De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/I/V


CHAPITRE V.

Conséquences de ce qui précède par rapport au gouvernement de l’Église et aux relations des évêques avec le Pape, centre et lien de l’unité catholique.


Ceux qui trouvoient peut-être, il y a quelques mois, nos alarmes exagérées, doivent comprendre maintenant par ce qui se passe sous nos yeux, par l’audace croissante des hommes d’anarchie, par les maximes qu’ils soutiennent, les projets qu’ils avouent, les espérances qu’ils manifestent ouvertement, que jamais l’ordre social ne fut plus dangereusement menacé. La vérité, trahie ou abandonnée, se défend à peine. L’erreur triomphe presque sans combat ; on n’entend que sa voix, on ne sent que son action ; elle étonne ceux même qu’elle ne subjugue pas, et pénétrant peu à peu dans les esprits, elle les poussera bientôt à des résolutions violentes. Les gens de bien, satisfaits de quelques courts instants de sommeil, tâchent de s’aveugler sur la crise qui se prépare ; ils n’osent la craindre de peur d’être conduits à tenter un effort pour la prévenir ; ou s’ils ne peuvent réussir à se tranquilliser complètement, ils s’enfoncent dans leur lâcheté comme dans le plus sûr asile ; tant l’expérience est nulle pour eux !

Il est vrai aussi qu’exiger des hommes qu’ils portent leur vue au-delà du présent, qu’ils développent par la pensée le germe de l’avenir, et découvrent ce qui sera dans ce qui est, c’est demander plus et beaucoup plus qu’on n’est en droit d’attendre. Ils ignorent, pour la plupart, comment les révolutions politiques et surtout les révolutions religieuses s’opèrent. L’esprit des institutions, la nature des doctrines, sont des causes dont peu de personnes savent apprécier la puissance et prévoir les effets. Cependant rien de considérable n’arrive dans le monde, rien ne s’établit, rien n’est détruit que par leur influence. C’est toujours d’en haut que le branle est donné aux évènements qui remuent la société entière ; et ce que le bras abat, la pensée l’avoit déjà renversé.

Or l’état en France, obligé, comme on l’a vu, de subir toutes les conséquences du principe démocratique consacré par les lois, n’offre qu’une vaste agrégation d’individus dépourvus de lien ; tandis que pour maintenir, sous le nom de liberté, la démocratie des opinions, on proclame, sans aucunes limites, le principe du jugement privé, également destructif de tout lien dans l’ordre spirituel.

C’est là ce qu’il faut considérer, bien plus que les vieilles objections de la philosophie contre le christianisme, pour comprendre quelle est la source de cette opposition violente, de cette haine effrénée dont la religion catholique est aujourd’hui l’objet. Fondée sur l’autorité, elle proscrit tout ensemble et la souveraineté politique du peuple et la souveraineté de la raison, qui n’est que l’indépendance absolue d’un être supérieur.

Le désir de cette indépendance, ou de l’extinction totale de la société humaine, tourmente une foule d’insensés ; elle est, de leur aveu, le but constant de leurs efforts. Chose effrayante à dire, Dieu et l’homme sont en présence : il s’agit de savoir à qui l’empire restera.

D’un autre côté, les gouvernements engagés dans un système d’athéisme légal, favorable à la fois et par les mêmes raisons au despotisme et à la démocratie, regardent avec défiance la seule vraie religion, qui tend par son essence à régler et à modérer l’exercice du pouvoir qu’elle affermit ; et ne se croyant jamais assez en sûreté contre elle, ou ils la persécutent ouvertement, ou ils essaient de l’affoiblir par une guerre sourde non moins dangereuse peut-être. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, son culte, sa doctrine, ce n’est pas là ce qui les inquiète ; rien ne leur est, au contraire, plus indifférent. Et comme le caractère de loi qu’elle imprime à ses dogmes blesse seul les sectaires, irrités uniquement de ce qui porte atteinte à la souveraineté de la raison ; ainsi l’autorité qui commande la foi excite seule les craintes et l’aversion des gouvernements, parce que seule inconciliable avec la liberté absolue de croyance que proclament les lois, seule encore elle oppose un obstacle insurmontable aux vues du pouvoir, qui, de la religion, base nécessaire de l’ordre social, voudroit faire une simple branche de l’administration civile.

De là cet état de contrainte où l’on s’efforce de la maintenir, ce poids de servitude que sans cesse on aggrave sur elle, cette prédilection marquée pour les sectes, toujours plus dociles à mesure qu’elles sont plus vides de vérité ; de là les calomnies, les injures, les cris de rage du parti révolutionnaire, ses déclamations éternelles contre le clergé catholique et son chef ; de là cet amour pour les libertés de l’église gallicane, qui les a saisis tout-à-coup, et qui n’est bien clairement que la haine de l’unité ; de là enfin, le projet exécrable avoué des uns, mal dissimulé par les autres, de précipiter la France dans un schisme semblable à celui du seizième siècle.

Le protestantisme se ploie partout à ce qu’on demande de lui, parce qu’il n’a rien à conserver, ni dogmes, ni discipline ; partout il est esclave de la puissance temporelle, parce que, dépourvu de sacerdoce, il n’offre pas même les premiers éléments d’une société. L’absence de liens, d’autorité et d’obéissance, voilà ce qui le constitue fondamentalement. Il n’a d’organisation nécessaire, d’existence publique, que celle que l’état lui donne, et dès lors il vient de lui-même se ranger sous la main de l’administration. Cette dépendance civile a, il est vrai, sa source dans les mêmes maximes qui produisent une indépendance politique féconde en révolutions ; mais c’est le propre des gouvernements foibles, de bien plus redouter ce qui gêne le pouvoir que ce qui le tue.

Divine par son institution, indépendante par sa nature, l’église catholique subsiste par elle-même : avec sa hiérarchie, ses lois, sa souveraineté inaliénable, elle est la plus forte des sociétés ; sa durée seule le prouve. Des liens que l’homme n’a point formés, et qu’il ne peut rompre, unissent toutes les parties de ce grand corps. Que des individus, que des peuples même s’en séparent, il reste entier. Telle fut l’église aux premiers jours, telle encore elle est aujourd’hui ; elle ne change point, elle ne vieillit point ; il y a dix-huit siècles que l’éternité a commencé pour elle. Sa destinée n’est pas de posséder la terre et de la gouverner avec un de ces sceptres que le temps brise ; un plus haut empire lui est réservé ; elle a reçu la mission de conduire et les rois et les peuples dans les voies où Dieu même leur commande de marcher ; elle instruit, reprend, conseille, ordonne, non pas en son nom, mais au nom du suprême législateur. élevée au-dessus de ce qui passe, elle domine les établissements humains, qui empruntent d’elle leur force toujours si fragile, et cette vie qui s’épuise si vite. Sans elle que seroit l’Europe, que seroit le monde ?

Et cependant on verra les gouvernements qui lui doivent tout ce qu’ils ont de stabilité, la combattre, parce que l’homme aveuglé, enivré par le pouvoir, ne sait plus supporter la règle. Que n’a point essayé la puissance séculière pour soumettre l’église à ses volontés ? Quel est le genre d’attaque que l’on n’ait point employé contre elle ? Naguère on démolissoit ses temples, on traînoit ses prêtres à l’échafaud. Maintenant on lui laisse l’exercice de son culte, puis qu’enfin le peuple en veut un ; mais on tente de la dissoudre comme société. Afin d’arriver à ce but, on gêne sa discipline, on entrave son gouvernement, on trouble sa hiérarchie. Entrons dans le détail de cette persécution nouvelle.

La discipline, sauvegarde de la foi et fondement du bon ordre, sert encore à maintenir, au moyen d’un régime et d’une législation uniforme, les liens extérieurs de l’unité si essentielle à l’église. Elle fait de tant de pasteurs, dispersés dans le monde entier, un seul corps dont les membres, unis par des rapports intimes, agissent constamment sous l’autorité du chef souverain selon des règles communes. De cet accord, qui est aussi un caractère de vérité, dépend et toute la vigueur du gouvernement spirituel, et la vénération des peuples pour des lois partout les mêmes, malgré quelques usages particuliers, qui, prévus et sanctionnés par elles, n’y forment pas même de véritables exceptions.

Mais comment conserver cet admirable ensemble, comment établir solidement l’empire de ces lois et sur les fidèles et sur les pasteurs, sans tribunaux qui s’élèvent de degré en degré, jusqu’au tribunal suprême ? Or, à peine reste-t-il en France quelque trace de cette juridiction graduée. Celle des métropolitains, nulle de fait, n’est plus qu’un vain nom. Qu’en arrive-t-il ? On ne le sait que trop, des différends interminables, et, dans l’absence d’un juge canonique, de scandaleux appels aux cours séculières, lorsqu’il naît quelques conflits de droits entre un curé et son évêque. Aucune contestation ne peut être terminée régulièrement. Les esprits brouillons, turbulents, désolent l’administration, devenue elle-même arbitraire ou incertaine. Il n’existe plus de règles dont elle n’ait le pouvoir de s’affranchir, et au lieu de reconnoître ses bornes réelles dans une autorité supérieure, elle n’en trouve que d’illégitimes dans l’indocilité des subalternes : deux causes de désordre qui, à la longue, suffiroient pour énerver et détruire entièrement la discipline.

Les difficultés qu’on oppose, contre les dispositions expresses des canons, à la tenue des conciles provinciaux et nationaux ne lui sont pas moins funestes. C’étoit dans ces saintes assemblées que les évêques, s’instruisant des besoins communs de leurs troupeaux, concertoient ensemble de sages règlements, s’excitoient à la réforme des abus, s’avertissoient, s’exhortoient les uns les autres, s’occupoient des intérêts généraux de leurs églises, veilloient efficacement à la défense du sacré dépôt de la vérité, et s’animoient à tout genre de bien. Elles donnoient aux actes de la puissance ecclésiastique une certaine solennité qui leur concilioit un respect plus grand ; elles prévenoient les écarts de l’autorité épiscopale, ou y remédioient, quelquefois même par la déposition, dans des cas heureusement très rares, et toujours sauf l’appel au souverain pontife, seul investi de la juridiction suprême. L’église avoit-elle, soit des plaintes, soit des demandes à adresser au pouvoir civil, combien ses réclamations n’acquéroient-elles pas d’importance et de poids, lorsqu’au lieu d’être présentées par quelques hommes épars, tous les premiers pasteurs, après un mûr examen et de graves délibérations, les portoient ensemble au pied du trône ! Mais ce qu’on redoute, ce qu’on ne veut pas, c’est précisément ce concert qui rendroit à la religion sa dignité et une partie de sa force. On l’abaisse, on la dégrade ; on relâche, on brise tous les ressorts de sa divine police, pour consommer son asservissement. Le despotisme administratif, indifférent à la licence de l’impiété et de l’anarchie, d’où sort tôt ou tard la servitude, tremble à la seule pensée qu’une voix libre puisse s’élever en faveur de l’ordre.

Retiré au fond de l’athéisme, il s’y fait un rempart de toutes les erreurs ; et, sûr de régner par elles, il dit comme Joad, mais dans un autre sens : je crains Dieu, et n’ai point d’autre crainte. Que les évêques le sachent cependant, nulle loi n’empêche qu’ils ne s’assemblent selon les ordonnances des canons ; il suffit qu’ils le veuillent pour rentrer en possession de ce droit ; parlons plus exactement, pour remplir ce devoir que les décrets de l’église leur imposent. Le dessein qu’on a conçu de les affoiblir en les isolant n’est que trop manifeste : qu’ils considèrent les suites qu’entraîneroit une déplorable condescendance, qu’ils réfléchissent sur le passé, qu’ils regardent l’avenir, et le courage de la foi dont ils donneront l’exemple sauvera peut-être la société. Ce qui la perd, c’est que l’autorité, toute-puissante par sa nature, a cessé de croire en elle-même ; au lieu de franchir les obstacles, elle calcule les inconvénients ; elle transige, au lieu de commander ; et le droit devenu dès lors, aux yeux des hommes, une prétention, est discuté d’abord, et bientôt après rejeté comme un abus. Descendre, pour le pouvoir, c’est mourir : cela est vrai universellement. Mais une politique timide et pliante est surtout funeste en religion ; elle donne à ce qui est de Dieu l’apparence d’une chose humaine. Laissez les hommes combiner, peser les chances incertaines de la terre.

L’Eglise a d’autres pensées et une autre prudence ; elle attend, mais elle ne cède point. Aux époques sinistres, lorsque des mouvements extraordinaires agitent le monde, elle sait qu’en elle est le salut, bien qu’elle en ignore et le temps et la manière ; et immobile alors on la voit opposer, sans jamais fléchir, aux tempêtes de l’erreur, aux flots des passions, son inébranlable foi et sa législation impérissable.

L’état de la société, qui rend les gouvernements même dépendants de cette puissance vague et mobile qu’on appelle l’opinion, exige impérieusement que la défense de la religion, les plaintes qu’elle a le droit de former, l’exposition de ses besoins, aient un caractère éclatant de publicité. Il faut parler au peuple dans les démocraties. Que ce soit là l’indice d’un profond désordre, ce ne sera pas nous, certes, qui le nierons ; mais la nécessité n’en subsiste pas moins. Qu’on nous dise à quoi reviennent des observations adressées par quelques évêques à un ministre, et passant, quelquefois sans être lues, de ses mains en celles d’un commis chargé de les ensevelir dans des cartons ? Représentez-vous, au contraire, l’épiscopat entier élevant sa voix, et ses gémissements, et ses lamentations prophétiques au milieu de la France, rappelant à la souveraineté temporelle, avec une sainte et respectueuse liberté, ses devoirs envers Dieu, envers la religion, envers la société humaine qui, séparée de son principe de vie, se dissout comme un cadavre ; peignant les ravages du doute, de l’impiété, du libertinage, entretenus, propagés jusque dans les dernières classes, par une multitude chaque jour croissante de livres corrupteurs ; réclamant, au nom de l’état même, au nom des familles, les droits sacrés dont on a dépouillé l’église ; secouant, pour ainsi parler, ses chaînes, afin de réveiller à ce bruit lugubre les chrétiens assoupis et tièdes ; montrant aux hommes les suites terribles, prochaines, inévitables, de la fausse indépendance qui les séduit, et ouvrant à leurs pieds le gouffre où ils courent se précipiter : pense-t-on que ces remontrances, ces avertissements, ces annonces effrayantes et trop certaines qui retentiroient entre la terre et le ciel, fussent tout-à-fait stériles ; qu’un rayon de lumière ne pénétrât pas dans les esprits les plus aveuglés ; qu’un remords, qu’une crainte au moins, ne se fît sentir aux cœurs les plus endurcis ? Et après tout, est-ce donc du succès qu’il s’agit ? La victoire est à Dieu ; combattre, voilà notre partage.

Mais ce n’est pas seulement dans la discipline que l’église est attaquée, elle l’est encore dans l’exercice de son gouvernement. Que ne lui a-t-on pas ravi ? On avoit cru toujours, chez les peuples chrétiens, que l’éducation de la jeunesse lui appartenoit essentiellement, et les lois, et les arrêts du conseil d’état et des tribunaux, et les déclarations royales s’accordoient à reconnoître ce droit divin. Maintenant ce n’est plus cela ; à la place d’une éducation religieuse, la seule réelle, la seule nécessaire, la seule sociale, on veut une éducation politique, pour former peu à peu une nation digne en effet de cette politique qui rejette Dieu de la législation ; qui déclare qu’elle se passera de lui ; que sa souveraineté l’inquiète ; qu’elle saura bien, sans son assistance, créer un pouvoir purement humain, et que ce pouvoir lui suffit ; politique sans croyances, et dès lors sans devoirs, qui jette au hasard quelques intérêts entre le berceau et la tombe, et puis dit en s’admirant : voilà la société, et c’est moi qui l’ai faite ! Des générations entières seront élevées selon ces maximes, et elles rapporteront dans l’état les principes que l’état leur aura donnés. En vertu du droit d’examen et de la liberté des opinions, un enfant de dix ans, sous l’influence des exemples dont l’esprit de l’institution l’aura environné, formera sa foi comme il l’entendra, ou plutôt croîtra sans aucune foi ; et cependant l’on parlera encore de morale, comme si bien croire n’étoit pas le fondement de bien vivre. Certes on ne se trompe pas quand on annonce que quelque chose d’inconnu se prépare dans le monde, et l’avenir dira ce qui arrive lorsque l’homme entreprend de se faire seul sa raison, sa conscience et ses destinées.

En usurpant, pour la corrompre, l’éducation publique, respectera-t-on du moins les droits inaliénables des évêques sur l’éducation cléricale ?

Non. Il leur faudra recevoir de l’autorité civile la permission de remplir leurs devoirs les plus importants, la permission de perpétuer le saint ministère. Ils ne pourront ouvrir aucune école que de son consentement. Le nombre en sera fixé d’après les vues, les craintes et les défiances de l’administration. Vainement un évêque représentera les besoins de son troupeau, on lui répondra qu’il n’en est pas le juge. Mais le sanctuaire se dépeuple, mais les paroisses sont abandonnées. Soyez tranquille, l’administration qui sait tout, qui veille à tout, y remédiera dans une juste mesure. Or, qu’est-ce que cela sinon s’arroger le gouvernement spirituel ? Qu’est-ce que cela sinon déclarer que le sacerdoce vivra, ou mourra, au gré de l’administration ?

Il ne resteroit qu’à ôter aux premiers pasteurs le pouvoir de rappeler les lois canoniques et de les faire exécuter. Ce genre d’oppression, en partie renouvelé des anciens parlements, a été en effet tenté comme tous les autres. On n’a pas oublié avec quel froid et barbare acharnement on tourmentoit, il y a peu d’années, la conscience des prêtres, à l’occasion des refus de sépulture.

Un légiste s’étoit mis en tête de forcer l’église à tolérer le duel, le suicide, tous les crimes, pourvu que la mort ne laissât point de place au repentir. Quel bruit, plus récemment, n’a-t-on pas fait d’une ordonnance épiscopale, dont les dispositions relatives, pour la plupart, à l’administration des sacrements, et toutes de l’ordre purement spirituel, n’offroient que le texte même des statuts et des rituels qui règlent partout la dispensation des choses saintes. Certains journaux crièrent au scandale, à l’envahissement, s’épuisèrent en homélies sur la tolérance et la charité, et finalement menacèrent du protestantisme l’église catholique, si elle ne réformoit pas, d’après les lumières du siècle, sa discipline sur le baptême, le mariage et les inhumations. Le parti se procura l’avantage de quelques troubles, et même, dit-on, de quelques apostasies officielles pour donner du poids à ses conseils. Le gouvernement alarmé chercha un coupable, et ce coupable fut le vénérable grand-vicaire du prélat, cause innocente de cette rumeur.

Nous ignorons si elle fut le motif d’une autre tentative du ministère : toujours est-il sûr qu’il essaya de persuader aux évêques de soumettre à sa censure, avant de les publier, leurs lettres pastorales et leurs mandements. Ils repoussèrent comme ils le devoient cette ignominie, et M De Corbière, si fécond en attentions délicates, ne réussit pas mieux, on doit l’avouer, lorsqu’il leur proposa de recevoir, pour leurs séminaires, des économes de sa main.

Le projet d’une censure ministérielle, si propre à relever la dignité de l’épiscopat, rappelle naturellement la lettre célèbre de m le cardinal De Clermont-Tonnerre, supprimée par le conseil d’état. Ainsi, lorsque la presse est libre pour tout le monde, lorsque le dernier français peut, en se conformant aux lois, qu’on n’accusera pas certes d’être sévères, publier ses pensées et ses opinions ; lorsque la France est inondée de livres, de journaux, de pamphlets, où l’on verse à grands flots le mépris et le ridicule sur les objets les plus sacrés, il a été déclaré solennellement qu’un évêque n’a pas le droit d’exprimer ses vœux en faveur de la religion. On lui fait un crime des désirs même que la foi lui commande, lorsqu’il ne les renferme pas dans son cœur. Il seroit temps, ce semble, qu’on cessât ou d’opprimer si tyranniquement l’église, ou de vanter la protection qu’on lui accorde.

Deux ministres de l’intérieur se sont efforcés tour à tour d’envahir jusqu’à l’enseignement, exigeant des évêques qu’ils fissent souscrire par les professeurs de théologie et par les directeurs de séminaires, des promesses incompatibles avec les règles conservatrices de la foi, et des formulaires de doctrine imposés au nom de l’autorité séculière. Que deux avocats aient tenté de singer Henri Viii, c’est un des plus curieux phénomènes de notre siècle. Selon leurs idées, les bureaux de l’intérieur fussent devenus comme un concile oecuménique permanent, présidé par un ministre révocable, en sa qualité de pape civil ; et l’on auroit vu M De Corbière, le front orné de la tiare ministérielle, après avoir invoqué les lumières de l’esprit qui jadis inspira les parlements, libeller et contresigner des ordonnances dogmatiques obligatoires, sauf appel aux chambres, pour les consciences constitutionnelles des français.

Tout cela ne seroit que risible, si l’expérience ne montroit que le ridicule et l’absurdité sont de foibles garanties contre les suites de certaines erreurs, lorsqu’elles se glissent dans les lois, et que la force vient au secours de l’extravagance.

N’a-t-on pas, à l’occasion même de la folle entreprise qui nous suggère ces réflexions, traduit devant les tribunaux un journal estimable, dont le délit, l’unique délit, étoit d’avoir rendue publique la réclamation d’un archevêque, suivant le désir qu’il en avoit lui-même manifesté ? Nous ne pouvons regarder comme des maximes de la magistrature les principes qu’établit alors le procureur du roi, qui essaya de faire revivre contre l’église, sous les bourbons, une loi de la république abrogée par Buonaparte ; tant quelques hommes sont toujours prêts à se laisser emporter par leur zèle. attendu, disoit le réquisitoire, que l’article du journal ci-dessus désigné présente, dans son ensemble et dans ses détails, les caractères de la provocation à la désobéissance aux lois,... etc.

Nous ne le dirons jamais assez haut : si c’est un crime en France de soutenir la proposition que condamne ici le procureur du roi, c’est un crime en France d’être catholique. Mais il est, grâce à dieu, permis encore de l’être, et toutes les cours du royaume rejetteroient avec indignation la maxime qu’on ose avancer comme un axiome de leur jurisprudence. Non, l’autorité civile n’a pas le droit de fixer aux évêques ce qu’ils ont à prescrire pour l’enseignement dans leurs séminaires. non, ce n’est pas à l’autorité civile qu’il a été dit : docete omnes gentes. non, l’autorité civile n’est ni le fondement, ni la règle de la foi. Non, l’autorité civile n’est pas l’église de Jésus-Christ, l’église universelle, infaillible. Et ce sera sous le prétexte des libertés religieuses qu’on essaiera de nous faire un nouveau christianisme, tel qu’il plaira au pouvoir temporel de l’imaginer ! Nos croyances varieront au gré de ses intérêts ou de ses caprices : il y aura les dogmes de la veille, les dogmes du jour et du lendemain ! On notifiera aux évêques la doctrine révélée par le souverain, on leur enjoindra d’en ordonner l’enseignement dans leurs séminaires, et les procureurs du roi y tiendront la main ! Voilà, certes, des libertés qu’on a raison de défendre, si l’on a résolu d’abolir en France toute religion. Du moins conduisent-elles directement à la destruction du catholicisme, et à la plus grande des servitudes, celle d’une église nationale, dont partout l’établissement a produit l’ignorance et la corruption dans le peuple, dans les classes élevées un déisme vague, et l’athéisme dans le gouvernement.

On nous pousse encore sur cette pente en troublant la hiérarchie, en séparant, autant qu’on le peut, l’épiscopat de son chef, centre et lien de l’unité, d’où les évêques, et on le sait bien, tirent toute leur force. Une schismatique défiance s’attache obstinément à diminuer l’influence salutaire du Saint-Siège, et à lui ravir peu à peu l’exercice de sa juridiction divine.

Permettroit-on le recours à son autorité dans les causes majeures, lors même que, par le manque de tribunaux compétents, elles ne sauroient être jugées sur les lieux en première instance ? L’ordre et le pouvoir hiérarchique s’arrêtent pour nous à la frontière. Quel moyen canonique auroit-on en France de procéder à la déposition d’un évêque ouvertement hérétique ? Ce moyen cependant doit exister, ou il n’y a plus de gouvernement dans l’église de Jésus-Christ, abandonnée, sans police et sans lois, à tous les désordres que l’erreur et les passions humaines y introduiroient à leur gré ; et c’est encore une de ces libertés religieuses que nous devons conserver si précieusement, dit-on.

Un prélat que, depuis trois ans, nous ne nommons jamais qu’avec une douleur profonde, nous a révélé récemment une autre liberté du même genre dans son instruction, non pas pastorale, mais ministérielle sur l’exécution de la loi concernant les congrégations et communautés religieuses de femmes. Cette instruction porte, article x. tout acte émané du Saint-Siège, portant approbation d’un institut religieux, ne pourra avoir d’effet qu’autant qu’il auroit été vérifié dans les formes voulues pour la publication des bulles d’institution canonique. Qu’un établissement, religieux ou autre, ne puisse avoir d’existence civile, s’il n’est connu de l’autorité civile, c’est là une chose trop claire, pour que personne l’ignore ou le conteste. Mais la puissance apostolique est totalement indépendante de ces formalités civiles, et aucune autre puissance ne sauroit, dans les principes catholiques, annuler les actes émanés d’elle, puisque Dieu ne l’a soumise à aucune autre puissance.

Nous demanderons à m le ministre secrétaire-d’état au département des affaires ecclésiastiques, si le droit d’approuver un institut religieux appartient ou n’appartient pas au Saint-Siège, et en vertu de quelle autorité, lui, simple évêque, ou l’état même, peut déclarer qu’une pareille approbation sera de nul effet ? Nous lui demanderons comment ce langage s’accorde avec l’obéissance qu’il a promise au pontife romain dans son sacre ? Que s’il dit que cette obéissance est subordonnée aux canons, nous le prierons de produire les canons qui statuent que l’approbation d’un institut religieux par le Saint-Siège n’aura d’effet qu’autant qu’elle auroit été vérifiée, par le magistrat civil, dans les formes voulues pour la publication des bulles d’institution canonique. nous le supplierons enfin de nous dire quelle seroit, dans le cas d’une approbation non vérifiée, la règle que les catholiques devroient suivre, à quelle autorité ils devroient obéir, ou à celle d’une bulle signée Léon, pape, ou à celle d’une instruction signée Denis, évêque d’Hermopolis ?

La suppression du bref adressé à m l’évêque de Poitiers, au sujet du schisme obscur appelé la petite église, offre une nouvelle preuve du soin qu’on apporte à empêcher la communication des évêques avec le pape, et semble annoncer le dessein de subordonner entièrement à l’autorité séculière le pouvoir qu’il a reçu de Dieu. S’il faut en croire un bruit assez répandu, le conseil des ministres auroit trouvé des inconvénients graves à laisser publier un rescrit du souverain pontife qui dispensoit les troupes de la loi d’abstinence. Il seroit difficile de pousser plus loin le scrupule administratif. Nous nous trompons, il y a mieux encore. M le nonce ayant eu la témérité d’écrire aux évêques pour leur notifier la mort de Pie Vii, l’avènement de Léon Xii, et, à cette occasion, leur demander des prières, m le ministre des affaires étrangères, alarmé d’une si dangereuse démarche, se hâta d’avertir les prélats que l’envoyé du siége apostolique ne devoit communiquer avec eux que par son intermédiaire. Ainsi ce souhait de paix qui, par toute la terre, accompagne et bénit le trépas du chrétien, le père commun ne peut, en France, l’obtenir de ses enfants que sur la permission d’un secrétaire d’état ; et, grâce aux libertés qu’on nous vante, la religion y est réduite à négocier diplomatiquement quelques prières pour ses pontifes.

Fénelon se plaignoit déjà, il y a plus d’un siècle, de cette espèce de séparation qu’il voyoit s’établir entre l’épiscopat français et le Saint-Siège, par les envahissements successifs de la puissance civile. " on a rompu, disoit-il, presque tous les liens de la société qui tenoit les pasteurs attachés au prince des pasteurs. On ne voit plus les évêques le consulter, comme ils le faisoient autrefois si fréquemment. On ne voit presque plus de réponses par lesquelles, comme autrefois, le siége apostolique, dissipant tous les doutes, nous enseigne sur ce qui touche la foi et la discipline des mœurs, et l’interprétation des canons. Il semble que l’on ait fermé toutes les voies de ce commerce, jadis continuel, entre le chef et les membres. Que nous présage pour l’avenir ce lamentable état des choses spirituelles, si des princes moins pieux venoient à régner, sinon la défection de la France et sa rupture avec le siége apostolique ? Je crains bien que ce qui est arrivé en Angleterre n’arrive aussi chez nous ! " enfin telle est la position de l’église dans le royaume appelé très chrétien. On mine avec art sa discipline, son gouvernement, sa hiérarchie ; on la charge de triples liens pour l’empêcher de réparer ses ruines, pour que rien n’arrête, rien ne retarde le travail destructeur d’une fausse politique et de l’impiété. Depuis l’athée jusqu’au janséniste, tous les sectaires se remuent, se liguent, comme s’ils pressentoient un triomphe prochain. Dans leurs rangs, qui se pressent d’heure en heure, accourent les ambitieux, les intrigants, les foibles d’esprit, les foibles de conscience, les parleurs de christianisme et de monarchie. Chacun apporte avec soi le tribut exigé de calomnies et de déclamations. Un vaste système d’imposture est suivi persévéramment. On inquiète par de fausses alarmes les timides et les imbéciles. On dénature les faits, on invente l’histoire. Répétés par des milliers de bouches, les plus sots mensonges deviennent, pour l’ignorance, d’incontestables vérités. Jamais le génie du mal ne combina plus profondément ses complots, jamais il ne déploya une puissance de séduction si effrayante. Encore un peu de temps, et qui pourra y échapper ? Le soleil baisse, la nuit se fait, et, dans cette nuit où se cache l’avenir, on n’entrevoit que des fantômes sinistres. Rien n’est oublié de ce qui peut servir au succès du plan conçu par les artisans de désordre ; mais c’est principalement sur la jeunesse que reposent leurs espérances. Déjà préparée à tout par l’éducation qu’elle reçoit, on la circonvient, on l’attire, en flattant son orgueil et ses passions, dans des sociétés mystérieuses. Là elle entend des paroles telles qu’il en sort de l’abîme. Enivrée de haine, de doctrines et de désirs funestes, liée par d’affreux serments, elle rentre dans la société pour y accomplir l’œuvre à laquelle on lui a fait prendre le terrible engagement de se vouer.

Nous parlons ici des plus pervers, et dès lors du plus petit nombre ; mais ce petit nombre, uni et sans cesse agissant, forme, avec ses chefs, le parti qui pousse le monde social à sa destruction.

Du reste, une froide incrédulité, un mépris extrême des siècles antérieurs, une présomption sans bornes, et surtout un esprit d’indépendance universelle, absolue, tel est en général le caractère de la génération nouvelle. On lui a dit qu’elle étoit appelée à tout refaire, religion, politique, morale, et elle l’a cru. Elle passe en souriant sur des débris ; où va-t-elle ? Elle l’ignore.

Elle va où sont allés tous ceux qui se sont perdus : per me si tra la perduta gente. Etrange misère ! Mais il est ainsi.

Et cependant parce que l’Eglise, seule invariable, arrête encore le mouvement fatal qui emporte et les gouvernements et les peuples, tous les efforts se dirigent contre elle. Ses dogmes, son culte, ses ministres, sont livrés aux outrages des derniers manœuvres de l’impiété ; mais, comme nous l’avons remarqué, c’est surtout sa constitution qu’attaquent les habiles du parti. Il leur falloit un prétexte, ils l’ont trouvé ; ce sont les libertés gallicanes, devenues le cri de guerre de tous les ennemis du christianisme, de tous les hommes à qui Dieu pèse. Il leur falloit un nom pour opposer à l’autorité catholique ; ils ont profané celui de Bossuet. Destinée lamentable de ce grand évêque !

Que si là où ses vertus reçoivent sans doute leur récompense, il savoit de quels desseins on le veut rendre complice, ses os tout desséchés en tressailleroient dans le tombeau. Lui qui tant de fois protesta si éloquemment de son amour pour l’église romaine, de son obéissance filiale à ses pontifes, il les entendroit insulter chaque jour par des sectaires qui se disent ses disciples ; il verroit se développer une noire conjuration pour séparer d’eux le royaume de Saint Louis : mais parmi ceux qui se plaisent à semer contre eux les soupçons et la défiance, qui repoussent leur autorité, qui voudroient peu à peu habituer les français à ne voir dans le père commun des chrétiens qu’un étranger ; parmi les voix qui s’élèvent pour répandre ces odieux sentiments, il ne pourroit comme nous en reconnoître une qui, en d’autres temps, rendit aussi un éclatant hommage à cette Rome sainte à qui l’Europe doit sa civilisation.

Admirez cependant les dispensations de cette haute providence qui conduit le monde, et veille sur l’église de Jésus-Christ. Des hommes s’émeuvent, se rassemblent, pour ébranler le trône du prince des apôtres, pour soustraire à sa puissance des peuples égarés, et sur ce trône elle fait asseoir un pontife dont les vertus et la sagesse profonde rappellent la sagesse et les vertus de Léon-Le-Grand ; également distingué et par l’inébranlable fermeté du caractère, et par cette douceur persuasive et attirante qui rend presque inutile la fermeté ; qui, à la piété du prêtre et à la science de Dieu, unit la connoissance de l’état du siècle et le génie du gouvernement ; pontife enfin tel qu’il le falloit pour ranimer la foi, pour relever l’espérance, et qui semble, en ces tristes temps, avoir été donné aux chrétiens comme une preuve vivante de l’immuable fidélité des promesses.

Grâce encore à cette providence si merveilleuse dans ses voies, le clergé français purifié par une longue persécution, instruit par l’expérience et par le zèle passionné avec lequel les ennemis du christianisme soutiennent et propagent certaines maximes trop fameuses, a renoncé pour toujours à des préjugés qu’on ne put jamais, dans l’oppression où le tenoit la magistrature, regarder comme sa vraie doctrine. Ce n’est pas à la suite d’une révolution qui a mis à nu toutes les erreurs que de vains mots le séduiront. Les libertés qu’on lui prêche, il les a connues ; il sait qu’elles aboutissent pour la religion à l’athéisme, et pour le prêtre à l’échafaud. Des études mieux dirigées sur plusieurs points ont, quoi qu’on en dise, étendu ses vues, rectifié ses idées, et dissipé pour lui bien des nuages. Que, du fond de ses ténèbres, un imbécile orgueil lui reproche de manquer de lumières, c’est aussi ce que disoient des premiers disciples du Christ les savants et les sa ges du monde, alors que sur les peuples, assis dans l’ombre de la mort, se levoit le soleil des intelligences. La science véritable, car il en est une, la science qui vient de Dieu et qui conduit à Dieu, à qui la doit-on, si ce n’est au clergé ? Transmise par lui d’âge en âge, il la conservera fidèlement : mais il repousse sans doute, et ne cessera de repousser avec horreur, la fausse science, les trompeuses lumières qu’admirent quelques insensés ; lumières semblables à ces lampes funèbres que les anciens plaçoient dans les tombeaux, et qui n’éclairoient que des ossements.

Il est trop tard aujourd’hui, après ce qu’on a vu, pour réussir à détacher le sacerdoce français du vicaire de Jésus-Christ : les liens qui les unissent ont été retrempés dans le sang des martyrs.

Cependant, puisqu’on s’efforce de renouveler, pour en tirer bientôt les dernières conséquences, de funestes opinions heureusement éteintes, il est nécessaire de montrer combien elles sont absurdes en elles-mêmes, et comment elles tendent à renverser et l’église et l’état ; mais il faut auparavant essayer d’apprendre à ceux qui l’ignorent, ce qu’est le pouvoir souverain dans la société spirituelle.