordeaux, Rouen, le Havre sont en train d’en faire autant; il n’y a pas de municipalité ayant un peu de crédit dans notre pays qui ne s’efforce d’abaisser l’intérêt de sa dette. Mais l’exemple le plus saillant a été fourni par le crédit foncier. Cet établissement a converti l’année dernière, jusqu’à concurrence de plusieurs centaines de millions et avec l’autorisation du gouvernement, les obligations foncières et communales 5 pour 100 en d’autres titres ne rapportant guère que 3; la différence a été de 2 pour 100, et elle a été parfaitement acceptée du public, parce que telles étaient en effet les conditions du marché. Il n’y a plus aujourd’hui de bonnes valeurs françaises rapportant 5 et même 4 ; on se contente de 3 pour celles qui ont l’attrait du lot. Pourquoi donc ce qui a été bon pour les grandes villes de France et pour le crédit foncier ne le serait-il pas pour l’état ? Est-ce que celui-ci aurait un crédit moins bien établi et craindrait-il d’échouer là où les autres ont réussi? Évidemment non. Seulement il croit devoir sacrifier à des considérations politiques et il oppose la question d’inopportunité, c’est-à-dire l’éternelle fin de non-recevoir qu’on met en avant quand on ne veut pas d’une mesure et qu’on n’ose pas le dire. La prétendue inopportunité ne tient ni à l’état du crédit ni à celui des affaires, elle tient uniquement aux ménagemens qu’on veut garder pour les rentiers. Quoi ! on dit tous les jours que le gouvernement actuel est parfaitement établi, qu’il n’a rien à craindre, ni au dedans ni au dehors, que par conséquent il peut se livrer en paix à l’étude de toutes les améliorations qui intéressent le pays, et il recule devant la plus urgente, la plus nécessaire de ces améliorations, devant celle qui pourrait servir de base à beaucoup d’autres, et cela pour ménager les rentiers ! En vérité, quand on voit ces hésitations, on se prend à douter de la confiance que le gouvernement prétend avoir en lui-même, on est plutôt tenté de croire qu’il a peur de son ombre. Au point où en sont les choses, il ne faut ni grand courage pour proposer la conversion, ni grand effort pour l’accomplir. Elle serait aussitôt faite que décrétée et quelle que soit la valeur que l’on proposerait en 4 pour 100 en échange du 5, tout le monde l’accepterait, sans qu’il y eût de remboursement à craindre. Ces raisons finiront bien par prévaloir et entraîner le gouvernement; aussi jugeons-nous utile d’examiner encore une fois comment la conversion peut se faire et donner les résultats les plus favorables.

De bons esprits, entre autres M. Paul Leroy-Beaulieu, se préoccupant des précédens et désireux aussi de ménager la transition, pour ne pas infliger une perte trop grande aux rentiers, voudraient que la conversion eût lieu en 4 1/2 pour 100, sauf à la recommencer au bout de quelques années, et à réduire le nouveau 4 1/2 en 4 pour 100. En un mot, ils demandent qu’on fasse en deux fois l’économie totale que les circonstances permettraient de réaliser dès aujourd’hui. Nous ne pouvons partager cette manière de voir. Les précédens qu’on chercherait en France ou au dehors n’ont aucune valeur; jamais on ne s’est trouvé dans la situation où nous sommes avec une rente qui se capitaliserait à peine, à 4 pour 100 et qu’on continue à payer sur le pied de 5. Quand on a fait des conversions en France ou ailleurs, on ne s’était pas laissé acculer à cette extrémité; on réduisait de 1/2 pour 100 parce que les circonstances ne permettaient pas de faire plus et qu’on aurait échoué si on avait tenté davantage. Peut-on dire aujourd’hui qu’on échouerait si l’on offrait du 4 pour 100 au lieu du 5, si surtout on l’offrait en un fonds susceptible d’augmentation, comme l’est le 3 pour 100 amortissable? Aux cours actuels, ces k francs de rente amortissable représenteraient en capital 116 francs, il n’y aurait donc aucune crainte à avoir, tout le monde les accepterait, et un gouvernement hardi et résolu, comme on l’est en Amérique, pourrait même aller au-delà et offrir moins de 4. Nous ne le conseillons pas pourtant, car il ne faut pas courir de risque, mais l’économie de 1 pour 100 est parfaitement réalisable.

Maintenant, quanta la nécessité de ménager la transition, cette considération ne nous touche pas ; c’est celle qu’on invoque pour ne rien faire. Faut-il donc sacrifier les intérêts de l’état pour être agréable au rentier? En convertissant en 4 1/2 seulement, l’économie ne serait que de 37 millions au lieu de 74 qu’elle pourrait atteindre si on réduisait à 4. Les rentiers se plaindront et diront qu’on leur enlève une grosse part de leur revenu au moment même où le prix des choses augmente. Ils croiront voir là une situation anormale; ils se tromperont, elle est au contraire très régulière. Pourquoi les choses augmentent-elles de prix, surtout les denrées alimentaires? Parce qu’il y a plus de consommateurs qu’autrefois, on est plus riche et on consomme davantage, rien n’est plus simple. Il serait désirable sans doute que la production marchât un peu plus vite et se tint de pair avec la consommation, comme cela a lieu pour les marchandises qu’on peut pour ainsi dire multiplier à volante, pour les étoffes d’habillement, par exemple; les prix alors resteraient les mêmes, et tout le monde s’en trouverait bien. Mais ce desideratum est difficile à réaliser. On n’augmente pas les denrées alimentaires comme on augmente les produits manufacturés. Et encore on se trouverait bientôt placé dans un cercle vicieux. Si la production s’accroissait très rapidement et que les prix baissassent, il y aurait plus d’aisance, et partant plus de consommateurs, l’équilibre se romprait de nouveau entre la production et la consommation, et le renchérissement suivrait. On ne dira pas que chacun ait aujourd’hui tout ce qu’il peut désirer en fait de céréales, de vin, de viande, etc. La limite de la consommation de ces denrées est susceptible de reculer indéfiniment ; il faut donc en prendre son parti ; l’augmentation du prix des choses est une conséquence nécessaire du progrès. Maintenant, pourquoi les revenus baissent-ils? Toujours par la même raison. Le développement de la richesse rend le capital abondant et à bon marché ; seulement il se produit ici l’inverse de ce qui a lieu pour les denrées alimentaires ; l’accumulation du capital est quelquefois supérieure à l’emploi qu’on en peut faire ; de là le bon marché. Mais, patience ! le bon marché amène la création de nouvelles entreprises et un surcroît de travail, et s’il y a plus d’entreprises et de travail, le capital renchérit et donne plus de revenu, jusqu’à ce qu’il baisse encore de prix par suite d’une nouvelle accumulation. Que voulez-vous? le monde n’est pas fait pour les rentiers et les oisifs, et il n’y a pas grand mal à ce que chacun se sente obligé de travailler pour compenser ce qu’il peut trouver en moins dans le placement de ses capitaux. Tout le monde y gagne et la richesse publique s’accroît d’autant plus. Ce qu’il y a de certain, c’est que la diminution du taux de l’intérêt est très favorable au progrès, absolument comme peut l’être la diminution de prix du plus grand engin industriel qui existe. On se plaint tous les jours que l’agriculture manque de capitaux, que ceux-ci sont trop chers pour lui arriver; abaissez-en le prix, et alors ils lui arriveront; ils pénétreront tout au moins dans divers canaux de la circulation où ils ne vont pas aujourd’hui. Il n’y a donc qu’à se féliciter, je le répète, de la diminution du taux de l’intérêt, et un gouvernement qui a le sentiment de ses devoirs doit la favoriser par tous les moyens possibles ; un de ces moyens, le plus simple et le plus efficace, c’est de régler le taux du crédit public sur celui du marché. Pourquoi l’état proposerait-il du 4 1/2 à ses créanciers lorsque le taux du marché est à 4?

Une caricature faite dernièrement à propos de la conversion représentait de pauvres paysans en sabots apportant à pied, péniblement, le montant de leurs contributions aux percepteurs, et ceux-ci le remettaient aux rentiers qui l’emportaient allègrement en voiture. L’image était, à coup sûr, forcée : beaucoup de rentiers ne sont pas en état de remporter en voiture les arrérages qu’on leur paie. Mais la pensée était juste au fond. Elle signifiait que les contribuables sont, en somme, plus intéressans que les rentiers ; ils sont aussi plus nombreux, puisqu’ils représentent 36 millions d’individus contre 3 millions de rentiers à peine. Enfin, seraient-ils aussi intéressans les uns que les autres et en nombre égal, il faudrait encore faire ce qui est juste, et il n’est pas juste de tirer de la poche des contribuables un sou de plus que ce qu’ils doivent réellement; et quand à cette considération, si forte et si décisive, se joint la nécessité de donner au crédit tout l’essor possible, on ne peut pas songer un instant à la conversion en 4 1/2 pour 100, elle ne répondrait à rien de ce qu’on doit désirer.

Serait-on plus heureux avec la conversion en 3 pour 100 ordinaire? Cette idée a été mise en avant par un homme dont nous respectons la haute capacité financière, M. Isaac Pereire, et soutenue par lui avec beaucoup de talent et d’ardeur. Elle a sur la conversion en 4 1/2 l’avantage qu’elle donne au crédit plus d’élasticité. Avant que le 3 pour 100 dépasse le pair et soit susceptible d’être converti à son tour, il se passera du temps pendant lequel le crédit n’aura plus d’entrave. Nous avons cependant contre cette idée deux objections sérieuses; d’abord on ne songe pas du tout à prendre pour base de la conversion le cours actuel du 3 pour 100 ou un cours très rapproché. On craint aussi d’imposer un sacrifice trop considérable aux rentiers, et sans dédommagement aucun, car rien ne les garantirait, si on leur donnait du 3 pour 100 au cours actuel, que ce cours se maintiendrait, et s’il ne se maintenait pas, les malheureux perdraient à la fois sur le revenu et sur le capital. On imagine alors des cours de fantaisie : on offrirait aux rentiers de la rente 3 pour 100 à 66 ou 67 francs, de façon à leur assurer 4 1/2 pour 100 de revenu. Il est évident que, dans ces conditions, on ne trouverait pas de récalcitrans et que la conversion serait facile à faire. Mais quelle en serait la suite? Le trésor subirait un préjudice considérable, et les rentiers s’empresseraient de vendre à la Bourse les nouveaux titres qu’ils auraient reçus pour réaliser la prime qui y serait attachée; il en résulterait un déclassement considérable de rentes dont le crédit aurait beaucoup à souffrir. Puis, et c’est là notre grande objection, avec ce système, il n’y a pas d’amortissement; on remplacerait 7 milliards de dette 5 pour 100 par 9 milliards de 3 comme capital nominal, et on n’aurait rien pour éteindre cette dette. Il n’y a à notre avis qu’un genre de conversion qui soit possible, c’est celui que nous avons indiqué l’année dernière et qui consiste à remplacer le 5 pour 100 par du 3 amortissable. Cette combinaison sauvegarde tous les intérêts en jeu. Le trésor prend pour base de la conversion le taux actuel du crédit, il offre 4 francs de revenu au lieu de 5, et il compense, au profit des rentiers, la perte de revenu par une augmentation décapitai; ceux-ci n’auront qu’à attendre et ils seront sûrs de recevoir un jour, en dépit de toutes les oscillations de crédit, 100 francs pour chaque 3 francs de rente qu’on leur aura donnés, aux taux de 84 ou 85. Et quant au trésor, cette légère prime de 14 ou 15 francs qu’il offrirait, répartie sur soixante-quinze ans, lui coûterait fort peu cher. Elle ajouterait quelques centimes, tout au plus, à l’annuité qu’il faudrait servir chaque année. On avait autrefois pour principe que l’état devait s’abstenir, autant que possible, d’emprunter à un taux nominal supérieur à la somme qu’il recevait. Bien qu’il ait été dérogé plus d’une fois à ce principe, cependant il était bon dans le passé, quand il n’y avait pas de grandes variations dans le prix des choses, et qu’en recevant le remboursement d’un capital, au bout d’un certain temps, on se retrouvait à peu près dans la même situation où l’on était au moment du prêt. Aujourd’hui les conditions sont différentes; la hausse des prix a été si rapide et s’est tellement accentuée, que celui à qui, après dix ans seulement, on rembourserait la même somme qu’il aurait prêtée ferait une perte sensible.

La création de la prime est maintenant une nécessité financière. Il n’y a plus guère de prêt sans majoration de capital. Les états et les établissemens financiers qui empruntent sont obligés de la subir. C’est d’ailleurs pour eux le moyen d’emprunter à de meilleures conditions, et à ce point de vue, on peut dire que la prime ne leur coûte rien. Elle est compensée et au-delà immédiatement par la diminution du taux de l’intérêt. S’il n’y avait pas de prime stipulée, le capitaliste prévoyant serait obligé de demander un intérêt plus élevé pour faire lui-même son amortissement et compenser les risques de l’avenir. Avec la prime, il n’est pas obligé de s’occuper de l’amortissement, il recevra comme augmentation de capital l’équivalent de l’augmentation du prix des choses. Pourquoi le 3 pour 100 amortissable est-il à 87 francs lorsque le 3 pour 100 ordinaire n’est qu’à 85, et la différence devrait être plus grande? C’est à cause de la prime de remboursement. Si l’état empruntait en 3 pour 100 amortissable, il recevrait immédiatement 2 à 3 pour 100 de plus qu’en 3 ordinaire.

Ces raisons sont suffisantes assurément pour déterminer le choix du 3 pour 100 amortissable comme instrument de la conversion. Mais il y en a un autre plus forte encore qui ne permet pas d’hésiter un instant. Avec la conversion en 3 pour 100 que nous indiquons, on réalise à la fois une économie et on crée un amortissement sérieux. Tous les systèmes d’amortissement qui ont été essayés jusqu’à ce jour n’ont pas réussi, on a toujours détourné les fonds qui leur étaient destinés, soit que ces fonds dussent provenir de dotations spéciales ou d’excédens de recettes. On prenait les dotations pour des besoins censés plus urgens, et quant aux excédens de recettes, il n’y en avait pas, ou s’il y en avait, on jugeait toujours utile de les employer à autre chose qu’à diminuer la dette. Pour avoir un amortissement efficace, il faut que l’engagement de rembourser le capital soit pris en même temps que celui de servir les intérêts, que les deux soient liés ensemble de telle sorte qu’on ne puisse pas plus manquer à l’un qu’à l’autre, à moins de faire banqueroute. Alors on sera sûr qu’au bout du délai stipulé, avec l’annuité qui sera créée, la dette sera éteinte. Voilà l’amortissement qu’il faut organiser aujourd’hui, si l’on ne veut pas éprouver de mécompte ; c’est celui d’ailleurs qui est pratiqué dans les grands états de l’Europe et de l’Amérique, adopté par les grandes compagnies financières, et que la conversion en 3 pour 100 amortissable permettrait d’établir. Mais dira-t-on, l’amortissement est-il bien nécessaire et faut-il s’imposer des sacrifices pour cela? C’est le dernier point qu’il nous reste à traiter.


III.

On estime que l’amortissement est un non-sens lorsqu’on n’est pas sûr de n’avoir plus à emprunter. On amortira à 100 et on sera peut-être obligé d’emprunter à 80. Il vaut mieux garder son argent et l’employer à faire des travaux qui augmenteront la richesse du pays. On ne voit pas bien non plus l’avantage pratique de payer sa dette; c’est bon pour un particulier dont l’existence est courte et qui tient à ne pas laisser à ses héritiers une situation embarrassée. Les nations dont la vie est longue ont le temps d’attendre le bénéfice des dépenses utiles qu’elles ont pu faire. 26 milliards de dettes sont lourds pour un pays qui doit avoir à peine une somme égale comme revenu brut. Mais ce revenu est susceptible d’augmenter et s’il arrive à doubler en moins de temps qu’il n’en faudrait pour atteindre la fin de l’amortissement, à être de 50 milliards, par exemple, alors la charge se trouve diminuée de moitié: qu’a-t-on besoin d’autre chose? Dans tous les cas, il vaudrait mieux faire jouir immédiatement les contribuables d’un dégrèvement plus fort. Tels sont les principaux argumens des adversaires de l’amortissement. Nous ne les croyons pas fondés. Sans doute, il est bon de faire des travaux qui augmentent la richesse publique, il l’est aussi d’opérer des dégrèvemens d’impôts. La première partie de ce travail a eu pour but de le démontrer, mais il ne l’est pas moins de payer ses dettes. Qui paie ses dettes s’enrichit, dit le proverbe : cela est aussi vrai des nations que des particuliers. En définitive, vous aurez beau augmenter la richesse et faire jouir les contribuables d’un dégrèvement plus important, vous n’en restez pas moins en face d’une dette de 26 milliards. Les conditions de la prospérité varient en tout pays, surtout dans le nôtre, qui est toujours plus ou moins exposé aux révolutions et à la guerre. Quel sera dans les momens de crise l’effet d’une dette de 26 milliards? Il faudrait y songer et se demander quel sera aussi, au point de vue industriel et commercial, la situation de notre pays. L’Angleterre a bien pu avec les 20 milliards de dette qu’elle avait contractées pendant sa lutte contre le premier empire, continuer à faire de grands progrès et à distancer ses concurrens. Elle avait une puissance de capitaux et des moyens de production que l’on n’avait pas encore imités. Aujourd’hui, les conditions sont changées, les nations sont à peu près outillées de même pour la production, elles profitent toutes de l’abondance et du bon marché des capitaux, et elles ont toutes des moyens de transport faciles et économiques. Ce n’est plus qu’une question de frais de main-d’œuvre pour arriver à produire au meilleur marché. Or les frais de main-d’œuvre se ressentent singulièrement de la charge des impôts. Un pays qui a un budget de près de 3 milliards comme le nôtre avec les dépenses extraordinaires, et qui arrive à 4, si on y joint les dépenses départementales et communales, qui a une somme d’intérêts à payer chaque année de plus de 1,200 millions, n’est pas sous ce rapport dans une situation aussi favorable que ses concurrens qui n’ont pas les mêmes charges. « L’avenir industriel et commercial, a dit un homme éclairé de nos jours, appartient à la nation qui aura le moins de dettes. » On se plaint beaucoup de nos tarifs de chemins de fer; on prétend qu’ils sont plus élevés qu’ailleurs, ce qui n’est pas bien démontré, mais ce qui est certain, c’est que nos charges sont plus lourdes que partout. Nous sommes en présence de concurrens redoutables, l’Angleterre et les États-Unis. Ces deux pays n’ont plus qu’une préoccupation : réduire leurs charges pour produire au meilleur marché possible. Nous avons dit que l’Angleterre, depuis un certain nombre d’années, avait diminué ses impôts de plus de 700 millions, elle a diminué aussi sa dette publique d’environ 3 milliards et, en y comprenant le profit qu’elle a tiré de diverses conversions, elle a 200 millions de moins d’intérêts à payer par an qu’en 1815.

Elle pourrait s’en tenir là d’après la maxime qu’on cherche à faire prévaloir : qu’il faut surtout augmenter la richesse et ne pas se préoccuper d s charges. Elle est aujourd’hui 3 ou 4 fois plus riche qu’il y a soixante ans. L’intérêt de sa dette, qui, au dire de M. Baxter, absorbait, en 1815, 9 pour 100 du revenu brut du pays, en prend moins de 3 à l’heure actuelle. Cela ne suffit pas pourtant à l’ambition de nos voisins; on les voit tous les jours créer des annuités viagères et à terme pour réduire le plus possible le capital de leur dette. C’est un genre d’amortissement assez dur et qui n’est pas à l’usage de tout le monde ; il faut être riche pour le supporter, car il consiste à augmenter les charges du présent pour diminuer celles de l’avenir. L’Angleterre s’y résigne en vue de l’avantage qu’elle en retirera un jour. Elle se résigne aussi à payer dès maintenant, au moyen d’impôts ou d’annuités à court terme, toutes les dépenses extraordinaires qu’elle peut faire. C’est ainsi qu’elle a supporté celles de la guerre de Crimée, qui lui a coûté, comme à nous, environ 1,700 millions. Elle a fait de même pour la guerre d’Abyssinie, et elle n’emploiera pas un autre procédé pour la part qu’elle est appelée à prendre dans les frais des deux dernières expéditions au cap de Bonne-Espérance et dans l’Afghanistan. Le livre de la dette publique est fermé chez elle pour l’augmentation, il ne s’ouvre plus que pour la réduction. N’y a-t-il pas lieu d’être frappé de cet état de choses ?

Pendant ce temps, qu’ont fait les autres nations de l’Europe ? Elles ont accru démesurément leurs charges. Nous avons passé quant à nous d’une dette de 5 à 6 milliards en 1848, pour ne pas remonter plus haut, à une autre qui est aujourd’hui de 26 milliards. Celle-ci absorbe en intérêts près de 5 pour 100 de notre revenu brut, en supposant que ce revenu s’élève à 25 milliards, ce qui est un gros chiffre. C’est 2 pour 100 de plus qu’en Angleterre. Nos dépenses administratives ont aussi augmenté beaucoup plus qu’au-delà de la Manche, et si on compare les deux budgets en ne prenant que les dépenses ordinaires, et en mettant le revenu brut des Anglais à 30 milliards et le nôtre à 25, notre budget absorbe 11 pour 100 de ce revenu et celui des Anglais 6 1/2 seulement, — différence 4 1/2 pour 100 à l’avantage de nos voisins.

Mais l’exemple le plus significatif au point de vue de la réduction successive des charges, est celui qui nous est fourni par les États-Unis. Au sortir de la guerre de sécession, ils avaient une dette de plus de 15 milliards constituée au moyen d’emprunts qui leur avaient coûté fort cher ; cette dette est déjà, après quinze ans, diminuée de près d’un tiers. Le président Hayes l’affirmait dans son message du mois de décembre 1879, et il ajoutait qu’en intérêts elle avait baissé de 325 millions par an. Ce dernier résultat a été surtout obtenu au moyen des conversions qui ont ramené successivement le taux du crédit de 6 à 5, puis à 4 et enfin à 3 1/2, où il paraît être aujourd’hui, La réduction des impôts a suivi une marche parallèle. On a supprimé particulièrement les plus gênans pour le progrès de la richesse, et il en est résulté que la vie, en ce qui concerne les denrées alimentaires, est à présent moins chère en Amérique que dans les grands états de l’Europe, qu’en France et en Angleterre. Et si le prix de la main-d’œuvre y est encore plus élevé, c’est parce que les ouvriers gagnent davantage. Les Américains marchent à grands pas vers leur libération complète[1]. Quand elle aura lieu, et avant même qu’elle ait lieu, quelle sera leur situation ? Dernièrement lord Derby, dans un discours qu’il prononçait sur la situation commerciale de son pays disait, qu’il y avait en Amérique la puissance industrielle de 40 Angleterres. Cette déclaration était peut-être exagérée et avait surtout pour but d’exciter l’énergie de ceux qui l’entendaient. Mais, même en l’atténuant de beaucoup, elle n’en est pas moins de nature à faire réfléchir sérieusement ceux qui pensent à l’avenir. Ce n’est pas seulement l’Angleterre et l’Amérique qui agissent comme nous venons de l’indiquer, d’autres petits états font de même. Le gouvernement fédéral de la Suisse, après avoir converti son 4 1/2 en 4 pour 100, appliquait tout le bénéfice de la conversion à augmenter les ressources de l’amortissement. Il jugeait cela plus utile que d’opérer un dégrèvement d’impôts.

On dira que l’amortissement, pour n’être pas très lourd et ne point trop charger la génération présente, doit être à longue échéance, et que, si on prend pour base le délai de remboursement du 3 pour 100 amortissable actuel, c’est au bout de 75 ans seulement que nous verrons l’extinction de la dette : or qui s’inquiète de ce qui se passera dans 75 ans? et d’ici là il nous faudra supporter les intérêts de cette dette augmentés de ceux de l’amortissement. Cela est vrai, le délai de 75 ans est long, nous aurions aimé qu’il fût plus court. Mais, ce qui est long pour un particulier ne l’est pas au même degré pour les nations. Il y a des réformes excellentes dont il faut attendre longtemps les résultats définitifs. Nous sommes aujourd’hui à 90 ans de l’époque où furent proclamés les principes de 89 ; qui oserait dire que ces principes ont produit aujourd’hui toutes leurs conséquences? Ils en ont déjà produit beaucoup, le temps amènera le reste. Il en sera de même avec l’amortissement s’il est bien organisé. Il n’éteindra la dette en effet que dans 75 ans, mais auparavant il aura déjà rendu de grands services. Nous avons cité l’exemple des États-Unis qui, par suite des sacrifices énormes qu’ils se sont imposés après la guerre de sécession pour rembourser leur dette, ont vu baisser le taux de l’intérêt de 6 à 4. Le crédit de l’état y a gagné 2 pour 100, le bénéfice n’a pas dû être moindre pour le crédit en général ; l’industrie et le commerce trouvent aujourd’hui des capitaux à bien meilleur marché qu’autrefois. Pourquoi notre 3 pour 100 n’est-il pas à peu près au même taux que celui des Anglais? Nous sommes presque aussi riches que nos voisins, et la richesse chez nous est mieux répartie que chez eux, l’épargne plus assurée; nous avons autant de capitaux disponibles, et notre papier de commerce se négocie à aussi bon compte que le leur. Pourquoi donc, je le répète, notre 3 pour 100 est-il à 85 lorsque celui des Anglais touche au pair? Cela tient uniquement à ce qu’en Angleterre, la dette publique n’augmente plus; qu’elle diminue au contraire chaque année par un amortissement qui, sans avoir toute la puissance qu’il pourrait avoir, n’en est pas moins très efficace. Chez nous, au contraire, elle n’a pas cessé de s’accroître ; elle a pris de nos jours des proportions gigantesques, et on n’est pas sûr qu’elle n’augmentera pas encore ; on peut même dire qu’elle augmentera certainement s’il n’y a pas d’amortissement pour l’atténuer. Cette crainte suffit pour arrêter l’essor de notre crédit. Nous sommes solvables aujourd’hui, très solvables assurément. Mais qui peut répondre que nous le serons encore demain si nous subissons une crise et qu’il nous faille emprunter à nouveau? Au moins s’il y avait un amortissement, nous aurions peut-être déjà remboursé l’équivalent de ce que nous devrions emprunter, et les conditions de l’emprunt seraient meilleures. Supposons que, par suite de l’amortissement, le taux du crédit s’élève de 1/12 pour 100 seulement, cette supposition n’a rien d’invraisemblable, elle est au contraire conforme à toutes les probabilités. L’état, qui a encore besoin d’emprunter pour ses grands travaux publics, ferait une économie importante, et elle ne serait pas moindre pour le commerce. Il y a bien dans notre pays pour 50 milliards au moins de transactions qui reposent sur le crédit, qui sont soutenues par du papier mis en circulation et escompté. Si ce papier coûte 1/2 pour 100 de moins, voilà 250 millions d’économie par an. C’est absolument comme si on dotait tout d’un coup notre commerce d’une subvention annuelle de pareille somme. Cette assistance vaudrait mieux que tous les relèvemens de tarifs qu’on demande : elle aurait l’avantage d’être plus conforme au progrès, de ne rien coûter à personne, excepte aux rentiers, qui en feraient les premiers frais par la conversion, mais qui ne tarderaient pas à en retrouver l’équivalent dans la plus-value de la richesse.

Dégrèvement et amortissement, voilà les deux nécessités de la situation, et nous devons faire les deux choses à la fois si nous voulons asseoir nos finances sur une base solide. On admet bien la nécessité du dégrèvement, sauf à discuter sur le mode et sur l’importance des ressources à y consacrer. On comprend moins celle de l’amortissement. Cependant, si on veut bien y réfléchir, on trouvera que l’amortissement est peut-être encore plus utile que le dégrèvement; il a une influence plus directe sur les rapports économiques. Vous dégrèverez de 100 millions : ce sera excellent sans doute et très apprécié par les contribuables; mais cela ne produira d’effet que jusqu’à concurrence de ces 100 millions, et encore n’est-il pas sûr que le prix des choses diminuera et que le bénéfice ne sera pas absorbé en partie par des intermédiaires; avec l’amortissement, on arrivera dans un temps donné à l’extinction d’une dette de 7 milliards, et en attendant on verra le taux du crédit s’élever sensiblement; le commerce et l’industrie auront une somme moins considérable à payer pour le loyer du capital. L’amortissement, je le répète, est donc une nécessité de premier ordre, et que faut-il pour l’organiser sans qu’il en coûte rien à personne? Il faut opérer la conversion du 5 pour 100 en 3 pour 100 amortissable, profiter des 74 millions d’économie qu’elle donnera, en affecter une partie au dégrèvement et l’autre à l’amortissement. Le gouvernement croit devoir ajourner cette mesure dans un intérêt politique. Il devrait se souvenir pourtant qu’il n’a servi à rien au roi Louis-Philippe de l’avoir ajournée aussi pendant toute la durée de son règne, afin de ménager les rentiers de l’époque; ce sont ces mêmes rentiers en grande partie qui, dans les rangs de la garde nationale, ont crié : Vive la reforme! et contribué à renverser son gouvernement. Louis-Napoléon, en 1852, a été mieux inspiré. Quel a été son premier acte après un coup d’état audacieux et pour lequel il avait grand besoin de l’indulgence de la nation? Ç’a été d’opérer la conversion du 5 pour 100 dans des conditions très hasardeuses. Il a réussi néanmoins, et ce succès a été le point de départ de la prospérité qui a eu lieu sous son règne. Ces exemples sont bons à méditer. On aura beau dire que la rente est aujourd’hui plus considérable et plus répandue qu’en 1852; ce n’est pas une raison pour ne pas faire ce qui est juste et très profitable au crédit public. On ne gagne jamais rien à méconnaître la justice. Il arrive toujours un moment où l’opinion, mieux éclairée, demande compte aux gouvernemens d’avoir sacrifié à des considérations égoïstes et de parti les intérêts généraux du pays.


VICTOR BONNET.

  1. Le président Hayes déclarait, au commencement de 1879, que la dette des États-Unis pourrait être éteinte au bout de vingt-sept ans.