De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/I/IV


CHAPITRE IV.

Que la religion, en France, n’est aux yeux de la loi qu’une chose qu’on administre.


Tout se lie et s’enchaîne tellement dans les sociétés humaines comme dans l’univers, que l’on ne saurait traiter une question de quelque importance, sans en remuer un grand nombre d’autres, surtout lorsque l’absence de maximes établies et généralement reconnues oblige d’éclaircir et de prouver jusqu’aux vérités les plus simples.

Aujourd’hui principalement qu’il n’est rien sur quoi l’on ne conteste ; aujourd’hui qu’à la place de la raison publique, presque entièrement éteinte, il n’existe que des opinions aussi opposées entre elles, aussi diverses que toutes les chimères qui peuvent s’offrir à des esprits abandonnés sans règle à eux-mêmes, on ne doit supposer comme admis aucun principe, ni aucun fait, mais chercher d’abord, en parlant aux hommes, à se faire avec eux une raison commune, si l’on veut en être entendu. Ce n’est pas assurément une difficulté médiocre, et parvînt-on à la surmonter, il y a loin de là encore à persuader et à convaincre. Malgré l’anarchie des croyances, jamais on ne fut plus affirmatif, et le caractère du temps présent est le dogmatisme individuel et le scepticisme social.

De cette disposition, signe infaillible d’un profond désordre et d’une foiblesse profonde, résulte, puisqu’il faut le dire, une espèce d’idiotisme public, auquel on ne voit rien à comparer dans les siècles précédents. De là l’étrange facilité avec laquelle on se laisse abuser par des mots. Appelez liberté la servitude, et la persécution tolérance, les hommes, tels que les a faits la civilisation philosophique, ne se croiront libres que dans les fers, et s’imagineront de bonne foi protéger en opprimant. Partout on remarque ce genre d’illusion ; il se propage si rapidement, qu’il devient chaque jour plus difficile de trouver des esprits qui en soient tout-à-fait exempts ; et c’est pourquoi, voulant traiter de la religion dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, nous avons été obligé, pour être compris, d’examiner ce que sont actuellement en France et l’ordre civil et l’ordre politique. Un court résumé des réflexions qu’il nous a paru nécessaire de présenter sur cet important sujet aidera beaucoup à saisir les conséquences que nous ne tarderons pas à en tirer.

Pour quiconque est capable d’assembler deux idées, il est clair qu’à la place de la monarchie chrétienne, dont la révolution qui travaille l’Europe a fait disparoître jusqu’aux dernières traces, nous avons un gouvernement démocratique par essence, mais qui tient de son origine et des circonstances de sa formation un caractère particulier. Car on se tromperoit prodigieusement si on le comparoit à certaines démocraties que des causes naturelles avoient établies dans le sein de la chrétienté, et qu’on pourroit appeler légitimes.

Elles n’étoient, à vrai dire, que des communautés indépendantes où chacun avoit apporté et conservoit des droits égaux ; une réunion de familles liées par les mêmes intérêts, et qui, selon des règles convenues, administroient en commun la chose publique. La raison conçoit très bien une semblable forme de police, dans un petit état où règnent des mœurs simples, maintenues par une foi simple comme elles.

La démocratie de notre temps, toute différente par son principe, repose sur le dogme athée de la souveraineté primitive et absolue du peuple.

Considérées en elles-mêmes, nos institutions, sur lesquelles des discoureurs peuvent faire des phrases et bâtir des systèmes sans fin, ne sont évidemment que des conséquences de ce dogme absurde. Il règne dans les esprits, il est l’âme de la société et le fond réel, quoique inaperçu, des opinions en apparence les plus divergentes. Combiné avec les idées étroites et matérielles de la politique moderne et la corruption morale qu’elles engendrent, il produit, et dans les lois une anarchie hideuse, et dans l’administration un despotisme tel qu’il n’en exista jamais de si funeste et de si dégradant. à la vue de ce supplice, car c’en est un, on seroit tenté de croire qu’il y a des crimes pour lesquels la justice suprême condamne les peuples à être étouffés dans la boue.

Or la révolution, qu’on a confondue, et que l’on continue de confondre avec ce qui n’en fut qu’une horrible circonstance, n’est en réalité que le renversement des doctrines qui, depuis l’origine du monde, ont été le fondement des sociétés humaines.

On la reconnoît bien moins à ses atroces violences, qu’à sa haine réfléchie pour le christianisme, qui partout se présente à elle comme un obstacle, et le seul qui retarde son triomphe complet. Aussi n’a-t-elle pas un moment cessé de le poursuivre.

Tantôt, en poussant des cris de rage, elle le traîne sur les échafauds, tantôt elle le bannit de la société publique avec toutes les formules du respect, armant contre lui tour à tour, et la fureur des hommes de sang, et la basse astuce des légistes, et les bouillantes passions de la jeunesse, et la corruption froide de la classe qui se vend, et l’ignorance de la populace, et l’imbécillité même de quelques bonnes gens qui se croient religieux, qui le sont réellement, et qui, imperturbables dans leur confiance hébétée en des malheureux qui se jouent de leur incurable innocence, s’imaginent faire merveille et sauver la religion toutes les fois qu’ils prononcent contre elle un arrêt de mort.

A l’aide de ces divers moyens, la révolution est parvenue à exclure Dieu de l’état, et à établir l’athéisme dans l’ordre politique et dans l’ordre civil, d’où il passe dans la famille. L’éducation l’y introduit ; il s’y propage par l’exemple et par l’influence secrète et puissante qu’a sur les hommes l’esprit de la société dans laquelle ils vivent.

Mais dès lors qu’est-ce que la religion pour le gouvernement ? Que doit-être à ses yeux le christianisme ? Il est triste de le dire, une institution fondamentalement opposée aux siennes, à ses principes, à ses maximes, un ennemi ; et cela, quels que soient les sentiments personnels des hommes en pouvoir. L’état a ses doctrines, dont chaque jour il tire les conséquences dans les actes, soit de législation, soit d’administration. La religion a des doctrines essentiellement opposées, dont elle tire aussi les conséquences dans l’enseignement des devoirs et de la foi, et dans l’exercice du ministère pastoral. Il y a donc entre elle et l’état une guerre continuelle, mais qui ne sauroit durer toujours. Il faudra nécessairement, ou que l’état redevienne chrétien, ou qu’il abolisse le christianisme ; projet insensé autant qu’exécrable, et dont la seule tentative amèneroit la dissolution totale et dernière de la société.

Déjà elle chancelle de toutes parts, déjà sa vie s’affoiblit manifestement, à mesure qu’elle se sépare davantage de la religion ; et cette effrayante séparation, qu’on s’efforceroit en vain de ne pas apercevoir, s’accroît d’année en année. Dans l’impossibilité actuelle de prononcer son abolition légale, on combat son influence, on restreint son action, on la façonne à l’esclavage, pour en faire, s’il se peut, en la dénaturant, un docile instrument du pouvoir. On redoute, et l’on a raison de redouter, une lutte ouverte, où l’église, qu’on ne subjugue point, puiseroit un nouveau courage et des forces nouvelles. à la place de la violence, on emploie contre elle la ruse et la séduction. L’habituer à la servitude, en la flattant et en l’intimidant tour à tour, voilà ce qu’on cherche. On voudroit, non pas former avec elle une alliance sainte pour le triomphe de l’ordre et de la vérité, mais qu’elle se fondît peu à peu dans l’état tel qu’il est, en renonçant à ses croyances, à son propre gouvernement, à ses propres lois, c’est-à-dire en s’anéantissant elle-même ; ce qui est arrivé partout où l’unité catholique a été rompue. Les révolutionnaires de tout degré ne dissimulent point à cet égard leurs vœux, et je les loue de leur franchise, parce qu’au moins l’on sait clairement à quoi s’en tenir sur leurs desseins.

L’administration tend au même but, en feignant de les combattre : on l’a déjà vu, et nous n’aurons encore que trop d’occasions de le prouver. Hypocrite dans son langage, pour tromper les simples, elle se refuse obstinément aux améliorations comme aux réformes les plus nécessaires, à tout ce qui contrediroit le grand principe de l’athéisme légal, et il n’est pas un seul de ses actes qui n’ait, sinon pour fin, du moins pour effet de propager dans les esprits l’opinion funeste de l’indifférence absolue des religions, devenue l’une des maximes fondamentales de notre droit public.

Déjà, dans les chambres, on la défend comme le principe même de la civilisation moderne, et de je ne sais quelle fraternité universelle, politique et religieuse, dont Paris, dit-on, est le centre, dont les plaisirs sont le lien, et qui, pour le bonheur de l’humanité, doit unir à jamais, sans distinction de croyances, tous les peuples à l’opéra.

Les hommes qui parlent ainsi en présence d’une assemblée grave, ou qui doit l’être, pourroient se souvenir que Rome aussi eut une semblable civilisation : de tous les points du monde on accouroit à ses spectacles ; les lettres et les arts fleurissoient ; avec une extrême politesse de mœurs régnoit une philosophie douce et voluptueuse. L’empire étoit heureux sans doute. Demandez-le à l’histoire : la félicité de ces temps commence aux triumvirs et finit à Néron.

Certes, nous sommes descendus bien bas, si bas qu’à peine conçoit-on qu’il soit possible de descendre encore. Une nation peut se corrompre, et même périr par l’excès de la corruption : cela s’est vu ; mais qu’un peuple rejette systématiquement de ses lois tout principe spirituel, toute vérité religieuse et par conséquent toute vérité morale, il n’en existoit aucun exemple ; c’est un phénomène nouveau sur la terre. Cependant je m’étonne moins encore de cette prodigieuse dégradation, que de l’espèce d’orgueil qu’elle inspire à certains êtres qu’il faut bien appeler humains, puisqu’il leur reste la figure et le langage de l’homme.

Dans cet affoiblissement général de la conscience et de la raison, la tribune ne laissera pas de retentir de belles paroles : on s’y montrera fidèle à toutes les phrases obligées ; le trône et l’autel viendront régulièrement orner les pieuses harangues de quelques orateurs, dont le zèle plus effrayé, ce semble, des erreurs de l’opinion que de l’impiété des lois, combat les unes par conviction, et vote les autres par dévouement.

Lorsqu’on en est arrivé à ce point, atténuer le mal, excuser les lâches complaisances qui nous perdent, ce seroit s’en rendre complice. On doit la vérité, on la doit tout entière à ceux qui sont capables de l’entendre ; aux autres on ne doit rien que la pitié.

Disons-le donc sans crainte : si, dans cette contradiction malheureusement trop commune entre les discours et la conduite, on est de bonne foi, il y a démence : si on ne l’est pas, il y a crime.

Deux choses ont aujourd’hui des conséquences funestes : l’une est le penchant qui porte à pallier, à justifier les actes les plus déplorables, d’après le motif présumé qui a fait agir. Cet homme, dit-on, a de bonnes intentions. On ne lui en demande pas davantage ; avec cela il peut faire le mal en sûreté. Ce mal, quelque grand qu’il soit, cesse d’inspirer une juste et salutaire horreur ; ce n’est plus qu’une foiblesse, un travers ; et ainsi peu à peu s’éteint dans les âmes le sentiment de l’ordre et l’amour du devoir.

Si la disposition à excuser tout en faveur des liens de parti, de coterie, ou d’opinion, déprave insensiblement la conscience, la dangereuse manie de chercher dans le passé des analogies chimériques avec le présent égare et fausse l’esprit. Ce qui est ne ressemble à rien de ce qui fut ; et l’idée contraire est la source d’une multitude d’erreurs qui, à force d’être répétées, passent enfin pour des vérités établies. Voyez avec quelle confiance et quel sérieux on apprend à la France que ses institutions actuelles remontent à Charlemagne et à Mérovée ; que ses chambres ne sont autre chose que les assemblées du champ de mai, et ses codes une édition revue et corrigée des capitulaires. Chaque jour on tourmente le bon sens par de semblables inepties. Aux fictions politiques, assez graves déjà, on ajoute encore des fictions historiques, afin de compléter ce vaste système d’illusions. Il n’est point de peuple dont la raison pût résister long-temps à l’influence de tant de causes diverses qui tendent incessamment à la troubler et à la détruire. La même confusion d’idées règne en partie dans la jurisprudence, comme nous aurons occasion de le montrer ; et quant à l’administration, qu’est-elle, qu’un chaos de maximes et de règles empruntées à tous les régimes, modifiées selon les caprices du moment, appliquées selon les intérêts, violées selon les passions, et qui, sous quelque point de vue qu’on les considère, ne présentent rien de fixe que le despotisme, et d’immuable que l’oppression ?

Un matérialisme abject a tout envahi. Dans la société, on ne voit que de la terre, des bras et de l’argent ; dans la loi, que le rapport entre des boules noires et blanches, dans la justice, que les prescriptions variables d’une loi sourde et aveugle ; dans le crime, qu’un simple fait, dont, pour la sûreté commune, l’idée doit se lier avec celle du bourreau.

Du reste, l’état ne connoît ni Dieu ni ses commandements, ni vérité, ni devoirs, ni rien de ce qui appartient à l’ordre moral. Il se glorifie d’être indifférent à l’égard de tous les dogmes, et même de les ignorer. Il n’existe à ses yeux nul pouvoir supérieur à celui qui le régit ; il ne s’élève pas plus haut que l’homme, et il appelle indépendance la soumission servile à ses volontés. Tout lui est bon, pourvu qu’il renie la souveraine autorité, de qui découlent toutes les autres, pourvu qu’il n’obéisse point au suprême législateur. Il repousse jusqu’à son nom ; ce nom lui est odieux même à entendre ; il l’a effacé de ses lois, ne leur laissant que la force pour principe, et pour sanction que la mort.

De cette affreuse apostasie politique, il résulte que la religion, toujours à la veille d’être proscrite, puisque son esprit et sa doctrine sont en contradiction absolue avec les maximes de l’état, n’est qu’une sorte d’établissement public accordé aux préjugés opiniâtres de quelques millions de français.

On la tolère pour eux, comme on protège pour d’autres les spectacles. Elle figure dans le budget au même titre que les beaux-arts, les théâtres, les haras.

Elle dépend de la même manière de l’administration qui la salarie. On règle sa dépense, on détermine le mode de comptabilité, on nomme aux emplois ; c’est là tout. Une église n’a rien de plus sacré qu’un autre édifice ; elle n’est, comme une prison, comme une halle, qu’un bâtiment à construire ou à réparer ; et nulle différence entre le sanctuaire où repose le saint des saints, et un temple protestant, et une synagogue, et une mosquée même, s’il prenoit fantaisie au premier venu d’en établir. évêques, consistoires, prêtres, ministres, rabins, tout est égal aux yeux de la loi, et nous dirions aussi aux yeux des administrateurs, si le clergé catholique n’étoit trop souvent pour eux l’objet d’une défiance particulière et d’une aversion que rarement prennent-ils le soin de déguiser.

Ainsi la religion qui devroit, placée à la tête de la société, la pénétrer tout entière, est reléguée parmi les choses qui l’intéressent le moins, ou qui ne l’intéressent que sous des rapports matériels.

On la souffre à cause du danger de l’abolir subitement ; on l’avilit, on gêne son action, on rétrécit autant qu’on peut le cercle de son influence, on ne laisse échapper aucune occasion de lui contester ses droits divins ; on s’efforce de la rendre odieuse et méprisable au peuple, espérant, par ces moyens, s’en délivrer peu à peu sans secousse ; ou, ce qui reviendroit au même, asservir ses ministres, en ce qui regarde leurs fonctions spirituelles, à la puissance civile, devenue maîtresse dans l’Église, comme elle l’est de droit dans l’état.

Et qu’on ne se tranquillise pas sur les obstacles que rencontreroit l’exécution d’un pareil plan : il n’est point de mal qu’on doive aujourd’hui juger impossible ; il se trouvera des gens pour tout faire, et pour justifier tout. Car, on ne sauroit se le dissimuler, une race d’hommes nouvelle a apparu de notre temps, race détestable et maudite à jamais par tout ce qui appartient à l’humanité ; hommes de fange, les plus vils des hommes après ceux qui les paient ; hommes qui n’ont une raison que pour la prostituer aux intérêts dont ils dépendent, une conscience que pour la violer, une âme que pour la vendre ; hommes au-dessous de tout ce qu’on en peut dire, et qui, après avoir fatigué l’indignation, fatiguent le mépris même.

Nous le répétons, l’anéantissement du christianisme en France, par l’établissement d’une église nationale, soumise de tout point à l’administration, voilà ce qu’on prépare avec une infatifatigable activité ; voilà où mèneroit infailliblement le système suivi jusqu’ici ; voilà enfin ce que veut la révolution : l’obtiendra-t-elle ? L’avenir répondra.