De quelques nouvelles industries chimiques à l’Exposition de 1867 - Préparations alimentaires et papiers de bois

De quelques nouvelles industries chimiques à l’Exposition de 1867 - Préparations alimentaires et papiers de bois
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 72 (p. 816-842).
DE QUELQUES NOUVELLES
INDUSTRIES CHIMIQUES
A L'EXPOSITION DE 1867

PREPARATIONS ALIMENTAIRES. — PAPIERS DE BOIS.

Nous voudrions faire connaître ici quelques produits nouveaux dont la science est récemment parvenue à enrichir l’industrie, et qui cette année affrontaient pour la première fois la publicité d’une exposition. Reléguées dans un coin, humbles et d’apparence modeste, les préparations dont nous allons parler n’avaient rien de ce qui attire les regards de la foule, et tout porte à croire qu’elles n’ont guère été remarquées de la plupart des visiteurs affairés et distraits qui se sont, plusieurs mois durant, pressés dans l’enceinte du Champ de Mars. La raison en est assez naturelle et doit causer peu de regrets à ceux qui ont laissé passer ces objets inaperçus. La curiosité qu’il leur appartient d’exciter ne provient pas de quelque qualité extérieure, couleur, éclat ou forme. Le mérite de ces corps utiles réside tout entier dans les principes qui en ont dirigé la fabrication et dans les applications qu’on en peut faire. À ce double titre, l’intérêt qu’ils présentent est très général. Outre qu’ils répondent à des besoins universels, ils vont nous permettre de montrer une fois de plus la théorie aux prises avec la pratique, et de faire voir comment les connaissances purement spéculatives peuvent féconder les procédés industriels.

I.

De tous les services que la chimie industrielle peut être appelée à nous rendre, ceux qui concernent l’alimentation sont peut-être les plus précieux, ceux du moins dont volontiers on paraît disposé à lui tenir le plus de compte. Les chimistes semblent l’avoir compris, et l’exposition témoignait des nombreux efforts tentés soit pour nous fournir de nouvelles substances comestibles, soit surtout pour nous donner les moyens de tirer meilleur parti de celles que nous possédons. Extractum carnis, extrait de viande, tel est le nom donné par un chimiste allemand dont le nom fait autorité dans diverses branches de la science, M. Justus Liebig, au produit qu’il a réussi à extraire en grand des viandes fraîches de la Plata. On sait que les immenses prairies du bassin de la Plata sont parcourues par d’innombrables troupeaux de bœufs et de moutons. Une végétation vigoureuse, favorisée par un climat chaud et humide et par les émanations salines de la mer, leur offre dans ces pampas une nourriture abondante ; les animaux dont nous parlons y prospèrent et s’y multiplient en liberté. Les chasseurs pourtant n’y manquent pas, et il faut en vérité que le milieu soit bien propice à la propagation des espèces pour que ces troupeaux sauvages ne diminuent pas rapidement. C’est par centaines de mille qu’on doit compter le nombre de bêtes abattues chaque mois. Jusqu’à présent, c’était simplement pour le cuir et pour la laine qu’on faisait aux bœufs et aux moutons de la prairie une si rude guerre. La viande, les os, les tendons, d’un transport trop embarrassant et d’une conservation trop difficile eu égard aux moyens dont disposait cette sorte d’industrie rudimentaire, étaient abandonnés sur place. On s’est préoccupé à diverses reprises de mieux utiliser les produits de ces chasses. On songea d’abord à transporter les os en France et en Angleterre. Dans les contrées dont l’industrie est avancée, les os ont en effet acquit une valeur commerciale qui couvre le prix du fret ; ils constituent la matière première de plusieurs grandes fabrications. On les emploie en quantité considérable dans la tabletterie, on en extrait la gélatine ; c’est en les carbonisant dans des appareils spéciaux qu’on obtient le noir animal, substance décolorante énergique dont les sucreries en particulier font une grande consommation ; on en retire le phosphore ; enfin ils fournissent à l’agriculture des engrais aujourd’hui fort estimés. Les peaux elles-mêmes furent soumises à un traitement plus rationnel, qui permettait d’en tirer meilleur parti. Le pays n’offrant pas les ressources nécessaires à l’établissement de tanneries perfectionnées, on tenta d’exporter en Europe des peaux fraîches. Un nouvel agent, l’acide phénique, donna la possibilité de les préserver de toute altération pendant la durée du voyage. L’acide phénique est le meilleur antiseptique connu. Il n’y a pas de ferment animé qui lui résiste, pas de putréfaction qu’il n’arrête. Restait la chair musculaire qu’on continuait à laisser perdre faute de moyens de conservation suffisans. Il ne fallait pas songer ici à l’emploi de l’acide phénique. Excellent quand il s’agit d’assainir des étables, quelques parties des habitations, des salles d’hôpitaux même, cet acide ne peut servir au traitement des substances alimentaires. On a beau l’épurer au point de l’obtenir en cristaux incolores, il conserve toujours une odeur analogue à celle du goudron de houille dont on l’extrait, et qui modifierait trop désagréablement la saveur des viandes qu’on le chargerait de garantir de la décomposition. A défaut de cet antiseptique moderne, on s’est adressé à un autre moins efficace et aussi ancien que la civilisation, le sel de cuisine ; mais on n’est arrivé encore à aucun résultat décisif. Les procédés de salaison doivent faire beaucoup de progrès pour donner une sécurité complète, et il ne paraît pas possible encore de conserver économiquement les viandes qui se perdent à Buenos-Ayres et à la Plata.

C’est dans une direction toute différente que M. Justus Liebig a dirigé ses recherches. Au lieu de se proposer d’exporter intégralement la chair des animaux tués, il a voulu concentrer sous un petit volume les principaux élémens nutritifs et sapides qui la constituent, réaliser un extrait de viande qui, parvenu en Europe et étendu de trente fois son poids d’eau, donnerait un liquide présentant les qualités essentielles du bouillon ordinaire. Ce nouveau produit commercial est déjà largement entré dans la consommation en Angleterre et en Allemagne. Il sert en outre dans ces contrées aux approvisionnemens de la marine et des places fortes. Le jury international a témoigné de l’intérêt qu’il portait à cette question et du cas qu’il faisait de la solution nouvelle présentée par M. Liebig en décernant une médaille d’or à la compagnie qui exploite son procédé dans l’Uruguay et la Plata. Il faut dire pourtant qu’en France, où l’on a la réputation d’être difficile, l’extractum carnis a soulevé quelques objections et n’a eu qu’un succès d’estime. Nous aurons l’occasion, en exposant les méthodes de l’industrie nouvelle, de formuler les critiques qui se sont produites, et d’indiquer par quels moyens il nous paraîtrait possible de satisfaire à de justes exigences.

L’animal étant abattu depuis peu, la chair est hachée menu et délayée dans une égale quantité d’eau, deux cents litres par exemple pour deux cents kilogrammes de viande. On fait bouillir ce mélange et on maintient l’ébullition pendant un quart d’heure, puis on jette le tout sur une toile au-dessous de laquelle, s’écoule un liquide qui n’est autre que le bouillon que l’on veut recueillir. Il est dissous toutefois dans une trop grande quantité d’eau et mélangé de matières grasses dont il faut encore le débarrasser. On a recours à la presse hydraulique pour extraire de la viande bouillie les dernières parcelles du liquide interposé qu’elle peut encore retenir. Ainsi pressée, elle forme une espèce de gâteau que l’on considère comme épuisé de toute matière comestible, un résidu que l’on parviendra sans doute à utiliser un jour ou l’autre. Pour les matières grasses, on les élimine facilement en faisant couler par soutirage le liquide sur lequel elles surnagent. Ce liquide est alors chauffé à feu nu dans une chaudière jusqu’à ce que le volume en soit réduit au sixième du volume primitif ; enfin il est amené à consistance d’extrait par une ébullition à basse température et à l’abri du contact de l’air dans un vase où l’on fait le vide au moyen d’une pompe pneumatique. Il ne reste plus qu’à verser l’extrait encore liquide dans des pots en grès vernissé de contenances diverses, et qui sont sur place hermétiquement fermés et scellés d’un sceau en plomb pour indiquer la provenance et garantir, contre toute tentative de falsifications des intermédiaires. On le voit, les manipulations sont simples, et c’est une industrie appropriée aux contrées primitives où elle s’exerce. Voyons quels sont les résultats. En moyenne, un bœuf pesant 200 kilogr., viande nette, produit 5 kilogr, d’extrait ; un mouton dont la chair pèse 20 ou 24 kilogr. en donne 500 grammes. Il est bien clair d’après cela, et M. Liebig en fait lui-même la remarque, qu’il ne faut pas compter sur les troupeaux de l’Amérique du Sud et de l’Australie exploités d’après cette méthode pour réduire d’une manière notable en Europe le prix de la viande de boucherie. Dix usines qui retireraient de 1 million de bœufs et de 10 millions de moutons 5 millions de kilogr ; de cet extrait de viande ne parviendraient à fournir par an à la population de la Grande-Bretagne qu’un kilogramme d’extrait par six personnes, sans qu’il en restât rien à livrer aux autres nations européennes. Nos éleveurs n’ont donc en aucun cas à s’alarmer outre mesure de la concurrence que pourrait leur faire l’industrie nouvelle, car il faudra que cette industrie atteigne un degré de perfectionnement dont elle est loin encore pour lutter à armes égales avec les produits similaires de nos pays. La première infériorité commerciale de l’extractum carnis, la plus grave quand il s’agit d’un aliment, c’est que, pour une même quantité d’élémens nutritifs, il coûte plus cher que le bouillon ordinaire. Les chiffres à cet égard sont nets et faciles à établir. Un litre du produit normal du pot-au-feu contient 18 grammes de substances sèches, et le prix de revient en est de 45 centimes environ ; c’est ce que coûtent 15 grammes d’extrait de Liebig, qui renferment à peine 12 grammes et demi de substances sèches. Si on délaie ces 15 grammes dans un litre d’eau pure, on aura donc un bouillon moins nutritif que celui du pot-au-feu et coûtant le même prix. Si on les délaie dans du bouillon faible, on enrichira celui-ci jusqu’à la proportion normale de 18 pour 100 de substances sèches ; mais le prix définitif du litre de ce bouillon amélioré sera de 68 centimes au lieu de 45 qu’il aurait coûtés, si on l’eût préparé par l’ancien système. Ce serait même aller trop loin que d’affirmer que ce bouillon, qui coûte plus cher que le bouillon classique de nos cuisinières, présente les mêmes qualités. On a remarqué que, pour fabriquer l’extrait, l’on concentrait d’abord la liqueur à feu nu et à l’air libre. Dans cette opération, le produit perd une partie de son arôme, il contracte aussi une légère saveur acre qui devient très sensible, si l’on veut forcer la proportion d’extrait de Liebig au-delà de 15 grammes par litre pour avoir des bouillons plus forts ; il prend enfin une coloration foncée que dans la préparation domestique on a généralement soin d’éviter.

La plupart de ces désavantages peuvent disparaître et disparaîtront sans doute bientôt, lorsque la compagnie qui a pris l’initiative de l’exploitation, sortant de la période d’installation, de tâtonnemens et d’incertitudes, entrera dans la période de stabilité et de perfectionnemens successifs. Le prix de revient pourra être facilement abaissé dès qu’on saura éviter bien des gaspillages nécessairement provisoires. D’abord les tourteaux de viande dont on a retiré par la pression toutes les matières solubles contiennent encore divers élémens nutritifs, — fibrine, albumine, phosphates de magnésie et de chaux, — dont il faudrait s’attacher à tirer parti. Si l’on ne parvenait pas à les mettre sous une forme acceptable pour l’alimentation, il ne paraît pas du moins qu’il fût difficile d’en faire des engrais d’une richesse exceptionnelle. Il en est de même des os, qui servent aujourd’hui de combustible pour chauffer les chaudières, et pourraient, transformés en engrais, recevoir une destination plus utile et plus rémunératrice. Il serait également facile et surtout économique de substituer, à mesure que cette industrie prendra plus d’assiette, les procédés mécaniques perfectionnés aux bras des hommes pour hacher la chair crue et la séparer des os et des tendons. Il existe en Angleterre des machines qui s’acquittent à merveille d’un travail analogue. La besogne serait meilleure, la trituration plus parfaite, le rendement probablement augmenté, et le prix de revient moins considérable. Quant aux altérations que subit la liqueur quand on la concentre, et qui en changent la couleur et le goût, il suffirait pour les prévenir d’effectuer entièrement l’évaporation dans le vide, comme cela se pratique pour les sirops sucrés extraits des betteraves et des cannes à sucre. Les appareils à triple effet chauffés à la vapeur dont on se sert pour cet usage dans les sucreries et les raffineries donnent le type de ceux que l’on pourrait construire pour amener avec moins de frais le liquide à la consistance convenable. Tant que ces améliorations n’auront pas été introduites, l’extrait de viande, comme produit commercial, laissera sans doute à désirer. Dès aujourd’hui toutefois, outre l’avantage de faire entrer dans la consommation générale des alimens jusqu’à ce jour misérablement perdus, il présente un mérite qui, dans beaucoup d’occasions, prime tous les autres, c’est de concentrer sous un volume et un poids relativement très petits une richesse alimentaire considérable. Quand il seras moins cher, il pourra rendre des services véritablement précieux. Ce que d’autres inventeurs ont déjà réalisé à cet égard en Europe donne la mesure de ce qu’on pourrait faire en Amérique, où la matière première, l’animal de boucherie, ne coûte presque rien. En mettant à profit pour l’agencement des manipulations, la disposition et le chauffage des appareils tout ce que lui offraient de ressources les récens progrès de la mécanique, de la chimie et de la physique industrielle, un ingénieux chercheur, M. Martin de Lignac, est parvenu à confectionner un extrait de viande qui ne revient pas à plus de 5 francs 54 centimes le kilogramme, et qui, étendu de sept fois son poids d’eau, donne un bouillon dont la richesse, la saveur et la coloration sont irréprochables. Or l’extractum carnis de Liebig coûte aujourd’hui 30 francs le kilogramme. Il doit être possible d’en abaisser le prix au quart de cette somme. Nous ne parlerons que pour mémoire de plusieurs autres tentatives qui avaient pour objet de concentrer le bouillon jusqu’à le réduire à l’état de tablettes solides. Le défaut commun de ces préparations, pour lesquelles l’évaporation n’est pas entourée de précautions suffisantes, c’est que l’arôme disparaît sous l’influence de la chaleur, et qu’une des qualités les plus recherchées et les plus agréables du bouillon ordinaire s’évanouit du même coup.

C’est encore le nom de M. Martin de Lignac que nous trouvons attaché au procédé le plus consciencieusement étudié dans les moindres détails et le plus satisfaisant comme résultat qui ait été proposé pendant ces douze dernières années pour la conservation du lait. Cette question se rattache du reste à la précédente, le problème à résoudre est toujours de faire tenir sous le plus petit volume possible un aliment nourrissant qu’on se réserve d’étendre d’eau quand vient le moment de s’en servir. Les principales applications sont les mêmes, les conserves de lait trouvent aisément des débouchés dans l’approvisionnement des places de guerre, de la marine, des armées en campagne. L’économie domestique peut aussi dans certains cas profiter de ces recherches, bien qu’elles la concernent moins directement. M. Martin de Lignac a d’abord soin de ne soumettre au traitement qui doit en assurer la conservation que du lait excellent, provenant de vaches saines, nourries dans de bonnes conditions sur de fertiles prairies naturelles du département de la Creuse. Le produit des traites, aussitôt obtenu, est chauffé au bain-marie dans des chaudières à fond plat où le liquide forme une couche de 5 centimètres de hauteur. On ajoute alors 60 grammes de sucre blanc par litre de lait, et, pendant qu’on chauffe, l’on remue sans cesse le contenu de la chaudière pour favoriser l’évaporation. Quand le volume est réduit des quatre cinquièmes, c’est-à-dire quand il n’y a plus dans les chaudières qu’un centimètre d’épaisseur de lait, on verse ce liquide concentré dans des boîtes cylindriques dont on ferme aussitôt l’ouverture d’une manière hermétique en la soudant à l’étain. Ces boîtes, ainsi remplies et soudées, sont rangées dans une chaudière disposée, comme les chaudières à vapeur, de façon à pouvoir supporter une pression intérieure. On introduit dans cette chaudière de la vapeur à 103 ou 104 degrés. Un manomètre dont on lit les indications à l’extérieur donne à chaque instant la tension et par conséquent la température de cette vapeur. Après que les boîtes cylindriques qui contiennent le liquide concentré ont été ainsi soumises à l’action de la chaleur, la conserve de lait est préparée. On peut après un temps quelconque ouvrir la boîte, on la trouvera remplie d’une substance pâteuse d’un blanc jaunâtre et demi translucide. Délayée dans cinq fois son poids d’eau, cette substance reproduit un liquide présentant l’aspect et offrant tous les caractères extérieurs et organoleptiques du lait ordinaire. On est surpris tout d’abord de voir cette matière, translucide tant qu’elle est pâteuse, devenir opaque dès qu’on la délaie dans l’eau. Cela tient simplement à un phénomène de réfraction de la lumière. Les globules butyreux étant doués d’une réfraction différente de celle de l’eau, les rayons lumineux, qui peuvent traverser régulièrement dans des directions constantes soit ces globules seuls, soit de l’eau pure, ne peuvent plus traverser que suivant une ligne brisée très irrégulière où l’œil ne les suit plus le mélange de globules et d’eau. Chaque globule et chaque goutte d’eau successive changent en effet dans des sens différens la direction des rayons qui les traversent. Quand une boîte est entamée, l’extrait de lait peut facilement se conserver pendant dix jours et même au-delà, surtout si l’on a soin d’en prendre chaque jour une certaine quantité, ce qui renouvelle la surface en contact avec l’air atmosphérique et enlève du même coup les séminules de fermens que celui-ci aurait pu y déposer.

Il est facile d’expliquer comment chacune des opérations que nous venons de décrire contribue au succès définitif. Quand on chauffe la liqueur de façon à la réduire au cinquième du volume primitif, on ne fait autre chose que se débarrasser de la plus grande partie de l’eau que contient le lait normal. Celui-ci contenait 13 pour 100 seulement de matières sucrées, grasses, azotées et salines, et 87 pour 100 d’eau[1] ; après la concentration, la proportion d’eau est descendue de 87 pour 100 à 35 pour 100. Or la présence de l’eau a une influence prédominante sur le développement des fermentations de divers ordres ; plus on restreint la quantité d’eau, plus on augmente les chances de conservation. Le sucre, qu’avant toute manipulation l’on ajoute au lait en proportion notable (60 grammes par litre), est aussi, comme on sait, un antiseptique actif. C’est même sur les propriétés de préservation qu’il possède que sont fondés l’art du confiseur et toutes les préparations domestiques de conserves de fruits. Pour donner une idée de l’efficacité avec laquelle le sucre s’oppose à l’action des fermens, nous rappellerons que, dans une barrique de mélasse venue des colonies, on trouva le cadavre d’un petit négrillon parfaitement conservé. Saturés de sucre, les tissus organiques n’avaient éprouvé durant le voyage aucune décomposition. La dernière précaution n’est pas la moins importante. C’est celle qui consiste à maintenir pendant quelque temps l’extrait de lait à une assez haute température pour détruire la vitalité des fermens qu’il contient. On sait que l’atmosphère que nous respirons est chargée de séminules de fermens qui se déposent sur tous les corps abandonnés au contact de l’air et s’y développent en les décomposant, quand elles rencontrent des conditions favorables. Ces fermens deviennent complètement inactifs, sont tués, pourrait-on dire, par une chaleur d’environ 100 degrés. Comme on a pris soin, avant de soumettre les séminules à ce traitement, de fermer hermétiquement les boîtes qui contiennent l’extrait de lait soustrait de la sorte à tout contact de l’air ambiant, on est sûr que de nouveaux élémens de fermentation plus vivaces ne viendront pas remplacer ceux qu’on s’est appliqué à détruire.

Cette préparation laisse encore à désirer. Le lait de conserve a un petit goût de lait cuit qu’il serait bon de faire disparaître. Pour cela, il suffirait de remplacer dans la concentration du liquide le chauffage à feu nu par un chauffage à vapeur avec évaporation dans le vide activée au moyen d’agitateurs mécaniques. On pourrait alors vaporiser l’excès d’eau sans dépasser la température de 45 ou 50 degrés. Quant au prix, ce procédé est jusqu’à présent celui qui permet de livrer les conserves de lait au meilleur marché. On ne peut pas dire pourtant qu’il rende cette fabrication abordable pour la consommation ordinaire. Une boîte d’un demi-litre se vend 2 fr. 50 c, et peut donner 3 litres de lait, ce qui met le prix du litre à 83 cent. Cette méthode n’en est pas moins supérieure à toutes celles qui ont été expérimentées. Ce qu’elle a de particulièrement commode, c’est qu’elle réduit le lait au plus petit volume possible. Toutes les autres ont le tort de lui laisser la plus grande partie de l’eau qu’il contient, de façon qu’on doit, quand on utilise ces conserves, emmagasiner et transporter cinq fois plus de matière inerte que de matière utile. C’est une cause de dépense et une cause d’embarras, et par là se trouve enlevé le principal avantage des conserves. Les autres moyens de préservation conduisent d’ailleurs à des prix plus élevés. Avec le procédé Appert, le meilleur parmi ceux qui ne réduisent pas le volume, le litre de lait ne revient pas à moins de 1 fr. 20 cent.


II

On conçoit que l’économie domestique ait peu à se préoccuper de préparations aussi dispendieuses, et qui répondent à d’autres besoins que les siens. Il n’en est pas de même du traitement des substances alimentaires dont nous allons nous occuper. C’est surtout l’économie domestique que M. Martin de Lignac avait en vue quand il s’est proposé d’améliorer les anciens procédés de conservation des jambons par la salaison et l’enfumage. Sans rien changer au principe des vieilles méthodes, qui est excellent, il s’est attaché à en rendre l’application plus régulière et plus complète. Il a voulu que la pratique suivît de plus près les indications de la théorie, rien de plus, et cela suffit pour donner de l’intérêt à l’ensemble de manipulations qu’il a imaginées. Sa méthode du reste offre un autre genre de mérite moins abstrait. Les produits qu’il prépare industriellement présentent une réelle supériorité sur tous les produits de même espèce. Rien de plus simple que la théorie de la salaison des viandes. Le chlorure de sodium ou sel de cuisine a une grande affinité pour l’eau. Il attire pour s’en emparer celle qui est contenue dans les fibres de chair musculaire avec lesquelles on le met en contact, C’est par l’absorption de l’eau en même temps que par l’action antiseptique dont il est doué qu’il empêche les fermentations. Cette absorption dans la salaison commune est malheureusement fort peu régulière ; tandis que les parties extérieures de la pièce de viande, saturées de sel, se contractent, se racornissent, deviennent dures, inconvénient sérieux pour des viandes destinées à l’alimentation, le centre est soustrait à L’action antiseptique du chlorure de sodium. On est parvenu dans ces derniers temps à diminuer les effets défavorables de l’emploi du sel en y ajoutant une certaine quantité de sucre, ce qui rend la dessiccation à la surface moins énergique. On a aussi trouvé quelques avantages à l’addition d’une faible dose de salpêtre, lequel conserve à la viande salée l’aspect rosé de la viande fraîche. Ce ne sont là que des palliatifs. Ils n’atteignent pas le vice originel de cette préparation, et ne font pas que les parties superficielles ne soient imbibées avec excès des matières préservatrices, et que les parties internes n’en soient à peu près complètement privées. Après cette salaison irrégulière, les viandes sont soumises à l’action de la fumée. Les produits goudronneux de la combustion incomplète du bois, la créosote notamment, pénètrent dans les pores et entre les fibres, et vont y paralyser ou y détruire les germes des végétations cryptogamiques et des fermens. Plus l’action de la fumée se prolonge, plus celle-ci pénètre profondément et d’une manière efficace, plus aussi la saveur de la viande ainsi préparée risque d’être altérée par l’odeur prédominante des matières pyrogénées qui s’y condensent.

Le perfectionnement dû à M. Martin de Lignac a été d’introduire la précision dans les dosages et la régularité dans l’effet des agens préservateurs sur toute la masse des pièces volumineuses soumises à la salaison et à l’enfumage. Voici comment il a disposé la suite des opérations. Dès que les gros membres des porcs abattus arrivent à l’usine, chacun d’eux est pesé, et le poids est inscrit à la craie sur un tableau noir. Le sel s’emploie à l’état de solution limpide ; cette dissolution dosée une fois pour toutes, un calcul fait d’avance donné immédiatement pour chaque poids de viande le poids du liquide salin qu’il y faut consacrer. Cette saumure est contenue dans un bassin placé à l’étage supérieur, et qui communique avec l’atelier par un tuyau flexible en caoutchouc vulcanisé terminé par un tube métallique effilé fermé d’un robinet. Chaque jambon cru est placé, sur le plateau d’une balance. Dans l’autre plateau l’on met des poids destinés à équilibrer non-seulement celui du jambon lui-même, mais encore celui de la-saumure qu’il s’agit d’y ajouter. L’ouvrier introduit ensuite près du manche du jambon la pointe creuse du tube effilé, puis il ouvre le robinet La saumure du réservoir supérieur, chassée dans le tissu cellulaire par la pression que le liquide de ce réservoir exerce sur l’orifice d’écoulement, pression qui est celle d’une colonne d’eau d’environ cinq mètres de hauteur, s’insinue entre les muscles et gonfle sensiblement toute la masse charnue en même temps qu’elle en augmente le poids. Au moment précis où le jambon a reçu la quantité normale de saumure qu’il faut lui donner d’après le poids qu’il présente, la balance trébuche, et l’ouvrier ferme le robinet. Comme les jambons pesés sont disposés à la file sur la table, l’opération marche d’une manière continue avec une grande rapidité. La salaison se trouve ainsi effectuée très régulièrement à l’intérieur, et, pour assurer l’effet de la dissolution salée sur les parties superficielles, on tient pendant quelques jours les jambons immergés dans une cuve contenant une saumure préparée de la même façon. De là on les transporte au fumoir, où ils sont soumis à un enfumage perfectionné. C’est une vaste pièce dans laquelle vient s’ouvrir la cheminée de deux foyers situés à l’étage inférieur. La fumée développée par la combustion incomplète du bois dans ces foyers se répand dans cette pièce en même temps que l’air échauffé. On dessèche donc partiellement et on fume les jambons du même coup. Des thermomètres disposés à divers points de la chambre et visibles de l’extérieur permettent de régler la température selon le degré de siccité que l’on veut obtenir. Le seul bois employé est du bois de chêne très sec. On a ainsi des composés pyroligneux toujours identiques. Le poids du bois à brûler a été également déterminé avec précision, et la quantité de fumée s’en déduit, car la quantité d’air introduite dans le foyer est toujours proportionnelle au poids du bois, la section des ouvertures d’entrée de l’air étant réglée pour cela, et par conséquent la combustion ménagée du chêne sec s’opère invariablement dans les mêmes conditions.

Ce que l’auteur s’est surtout proposé dans ces dispositions diverses, c’est, comme on a pu le remarquer, d’obtenir des résultats constans et de ne rien abandonner au hasard. Le succès a justifié ses espérances. Les produits alimentaires préparés dans l’usine qu’il a fondée ont été dès l’abord appréciés des consommateurs. Beaucoup d’agriculteurs et de commerçans qui auparavant soumettaient eux-mêmes à une salaison plus ou moins imparfaite le produit de l’abatage de leurs porcs ont même pris l’habitude de s’adresser à la nouvelle usine. S’ils ont ainsi à subir des frais de transport plus considérables, en revanche ils sont sûrs d’avoir des jambons doués de propriétés régulières, et dont la conservation ne peut inspirer aucune inquiétude. Cet exemple est bon à citer, parce que les occasions sont nombreuses où, comme ici, quelques modifications judicieuses à de routinières pratiques suffiraient pour introduire la rigueur scientifique et. tous les avantages qu’elle amène avec elle dans des préparations défectueuses, bien que consacrées par l’expérience. C’est ainsi qu’en a jugé le jury international, puisqu’il a décerné une médaille d’or à M. Martin de Lignac pour ses bouillons concentrés et ses jambons, et à notre tour il nous a paru opportun d’indiquer, dans une fabrication qui peut en quelque sorte être prise pour modèle, comment, pour améliorer, il suffit souvent de se rendre bien compte des véritables conditions des phénomènes qu’on veut diriger.

C’est pour s’être pénétrés de cette vérité si simple que les premiers fabricans des fermens. organisés et de la levure pressée d’Autriche sont parvenus à créer une industrie qui occupe aujourd’hui plusieurs grandes usines, et dont les progrès ne sont peut-être pas étrangers à la réputation que les boulangeries de Vienne ont acquise. Il s’agissait ici à la vérité de phénomènes complexes, obscurs, dont la théorie a été longtemps incertaine ; nous voulons parler des fermentations. Pour bien faire saisir l’importance de la question résolue par les fabricans de levure pressée, nous devons indiquer en quelques mots quelles sont les idées qui ont successivement eu cours, et quelles sont celles aujourd’hui admises sur la nature vivante, la composition immédiate et le mode de reproduction des fermens.

Vers la fin du siècle dernier, un ingénieux physicien, Cagniard-Latour, examinant sous le microscope de la levure de bière prise chez un brasseur, reconnut qu’elle était formée d’une infinité de globules transparens ayant chacun à peine un centième de millimètre décamètre. Il constata de plus que ces corpuscules peuvent se multiplier au sein du liquide qui les contient, et il en tira la conclusion qu’ils étaient doués de vie et de facultés de reproduction. Il n’y avait rien là que de parfaitement exact, bien que ces observations parussent contredites par celles de Gay-Lussac et de Thénard. Dans leurs recherches expérimentales très précises sur la fermentation alcoolique, ces deux savans avaient remarqué que le ferment employé par eux pour déterminer la transformation du sucre en alcool et en gaz acide carbonique diminuait de poids à mesure que s’accomplissait ce dédoublement de la manière sucrée. C’est en cherchant dans une direction différente que je parvins à donner l’expiration de ces faits au premier abord inconciliables. Je déterminai en premier lieu la composition de la levure, et démontrai qu’elle contenait, ainsi que tous les végétaux microscopiques et les organismes rudimentaires des plantes, de notables quantités de matières azotées, grasses et salines, semblables à celles que l’on rencontre dans les organismes des animaux[2]. Les fermens sont donc des êtres vivans microscopiques. Or les êtres vivans, quelle que soit leur dimension, ne peuvent vivre et se multiplier qu’autant qu’ils trouvent à leur portée des élémens susceptibles de reconstituer la substance qui les forme. Comment par exemple un organisme azoté se nourrirait-il, comment engendrerait-il d’autres organismes azotés dans un milieu absolument dépourvu d’azote ? C’est ce qui arrivait dans l’expérience de Gay-Lussac et de Thénard pour les fermens employés à décomposer une dissolution de sucre. Le liquide dans lequel on les plongeait ne leur offrait ni la substance animale ou azotée, ni les matières minérales, en particulier les phosphates et les sels alcalins, indispensables à la nutrition de ces plantules. Loin d’augmenter de poids et de se multiplier, ces fermens devaient donc inévitablement diminuer. Ils périssaient d’inanition, comme périrait bientôt tout animal ou végétal qui n’aurait à sa disposition que du sucre pour s’entretenir et se réparer.

Les choses se passent tout différemment lorsque le ferment vit et végète dans le moût des brasseries. Outre le sucre produit par l’action même de la diastase avec le concours du ferment sur l’amidon, ce liquide renferme tous les principes alimentaires accumulés dans la graine ou le fruit des céréales employées à la fabrication de la bière. Aussi, en même temps qu’il détermine la production d’alcool, le ferment vit, se développe et se multiplie dans ce milieu favorable, et la cuvée du brasseur, ensemencée avec de la levure, pourra donner une récolte de levure nouvelle pesant six fois plus que celle qu’on y avait originairement jetée. Depuis l’époque où ces notions positives ont été acquises à la science, un grand nombre de faits analogues ont été découverts et approfondis. M. Pasteur a notamment déterminé différentes espèces de fermens microscopiques soit végétaux, soit animaux, et il en a montré les aptitudes spéciales pour transformer certains principes immédiats sécrétés dans les tissus des plantes et des animaux. Il a étudié la vie de ces êtres dont les séminules ne peuvent parfois être aperçues même à l’aide d’un microscope grossissant le diamètre cinq cents et jusques à mille fois. Il a démontré que leur existence est liée à une foule de phénomènes jusque-là mystérieux. Ainsi des changemens favorables ou nuisibles à la qualité des vins s’accomplissent sous l’influence d’agens de cette nature, tantôt avec le concours de l’oxygène de l’air pénétrant au travers du bois des tonneaux, tantôt à l’abri de l’air dans des bouteilles imperméables et hermétiquement closes. De ces observations, il a pu déduire un moyen de conservation qu’Appert avait indiqué sans en pouvoir donner la théorie, et dont M. Pasteur, analysant les raisons scientifiques sur lesquelles il est fondé, a pu rendre l’emploi plus régulier et plus efficace. Dans les vins contenant de 8 à 15 centièmes d’alcool, tous ces germes sont tués lorsqu’on porte le liquide à une température de 50 ou 60 degrés du thermomètre centigrade. Après ce traitement, les vins sont préservés de toute altération postérieure, pourvu, qu’on les maintienne rigoureusement à l’abri du contact immédiat de l’air atmosphérique, qui ne manquerait pas d’y déposer des germes nouveaux. L’arôme et le bouquet acquis sous l’influence des végétations microscopiques ne paraissent pas sensiblement modifiés par une élévation de température maintenue dans ces limites.

M. Pasteur a aussi observé les circonstances de la nutrition des fermens, de la levure surtout, et il a reconnu qu’aux substances organiques et minérales contenues dans le moût d’orge germée des brasseries on pouvait, comme aliment pour la levure, substituer du sucre, des phosphates et des sels ammoniacaux. Les choses se passent donc pour cette végétation microscopique comme pour les plantes herbacées ou les grands végétaux ligneux. L’agriculture a de même reconnu la possibilité et souvent l’avantage de remplacer une partie du fumier de ferme par des engrais minéraux d’une composition équivalente quant à la proportion d’acides et de bases calcaire, magnésienne et ammoniacale. Enfin M. Pasteur a étudié en détail les corps qui se forment aux dépens du sucre dans la fermentation alcoolique. M. Dubrunfaut avait déjà trouvé que le sucre ordinaire de cannes commence par être transformé en un autre corps, identique quant à la composition élémentaire, sauf un équivalent d’eau de plus, différent quant aux propriétés, et qui n’est autre que le sucre de raisin ou plus exactement un mélange de glucose cristallisable et de sucre liquide ou incristallisable. Les travaux de M. Pasteur ont montré qu’outre cette modification il se produit pendant qu’un liquide sucré fermente trois corps nouveaux dont l’analyse n’était point avant lui parvenue à constater la présence dans les moûts. Ces trois corps sont l’acide succinique, la cellulose et une substance d’une saveur douceâtre et légèrement sucrée, la glycérine.

On voit quel rôle important et complexe joue la levure dans toutes les opérations de la fermentation alcoolique, par conséquent dans toutes les industries où intervient cette fermentation. C’est elle qui préside aux réactions dont le résultat final est la production de la bière. Dans les boulangeries, c’est elle qui sous le nom de levain détermine ce dégagement de gaz acide carbonique dont l’effet est de faire lever la pâte et de l’amener à un état de division et à un volume convenables au moment de la cuisson. On pourrait citer encore plusieurs industries où l’on ne fait pas un emploi moins utile des propriétés singulières de ces corpuscules organisés. C’était donc un problème plein d’intérêt que de les obtenir en grand dans des usines spéciales. Nous avons déjà indiqué que la levure se développait comme une végétation dans les cuves des brasseries. S’emparant de cette idée, on s’est mis en Autriche et en Moravie à cultiver ce végétal d’une espèce particulière sans y introduire l’amertume ni l’odeur forte du houblon ; de cette façon on est parvenu à en développer les qualités et à produire des fermens doués d’une énergie remarquable qui, sous un moindre volume, rendent avec plus d’activité que les fermens ordinaires les services qu’on demandait jusqu’alors à ceux-ci. La levure viennoise, désignée aussi sous le nom de levure pressée, se présentait dans les vitrines de l’exposition autrichienne sous la forme d’une substance grisâtre, compacte, se laissant déprimer sous les doigts et exhalant une odeur aigrelette à peine sensible. Cette substance, que la chaleur altère assez promptement, n’aurait pu, avant l’établissement des chemins de fer, arriver ici sans avoir subi des altérations profondes analogues à celles qu’éprouvent les matières animales en putréfaction. Voici comment on la fabrique, en obtenant en outre comme produits accessoires de l’alcool et un résidu, la drêche, très propre à l’engraissement des bœufs et des moutons.

Trois espèces de grains, le maïs, le seigle et l’orge germée ou malt, après avoir été réduits en poudre et mélangés, sont mis en macération dans l’eau à une température de 65 ou 70 degrés centigrades. Dans ces conditions, le principe actif développé par la germination préalable de l’orge, la diastase, réagit sur l’amidon et le transforme en deux autres principes immédiats solubles, la dextrine et la glucose, analogue au sucre de raisin. Au bout de quelques heures, cette saccharification est terminée. On soutire et on épure la dissolution sucrée, et on la soumet à la fermentation alcoolique en y introduisant une faible quantité de levure provenant d’une opération précédente. Sous l’action de la levure, la glucose est dédoublée en acide carbonique, en alcool et produits accessoires. En même temps la dextrine, dont la saccharification n’est plus arrêtée par la présence d’un excès de glucose, se transforme graduellement en glucose ; sous cette nouvelle forme, elle subit à son tour l’action mystérieuse de la levure, et contribue à enrichir la liqueur d’une nouvelle quantité d’alcool, tandis que l’acide carbonique, rendu libre, se dégage à l’état de gaz. Ici une question se présente naturellement à l’esprit : comment la levure agit-elle ? pourquoi décompose-t-elle la glucose ? Malheureusement, parmi les diverses réponses qui ont été faites à cette question, il n’y en a aucune qu’on puisse considérer comme entièrement satisfaisante. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à mesure que se manifestent les réactions qu’ils déterminent, les globules de levure se reproduisent par une sorte de bourgeonnement, engendrant d’abord des globules plus petite qui grossissent rapidement, et atteignent la dimension maximum que ces corpuscules sont susceptibles de présenter, c’est-à-dire un diamètre de 10 ou 12 millièmes de millimètre. On a eu soin, dans la méthode que nous venons d’exposer, de fournir à ces végétaux, par la composition du moût dans lequel ils se développent, une alimentation plus riche que celle que leur offrirait le moût des brasseries. C’est le principe essentiel de cette nouvelle préparation. Aussi voit-on l’activité vitale des fermens être beaucoup plus grande. L’acide carbonique se dégage avec tant d’abondance, que les globules de levure, entraînés avec le gaz, viennent flotter sur le liquide, où ils forment une sorte d’écume épaisse. Il est clair que ce sont les globules les plus agissans qui sont ainsi enlevés et soutenus à la surface par les bulles de gaz dont ils hâtent la formation. Ce sont aussi ceux-là qu’on recueille. On les enlève avec une écumoire à mesure qu’ils apparaissent à la superficie, laissant au fond du vase où la fermentation s’opère la levure moins énergique. On récolte ainsi un ferment de choix et très pur. Avant de le livrer au commerce, il ne reste plus qu’à le faire égoutter, à le laver légèrement sur une toile, et, pour le rendre moins altérable par l’action de la chaleur et de l’air, à le soumettre à la presse hydraulique, qui élimine la plus grande partie du liquide interposé. En cet état, il peut être encore conservé huit ou quinze jours suivant la saison.

Examinée sous le microscope, cette levure se compose de granules ovoïdes, diaphanes et de grosseur régulière. La plupart offrent suivant le grand axe une dimension comprise entre 9 et 12 millièmes de millimètre. Il n’y en a qu’un petit nombre, ceux qu’on pourrait appeler les plus jeunes, dont le diamètre soit seulement de 2 ou 3 millièmes de millimètre. La masse contient 75 pour 100 d’eau et 25 de substances sèches qui, soumises à l’analyse, se résolvent en 7,7 d’azote, 3,43 de matières grasses et 8,1 de substances minérales[3]. C’est évidemment à l’abondance de principes nutritifs qui lui sont fournis au moment où il se forme et aux autres circonstances favorables qu’on a su lui ménager que le ferment viennois doit cette composition particulièrement riche et la vitalité vigoureuse dont il est doué. Par exemple ce moût contient de la farine de maïs, qui renferme trois fois plus de substances grasses que la farine d’orge ou de froment, et c’est là une des causes de la forte proportion de matière grasse qu’on trouve dans la levure pressée, bien que la glucose, d’après les observations de M. Pasteur, intervienne dans la formation des matières grasses de la levure. Il en est de même des composés azotés et minéraux ; on pourrait indiquer aux dépens de quel corps, introduit à dessein dans le liquide générateur, ils ont été absorbés par le ferment. Quoi qu’il en soit, les qualités spéciales de la levure de Vienne la rendent très précieuse pour l’industrie. Douée d’une énergie plus grande que la levure de bière ordinaire, elle permet d’obtenir avec une dose moitié moindre une fermentation plus active et plus régulière. Cette régularité dans la réaction est une des causes auxquelles la bière allemande est redevable de ses mérites. Dans un autre genre de fabrication, tout le monde a pu remarquer combien le pain viennois était mieux « allégé » que la plupart des pains français et anglais. Cela tient à ce qu’on se sert dans les boulangeries autrichiennes de levure pressée pour faire lever la pâte. Le dégagement de gaz étant plus uniforme, la pâte est plus homogène et par conséquent plus légère et mieux apprêtée. D’ailleurs, en vertu du mode de préparation, la levure de Vienne ne peut contenir ni les principes amers ni l’huile essentielle à odeur forte que contient le houblon. Ces principes dominent au contraire dans la levure de bière, et se transmettent d’autant plus au pain qu’il faut employer des doses plus fortes de ce ferment. La qualité et la saveur de l’aliment gagnent donc à l’emploi de la levure allemande. Aussi beaucoup de boulangers de Paris commencent-ils à y recourir, et sont-ils aisément parvenus à confectionner des produits aussi délicats et plus variés que les produits viennois. Malheureusement le prix de cette énergique levure est trop élevé pour qu’on l’applique à la fabrication d’autres pains que les pains de luxe. A plus forte raison n’a-t-on pas songé à en faire usage pour prévenir dans la fabrication des gros pains les altérations du gluten et par suite mieux ménager l’arôme naturel de nos farines. Si, comme il est permis de l’espérer, la préparation du nouveau ferment alcoolique se répandait en France, où la mouture et la panification ont atteint aujourd’hui une remarquable perfection, le prix ne tarderait pas à s’abaisser au point que la levure allemande pourrait entrer dans l’usage ordinaire. Il faut hâter de ses vœux ce progrès qui améliorerait encore le premier de nos alimens, et ne pourrait avoir que d’heureux effets sur la santé publique.


III

Nous venons de montrer divers progrès accomplis dans la préparation et la conservation des substances d’origine animale ou végétale destinées à l’alimentation. Ces substance » organiques, doivent principalement les qualités nutritives qui les font rechercher soit à la délicatesse des fibres qui les constituent, comme dans la chair musculaire tendre et savoureuse, soit à la faible consistance des tissus cellulaires, comme on peut le remarquer dans les meilleurs produits comestibles des végétaux. Il existe une autre classe de productions organiques dont la valeur industrielle ou commerciale dépend surtout de la forte cohésion et de la résistance des filamens ou des fibres. Telles étaient parmi les produits exotiques remarqués à juste titre dans l’exposition universelle les laines fines et tenaces provenant des troupeaux améliorés de l’Australie et de la Plata, les soies si brillantes venues du Japon, où les maladies de la précieuse chenille sétifère n’ont pas occasionné jusqu’ici des dommages comparables à ceux qui ont éprouvé nos sériciculteurs. Nous n’avons pas à revenir sur les industries de tissage et sur ce que l’exposition de 1867 a récemment appris à cet égard. La question a été traitée ici même avec détails et avec autorité[4] ; mais, en restant à un point de vue purement chimique, peut-être ne sera-t-on pas fâché de savoir de quelle manière on décèle dans les étoffes la présence de la laine et de la soie, comment on peut constater le mélange de ces fibres animales avec d’autres matières de provenance végétale, telles que le lin, le chanvre, le coton. Il existe entre la laine et la soie une différence caractéristique. La première, renfermant du soufre, se colore en noir quand on la met en contact avec un liquide légèrement chauffé tenant en dissolution du plombite de soude. Il se forme alors un sulfure de plomb brun et opaque. La soie au contraire reste sensiblement incolore dans les mêmes conditions. Enfin, quand un tissu contient du coton ou toute autre substance végétale mélangée à de la laine ou à de la soie, il suffit, pour s’assurer de la fraude, de le plonger dans une solution de soude caustique bouillante. La soie et la laine s’y dissolvent à l’instant ; les fibres végétales ne sont pas attaquées. Le microscope fournit aussi un moyen de reconnaître s’il existe des libres de coton dans les étoffes de fil et même dans les pâtes à papier. Les fibres provenant du chanvre ou du lin se montrent toujours à l’état de tubes cylindroïdes ou irrégulièrement prismatiques dont les parois épaisses maintiennent les formes, tandis que les tubes à très minces parois qui constituent le coton se trouvent aplatis, contournés, et offrent l’apparence de rubans.

C’est encore au microscope qu’il faut avoir recours pour distinguer si le papier contient des membranes extraites du bois ou ces fibres ligneuses qui forment depuis peu de temps une des matières premières des papeteries. Les moyens nouveaux employés pour cette préparation méritent de nous arrêter quelques instans. Parmi les nombreux échantillons, de papier exposés au Champ de Mars, la plupart renfermaient des pâtes préparées avec des substances qui, jusqu’à ces derniers temps, n’avaient pas été utilisées pour cet usage, dont plusieurs même y étaient généralement regardées comme tout à fait inapplicables. La proportion en poids de ces matières nouvellement introduites varie entre 25 et 85 pour 100. Cette révolution était prévue, elle était nécessaire. La chimie avait montré que toutes les substances auxquelles la papeterie a maintenant recours contenaient le principe immédiat des végétaux, la cellulose, élément essentiel du papier. De plus cette cellulose s’y trouvait sous forme de fibres ou de membranes allongées que le feutrage qu’on fait subir à la pâte unit et entre-croise, et qui doivent assurer la solidité de la feuille de papier. La théorie semblait donc recommander de ne pas négliger les ressources qu’offraient beaucoup de végétaux ; d’un autre côté, les anciennes sources d’approvisionnemens de chiffons semblaient se tarir, et les besoins de la consommation croissaient au contraire très rapidement à mesure que l’instruction et le bien-être augmentaient dans les divers pays. De cette double cause ont dérivé les progrès dont nous sommes aujourd’hui témoins.

L’idée de fabriquer du papier avec des fibres végétales est relativement assez récente. Dans les premiers temps où la pensée des hommes put se transmettre à l’aide de caractères, on écrivit sur des tablettes minérales et des feuilles d’écaille ou d’ivoire. On apprit ensuite à préparer les peaux minces des animaux et à en faire une espèce de parchemin analogue à celui qui est encore, mais exceptionnellement, employé de nos jours. On utilisa plus tard un produit végétal fourni par le papyrus. Cette invention avait été faite dans le Nouveau-Monde aussi bien que dans l’ancien, car lorsque les Espagnols débarquèrent au Mexique, ils trouvèrent les indigènes, en possession d’une membrane végétale dont ils se servaient comme de papyrus. C’était l’épiderme facile à enlever des feuilles épaisses de l’agave d’Amérique, plante très répandue dans ces contrées. Tout porte à croire que l’invention du papier formé de fibres végétales est due aux Chinois. On retrouve dans les plus anciennes papeteries de France les procédés chinois de broyage au pilon. Transmis aux Persans vers l’an 650, adoptés par les Arabes un demi-siècle plus tard, ces procédés furent apportés par ces derniers en Espagne et pénétrèrent de là dans le reste de l’Europe. A l’origine, on n’avait guère utilisé dans l’extrême Orient, pour la fabrication du papier, que les fibres végétales ou les feuillets détachés du liber de certaines plantes arborescentes, entre autres du bambou, et les poils implantés sur les graines des cotonniers. La Chine produit encore aujourd’hui des papiers de ce genre. Beaucoup, formés du liber de végétaux ligneux, sont d’une finesse extrême et d’une ténacité remarquable. Ornés généralement de dessins et de peintures, ils remplacent dans beaucoup de provinces du Céleste-Empire les carreaux de verre qui garnissent chez nous les châssis des fenêtres. Sous le nom de papier de riz, les Chinois se servent aussi, pour dessiner au pinceau, d’un produit dont le principe de fabrication est tout différent. Ce sont des feuillets très minces découpés avec beaucoup d’habileté dans la moelle de l’aralia papyrifera ; le tissu cellulaire naturel n’a subi aucune autre préparation. Cette industrie doit être également fort ancienne. En Espagne, les Arabes n’avaient à leur disposition aucun des végétaux d’où les papeteries tiraient en Chine la matière première. Ils essayèrent avec succès de substituer aux fibres textiles fournies par le cotonnier ou le bambou celles que donne le lin, qui prospère très bien en Espagne. Le royaume de Valence est la première contrée d’Europe où, peu après la conquête arabe, on ait fait du papier, et il semble avoir conservé longtemps une certaine supériorité dans cette industrie. Vers le milieu du XIIe siècle, Xativa, aujourd’hui San-Felipe, non loin de Valence, était renommée pour ses fabriques de papiers, et un auteur arabe, Édrisi, écrivait qu’elle en produisait de si beau « qu’on n’eût pas trouvé le pareil dans tout l’univers. » C’est au siècle suivant que des papeteries, copiées sur celles des Arabes, se fondèrent en France, à Troyes d’abord, puis à Essonne. Une lettre du sire de Joinville à Louis IX, datée de 1270, est écrite sur du papier provenant de cette industrie naissante. Au XIVe siècle, des usines semblables s’élevèrent à Nuremberg et dans plusieurs villes d’Italie, à Fabriano en Piémont, à Colle en Toscane, à Padoue. Ce n’est qu’au XVe que l’Angleterre, qui jusque-là faisait venir son papier de France, se mit à en fabriquer à son tour : Elle réussit peu d’abord. Les beaux papiers continuèrent, pendant près de deux siècles, à lui être expédiés de France et de Hollande ; mais en 1690 Whatman, après avoir visité les principales papeteries du continent, fonda l’usine de Maidstone, qui conquit tout de suite et qui a gardé depuis une grande célébrité.

Les procédés de fabrication cependant étaient restés à peu près stationnaires pendant cette longue période. Robert leur fit faire un pas décisif en 1790, lorsqu’il réalisa dans l’usine d’Essonne la première idée de la production mécanique du papier en bandes continues. Cette invention fut plus appréciée d’abord en Angleterre qu’en France. Didot Saint-Léger, Gamble, Fourdrinier et le mécanicien Donkin ont attaché leurs noms à la réalisation manufacturière de l’idée de Robert en établissant de l’autre côté de la Manche des machines à papier montées avec une admirable précision. La fabrication mécanique, désormais devenue industrielle, reparut en France en 1811. Les ateliers du constructeur Calla furent les premiers d’où sortirent des machines à papier dont Didot Saint-Léger-avait donné les plans. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des perfectionnemens successifs que MM. Canson, Crompton, Frédet, Planche et un grand nombre d’autres ingénieurs et fabricans ont successivement apportés à la disposition des appareils. Le but de tous les efforts était de remplacer dans les manipulations le travail à la main par le travail plus économique et plus régulier des machines. Pour donner une idée des difficultés inattendues que présentait la solution de ce problème, nous choisirons une des opérations les plus simples, le collage à la gélatine, qui semblait se prêter aisément à un traitement mécanique, et qui n’en a pas moins tenu en haleine, avant d’être tout récemment obtenu à la machine d’une manière irréprochable, plusieurs générations d’inventeurs. Le collage à la main avait toujours réussi à merveille. L’ouvrier plongeait pendant quelques secondes les feuilles de papier dans une solution tiède de gélatine et les faisait ensuite sécher sur un étendoir. On obtenait du papier blanc, opaque, lisse et bien collé. Essayait-on de faire passer la feuille de papier d’un mouvement continu dans une solution gélatineuse identique et de l’enrouler ensuite pour la sécher sur un cylindre chauffé intérieurement, ce qui était la marche indiquée par les procédés du travail continu, immédiatement la gélatine était mal répartie dans la masse et le papier buvait par places, ou bien, si, pour éviter ce résultat, on forçait la proportion de colle, il devenait lourd et à demi translucide. Il est facile d’exposer en quoi la méthode mécanique remplaçait mal la méthode à la main et négligeait une des conditions les plus importantes du succès. Quand l’ouvrier étend à l’air la feuille de papier qu’il retire du bain gélatineux, l’évaporation de l’eau commence aussitôt à la surface. A mesure que celle-ci se dessèche, elle attire l’eau intérieure, chargée de gélatine, qui vient s’évaporer à son tour, déposant à la superficie de la feuille la substance agglutinante qu’elle tient en dissolution. La gélatine est donc amenée presque tout entière à l’extérieur de la feuille, et c’est là seulement qu’elle forme un dépôt imperméable. Il est facile de s’assurer de l’exactitude de ce fait : que l’on enlève avec un grattoir cette mince couche de colle, aussitôt on verra le papier boire, et il sera impossible d’y former un seul trait net[5]. Qu’arrive-t-il au contraire quand on soumet la feuille à une dessiccation rapide ? L’eau s’évapore non-seulement à la surface, mais aussi dans toute l’épaisseur de la feuille, la gélatine se dépose à l’intérieur et alourdit le papier sans le préserver régulièrement. C’est justement l’effet que produisait l’enroulement sur le cylindre trop chauffé. Une fois cette théorie bien établie, il devenait facile de reproduire avec des rouleaux à mouvement continu les circonstances essentielles que présentait l’étendage. Il fallait opérer la dessiccation d’une manière graduée et à une basse température. On y est parvenu en diminuant la chaleur et en augmentant le nombre des cylindres sécheurs. Au lieu de huit ou dix dont on se contentait naguère, on en installa d’abord soixante. En Angleterre, où le collage à la gélatine est plus répandu que chez nous, ce chiffre tend à s’élever d’année en année ; on l’a porté à cent vingt, puis à deux cents, et quelques papeteries ne s’en tiennent même point là. Le séchage est ainsi plus lent sans que l’ensemble de l’opération soit ralenti en aucune manière, et dans ces conditions le collage à la mécanique ne laisse rien à désirer. C’est surtout pour les pâtes préparées avec du coton que la question est importante, parce que sans l’application uniforme de la gélatine la tenue et la solidité du papier de coton seraient insuffisantes. Voilà pourquoi l’Angleterre, qui manque de chiffons de chanvre et de lin, s’est appliquée avec tant d’ardeur à la résoudre.

A mesure que les papeteries installaient de toutes parts les instrumens et les méthodes de fabrication en grand, il devenait plus difficile de se procurer la matière première, les chiffons de fil ou de coton. L’industrie du papier avait pris une place assez importante dans la production générale pour que la crise qui la menaçait éveillât la sollicitude des gouvernemens. Les droits prohibitifs destinés à empêcher dans chaque pays l’exportation du chiffon à l’étranger faillirent un moment devenir un casus belli et amener un choc entre des nations puissantes, ce qui n’aurait en rien porté remède à la disette de matières premières dont on se plaignait. Les pays où l’instruction publique et le commerce sont le plus en honneur étaient ceux où les besoins étaient le plus grands et où la consommation de papier est le plus considérable. Aux États-Unis, qui tiennent à cet égard le premier rang, le nombre et la prospérité des papeteries ont suivi une progression rapide. En 1769, on y comptait seulement 40 usines livrant chaque année 685,000 kilogrammes de papier ; il y en a aujourd’hui 500 employant 225 millions de kilogrammes de chiffons à produire 150 millions de kilogrammes de papier. En Angleterre, 125 millions de kilogrammes de chiffons sont annuellement transformés en 82 millions de kilogrammes de matière manufacturée. En France, 200 usines vendent par an 66 millions de kilogrammes de papier représentant une valeur de 40 millions de francs. La production de l’Allemagne est, proportionnellement à la population, plus forte encore. L’Espagne, berceau de cette industrie, donne des résultats notablement plus faibles que tous ceux qui précèdent. Pour renouveler la source des approvisionnemens, on eut recours aux tiges de plusieurs graminées et même au bois de certaines essences forestières. Dans ces divers corps, la cellulose à l’état fibreux, qui constitue la matière organique de la pâte à papier[6], se trouve associée à des matières incrustantes sécrétées dans l’intérieur des fibres ligneuses sous l’influence de la végétation et modifiant la couleur et la dureté des tissus. Il s’agissait, avant de pouvoir substituer ces fibres végétales aux chiffons, de les soumettre à un traitement assez énergique pour les amener en quelques jours à un état de pureté analogue à celui que présentent les toiles de coton, de chanvre et de lin après une préparation spéciale et plusieurs séries de blanchimens successifs. On y est parvenu ; mais la matière soumise à ces épurations vigoureuses ne peut entrer dans la composition des pâtes que lorsque le poids en a été réduit au tiers ou au quart. Le reste représente la proportion des substances organiques ou minérales qu’il a fallu éliminer. Les débris de tissus ayant déjà subi dans l’usage domestique de nombreuses lessives donnent au contraire, en pâte à papier pesée sèche, 60 ou 80 pour 100 du poids de chiffons employés. Ces déchets dans le traitement des bois ne présentent rien d’étonnant, si l’on songe que l’on soumet souvent à ces manipulations des arbres séculaires. Or on sait que la dureté du bois augmente avec l’âge, et que cela est dû à l’abondance de corps étrangers et de matières incrustantes qui se déposent chaque année par couches concentriques dans les fibres ligneuses.

Quatre procédés distincts sont pratiqués en grand pour extraire des bois ou des pailles la cellulose membraniforme et la livrer à l’état de pâte à papier. Les deux premiers sont basés sur le même principe. On désagrège par un acide les matières incrustantes, et l’on dissout la cellulose spongieuse afin de mettre à nu la cellulose du tissu primitif. Celle-ci, plus fortement agrégée et plus résistante, ne se laisse pas attaquer par les dissolvans, et, après qu’ils l’ont débarrassée de toutes les substances d’adjonction, elle reparaît en membranes souples, blanches, faciles à feutrer et susceptibles d’entrer dans la composition des papiers les plus beaux. Voici d’abord comment MM. Neyret, Orioli et Frédet conduisent cette opération à l’usine de Pontcharra. Ils débitent à la scie mécanique, en rondelles de 5 millimètres d’épaisseur, des tiges d’arbres ayant de 36 à 60 centimètres de tour. Ces rondelles sont placées dans une grande cuve munie d’un fond en granit avec joints en caoutchouc vulcanisé. Les acides par conséquent n’ont pas d’action sur ce récipient. On y verse un mélange d’acide chlorhydrique et azotique étendu d’eau[7], et, tenant les rondelles immergées, on fait barboter de la vapeur dans la cuve pendant douze heures, de manière à maintenir la température à 100 degrés. Ainsi préparé, le bois est lavé à l’eau pure et broyé sous des meules de granit qui le réduisent en une pulpe brune. On lave de nouveau cette pulpe pour la débarrasser des acides interposés. Dans cette première opération, la cellulose la moins résistante a été en partie brûlée, c’est-à-dire transformée en eau et en acide carbonique, en partie transformée en dextrine et en glucose, deux corps solubles qu’emportent les lavages. Restent, avec la cellulose primitive, les substances incrustantes que l’acide n’a pas attaquées et qui se trouvent mises à nu par la disparition de la cellulose spongieuse. On les soumet à l’action de la soude caustique, qui les dissout entièrement à une température de 140 à 150 degrés sans altérer la cellulose compacte. Cette sorte de lessivage s’effectue dans un vase cylindrique tournant en forte tôle, muni d’une double enveloppe où circule un courant de vapeur à 152 degrés. La contenance totale de ce cylindre est de 9,000 litres, et on y traite à chaque opération 1,500 kilogrammes de pulpe de bois par 3,000 litres d’une dissolution de soude. Le cylindre fait un tour et demi ou deux tours par minute, et le contact du liquide et de la pulpe est maintenu pendant six heures. Au bout de ce temps, on envoie l’excédant de vapeur contenu dans la double enveloppe chauffer un autre cylindre semblable, et on décante le liquide, qui a pris une couleur brune et est chargé de toutes les matières incrustantes tenues en dissolution. Ce qui reste dans le cylindre n’est autre chose que la cellulose qu’on voulait obtenir. On lui fait subir dans le cylindre même des lavages à l’eau chaude. Pour la rendre complètement blanche, on la soumet en outre à l’action de l’hypochlorite de chaux, qui fait subir une combustion humide aux matières colorantes et les détruit en attaquant légèrement la cellulose elle-même. Celle-ci, lavée une dernière fois à l’eau pure et passée au laminoir, se présente enfin sous la forme d’un carton épais que l’on livre au commerce comme matière première pour entrer dans la composition du papier. On a constaté un fait remarquable : la pâte de bois est exempte de composés ferrugineux et renferme moins de matières minérales que les produits similaires obtenus avec la paille de seigle, de blé, les tiges de quelques arbustes comme le sparte, le genêt, ou celles de zostère marine[8] MM. Bachet et Machard ont voulu tirer parti de la cellulose spongieuse que l’on perd dans le procédé de Pontcharra. Pour cela, ils l’ont convertie en matières sucrées susceptibles de fermenter et de donner de l’alcool. Ayant donc fait bouillir les rondelles de bois pendant douze heures avec de l’acide chlorhydrique étendu de dix fois son volume d’eau, ils recueillent le liquide que contient la cuve après cette ébullition. Ce liquide renferme toute la cellulose spongieuse transformée en glucose ou sucre de raisin. Tandis que les rondelles subissent la série de manipulations que nous venons de décrire, et dont le dernier résultat est également d’obtenir la cellulose membraniforme, ce liquide est traité à part ; l’excès d’acide est saturé, une certaine proportion de levure est introduite dans la liqueur, la température maintenue à 20 degrés environ, et une fermentation, signalée par l’apparition de bulles d’acide carbonique, ne tarde pas à se manifester. La glucose est décomposée en acide carbonique et en alcool. Pour obtenir ce dernier, il suffit de distiller quand les bulles de gaz ont cessé de se dégager et que par conséquent presque toute la glucose est transformée. Cet alcool est de qualité égale et même supérieure à celle des alcools de grains, de betterave et de mélasse. À plus forte raison vaut-il mieux que les alcools de marc de raisin, d’asphodèles et des résidus de garance.

Les opérations se simplifient quand il est question de séparer des substances étrangères que la végétation y a mêlées les fibrilles feutrables des tiges des graminées, des pailles ou des spartes par exemple ; seulement la matière première est ici plus chère que quand on opère sur le bois. Les usines où la cellulose membraneuse qui doit entrer dans la confection du papier est extraite de pailles diverses se sont multipliées en France et à l’étranger. Vingt-deux fabriques avaient exposé au Champ de Mars des produits venus d’Amérique, d’Angleterre, d’Espagne, de Belgique, d’Autriche, d’Italie, et chacune d’elles prépare de 1,000 à 5,000 kilogrammes par jour de ces nouvelles pâtes à papier. Les méthodes ne varient guère, et les détails seuls peuvent différer. Voici comment on opère dans une de nos fabriques françaises, celle de MM. Zuber et Rieder, à Napoléonville. Les tiges sont coupées au hache-paille en menus tronçons de 2 ou 3 centimètres, puis, préalablement mouillées et écrasées au laminoir, elles subissent pendant douze heures un lessivage avec une solution contenant environ 15 pour 100 de soude caustique. Elles sont de nouveau passées au laminoir et débarrassées ainsi des dernières portions de lessive alcaline qu’elles pourraient conserver et qu’on recueille avec soin. Elles sont ensuite lavés deux fois à l’eau chaude et à l’eau froide, blanchies au chlorure de chaux, enfin divisées en fibrilles menues dans des moulins à meules cannelées que l’on nomme pulp-engine, et qui sont des machines fort ingénieuses dues à un Américain, M. Stuart. Quant à la lessive de soude caustique, il va sans dire qu’on ne la laisse pas perdre. Concentrée dans un four à réverbère et calcinée avec un excès d’air, ce qui a pour effet de brûler ou charbonner toutes les matières organiques qu’elle tient en suspension, elle est ensuite traitée par la chaux hydratée et ainsi revivifiée comme soude caustique, de manière que la même soude, sauf les déchets inévitables, peut servir indéfiniment. Cette fabrication est, comme on voit, très simple. Les pâtes à papier obtenues de cette façon ne coûtent guère que la moitié ou les deux tiers du prix des pâtes de chiffons. Il est vrai qu’il faut toujours y mélanger, pour faire de bon papier, une certaine quantité de ces dernières, dont les fibres, plus longues et plus résistantes, donnent au produit définitif plus de force. La cellulose membraniforme que l’on retire du bois peut entrer jusqu’en proportion de 80 pour 100 dans ces mélanges et donner de très beaux produits. Il n’est pas sans intérêt au point de vue théorique de suivre l’ordre des phénomènes qui ont permis à la science de retrouver et d’isoler souvent après une longue suite d’années une chose en apparence aussi délicate et aussi fugitive, en réalité aussi persistante que l’est le tissu organique avec lequel on fait les feuilles de papier. Au point de vue pratique, ces usines nouvelles qui emploient le bois comme matière première du papier ne résolvent pas seulement d’une manière ingénieuse, et qui deviendra par des progrès successifs tout à fait satisfaisante, un problème d’industrie appliquée fort important ; elles doivent avoir une influence heureuse sur l’arboriculture, et ouvrent un nouveau débouché aux exploitations de conifères qui doivent préparer l’assainissement et la mise en valeur de nos landes incultes. C’est ainsi que les branches de l’activité humaine qui paraissent au premier abord les plus indépendantes les unes des autres sont en réalité réunies par mille liens, et que tous les progrès sont solidaires. La papeterie a fait son profit de recherches qui n’avaient à l’origine que l’organographie végétale pour objet, l’agriculture à son tour profitera de découvertes où la papeterie semblait seule intéressée.


PAYEN.

  1. La composition moyenne du lait de vache peut être ainsi représentée :
    Lactose (ou sucre de lait) 5
    Beurre 4
    Caséine et autres substances azotées 3,70
    Sels solubles et insolubles 0,30
    Eau 87
  2. En comparant la composition immédiate de plusieurs organismes végétaux, on reconnaît combien certaines plantes d’une structure peu compliquée se rapprochent à cet égard de la levure, qui représente elle-même une plantule globuleuse encore plus rudimentaire.
    Morilles Champignons de couche Truffes noires Levures viennoise Choux-fleurs
    Matières azotées et traces de soufre 44 53 31,36 50,05 66,0
    Substances grasses 5,6 4,4 2 3,437 4,5
    Cellulose, dextrine, mannite, etc. 36,8 38,4 50,25 38,413 18,3
    Phosphates de chaux, de magnésie, de potasse, de silice, traces de chlorure, de sulfates, d’oxyde de fer 13,6 5,2 7,39 8,100 11,2
  3. Voici, d’après nos analyses, les proportions en centièmes de ces substances minérales :
    Acide phosphorique 46
    Silice 1,8
    Potasse 22,3
    Soude 15,9
    Magnésie 5
    Chaux 1,3
    Eau (combinée aux phosphates) 4,4
    Oxyde de fer et corps non dosés 2,4
    Chlore et acide sulfurique Traces
  4. Voyez la Revue du 15 août 1867.
  5. On doit prendre pour cet essai les papiers qui sont encore maintenant fabriqués et collés à la main. Ce sont notamment les papiers à dessin et le papier timbré.
  6. La cellulose forme la trame solide de tous les organismes végétaux. Tantôt elle s’y présente en cellules à parois très minces, comme dans la moelle de l’aralia, ou très épaisses, comme dans le phytelephas (ivoire végétal) ; tantôt elle affecte la forme de tubes. Dans le coton, ces tubes sont minces ; dans le lin, le chanvre, le bananier, ils sont épais. Ordinairement l’épaisseur varie avec l’âge, de la plante. Sous ces apparences diverses, c’est toujours la même substance, présentant, une fois épurée, les mêmes propriétés physiques et chimiques et la même composition élémentaire. Elle contient 44 pour 100 de carbone et 55 pour 100 d’oxygène et d’hydrogène dans les proportions qui constituent l’eau. Parmi les réactions caractéristiques qu’elle présente, on peut citer l’effet de l’iode, qui la teint en bleu indigo, et celui des acides, qui la transforment en dextrine et en glucose ou sucre de raisin.
  7. Pour 1,000 kilogrammes de bois, les proportions sont de 2,500 litres d’eau, 60 kilogrammes d’acide chlorhydrique et 40 kilogrammes d’acide azotique.
  8. La zostère marine commençait à être employée avec succès à la fabrication de la pâte à papier, lorsque l’emploi qu’on s’est mis à en faire pour garnir économiquement les matelas en a relevé les prix de manière à beaucoup diminuer les avantages qu’elle présentait au point de vue de l’extraction de la cellulose.