De la recherche de la vérité/Préface

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. i-xii).


PRÉFACE.




L’esprit de l’homme se trouve par sa nature comme situé entre son Créateur et les créatures corporelles ; car, selon saint Augustin, il n’y a rien au-dessus de lui que Dieu, ni rien au-dessous que des corps[1]. Mais comme la grande élévation où il est au-dessus de toutes les choses matérielles n’empêche pas qu’il ne leur soit uni, et qu’il ne dépende même en quelque façon d’une portion de la matière ; aussi la distance infinie qui se trouve entre l’Être souverain et l’esprit de l’homme n’empêche pas qu’il ne lui soit uni immédiatement, et d’une manière très-intime. Cette dernière union l’élève au-dessus de toutes choses ; c’est par elle qu’il reçoit sa vie, sa lumière et toute sa félicité ; et saint Augustin nous parle en mille endroits de ses ouvrages de cette union, comme de celle qui est la plus naturelle et la plus essentielle à l’esprit. Au contraire, l’union de l’esprit avec le corps abaisse l’homme infiniment ; et c’est aujourd’hui la principale cause de toutes ses erreurs et de toutes ses misères.

Je ne m’étonne pas que le commun des hommes, ou que les philosophes païens ne considèrent dans l’âme que son rapport et son union avec le corps, sans reconnaître le rapport et l’union qu’elle a avec Dieu ; mais je suis surpris que des philosophes chrétiens, qui doivent préférer l’esprit de Dieu à l’esprit humain, Moïse à Aristote, saint Augustin à quelque misérable commentateur d’un philosophe païen, regardent plutôt l’âme comme la forme du corps que comme faite à l’image et pour l’image de Dieu, c’est-à-dire, selon saint Augustin, pour la vérité, à laquelle seule elle est immédiatement unie[2]. Il est vrai que l’âme est unie au corps, et qu’elle en est naturellement la forme, mais il est vrai aussi qu’elle est unie à Dieu d’une manière bien plus étroite et bien plus essentielle. Ce rapport qu’elle a à son corps pourrait n’être pas : mais le rapport qu’elle a à Dieu est si essentiel qu’il est impossible de concevoir que Dieu puisse créer un esprit sans ce rapport.

Il est évident que Dieu ne peut agir que pour lui-même, qu’il ne peut créer les esprits que pour le connaître et pour l’aimer, qu’il ne peut leur donner aucune connaissance, ni leur imprimer aucun amour qui ne soit pour lui et qui ne tende vers lui ; mais il a pu ne pas unir à des corps les esprits qui y sont maintenant unis. Ainsi le rapport que les esprits ont à Dieu est naturel, nécessaire, et absolument indispensable ; mais le rapport de notre esprit à notre corps, quoique naturel à notre esprit, n’est point absolument nécessaire ni indispensable.

Ce n’est pas ici le lieu d’apporter toutes les autorités et toutes les raisons qui peuvent porter à croire qu’il est plus de la nature de notre esprit d’être uni à Dieu que d’être uni à un corps ; ces choses nous mèneraient trop loin. Pour mettre cette vérité dans son jour, il serait nécessaire de ruiner les principaux fondements de la philosophie païenne, d’expliquer les désordres du péché, de combattre ce qu’on appelle faussement expérience, et de raisonner contre les préjugés et les illusions des sens. Ainsi il est trop difficile de faire parfaitement comprendre cette vérité au commun des hommes pour l’entreprendre dans une préface.

Cependant, il n’est pas malaisé de la prouver à des esprits attentifs, et qui sont instruits de la véritable philosophie. Car il suffit de les faire souvenir que, la volonté de Dieu réglant la nature de chaque chose, il est plus de la nature de l’âme d’être unie à Dieu par la connaissance de la vérité et par l’amour du bien, que d’être unie à un corps ; puisqu’il est certain, comme on vient de le dire, que Dieu a fait les esprits pour le connaître et pour l’aimer plutôt que pour informer des corps. Cette preuve est capable d’ébranler d’abord les esprits un peu éclairés, de les rendre attentifs, et ensuite de les convaincre ; mais il est moralement impossible que des esprits de chair et de sang, qui ne peuvent connaître que ce qui se fait sentir, puissent être jamais convaincus par de semblables raisonnements. Il faut, pour ces sortes de personnes, des preuves grossières et sensibles, parce que rien ne leur parait solide s’il ne fait quelque impression sur leurs sens.

Le péché du premier homme a tellement affaibli l’union de notre esprit avec Dieu, qu’elle ne se fait sentir qu’à ceux dont le cœur est purifié et l’esprit éclairé ; car cette union parait imaginaire à tous ceux qui suivent aveuglément les jugements des sens et les mouvement des passions[3].

Au contraire, il a tellement fortifié l’union de notre âme avec notre corps qu’il nous semble que ces deux parties de nous-mêmes ne soient plus qu’une même substance ; ou plutôt il nous a de telle sorte assujettis à nos sens et à nos passions, que nous sommes portés à croire que notre corps est la principale des deux parties dont nous sommes composés.

Lorsque l’on considère les différentes occupations des hommes, il y a tout sujet de croire qu’ils ont un sentiment si bas et si grossier d’eux-mêmes ; car comme ils aiment tous la félicité et la perfection de leur être, et qu’ils ne travaillent que pour se rendre plus heureux et plus parfaits, ne doit-on pas juger qu’ils ont plus d’estime de leur corps et des biens du corps que de leur esprit et des biens de l’esprit, lorsqu’on les voit presque toujours occupés aux choses qui ont rapport aux corps, et qu’ils ne pensent presque jamais à celles qui sont absolument nécessaires à la perfection de leur esprit ?

Le plus grand nombre ne travaille avec tant d’assiduité et de peine que pour soutenir une misérable vie, et pour laisser à leurs enfants quelques secours nécessaires à la conservation de leurs corps.

Ceux qui, par le bonheur ou le hasard de leur naissance, ne sont point sujets à cette nécessité, ne font pas mieux connaître par leurs exercices et par leurs emplois qu’ils regardent leur âme comme la plus noble partie de leur être. La chasse, la danse, le jeu, la bonne chère sont leurs occupations ordinaires. Leur âme, esclave du corps, estime et chérit tous ces divertissements, quoique tout à fait indignes d’elle. Mais parce que leur corps a rapport à tous les objets sensibles, elle n’est pas seulement esclave du corps, mais elle l’est encore, par le corps, à cause du corps, de toutes les choses sensibles. Car c’est par le corps qu’ils sont unis à leurs parents, à leurs amis, à leur ville, à leur charge, et à tous les biens sensibles, dont la conservation leur paraît aussi nécessaire et aussi estimable que la conservation de leur être propre. Ainsi le soin de leurs biens et le désir de les augmenter, la passion pour la gloire et pour la grandeur les agitent et les occupent infiniment plus que la perfection de leur âme.

Les savants mêmes, et ceux qui se piquent d’esprit, passent plus de la moitié de leur vie dans des actions purement animales, ou telles qu’elles donnent à penser qu’ils font plus d’état de leur santé, de leurs biens et de leur réputation que de la perfection de leur esprit. Ils étudient plutôt pour acquérir une grandeur chimérique dans l’imagination des autres hommes que pour donner à leur esprit plus de force et plus d’étendue ; ils font de leur tête une espèce de garde-meuble dans lequel ils entassent, sans discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain caractère d’érudition, je veux dire tout ce qui peut paraître rare et extraordinaire et exciter l’admiration des autres hommes. Ils font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d’antiques qui n’ont rien de riche ni de solide, et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard ; et ils ne travaillent presque jamais à se rendre l’esprit juste et à régler les mouvements de leur cœur.

Ce n’est pas toutefois que les hommes ignorent entièrement qu’ils ont une âme, et que cette âme est la principale partie de leur être[4]. Ils ont été aussi mille fois convaincus par la raison et par l’expérience que ce n’est point un avantage fort considérable que d’avoir de la réputation, des richesses, de la santé pour quelques années ; et généralement que tous les biens du corps, et ceux qu’on ne possède que par le corps et qu’à cause du corps, sont des biens imaginaires et périssables. Les hommes savent qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, être raisonnable que d’être savant, avoir l’esprit vif et pénétrant que d’avoir le corps prompt et agile. Ces vérités ne peuvent s’effacer de leur esprit, et ils les découvrent infailliblement lorsqu’il leur plaît d’y penser. Homère, par exemple, qui loue son héros d’être vite à la course, eût pu s’apercevoir, s’il l’eût voulu, que c’est la louange que l’on doit donner aux chevaux et aux chiens de chasse. Alexandre, si célèbre dans les histoires par ses illustres brigandages, entendait quelquefois dans le plus secret de sa raison les mêmes reproches que les assassins et les voleurs, malgré le bruit confus des flatteurs qui l’environnaient ; et César, au passage du Rubicon, ne put s’empêcher de faire connaître que ces reproches l’épouvantaient, lorsqu’il se résolut enfin de sacrifier à son ambition la liberté de sa patrie.

L’âme, quoiqu’unie au corps d’une manière fort étroite, ne laisse pas d’être unie à Dieu ; et dans le temps même qu’elle reçoit par son corps ces sentiments vifs et confus que ses passions lui inspirent, elle reçoit de la vérité éternelle, qui préside à son esprit, la connaissance de son devoir et de ses déréglements[5]. Lorsque son corps la trompe, Dieu la détrompe ; lorsqu’il la flatte, Dieu la blesse ; et lorsqu’il la loue et qu’il lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglants reproches, et il la condamne par la manifestation d’une loi plus pure et plus sainte que celle de la chair qu’elle a suivie.

Alexandre n’avait pas besoin que les Scythes lui vinssent apprendre son devoir dans une langue étrangère ; il savait de celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus barbares les règles de la justice qu’il devait suivre. La lumière de la vérité qui éclaire tout le monde l’éclairait aussi ; et la voix de la nature, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui parlait comme au reste des hommes un langage très-clair et très-intelligible[6]. Les Scythes avaient beau lui faire des reproches sur sa conduite, il ne parlaient qu’à ses oreilles ; et Dieu ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son cœur, mais lui n’écoutant que les Scythes qui ne faisaient qu’irriter ses passions, et qui le tenaient ainsi hors de lui-méme, il n’entendait point la voix de la vérité, quoiqu’elle l’étonnât ; et il ne voyait point sa lumière, quoiqu’elle le pénétrât.

Il est vrai que notre union avec Dieu diminue et s’affaiblit à mesure que celle que nous avons avec les choses sensibles augmente et se fortifie ; mais il est impossible que cette union se rompe entièrement sans que notre être soit détruit. Car encore que ceux qui sont plongés dans le vice et enivrés des plaisirs soient insensibles à la vérité, ils ne laissent pas d’y être unis. Elle ne les abandonne pas, ce sont eux qui l’abandonnent[7]. Sa lumière luit dans les ténèbres, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres[8].

Il en est de même de l’union de notre esprit avec notre corps. Cette union diminue à proportion que celle que nous avons avec Dieu s’augmente ; mais il n’arrive jamais qu’elle se rompe entièrement, que par notre mort[9]. Car quand nous serions aussi éclairés et aussi détachés de toutes les choses sensibles que les apôtres, il est nécessaire depuis le péché que notre esprit dépende de notre corps, et que nous sentions la loi de notre chair résister et s’opposer sans cesse à la loi de notre esprit.

L’esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire, il se corrompt, il s’aveugle, il s’affaiblit et il se resserre à mesure que l’union qu’il a avec son corps s’augmente et se fortifie, parce que cette union fait aussi toute son imperfection. Ainsi un homme qui juge de toutes choses par ses sens, qui suit en toutes choses les mouvements de ses passions, qui n’aperçoit que ce qu’il sent, et qui n’aime que ce qui le flatte, est dans la plus misérable disposition d’esprit où il puisse être ; dans cet état il est infiniment éloigné de la vérité et de son bien. Mais lorsqu’on homme ne juge des choses que par les idées pures de l’esprit, qu’il évite avec soin le bruit confus des créatures, et que rentrant en lui-même il écoute son souverain maître dans le silence de ses sens et de ses passions, il est impossible qu’il tombe dans l’erreur[10].

Dieu ne trompe jamais ceux qui l’interrogent par une application sérieuse et par une conversion entière de leur esprit vers lui, quoiqu’il ne leur fasse pas toujours entendre ses réponses ; mais lorsque l’esprit se détournant de Dieu se répand au dehors, qu’il n’interroge que son corps pour s’instruire de la vérité, qu’il n’écoute que ses sens, son imagination et ses passions qui lui parlent sans cesse, il est impossible qu’il ne se trompe. La sagesse et la vérité, la perfection et la félicité ne sont pas des biens que l’on doive, espérer de son corps ; il n’y a que celui-là seul qui est au-dessus de nous et de qui nous avons reçu l’être qui le puisse perfectionner.

C’est ce que saint Augustin nous apprend par ces belles paroles : « La sagesse éternelle, dit-il, est le principe de toutes les créatures capables d’intelligence ; et cette sagesse, demeurant toujours la même, ne cesse jamais de parler à ses créatures dans le plus secret de leur raison, afin qu’elles se tournent vers leur principe : parce qu’il n’y a que la vue de la sagesse éternelle qui donne l’être aux esprits, qui puisse pour ainsi dire les achever et leur donner la dernière perfection dont ils sont capables[11]. »

« Lorsque nous verrons Dieu tel qu’il est, nous serons semblables à lui[12], » dit l’apôtre saint Jean. Nous serons, par cette contemplation de la vérité éternelle, élevés à ce degré de grandeur auquel tendent toutes les créatures spirituelles par la nécessité de leur nature. Mais pendant que nous sommes sur la terre, le poids du corps appesantit l’esprit[13] ; il le retire sans cesse de la présence de son Dieu ou de cette lumière intérieure qui l’éclairé ; il fait des efforts continuels pour fortifier son union avec les objets sensibles ; et il l’oblige de se représenter toutes choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon le rapport qu’elles ont à la conservation de la vie.

Le corps, selon le Sage, remplit l’esprit d’un si grand nombre de sensations, qu’il devient incapable de connaître les choses les moins cachées[14] ; la vue du corps éblouit et dissipe celle de l’esprit, et il est difficile d’apercevoir nettement quelque vérité par les yeux de l’âme dans le temps que l’on fait usage des yeux du corps pour la connaître. Cela fait voir que ce n’est que par l’attention de l’esprit que toutes les vérités se découvrent, et que toutes les sciences s’apprennent ; parce qu’en effet l’attention de l’esprit n’est que son retour et sa conversion vers Dieu, qui est notre seul maître[15], et qui seul peut nous instruire de toute vérité, par la manifestation de sa substance, comme parle saint Augustin[16].

Il est visible par toutes ces choses qu’il faut résister sans cesse à l’effort que le corps fait contre l’esprit, et qu’il faut peu à peu s’accoutumer à ne pas croire les rapports que nos sens nous font de tous les corps qui nous environnent, qu’ils nous représentent toujours comme dignes de notre application et de notre estime ; parce qu’il n’y a rien de sensible à quoi nous devions nous arrêter, ni de quoi nous devions nous occuper. C’est une des vérités que la sagesse éternelle semble avoir voulu nous apprendre par son incarnation ; car après avoir élevé une chair sensible à la plus haute dignité qui se puisse concevoir, il nous a fait connaître par l’avilissement où il a réduit cette même chair, c’est-à-dire par l’avilissement de ce qu’il y a de plus grand entre les choses sensibles, le mépris que nous devons faire de tous les objets de nos sens[17]. C’est peut-être pour la même raison que saint Paul disait, qu’il ne connaissait plus Jésus-Christ selon la chair[18] : car ce n’est pas à la chair de Jésus-Christ qu’il faul s’arrêter, c’est à l’esprit caché sous la chair : Caro vas fuit quod habebat : attende ; non quod erat, dit saint Augustin[19]. Ce qu’il y a de visible ou de sensible dans Jésus-Christ ne mérite nos adorations qu’à cause de l’union avec le Verbe, qui ne peut être l’objet que de l’esprit seul.

Il est absolument nécessaire que ceux qui se veulent rendre sages et heureux soient entièrement convaincus, et comme pénétrés de ce que je viens de dire. Il ne suffit pas qu’ils me croient sur ma parole ni qu’ils en soient persuadés par l’éclat d’une lumière passagère : il est nécessaire qu’ils le sachent par mille expériences et mille démonstrations incontestables : il faut que ces vérités ne se puissent jamais effacer de leur esprit, et qu’elles leur soient présentes dans toutes leurs études et dans toutes les autres occupations de leur vie.

Ceux qui prendront la peine de lire avec quelque application l’ouvrage que l’on donne présentement au public entreront, si je ne me trompe, dans cette disposition d’esprit ; car on y démontre en plusieurs manières que nos sens, notre imagination et nos passions nous sont entièrement inutiles pour découvrir la vérité et notre bien ; qu’ils nous éblouissent au contraire et nous séduisent en toutes rencontres, et généralement que toutes les connaissances que l’esprit reçoit par le corps on à cause de quelques mouvements qui se font dans le corps sont toutes fausses et confuses par rapport aux objets qu’elles représentent, quoiqu’elles soient très-utiles à la conservation du corps et des biens qui ont rapport au corps.

On y combat plusieurs erreurs, et principalement celles qui sont les plus universellement reçues ou qui sont cause d’un plus grand dérèglement d’esprit ; et l’on fait voir qu’elles sont presque toutes des suites de l’union de l’esprit avec le corps. On prétend en plusieurs endroits faire sentir à l’esprit sa servitude et la dépendance où il est de toutes les choses sensibles, afin qu’il se réveille de son assoupissement et qu’il fasse quelques efforts pour sa délivrance.

On ne se contente pas d’y faire une simple exposition de nos égarements, on explique encore en partie la nature de l’esprit ; on ne s’arrête pas, par exemple, à faire un grand dénombrement de toutes les erreurs particulières des sens ou de l’imagination, mais on s’arrête principalement aux causes de ces erreurs. On montre tout d’une vue, dans l’explication de ces facultés et des erreurs générales dans lesquelles on tombe, un nombre comme infini de ces erreurs particulières dans lesquelles on peut tomber. Ainsi le sujet de cet ouvrage est l’esprit de l’homme tout entier : on le considère en lui-même, on le considère par rapport aux corps et par rapport à Dieu ; on examine la nature de toutes ses facultés, on marque es usages que l’on en doit faire pour éviter l’erreur ; enfin on explique la plupart des choses que l’on a cru être utiles pour avancer dans la connaissance de l’homme.

La plus belle, la plus agréable et la plus nécessaire de toutes nos connaissances est sans doute la connaissance de nous-mêmes. De toutes les sciences humaines, la science de l’homme est la plus digne de l’homme. Cependant cette science n’est pas la plus cultivée ni la plus achevée que nous ayons : le commun des hommes la néglige entièrement. Entre ceux même qui se piquent de science, il y en a très-peu qui s’y appliquent, et il y en a encore beaucoup moins qui s’y appliquent avec succès. La plupart de ceux qui passent pour habiles dans le monde ne voient que fort confusément la différence essentielle qui est entre l’esprit et le corps. Saint Augustin même, qui a si bien distingué ces deux êtres, confesse qu’il a été long-temps sans la pouvoir reconnaître[20]. Et quoiqu’on doive demeurer d’accord qu’il a mieux expliqué les propriétés de l’âme et du corps que tous ceux qui l’ont précédé et qui l’ont suivi jusqu’à notre siècle, néanmoins il serait à souhaiter qu’il n’eût pas attribué aux corps qui nous environnent toutes les qualités sensibles que nous apercevons par leur moyen ; car enfin elles ne sont point clairement contenues dans l’idée qu’il avait de la matière. De sorte qu’on peut dire avec quelque assurance qu’on n’a point assez clairement connu la différence de l’esprit et du corps que depuis quelques années.

Les uns s’imaginent bien connaître la nature de l’esprit ; plusieurs autres sont persuadés qu’il n’est pas possible d’en rien connaître ; le plus grand nombre enfin ne voit pas de quelle utilité est cette connaissance, et pour cette raison ils la méprisent. Mais toutes ces opinions si communes sont plutôt des effets de l’imagination et de l’inclination des hommes que des suites d’une vue claire et distincte de leur esprit. C’est qu’ils sentent de la peine et du dégoût à rentrer dans eux-mêmes pour y reconnaître leurs faiblesses et leurs infirmités, et qu’ils se plaisent dans les recherches curieuses et dans toutes lesseiences qui ont quelque éclat. Étant toujours hors de chez eux, ils ne s’aperçoivent point des désordres qui s’y passent ; ils pensent qu’ils se portent bien, parce qu’ils ne se sentent point ; ils trouvent même à redire que ceux qui connaissent leur propre maladie se mettent dans les remèdes ; ils disent qu’ils se font malades, parce qu’ils tâchent de se guérir.

Mais ces grands génies qui pénètrent les secrets les plus cachés de la nature, qui s’élèvent en esprit jusque dans les cieux et qui descendent jusque dans les abimes devraient se souvenir de ce qu’ils sont. Ces grands objets ne font peut-être que les éblouir. Il faut que l’esprit sorte hors de lui-même pour atteindre à tant de choses, mais il ne peut en sortir sans se dissiper.

Les hommes ne sont pas nés pour devenir astronomes ou chimistes, pour passer toute leur vie pendus à une lunette ou attachés à un fourneau et pour tirer ensuite des conséquences assez inutiles de leurs observations laborieuses. Je veux qu’un astronome ait découvert le premier des terres, des mers et des montagnes dans la lune ; qu’il se soit aperçu le premier des taches qui tournent sur le soleil et qu’il en ait exactement calculé les mouvements. Je veux qu’un chimiste ait enfin trouvé le secret de fixer le mercure ou de faire de cet alkaest par lequel Van Helmont se vantait de dissoudre tous les corps : en sont-ils pour cela devenus plus sages et plus heureux ? Ils se sont peut-être fait quelque réputation dans le monde ; mais, s’ils y ont pris garde, cette réputation n’a fait qu’étendre leur servitude.

Les hommes peuvent regarder l’astronomie, la chimie et presque toutes les autres sciences comme des divertissements d’un honnête homme, mais ils ne doivent pas se laisser surprendre par leur éclat ni les préférer à la science de l’homme. Car, quoique l’imagination attache une certaine idée de grandeur à l’astronomie, parce que cette science considère des objets grands, éclatants et qui sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui nous environne, il ne faut pas que l’esprit révere aveuglément cette idée : il s’en doit rendre le juge et le maître, et la dépouiller de ce faste sensible qui étonne la raison. Il faut que l’esprit juge de toutes choses selon ses lumières intérieures, sans écouter le témoignage faux et confus de ses sens et de son imagination ; et s’il examine à la lumière pure de la vérité qui l’éclaire toutes les sciences humaines, on ne craint point d’assurer qu’il les méprisera presque toutes et qu’il aura plus d’estime pour celle qui nous apprend ce que nous sommes que pour toutes les autres ensemble.

On aime donc mieux exhorter ceux qui ont quelque amour pour la vérité à juger du sujet de cet ouvrage selon les réponses qu’ils recevront du souverain maître de tous les hommes, après qu’ils l’auront interrogé par quelques réflexions sérieuses, que de les prévenir par de grands discours qu’ils pourraient peut-être prendre pour des lieux communs ou pour de vains ornements d’une préface. Que s’ils se persuadent que ce sujet soit digne de leur application et de leur étude, on les prie de nouveau de ne point juger des choses qu’il renferme par la manière bonne ou mauvaise dont elles sont exprimées, mais de rentrer toujours dans eux-mêmes pour y entendre les décisions qu’ils doivent suivre et selon lesquelles ils doivent juger.

Étant aussi persuadés que nous le sommes que les hommes ne se peuvent enseigner les uns les autres, et que ceux qui nous écoutent n’apprennent point les vérités que nous disons à leurs oreilles, si en m me temps celui qui les a découvertes ne les manifeste aussi à leur esprit[21], nous nous trouverons encore obligés d’avertir ceux qui voudront bien lire cet ouvrage de ne point nous croire sur notre parole par inclination, ni s’opposer à ce que nous disons par aversion ; car, encore que l’on pense n’avoir rien avancé de nouveau qu’on ne l’ait appris par la méditation, on serait cependant bien fâché que les autres se contentassent de retenir et de croire nos sentiments sans les savoir, ou qu’ils tombassent dans quelque erreur, ou faute de les entendre, ou parce que nous nous serions trompés.

L’orgueil de certains savants, qui veulent qu’on les croie sur leur parole, nous paraît insupportable. Ils trouvent à redire qu’on interroge Dieu après qu’ils ont parlé, parce qu’ils ne l’interrogent point eux-mêmes. Ils s’irritent dès que l’on s’oppose à leurs sentiments, et ils veulent absolument que l’on préfère les ténèbres de leur imagination à la lumière pure de la vérité qui eclaire l’esprit.

Nous sommes, grâce à Dieu, bien éloignés de cette manière d’agir, quoique souvent on nous l’attribue. Nous ne regardons les auteurs qui nous ont précédés que comme des moniteurs. Nous serions bien injustes et bien vains de vouloir qu’on nous écoutât comme des docteurs et comme des maîtres. Nous demandons bien que l’on croie les faits et les expériences que nous rapportons, parce que ces choses ne s’apprennent point par l’application de l’esprit à la raison souveraine et universelle ; mais, pour toutes les vérités qui se découvrent dans les véritables idées des choses, que la vérité éternelle nous représente dans le plus secret de notre raison, nous avertissons expressément que l’on ne s’arrète point à ce que nous en pensons ; car nous ne croyons pas que ce soit un petit crime que de se comparer à Dieu, en dominant ainsi sur les esprits[22].

La principale raison pour laquelle on souhaite extrêmement que ceux qui liront cet ouvrage s’y appliquent de toutes leurs forces, c’est que l’on désire d’être repris des fautes qu’on pourrait y avoir commises ; car on ne s’imagine pas être infaillible. On a une si étroite liaison avec son corps, et on en dépend si fort, que l’on appréhende, avec raison, de n’avoir pas toujours bien discerné le bruit confus dont il remplit l’imagination d’avec la voix pure de la vérité qui parle à l’esprit.

S’il n’y avait que Dieu qui parlât, et que l’on ne jugeât que selon ce qu’on entendrait, on pourrait peut-être user de ces paroles de Jésus-Christ : Je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste et véritable[23]. Mais on a un corps qui parle plus haut que Dieu même, et ce corps ne dit jamais la vérité. On a de l’amour-propre, qui corrompt les paroles de celui qui dit toujours la vérité. Et on a de l’orgueil, qui inspire l’audace de juger sans attendre les réponses de la vérité, selon lesquelles seules on doit juger ; car la principale cause de nos erreurs, c’est que nos jugements s’étendent à plus de choses que la vue claire de notre esprit. Je prie donc ceux à qui Dieu fera connaître mes égarements de me redresser, afin que cet ouvrage, que je ne donne que comme un essai dont le sujet est très-digne de l’application des hommes, puisse peu à peu se perfectionner.

On ne l’avait entrepris d’abord que dans le dessein de s’instruire ; mais quelques personnes ayant cru qu’il serait utile de le rendre public, on s’est rendu à leurs raisons d’autant plus volontiers qu’une des principales s’accordait avec ce désir que l’on avait de s’etre utile à soi-même. Le véritable moyen, disaient-ils, de s'instruire pleinement de quelque matière, c’est de proposer aux habiles gens les sentiments qu’on en a. Cela excite notre attention et la leur. Quelquefois ils ont d’autres vues, et ils découvrent d’autres que nous ; et quelque fois ils poussent certaines découvertes qu’on a négligées par paresse, on qu’on a abandonnées faute de courage et de force.

C’est dans cette vue de mon utilité particulière et de celle de quelques autres, que je me hasarde à être auteur. Mais, afin que mes espérances ne soient point vaines, je donne cet avis : qu’on ne doit pas se rebuter d’abord, si l’on trouve des choses qui choquent les opinions ordinaires que l’on a crues toute sa vie, et que l’on voit approuvées généralement de tous les hommes et dans tous les siècles. Ce sont les erreurs les plus générales que je tâche principalement de détruire. Si les hommes étaient fort éclairés, l’approbation universelle serait une raison : mais c’est tout le contraire. Que l’on soit donc averti, une fois pour toutes, qu’il n’y a que la raison qui doive présider au jugement de toutes les opinions humaines qui n’ont point de rapport à la foi, de laquelle seule Dieu nous instruit d’une manière toute différente de celle dont il nous découvre les choses naturelles. Que l’on rentre dans soi-même, et que l’on s'approche de la lumière qui y luit incessamment, afin que notre raison soit plus éclairée[24]. Que l’on évite avec soin toutes les sensations trop vives et toutes les émotions de l’âme qui remplissent la capacité de notre faible intelligence ; car le plus petit bruit, le moindre éclat de lumière, dissipe quelquefois la vue de l’esprit. Il est bon d’éviter toutes ces choses, quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire ; et, si en faisant tous ses efforts on ne peut résister aux impressions continuelles que notre corps et les préjugés de notre enfance font sur notre imagination, il est nécessaire de recourir à la prière pour recevoir ce que l’on ne peut avoir par ses propres forces, sans cesser toutefois de résister à ses sens ; car ce doit être l’occupation continuelle de ceux qui, à l’exemple de saint Augustin, ont beaucoup d'amour pour la vérité Nullo modo resistitur corporis sensibus: QUÆ NOBIS SACRATISSIMA DISCIPLINA EST, si per eos inflictis plagis vulneribusque blandimur. Ad. Nebidium Ep. 7.

  1. Nihil est potentius illa creatura quæ mens dicitur rationalis, nihil est sublimlius.

    Quidquid supra illam est, jam creator est. Tr. 23, sur S. Jean.

    Quod rationali anima melius est, omnibus consentienbus, Deus est. Aug.

  2. Ad ipsam similitudinem non omnia facta sunt, sed sola substantia rationalis : quare omnia per ispam, sed ad ipsam, non nisi anima rationalis. Itaque substantia rationalis et per ipsam facta est, et ad ipsam : non enim est ulla natura interposita. Lib. imp de Gen. ad litt.

    Rectissime dicitur factus ad imaginem et similitudinem Dei, non enim aliter incommutabilem veritatem posset mente conspicere. De ves. ret.

  3. Mens, quod non sentit, nisi cum purissima et beatissima est, nulli cohæret, nisi ipsi veritati, quæ similitudo et imago Patris, et sapienta dicitur. Aug., lib. p. de Gen. ad litt.
  4. Non exigua hominis portio, sed totius humanæ universitatis substantia est. Amb., 6, hex. 7.
  5. Ubique veritas præsidet omnibus consulentibus te, simulque respondet omnibus etiam diversa consulentibus. Liquide tu respondes, sed non liquide omnes audiunt. Omnes unde volunt consulunt, sed non semper quod volunt audiunt. Conf. S. Aug., liv. 10, ch. 20.
  6. Intus in domicilio cogitationis, nec Hebræa, nec Graæca, nec Latina, nec Barbara veritas, sine oris et linguæ organis, sine strepitu syllabarum. Conf. S. Aug. liv. 11, ch. 3.

    Voy. Quinte-Curce, liv. 7, ch. 8,

  7. Videtur quasi ipse a te occidere, cum tu ab ipso occidas. Aug., in Ps. 25.
  8. Nam etiam sol iste et videntis faciem illustrat et cæci; ambobus sol præsens est, sed præsente sole unus absens est. Sic et sapientia Dei Domini J. C. ubique præsens est; quia ubique est veritas, ubique sapientia. Aug. In Joan. Tract. 35.
  9. Ce que je dis ici des deux unions de l’esprit avec Dieu et avec les corps se doit entendre selon la manière ordinaire de concevoir les choses; car il est vrai que l'esprit ne peut être immédiatement uni qu’à Dieu : je veux dire que l’esprit ne dépend véritablement que de Dieu ; et, s’il est uni au corps. ou s’il en dépend. c'est que la volonté de Dieu fait efficacement cette union, qui depuis le péché s'est changée en dépendance. On concevra assez ceci par la suite de l'ouvrage.
  10. Quis enim bene se inspiciens non expertus est tanto se aliquid intellexisse sincerius quanto removere atque subducere intentionem mentis a corporis sensibus potuit ! Aug., De immort. animae, ch. 10.
  11. Principium creaturæ intellectualis est æterna sapientia, quod principium manens in se incommutabiliter nullo modo cessat occulte inspiratione vocationis loqui ei creaturæ cui principium est, ut convertatur ad id ex quo est ; quod aliter formata ac perfecta esse non possit. 1 De Gen. ad litt., ch. 50.
  12. Scimus quoniam cum apparuerit similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicut est. Joan. Ep. I, ch. 3, v. 2.
  13. Corpus quod corrumpitur aggravat animam. Sap. 9, 10.
  14. Terrena inhabitatio deprimit sensum multa cogitantem. et difficile æstimamus quæ in terra sunt, et quæ in prospectu sunt invenimus cum labore. Sap. 9, 15.
  15. Aug., De Magistro
  16. Deus intelligibilis lux, in quoi, et a quoi, et per quem intelligibiliter lucent quæ intelligibiliter lucent omnia. 1 Sol. Insinuavit nobis (Christus) animam bumanam et mentem rationalem non vegetari, non illuminari, non beatificari, nisi ab ipsa SUBSTANTIA Dei. Aug. In Joan., Tr. 23.
  17. Illa auctoritas divina dicenda est, quæ non solum in siinsibilibus signis transcendit omnem humanam facultatem, sed et ipsum hominem agens, ostendit eti quo usque se propter ipsum depresserit, et non teneri sensibus quibus videntur illa miranda ; sed ad intellectum jubet evolare, simul demonstrans et quanta hic possit, et cur hæc faciat et quam parvi pendat. Aug., 2, De ord. 9.
  18. Et si cognovimus secundum carnem Christum, jam non secundum carnem novimus II. ad Cor.
  19. Tr. in Joan.27
  20. Conf., liv. 4. ch. 5.
  21. 1. Nolite putare quemquam hominem aliquid discere ab homine ; admonere possumus per strepitum vocls nostræ ; si non sit intus qui doceat, inanis fit strepitus noster. Aug. in Joan.
    Auditus per me factus, intellectus per quem ? Dixit aliquis et ad cor vestrum, sed non cum videtis. Si intellexistis fratres, dictum est et cordi vestro. Munus Dei est intelligentia. Aug. in Joan. Tr. 40.
  22. Voy. le livre de S. Aug. De Magistro. — Noli putare te ipsam esse lucem. Aug. in Psal. — Non a me mihi lumen existens, sed lumen non participas nisi IN TE. De verbis Domini, Ser. 8.
  23. Sicut audio, sic judico, et judicium meum justum est, quia non quæro voluntatem meam. Ep. Joan., ch. 5, 30.
  24. Qui hoc videre non potest, oret et agat ut posse mereatur nec ad hominem disputatorem pulset, ut quod non legit legat, sed ad Deum salvatorem ut quod non valet valeat Ep. 112, ch. 12.
    Supplexque illi qui lumen mentis accendit attendat, ut intelligat, Cont. Ep. fundam.