De la philosophie du clergé



DE
LA PHILOSOPHIE
DU CLERGÉ.

I. — Philosophie du Christianisme, par M. l’abbé Bautain ; 1835.
II. — Du Panthéisme, par M. l’abbé Goschler ; 1839.
III. — Essai sur le Panthéisme, par M. l’abbé Maret ; 1841.
IV. — Théodicée chrétienne, par le même ; 1844.
V. — Instruction pastorale sur l’union nécessaire des dogmes et de
la morale
, par M. l’archevêque de Paris ; 1844.
VI. — Conférences de Notre-Dame, par les révérends pères de Ravignan
et Lacordaire ; 1840-1844.

Nous assistons, depuis quelques années, à un spectacle bien fait pour porter le trouble et le découragement dans une ame encore peu éprouvée. Suspendue pour un temps par la grande commotion politique de 1830, la guerre s’est rallumée entre le clergé et les philosophes avec une nouvelle ardeur, et, au moment où nous écrivons, elle est parvenue au dernier degré de violence et d’acharnement. La paix serait-elle donc impossible entre la philosophie et la religion, et faut-il absolument que l’une des deux périsse, pour faire place à l’empire exclusif de l’autre ? Qui ne serait attristé par une telle pensée ? Quelle ame élevée et généreuse n’a désiré, n’a espéré pour soi-même et pour ses semblables ce bel accord de la raison et de la foi, de la liberté et de la règle, des clartés de l’intelligence et des mystérieux besoins du cœur ? Qui ne s’est complu à rêver pour l’espèce humaine, comme le dernier terme de ses agitations et de ses progrès, cet équilibre admirable qui s’est réalisé à un instant suprême dans l’ame d’un Bossuet et d’un Leibnitz, pour disparaître si vite, et qui a imprimé à tous les monumens du siècle privilégié qui porta ces grands hommes un caractère si particulier de sérénité, de mesure et de majesté ?

De nobles esprits ont pensé que cette harmonie de la religion et de la philosophie, que le xviiie siècle a brisée, le xixe était destiné à la rétablir. Que voyons-nous cependant autour de nous ? Partout la discorde, partout la guerre. La philosophie de notre temps, échappant aux entraves où le scepticisme des Hume, des Kant, des Voltaire, semblait l’avoir emprisonnée pour jamais, s’est jetée avec ardeur sur les pas de Schelling et de Hégel dans des voies inconnues et périlleuses, hors des barrières que la hardiesse de Descartes avait respectées. De son côté, l’église, à qui le siècle semble échapper, au lieu de s’associer au mouvement nouveau des intelligences pour le contenir et le régler, s’est, pour ainsi dire, jetée en travers, et, confondant en sa réprobation des aberrations passagères avec une cause éternellement respectable et sainte, elle a condamné toute philosophie à l’impiété et à l’extravagance.

En présence d’un si étrange spectacle, il est plus que jamais nécessaire de rappeler aux amis de la philosophie, comme à ceux de la religion, que cette lutte des deux grandes puissances morales qui se disputent l’empire du genre humain tient étroitement à leur nature et aux conditions mêmes de leur existence et de leur progrès. Consultez l’histoire ; les plus belles époques de la pensée ont été souvent les plus orageuses. Le xviie siècle lui-même, si calme et si régulier, a vu l’orthodoxie aux prises avec Jansénius, avec Claude et Jurieu, avec Fénelon. La vie de Bossuet fut un long combat. Que dirais-je du siècle d’Athanase, de celui de saint Augustin, de celui de Luther et de Bruno ? C’est dans ces fortes épreuves, c’est au sein des persécutions et des combats, que la philosophie et la religion font paraître toute leur puissance et l’inépuisable vitalité qui est en elles. Il semble, au contraire, que toute époque entièrement étrangère à ces nobles agitations ne porte que des ames dégénérées et abâtardies, incapables d’oublier les misérables intérêts de ce monde pour ceux de l’ame immortelle et de l’avenir.

Et il ne faut pas croire que la philosophie et la religion se consument en querelles stériles ; toute grande lutte entre ces deux adversaires profite au témoin de leurs combats, je veux dire à l’humanité. La religion devient-elle oppressive ? cesse-t-elle d’être en harmonie avec l’état des intelligences et des ames ? la philosophie s’arme contre elle au nom de la raison et de la liberté. La philosophie, à son tour, devient-elle téméraire ? s’emporte-t-elle au-delà des limites que lui marque le sens commun ? vient-elle, dans l’entraînement de ses systèmes, dans l’ivresse de sa puissance, à obscurcir, à altérer, à nier quelqu’une de ces vérités éternelles dont Dieu a commis la garde à la conscience religieuse de l’humanité ? la religion élève sa voix vénérée, elle proteste au nom de Dieu, elle fait entendre ses menaces et ses anathèmes. Toute lutte sérieuse entre la philosophie et la religion sert donc la cause de l’une et de l’autre. Tel système philosophique peut y périr, telle forme religieuse peut y subir de mortelles atteintes ; mais la religion, en ce qu’elle a d’universel et d’essentiel, y gagne toujours, comme aussi la philosophie, j’entends cette immortelle philosophie, perennis quædam philosophia, comme l’appelle Leibnitz, à laquelle travaille le genre humain, au travers des générations et des siècles, par les mains du génie et sous l’œil de la Providence.

Pour ne parler ici que des temps les plus voisins du nôtre, la restauration a vu s’élever entre la philosophie et la religion une lutte éclatante et acharnée. Croit-on qu’elle ait été sans gloire et sans utilité ? Et d’abord, n’est-ce rien que d’avoir suscité un si grand nombre d’écrivains éloquens, de hardis et fermes penseurs, d’écrivains brillans et ingénieux ? Un Benjamin Constant, si abondant, si limpide, si disert ; un Jouffroy, si grave dans sa haute ironie, pensée lumineuse et sereine, ame mélancolique et douce, destinée incomplète, hélas ! et si tôt ravie ; en face de ces dignes champions de la liberté, l’héroïque défenseur du passé, Joseph de Maistre, vigoureux et perçant génie, plume étincelante, noble cœur ; Bonald, l’ingénieux et subtil métaphysicien, si habile à donner à des théories un peu creuses je ne sais quel air de sagesse et de profondeur, et entre tous ces esprits d’élite, le plus hardi de tous, Lamennais, ame inquiète et troublée, avide d’émotions et d’orages, toujours différent de lui-même dans ses systèmes, toujours le même par l’indomptable énergie du caractère, la grandeur et la témérité des entreprises, la sincérité passionnée des convictions. Et cette lutte déjà si grande par le talent, l’ardeur, le génie des adversaires, pense-t-on qu’elle n’ait rien laissé après soi ? Les livres de l’Indifférence, de la Religion, du Pape, sont-ils donc condamnés à l’oubli ? Le Globe a sa place marquée dans l’histoire, et les Soirées de Saint-Pétersbourg, les Mélanges philosophiques, à qui suffirait pour durer l’admirable beauté du style, resteront aussi comme d’illustres dates que la postérité n’oubliera pas. Croit-on enfin que le sentiment religieux ait perdu, dans cette lutte de quinze années, quelque chose de son autorité, de sa légitime influence ? Non, certes. Si la liberté a triomphé, ce n’est point la religion qui a été vaincue ; ce sont les doctrines ultramontaines, c’est ce mélange adultère de l’esprit religieux et de l’esprit de domination temporelle, ce sont ces regrets insensés pour le passé, ces espérances folles pour l’avenir, tant d’intolérance avec tant d’hypocrisie, tant de violence avec tant de faiblesse, voilà ce que 1830 a emporté. Et plaise à Dieu que ce soit pour toujours !

On accusait hautement la philosophie d’impuissance ; on la condamnait au scepticisme. Qu’est-il arrivé ? Au plus fort de la mêlée, du sein même de l’orage, la philosophie a montré une fécondité inattendue. Elle a produit, on sait avec quel éclat, quel prestige, quel cortége de sympathies et d’espérances, une méthode nouvelle, un système nouveau. On conteste aujourd’hui très vivement la vérité de ce système, et on en a parfaitement le droit ; mais qu’une nouvelle école philosophique ait été fondée sur la base solide d’un spiritualisme conciliateur, que cette école dès sa naissance ait fait de nombreuses conquêtes, qu’elle ait inspiré à la génération nouvelle, en même temps qu’une curiosité féconde pour le passé, un noble et puissant essor vers les hautes régions spéculatives ; qu’elle ait produit enfin tout un mouvement intellectuel dont les destinées sont loin d’être épuisées, voilà des résultats, voilà des effets que nul esprit sincère, ami ou ennemi, ne peut méconnaître.

La nouvelle lutte qui s’est engagée et se poursuit sous nos yeux sera-t-elle aussi féconde ? Le clergé comprendra-t-il enfin que c’est mal servir les intérêts du christianisme que de les mettre en opposition déclarée avec les besoins nouveaux que le progrès des temps a désormais consacrés ; que la foi ne se sépare jamais impunément de la science ; qu’il y a pour l’église quelque chose de mieux à faire que de maudire la philosophie, c’est de se régénérer par elle ; que chaque pas qui éloigne le clergé de l’esprit nouveau qui depuis trois siècles a pénétré l’Europe l’éloigne des sources mêmes de la vie et prépare au catholicisme un isolement intellectuel plus dangereux mille fois que les persécutions qui s’attachèrent à son berceau ? À son tour, la philosophie du xixe siècle, qui, dans l’élan mal réglé de ses premiers mouvemens, s’est trop souvent égarée à la suite des guides aventureux de l’Allemagne, sentira-t-elle que pour la raison la plus libre et la plus hardie, il y a des croyances universelles, des sentimens indestructibles, des instincts aveugles, mais légitimes et puissans, qu’on ne peut froisser sans péril, et qu’il ne s’agit pas pour le philosophe de changer de fond en comble la foi du genre humain, mais de l’épurer et de l’éclaircir, de l’expliquer et de la satisfaire ? Nous sommes loin de penser que de tels résultats se puissent réaliser en un jour ; mais une discussion impartiale peut dès ce moment les préparer : espérons que l’avenir les accomplira.

I.

Du temps de Bossuet et de Malebranche, le clergé avait une philosophie, celle de Descartes. Bien qu’elle ne fût pas née dans son sein, le clergé ne dédaignait pas d’en faire usage pour consolider et vivifier les croyances religieuses. C’est ainsi que saint Augustin avait fait servir la philosophie de Platon, et saint Thomas celle d’Aristote, à l’établissement, à la défense, à la systématisation des dogmes fondamentaux du christianisme. De nos jours, ces illustres exemples n’ont pas paru dignes d’être imités, et, chose triste à dire, la philosophie du clergé se réduit maintenant à un cri de guerre universel contre la philosophie. C’est là le véritable sens de cette formule célèbre où se résume toute la pensée du clergé sur les questions philosophiques : le rationalisme aboutit nécessairement au panthéisme. Cette sentence d’accusation a partout retenti depuis dix années : dans les chaires de théologie de la Sorbonne, sous les voûtes de Notre-Dame, et jusque dans les mandemens et les instructions pastorales de l’épiscopat. Il s’est rencontré de graves docteurs pour la réduire en système, des prélats justement respectés pour en recommander l’usage, des prédicateurs éloquens, des écrivains instruits pour la développer et la répandre.

Au premier regard jeté sur cette formule, il est aisé de reconnaître que, depuis les luttes mémorables de la restauration, la polémique du clergé a subi deux changemens essentiels : on n’attaque plus aujourd’hui la philosophie, du moins on ne l’attaque plus en face et par son nom, mais seulement ce qu’on appelle le rationalisme. On ne condamne plus la raison au scepticisme universel, c’est-à-dire à une impuissance absolue ; on se borne à la menacer d’un faux système, et ce monstrueux système qui accompagne inévitablement le rationalisme, et par-là même le dénonce et l’accuse, c’est le panthéisme. Que signifie cette double transformation de la polémique du clergé ? Est-elle en tout point sérieuse et profonde ? Et d’abord, que faut-il penser de cette distinction si accréditée entre la philosophie et le rationalisme ? Voilà le premier point à éclaircir et à discuter d’une manière complète, car, tant qu’on ne s’entendra pas sur cette question capitale, tout espoir de conciliation sera perdu.


Qu’on s’explique donc clairement et sans réticence. Qu’appelle-t-on le rationalisme ? Entend-on par-là une certaine espèce particulière de philosophie qui consisterait à prendre la raison et la raison seule pour guide ? Mais en vérité il n’y a pas une autre philosophie que celle-là. Le développement libre de la raison, voilà la philosophie ; elle est cela, ou elle n’est pas. La liberté de la pensée ne constitue pas seulement un des caractères, un des droits de la philosophie ; c’est son essence, c’est son être.

Faut-il être obligé de rétablir de tels principes deux siècles après Descartes ? Ce grand homme ne serait-il point par hasard, aux yeux du clergé, un vrai philosophe et le père de la vraie philosophie ? Si l’on ose répondre non, le débat sera terminé, et l’on saura à quoi s’en tenir sur la grande distinction de la philosophie et du rationalisme. Que si l’on veut bien accorder la qualité de philosophe à Descartes, je rappellerai la première règle de son Discours de la Méthode, qu’on paraît avoir oubliée : Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. Cela est-il clair ? Et quelle est la première application de cette règle ? Le doute universel. Cela est-il équivoque ? Ce doute est, dit-on, un jeu d’esprit, un artifice d’exposition et de style. Commode et naïve explication ! Non, le doute de Descartes est bien autre chose ; c’est toute une méthode, toute une révolution.

Un écrivain du clergé, un docteur de Sorbonne, nous déclare qu’il accepte de grand cœur la philosophie de Descartes[1] ; il ne fait qu’une réserve, mais elle est à noter. Il retranche le doute méthodique ; c’est avoir la main malheureuse. Que dirait-on d’un philosophe qui accepterait tout le catholicisme, sauf le péché originel ? En vérité, la jeune Sorbonne est plus susceptible que l’ancienne, qui daignait accepter la dédicace des Méditations ! Et Fénelon était moins scrupuleux que M. l’abbé Maret, quand il se servait si loyalement du doute méthodique dans son Traité de l’existence de Dieu[2], pour asseoir sur la base de la raison, et de la raison seule, l’édifice entier des grandes vérités morales et religieuses.

Entend-on par rationalisme tout système de philosophie contraire à la révélation ? Voilà une nouvelle définition, mais qui repose, comme la précédente, sur une étrange confusion d’idées, et trahit un singulier oubli des conditions et de la nature même de la philosophie. On a l’air ici de reconnaître la philosophie comme une puissance indépendante ; on se borne à exiger d’elle qu’elle ne contredise point les vérités révélées. Qu’est-ce à dire ? Exige-t-on d’un philosophe, pour qu’il soit vraiment philosophe, un engagement pris d’avance de ne rien admettre pour vrai qui ne soit conforme à telle religion ? Une fois cette promesse faite, on laissera, dit-on, le philosophe parfaitement libre, mais pas avant. Qui ne voit la puérilité ou l’artifice d’une telle combinaison ? qui ne voit qu’elle porte une égale atteinte à la dignité de la religion et à l’existence de la philosophie ? Quoi ! la religion est-elle donc si peu de chose qu’on puisse y croire dans sa pensée et dans son cœur, et rester libre ? Non. Cette liberté n’est qu’un leurre, et ceux qui la donnent savent bien ce qu’elle vaut, et qu’ils ne cèdent rien. Faut-il rappeler que le christianisme contient sous le voile de ses mystères et de ses symboles toute une haute métaphysique qui embrasse dans ses cadres immenses et résout par des principes étroitement coordonnés les éternels problèmes qui font l’objet de toute grande religion et de toute grande philosophie ? Quiconque enchaîne sa raison à un tel système religieux l’engage tout entière. Il n’est plus libre sur une seule question. C’est donc entièrement méconnaître la nature de la philosophie que de vouloir qu’elle s’engage d’avance, ne fût-ce que sur un seul problème. La philosophie n’a pas de parti pris, ni pour, ni contre quoi que ce puisse être, ou, si l’on veut, elle en a un, mais c’est de ne rien admettre au monde que sur la foi de l’évidence et de la raison.

Un éminent écrivain du clergé, M. l’archevêque de Paris, n’hésite pas à compter Descartes au nombre des vrais philosophes ; mais il prétend séparer sa cause de celle du rationalisme. Descartes, à l’en croire, n’admettait point une liberté absolue de penser, et acceptait expressément les vérités révélées à titre de limite à la spéculation philosophique[3]. C’est là une erreur. Le doute méthodique n’excepte rien, pas même Dieu. Avant de s’y engager, Descartes, prévoyant qu’il pourra durer plus d’un jour et le mener loin, sent la nécessité de se donner des règles provisoires de conduite, et, en vrai sage, c’est à la religion qu’il les emprunte, à la religion de ses pères, à celle où, comme il dit, Dieu lui a fait la grace d’être instruit dès son enfance. La religion, ici, n’est point considérée comme un système de vérités spéculatives, mais comme une règle pour la pratique. Descartes le déclare expressément : c’est une morale qu’il se donne, rien de plus, et une morale par provision[4]. Je me sers de ses termes afin que toute équivoque soit impossible. Ce serait donc une tentative bien vaine que celle de nier ou d’obscurcir ce qu’il y a dans le cartésianisme de plus clair et de plus avéré, je veux dire le fait de la sécularisation définitive de la raison. L’éternel honneur de Descartes, c’est d’avoir accompli ce grand ouvrage que les siècles avaient préparé. Si l’on a conçu de nos jours la funeste pensée de l’ébranler ou de le détruire, qu’on renonce du moins à prendre Descartes pour complice.

Les écrivains du clergé se récrient contre cette indépendance absolue de la philosophie ; ils demandent si elle prétend tout connaître, tout pénétrer, sonder tous les mystères, percer tous les voiles, ne reconnaître enfin aucune limite. Ils se déclarent en état de démontrer rationnellement que la philosophie a des bornes étroites, qu’elle est incapable de satisfaire les besoins les plus impérieux de la nature humaine, que, si elle ose l’entreprendre, elle mène au scepticisme, au matérialisme, au panthéisme. Je ne crois pas qu’une seule de ces assertions soit vraie ; mais j’avoue que nous voilà sur un terrain où la discussion est possible et légitime. La philosophie ne peut souffrir qu’on la limite en vertu d’une autorité étrangère ; mais du moment qu’on s’appuie sur la raison pour assigner des bornes à la philosophie, la philosophie serait infidèle à son propre principe, si elle refusait le débat. La question est donc de savoir quelles sont les limites de la raison, quelle est la portée de la philosophie en matière de questions morales et religieuses, ou plutôt la question est de savoir si le clergé, sous prétexte de limiter la philosophie, n’en veut point consommer la ruine. C’est ce qui va s’éclaircir de plus en plus.

Depuis la controverse célèbre à laquelle l’auteur de l’Essai sur l’indifférence a attaché son nom, deux opinions nouvelles se sont produites au sein du clergé, avec plus ou moins d’éclat et d’autorité, touchant les droits et la portée de la raison.

M. de Lamennais, M. Gerbet et leurs amis soutenaient que la raison sans l’autorité, la philosophie réduite à ses propres forces, la philosophie telle que Descartes l’a faite, avec la conscience pour point de départ et l’évidence rationnelle pour lumière, étaient radicalement et absolument impuissantes. Ils ne contestaient point à la raison, à la philosophie, tel ou tel de ses droits ; ils les niaient tous sans exception et sans réserve, et condamnaient tout usage de la liberté de penser au scepticisme absolu. Tel fut l’excès, telles furent les violences où s’emportèrent M. de Lamennais et ses amis. La sagesse du clergé s’alarma ; l’épiscopat fit entendre sa voix. Le jeune clergé, un instant séduit, fut contenu et surveillé. L’église, les catholiques, le public tout entier, abandonnèrent M. de Lamennais, et cette doctrine, désertée par ses plus fervens adeptes, reçut le dernier coup de son auteur même, qui l’abandonna formellement et n’en parla plus que par honneur.

Le caractère commun des deux opinions qui ont succédé dans les rangs du clergé à l’ancienne doctrine lamennaisienne, c’est de ne point nier absolument la philosophie et de faire à la raison sa part ; mais les uns la font plus grande, les autres plus petite.

Ceux-ci prétendent réduire la raison aux vérités d’expérience et de raisonnement, et lui interdire absolument le domaine des principes, c’est-à-dire, en termes plus clairs, l’ordre entier des vérités morales et religieuses. À les en croire, la raison naturelle ne dépasse pas l’horizon de ce monde visible ; pour s’élever plus haut, pour atteindre la région des vérités éternelles, pour trouver Dieu, le devoir, la vie future, il faut à l’ame humaine appesantie sous la chair les ailes divines de la foi. Si la raison refuse de se soumettre au joug salutaire des vérités révélées, incapable dès ce moment d’une autre lumière que celle des sens, elle aboutit nécessairement au matérialisme et à l’athéisme. Telle est la doctrine qui a été développée, non sans vigueur et sans éclat, par un esprit distingué, par un professeur célèbre, M. l’abbé Bautain, l’homme peut-être le plus considérable, comme écrivain et comme penseur, qu’ait produit le clergé depuis qu’il a perdu M. de Lamennais. Il est incontestable que cette doctrine a fait une très grande fortune dans le clergé ; elle a exercé, elle exerce encore une influence qui, pour n’être pas toujours avouée, n’en est pas moins décisive. Toutefois, si l’on ne regarde qu’aux signes purement extérieurs, on peut dire qu’elle n’a point obtenu l’approbation de l’épiscopat. On sait avec quelle fermeté M. l’évêque de Strasbourg s’est prononcé contre elle. D’autres prélats l’ont également rejetée, et, à leur tête, un archevêque dont la parole a une grande autorité, à qui l’étendue de ses connaissances administratives, la modération ordinaire de son langage, la fermeté et l’habileté de sa plume, donnent une considération méritée, M. l’archevêque de Paris.

Cette partie imposante du clergé, ennemie, à ce qu’il semble, de tout excès, de toute extrémité, semble sérieusement disposée à reconnaître les droits de la raison. Non-seulement elle lui accorde une certaine autorité, et lui trace un domaine où elle peut se développer avec liberté, mais elle lui reconnaît le droit de s’élever jusqu’à certaines vérités supérieures de l’ordre moral et religieux. La raison naturelle porte jusqu’à Dieu, puisqu’elle en démontre l’existence ; voilà sa grandeur et voilà son droit, mais voilà aussi sa limite éternelle. La philosophie prouve Dieu, mais elle ne le connaît pas. Elle élève l’ame au-dessus du monde des sens et la conduit jusqu’au monde invisible, mais elle n’en touche que la limite. Arrivée au seuil du temple éternel, elle y laisse l’ame entre les mains de la religion qui la conduit par degrés jusqu’au sanctuaire. Toute philosophie qui veut sonder la nature de Dieu est frappée de vertige ; elle se trouble, se confond dans ses propres pensées, et finit par se précipiter dans le panthéisme. Un Dieu séparé du monde, un Dieu qui se suffit à soi-même, un Dieu créateur et providence, tout cela n’est que scandale pour l’humaine raison. Le panthéisme, voilà le terme inévitable où une philosophie qui oublie sa faiblesse aboutit nécessairement.

Cette doctrine, que l’épiscopat a généralement adoptée, que M. l’archevêque de Paris a esquissée avec sa discrétion, sa dextérité et son talent ordinaires, dans ses Instructions pastorales et sa brochure sur la Liberté de l’Enseignement, a été développée et réduite en système par un professeur de théologie, M. l’abbé Maret, soit dans ses cours de la Sorbonne, soit dans deux ouvrages fort accrédités auprès du clergé, l’Essai sur le Panthéisme et la Théodicée chrétienne. Les révérends pères Lacordaire et de Ravignan l’enseignent à Notre-Dame, et l’on peut dire qu’elle est aujourd’hui la doctrine dominante du clergé de France.

Nous sommes loin de nier qu’il n’y ait des différences considérables entre les trois opinions que nous venons d’esquisser tour à tour sur la question si délicate et si décisive des limites de la raison. Assurément il faut féliciter le clergé français de ne pas s’être laissé séduire à cette doctrine excessive, téméraire, extravagante, qui refuse à la raison humaine, à la philosophie, le droit de s’assurer d’aucune vérité, même de l’existence personnelle. C’est un premier pas vers la vérité que de reconnaître, avec M. Bautain et son école, qu’il y a un certain nombre de vérités d’expérience et de raisonnement qui sont indépendantes de l’autorité de l’église, et qu’on peut savoir que l’aimant attire le fer et que le soleil se lèvera demain sans consulter l’Écriture sainte ; c’est un second pas, c’est un progrès plus grand encore de maintenir, comme M. de Strasbourg, M. de Paris et l’immense majorité de l’épiscopat, que la raison peut s’élever par sa propre vertu jusqu’à la notion du bien et du mal et jusqu’à l’existence de Dieu, double base de la loi et de la religion naturelles. Mais qu’on ne se fasse aucune illusion sur les dispositions et les sentimens du clergé de France, qu’on ne soit pas trompé par la modération calculée du langage, qu’on pèse les paroles et les déclarations, qu’on mesure l’étendue des concessions soigneusement rapprochées des restrictions qui les limitent ou les annulent, et l’on se convaincra que les différences qui séparent ces trois opinions sont plus apparentes que réelles, qu’elles consistent dans les mots plus que dans les choses, dans quelques distinctions logiques et abstraites plus que dans les effets réels et les conséquences pratiques.

Accusé hautement d’incliner au lamennaisianisme, M. l’archevêque de Paris a protesté avec énergie, au nom de l’épiscopat tout entier[5], de son profond éloignement pour les doctrines de l’Essai sur l’indifférence, de son respect pour les droits de la raison, pour la saine philosophie. Examinons, en respectant à notre tour la loyauté des déclarations, les pièces du procès. Laissons les mots et les personnes, allons aux choses et aux doctrines.

M. l’archevêque de Paris s’est expliqué récemment encore sur les droits de la philosophie. Jamais la modération de son langage et l’habileté de sa dialectique, jamais l’art des tempéramens et des correctifs, n’avaient été poussés plus loin. Eh bien ! la pensée qui fait le fonds de la nouvelle Instruction pastorale, et qui éclate même à des yeux médiocrement exercés sous cet appareil d’impartialité et de justice, c’est que la philosophie, utile peut-être dans une sphère inférieure comme épreuve intellectuelle, est radicalement impuissante en tout ce qui touche aux intérêts moraux et religieux de l’humanité. La philosophie réduite à la logique, c’est-à-dire détruite comme philosophie, la philosophie déshéritée du droit de parler aux hommes de Dieu, de la Providence et de leurs devoirs, la philosophie quittant le domaine des choses divines et des vérités éternelles pour descendre au rang d’une science particulière, voilà ce qu’on appelle faire à la philosophie sa part et la renfermer dans ses limites. M. l’archevêque de Paris le déclare en propres termes : La philosophie, dit-il, si féconde sous tous les autres rapports, est frappée, quand il s’agit de dogmes fondamentaux, d’une éternelle stérilité[6]. Or, quels sont ces dogmes fondamentaux ? M. l’archevêque de Paris vient de le dire : ce sont l’existence de Dieu, la Providence et la justice divines, l’immortalité de l’ame. Voilà donc cette philosophie si respectable, si utile, si féconde ! Voilà cette bonne et saine philosophie, bien différente du rationalisme ! Le rationalisme a l’insigne audace, depuis Pythagore et Platon, de parler aux hommes de leurs droits et de leurs devoirs, de Dieu et de la vie future. La vraie philosophie est plus sage ; elle se tait sur tout cela, de crainte d’en mal parler ; par prudence, elle consent à ignorer Dieu, et elle est si modeste, qu’elle se réduit volontairement à la logique. Telle est l’idée avantageuse et grande que M. l’archevêque de Paris se fait de la philosophie, et c’est là qu’éclate, en dépit de lui-même, l’intime accord qui l’unit avec l’école de Strasbourg et celle de M. de Lamennais. La réduction de la philosophie à la logique, et la substitution de la théologie à la philosophie en toute matière morale et religieuse, c’est là proprement en effet l’entreprise de M. Bautain, héritière trop fidèle de l’Essai sur l’indifférence. À quoi sert, je le demande, que la philosophie puisse prouver Dieu, si elle doit rester absolument étrangère aux intérêts moraux et religieux du genre humain, comme le professe expressément M. l’archevêque de Paris ? Et s’il faut réduire la philosophie, comme on le faisait au xiie siècle et comme le veut M. Bautain, à commenter l’Écriture sainte ou à contempler sans fin les innocentes beautés du syllogisme, je dis alors que la philosophie n’est plus, et qu’il faut recourir, comme M. de Lamennais, à la seule autorité.

Je rends hommage, dit M. l’archevêque de Paris, à la fécondité de la philosophie ; elle n’est stérile que sur les dogmes fondamentaux. Je ne conteste point, dit M. Bautain avec une égale naïveté ou une égale ironie, comme on voudra, la puissance de la philosophie ; je ne lui ôte qu’un droit, celui de poser des principes[7]. N’est-ce point là le même esprit et le même langage ? Il faut entendre les écrivains du clergé apprécier la valeur de cette espèce de philosophie qu’il leur plaît d’appeler le rationalisme, et qui est tout simplement la philosophie de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Malebranche, de Leibnitz. Elle n’est propre, suivant M. Maret, qu’à créer de vaines hypothèses et à enfanter des doutes[8]. C’est une terre basse, obscure, froide et stérile[9], suivant le révérend père de Ravignan. Depuis six mille ans, elle n’a trouvé que le désespoir ou le doute sur les faits intérieurs de la conscience, sur les rapports de l’ame avec Dieu, et sur notre fin dernière[10]. Le révérend père Lacordaire n’hésite point à déclarer que hors de la certitude mystique et translumineuse que donne la foi, il n’y a pas de philosophie possible[11]. M. l’abbé Bautain, considérant l’ensemble des spéculations philosophiques depuis deux siècles, n’y voit que vieilleries renouvelées des Grecs[12]. C’est dans ce noble et beau langage, c’est avec cette étendue de coup d’œil et cette profondeur de critique que le clergé de France fait l’histoire de la pensée humaine. Croirait-on que M. l’archevêque de Paris a voulu enchérir sur ces pauvretés ? Lui, le chef du clergé libéral et mesuré, le prélat éclairé et conciliateur, vient nous dire que la philosophie n’a pas produit une idée nouvelle depuis quatre mille ans[13], et, perdant enfin toute charité avec toute mesure, s’emporte jusqu’à dire que « les sauvages du Nouveau-Monde adorant le grand esprit sur les bords de leurs fleuves ou au sein de leurs immenses forêts sont plus rapprochés de la vérité que certains philosophes contemporains dont les noms et les écrits ont retenti dans toute l’Europe[14]. »

Mais ce ne sont là que des assertions, des moqueries et des injures. Écoutons les raisonnemens et les preuves. L’esprit qui anime le clergé et les desseins qu’il médite sur la philosophie s’y caractérisent en traits non pas plus clairs, mais plus profonds encore. Tout le corps de l’argumentation du clergé pour établir l’impuissance de la philosophie en matière morale et religieuse se réduit à trois idées fondamentales : la raison humaine, étant finie, est incapable d’atteindre l’infini ; — étant individuelle, elle ne peut constituer une morale universelle ; — étant inséparable de la parole, elle doit le peu qu’elle sait naturellement de Dieu et du devoir à la tradition. — J’ose dire qu’un examen un peu sérieux de ces trois idées ne laissera aucun doute sur leur origine lamennaisienne et sceptique, et nous fera toucher au doigt les vrais sentimens du clergé sur l’autorité de la raison et les limites de la philosophie.

Pour établir premièrement l’impuissance de la raison en matière religieuse, M. l’archevêque de Paris s’appuie sur ce principe, qu’une intelligence finie ne peut connaître l’infini. Il est nécessaire de bien s’entendre sur le sens précis et la juste portée de ce principe si cher aux sensualistes, et dont les pyrrhoniens ont tant abusé. Si l’on veut dire que l’intelligence humaine ne peut comprendre Dieu, en donnant au mot comprendre son sens le plus strict et le plus rigoureux, comme marquant une conception complète, absolue, égale à son objet, alors le principe est incontestable, et je ne connais aucun philosophe qui ne l’ait expressément déclaré. Pour ne citer qu’un seul exemple, mais décisif, je demanderai s’il y a un penseur plus hardi, plus téméraire, plus pénétré, et pour ainsi dire plus enivré de la puissance de la raison que Spinoza. Eh bien ! cet audacieux génie qui écrivait à la fin du premier livre de l’Éthique : J’ai expliqué la nature de Dieu, convient hautement qu’il y a dans cette nature absolument infinie une infinité d’attributs et de modes dont nous n’avons pas la moindre idée. Si donc M. l’archevêque de Paris ne veut pas dire autre chose, son principe est incontestable assurément, mais en même temps inutile. Comment ce principe prouverait-il quelque chose contre la possibilité d’une théologie rationnelle, étant formellement adopté par tous ceux qui l’ont entreprise ? C’est se moquer en vérité que de prêter à la philosophie, qui se définit elle-même la raison développée, l’extravagant dessein de s’affranchir des limites de la raison. La philosophie ne s’arroge pas le droit de percer tous les mystères, de sonder toutes les profondeurs de la nature divine : la révélation même ne promet pas cela et ne peut pas le promettre ; mais la philosophie réclame hautement, et a su, depuis bien des siècles, faire reconnaître aux hommes le droit qu’elle emprunte à la raison de s’élever au-delà du monde visible, et d’embrasser dans son horizon le principe éternel de l’existence et la nature de Dieu même, de méditer sans cesse cette nature infinie pour apprendre aux hommes à la connaître et à l’adorer toujours davantage ; elle réclame le droit de donner à la justice humaine une règle invariable, au droit méconnu un vengeur, à l’artiste un idéal, à toutes les sciences une suprême unité, le droit de montrer au physicien qui l’oublie la main qui donna le branle à l’univers, à l’astronome absorbé par le calcul des mouvemens célestes, l’éternel géomètre qui, par une mathématique immuable, en régla et en conserve l’admirable économie.

Voilà les droits que revendiquent la philosophie et la raison, et ce sont ces droits qu’on leur veut ravir quand on proclame la stérilité de la philosophie en matière de dogmes fondamentaux. En invoquant ce principe, qu’une intelligence finie ne peut connaître l’infini, M. l’archevêque de Paris a donc voulu dire, non-seulement que la philosophie est incapable de comprendre Dieu, ce qui est évident et accordé de tous, mais qu’elle est absolument incapable de connaître d’aucune façon sa nature, de se former aucune idée de ses attributs. En même temps, on accorde qu’elle peut prouver l’existence de Dieu. N’est-ce point là une inconséquence ou une dérision ? Quoi ! la raison prouve invinciblement qu’il est un Dieu, et elle est dans une absolue ignorance de sa nature ? Et comment, je vous prie, prouve-t-elle son existence ? N’est-ce point par l’idée de l’infini, de l’être parfait, toujours présente, bien que trop souvent éclipsée, au plus profond de la conscience humaine ? Vous soutenez donc que, lorsque ma raison me donne l’idée de l’être parfait, elle ne me parle pas de sa nature ! Qu’est-ce donc que la perfection absolue de l’être, sinon la nature même de Dieu ? Soutiendrez-vous que Fénelon, Leibnitz, Malebranche, n’avaient pas le droit de traiter, comme ils l’ont fait, de la divine Providence, par les lumières de la seule raison et sans jamais faire appel à l’autorité ? Le traité tout philosophique ou, si l’on veut prendre ce langage, tout rationaliste de Bossuet sur la prescience et le libre arbitre, les Essais de théodicée de Leibnitz, sont-ce là des scandales pour nos modernes théologiens ? Mais ils ne manqueront pas de dire que tous ces grands esprits étaient éclairés des lumières surnaturelles du christianisme ; je demanderai alors où était le christianisme quand Platon découvrait aux hommes le Dieu de la République et du Timée, source éternelle de la vérité et de l’être[15], invisible soleil des intelligences, beauté sans tache et sans souillure[16], exemplaire immuable de toute justice et de toute sainteté, architecte et providence de l’univers, père des hommes[17] ; ce Dieu qui a fait le monde par une effusion de sa bonté parfaite, et qui, voyant s’agiter sous sa main cette image vivante de ses perfections infinies, goûte une joie sublime et rentre dans son repos accoutumé. De quelle lumière surnaturelle était donc éclairée l’intelligence d’Aristote, quand il écrivait le xiie livre de sa Métaphysique, et décrivait en traits immortels son moteur immobile du monde[18], en dehors, au-dessus de l’espace et du temps, intelligence absolue, pure de tout mélange, qui, se possédant pleinement elle-même, trouve au sein de cette contemplation éternelle une éternelle félicité, une vie ineffable et parfaite[19], idéal de la nature et de l’humanité, désirable éternel, objet de l’aspiration universelle des êtres, énergie pure et infinie qui enveloppe l’univers de son attraction toute puissante, centre où tout est suspendu, et qui, appelant tout à lui, répand partout le mouvement, l’ordre et la vie[20] ?

Ce ne sont là apparemment que des rêveries et des chimères pour ceux qui soutiennent que la philosophie est absolument stérile en matière de dogmes fondamentaux. Eh bien ! que ces contempteurs altiers de la philosophie aient le courage de leur opinion, qu’ils cessent de recourir à des tempéramens qui ressemblent à des subterfuges et de faire des concessions qu’on pourrait prendre pour des piéges. Qu’ils ne viennent pas nous dire que la raison peut prouver Dieu, mais qu’elle est du reste absolument incapable de rien dire aux hommes de sa nature ; qu’ils poussent à sa vraie conséquence leur principe que l’infini ne peut être atteint par une intelligence finie, et qu’ils osent dire que la stérilité de la philosophie en matière de religion a pour cause l’impossibilité absolue où est la raison naturelle d’atteindre, de quelque façon que ce puisse être, l’objet même de la religion, l’être des êtres, l’infini, Dieu.

Voilà du moins une doctrine nette ; c’est celle de l’école de Strasbourg. Expressément enseignée dans la Philosophie du Christianisme, blâmée par l’épiscopat, rétractée par l’auteur, elle reparaît en se déguisant, moins excessive en apparence et par là même plus dangereuse, dans les écrits de M. l’archevêque de Paris, dans les conférences de Notre-Dame qu’il approuve, puisqu’il les autorise et y préside, dans les cours de théologie de la Sorbonne, qui se font sous son inspiration et sa surveillance, enfin dans les livres de M. l’abbé Maret, qu’il approuve aussi, puisqu’il les recommande publiquement à son clergé. Rendons ici pleine justice à M. l’abbé Maret : il est l’écrivain le plus modéré de son parti. Comme M. l’évêque de Strasbourg et M. l’archevêque de Paris, il professe que la raison est capable de prouver Dieu ; mais il a bien soin de retirer d’une main ce qu’il accorde de l’autre. Ainsi, M. Maret veut bien accorder à la théodicée de Platon quelque valeur ; mais, au fond, c’est pure politesse, et il trouve que saint Augustin a bien mieux établi l’existence de Dieu. Or, toutes ces preuves qui satisfont si parfaitement M. l’abbé Maret sont empruntées à Platon. Il en est une, en particulier, fondée sur l’idée du beau, et qui est de la dernière sublimité. M. l’abbé Maret, qui la lit dans saint Augustin avec enthousiasme, ne s’aperçoit pas qu’elle est traduite littéralement de Platon, et que ce même père de l’église, qui relisait avec émotion le ive livre de l’Énéide, ne se plaisait pas moins au banquet d’Agathon, et savait faire servir à la gloire de Dieu, même les discours de la belle Diotime. M. l’abbé Maret applaudit aux preuves de l’existence de Dieu données par Descartes, qui est pourtant à ses yeux le père du rationalisme, et partant du panthéisme et de l’athéisme modernes ; mais croit-on que M. Maret consente à faire honneur de ces hautes preuves à la raison ? Nullement. C’est à la conscience chrétienne que Descartes les a empruntées. Il y a donc deux consciences pour M. l’abbé Maret, comme il y a deux raisons et deux certitudes pour M. l’abbé Lacordaire, la raison naturelle et la raison catholique, la certitude rationnelle qui est simplement lumineuse, et la certitude mystique ou translumineuse ; distinctions significatives et déplorables inconnues à Bossuet et à l’église, et qui préparent, si l’on n’y prend garde, une scission violente et définitive entre le catholicisme et la raison.

L’Essai sur l’indifférence et la Philosophie du Christianisme donnent la clé de toutes ces distinctions. Sait-on quel est, aux yeux de M. Bautain, le plus grand philosophe des temps anciens et modernes ? C’est Kant. Et à quel titre le père de la philosophie critique obtient-il cette distinction signalée ? C’est qu’il a détruit toutes les preuves de l’existence de Dieu, et par conséquent, suivant M. Bautain, condamné à jamais la raison humaine à l’athéisme. « Il nous a paru piquant, dit M. Bautain dans sa rétractation, de détruire toute raison et toute philosophie par les propres mains des philosophes[21]. » Badinage impie ! indigne langage ! Pascal au moins avait l’ame déchirée quand il contemplait avec un tressaillement de joie douloureuse la superbe raison invinciblement froissée par ses propres armes, et l’homme en révolte sanglante contre l’homme, et qu’il donnait pour dernier conseil à cette raison superbe et imbécile de renoncer à elle-même et de s’abétir.

Voilà où conduit nécessairement cette doctrine, que la philosophie et la raison sont absolument stériles en matière religieuse ; elle n’a d’autre base que le principe essentiellement sensualiste et pyrrhonien qu’une intelligence finie ne peut rien connaître d’infini, et ce principe, dont assurément le clergé n’aperçoit pas toutes les conséquences, n’est rien moins que la ruine de toute philosophie et de toute religion. Qu’il est triste d’entendre des hommes graves et religieux, des interprètes consacrés de la doctrine de l’église, chercher des armes contre la philosophie dans l’arsenal du scepticisme, et prendre pour auxiliaires David Hume et l’auteur du Leviathan ! Le sens du christianisme est-il donc perdu ? Cet élan prodigieux qui emportait autrefois les esprits et les ames vers l’infini et qui a conquis le monde à la religion du Christ, ce sentiment profond de la perfection qui palpitait au cœur des Athanase et des Augustin, cette immense curiosité des choses divines qui inspirait le Monologium de saint Anselme, et la Somme de saint Thomas, tout cela n’est-il plus qu’un glorieux souvenir ? Hommes imprudens et aveugles, qui voulez que la philosophie périsse et ne voyez pas que pour la détruire vous tarissez dans les ames l’instinct sublime de l’infini, source immortelle de toute philosophie comme de toute croyance religieuse. Et d’où vient donc la grandeur du christianisme ? où est le secret de sa durée, de sa puissance, de sa robuste vitalité, si ce n’est cette communication perpétuelle qu’il établit entre le fini et l’infini, entre la terre et le ciel, entre l’homme et Dieu ? Quoi ! le fini ne peut connaître l’infini sans un miracle ! Argument d’école qui ne prouve rien ou qui prouve trop. Logique vaine, contre laquelle s’élève le cri de la conscience et du cœur ! Ne voyez-vous pas que vous condamnez à l’athéisme toute intelligence qui n’a pu entendre vos dogmes ou qui se refuse à fléchir ? Mais ce n’est pas tout. Vous rendez la révélation elle-même impossible, car si le fini ne peut absolument pas connaître, ni par conséquent aimer, adorer l’infini, voilà l’homme éternellement séparé de Dieu, voilà toute philosophie et toute religion coupées à leur racine. Et ce sont des chrétiens, des prêtres, des évêques, qui tiennent ce langage ou qui l’autorisent !

Toutes les religions ont connu Dieu ; mais les religions orientales, dans leur mystique fatalisme, écrasaient l’homme en quelque sorte sous le poids de l’infini. Les religions de la Grèce et de Rome, plus humaines, plus sociales, tombaient dans l’excès opposé, et, pour rapprocher Dieu de l’homme, elles humanisaient Dieu. C’est l’honneur de la religion du Christ d’avoir annoncé aux hommes un Dieu assez grand pour se suffire à soi-même, hors de l’espace et du temps, dans les splendeurs et les joies éternelles de l’indivisible Trinité, et qui a assez aimé les hommes, après leur avoir donné l’être, pour descendre au milieu d’eux, pour se revêtir de leur nature, et, en s’humiliant jusqu’à leur bassesse, les élever jusqu’à sa grandeur. Tel est l’esprit du christianisme : ce Dieu fait homme, ce Verbe fait chair, cette personne unique où s’unissent sans se confondre la nature divine et la nature humaine, cette victime sainte qui descend des hauteurs de l’infini pour devenir l’aliment de nos ames et le pain même de notre bouche, ne sont-ce point là de touchans et magnifiques symboles de l’union intime et permanente qui s’accomplit entre l’homme et Dieu au fond de la conscience et dans ses plus secrets sanctuaires ? Cette union est un mystère, dit-on. Oui certes, c’est un profond, un insondable mystère, mais un mystère naturel. Ce mystère, c’est la vie, c’est nous-mêmes. Qu’est-ce à dire d’ailleurs ? un mystère peut-il être contraire à la nature des choses ? Nul théologien ne le dira, et cela nous suffit. S’il n’est pas contraire à la nature des choses que le fini s’unisse à l’infini par l’intelligence et par l’amour, que signifie alors le principe qu’on invoque ? Que vient-on nous dire que la raison s’égare nécessairement quand elle médite l’infini, que la révélation seule peut nous le faire connaître ? Dieu seul, dit-on, peut se faire connaître à l’homme. Oui sans doute, mais quelle est donc cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ? n’est-ce point Dieu même ? J’en appelle à saint Augustin et à Fénelon.

La doctrine du clergé sur l’impuissance de la philosophie en matière de morale est plus caractéristique et plus nette encore, s’il est possible, qu’en ce qui touche les questions religieuses. M. l’archevêque de Paris pratique encore ici sa méthode favorite, qui est de faire des concessions pour les retirer un peu après. Il déclare que la raison distingue le bien du mal, qu’il y a une morale naturelle. Mais à ce compte, la philosophie, qui n’est que la raison développée, pourrait donc faire de la morale une science, et parler aux hommes de leurs droits et de leurs devoirs avec autorité et avec fruit. Telle n’est point l’opinion de M. l’archevêque de Paris. Et quel est son grand argument pour établir l’impuissance de la philosophie en matière morale ? Le voici : « Si la raison, dit-il, est investie d’une parfaite indépendance, si elle est le seul juge compétent, supposition commune à tous les philosophes, il est évident que chaque individu pourra faire sa morale, ou plutôt il n’y aura plus de morale. La morale est essentiellement une loi, et toute loi, ainsi que le dit l’école et le bon sens, est une règle commune à tous et non une règle particulière, une règle permanente et non variable à l’infini, une règle émanée d’un pouvoir supérieur, et non du sujet qui doit s’y soumettre[22]. »

Ce langage est clair. La raison humaine est essentiellement individuelle, variable, subjective, et de là son impuissance radicale à sortir de l’étroite enceinte du moi, à poser aucune loi, à rien concevoir d’éternel et de nécessaire. C’est là encore la doctrine de M. Bautain, qui soutient que, sans la révélation, l’homme ne peut trouver d’autre loi que soi-même[23]. Si l’on en croit l’auteur de la Philosophie du Christianisme, le rationaliste dit avec fierté : Ma raison, c’est moi[24]. Quel est donc ce personnage de fantaisie qu’on se plaît à mettre ici en scène sous le nom de rationaliste ? Est-ce Platon, est-ce Leibnitz ? Sait-on bien qui a soutenu sans cesse ce principe immoral de l’individualité de la raison invoqué par M. l’archevêque de Paris ? Certes ce ne sont point ces nobles génies qu’on veut flétrir du nom de rationalistes. C’est Pyrrhon, c’est Carnéade ; ce sont les sophistes, dont Socrate a combattu au prix de sa vie la pernicieuse influence, les Calliclès et les Thrasimaque ; c’est Montaigne, c’est Hobbes, c’est Bayle ; c’est de nos jours M. de Lamennais. Ce langage des matérialistes, des sophistes et des pyrrhoniens est-il bien digne de la sagesse de l’épiscopat ? Elles sont d’un de ses membres les plus éminens, ces fortes paroles : « À défaut de génie et d’instruction suffisante, on aura recours à l’exagération et à l’enflure ; au lieu de montrer l’insuffisance de la raison, on la présentera comme impuissante à jamais arriver à la certitude ; au lieu d’affirmer la nécessité de la foi pour connaître, pour observer la vérité religieuse, on rendra son domaine absolu, universel, on révoltera au lieu de persuader ; au lieu de faire des croyans, on préparera des sceptiques. » Qui parlait au clergé, il y a deux ans, ce ferme et digne langage ? C’est M. l’archevêque de Paris lui-même, qui vient nous dire aujourd’hui que la morale, sans la révélation, est à la merci de nos caprices, et cela, au nom de la variabilité et de l’individualité de la raison, c’est-à-dire au nom du scepticisme absolu. Il est vrai que M. l’archevêque de Paris répète plusieurs fois qu’il y a une morale et une religion naturelles ; mais c’est ici le dernier trait qui achèvera de caractériser la doctrine du clergé. Croit-on par hasard que nos théologiens accordent à l’ame humaine le pouvoir de s’élever, par la vertu des principes qu’elle porte au fond d’elle-même, jusqu’à l’idée de l’ordre et jusqu’à Dieu ? Tant s’en faut. Tout cela nous est donné par la parole, par l’enseignement, c’est-à-dire par une tradition qui remonte au premier homme. Il suffit de constater ici, pour la dernière fois, sur un point capital, l’accord parfait de M. l’archevêque de Paris avec trois personnages également ennemis de toute philosophie, l’ancien abbé de Lamennais, M. de Bonald et M. Bautain. Suivant cette doctrine, ce sont les mots qui créent les idées ; ôtez le mot Dieu, le genre humain devient athée. C’est par la tradition orale que Platon s’éleva, au sein du paganisme, à l’idée d’un Dieu unique et spirituel, source de l’être et père des hommes. Mais nous n’avons point à discuter ces théories ; nous voulons seulement les constater, pour mettre en lumière, par une décisive et dernière preuve, l’étroite union qui existe entre les principes du clergé et ceux d’un homme qu’il désavoue vainement, et dont il subit sans le vouloir et sans le savoir, la vivace et funeste influence.

Je crois donc avoir le droit de conclure que le triple principe sur lequel repose toute la polémique du clergé contre la philosophie, savoir : l’impuissance où est une intelligence finie de concevoir l’infini, la variabilité et l’individualité de la raison, enfin l’incapacité absolue de l’esprit humain sans une révélation faite au premier homme et transmise par la parole, ce triple principe vient directement de M. de Lamennais, qui l’avait emprunté lui-même à Pascal, c’est-à-dire à Montaigne et au scepticisme. Elle est donc peu sérieuse cette distinction du rationalisme et de la philosophie. Il n’est donc que sur les lèvres ce respect qu’on professe pour Descartes, pour Malebranche, pour tous ces glorieux interprètes de la pensée libre, et ce désir qu’on étale de renfermer la philosophie dans ses justes limites couvre le dessein prémédité de la discréditer et de la détruire. Comment respecterait-on la philosophie ? On ne la connaît pas. On parle de son histoire de manière à faire pitié aux moins instruits. On cite Platon sans le comprendre ; on traite Aristote comme on ferait un médiocre écolier[25]. On parle de Spinoza, et ce vigoureux génie, dévoyé sans doute, mais qui marche d’un pas si ferme et d’un cœur si sincère vers les abîmes, on le caractérise par ces deux traits : sophiste et mauvais logicien[26]. Il est clair, en un mot, que les sentimens de modération qu’on affiche cachent des rancunes implacables ; qu’en parlant de paix, c’est la guerre qu’on médite au fond de l’ame, qu’on n’en veut pas à cet être de fantaisie, à ce fantôme qu’on appelle rationalisme, mais à la raison même et à la liberté.

Que le clergé du moins soit sincère ; qu’il n’ait point d’illusion et n’en laisse aucune aux autres sur ses desseins et ses espérances. S’il persiste dans cette guerre impie qu’il a déclarée à la raison, qu’il ait le courage d’effacer de son drapeau ce mot équivoque : le rationalisme mène au panthéisme, pour y inscrire celui-ci, dont la responsabilité est pesante, mais dont le sens est clair : la raison, la philosophie, mènent nécessairement au panthéisme ; ou, comme l’a dit en termes plus significatifs encore un écrivain considérable du clergé dont il faut honorer la franchise, point de milieu entre le catholicisme et le panthéisme[27]. Il nous reste à considérer, sous ce dernier point de vue, les sentimens et les doctrines du clergé.

II.

La philosophie, si l’on en croit les écrivains du clergé, aboutit nécessairement au panthéisme. Ce qui nous frappe avant tout dans cette doctrine, c’est moins sa nouveauté, qui la doit toutefois rendre fort suspecte aux théologiens, c’est moins sa fausseté même, qui va, nous l’espérons, devenir évidente pour tout le monde, que l’étonnante imprudence, l’inconcevable témérité qui s’y font sentir, et l’immense péril qu’elle crée pour le catholicisme et pour toute religion.

Les esprits téméraires qui ont imaginé cette doctrine, les écrivains qui la répandent, l’épiscopat qui l’autorise, le clergé qui l’accepte, en ont-ils bien mesuré toute la portée ? Si l’on se bornait à dire avec M. l’abbé Bautain, cette fois bien inspiré, que le panthéisme est capable d’exercer un puissant attrait sur un grand et noble esprit, « parce qu’il enseigne de profondes vérités, mêlées à des erreurs d’autant plus séduisantes qu’elles sont sublimes[28], » il n’y aurait rien dans ce langage qui ne fût très digne d’un théologien philosophe ; mais ce n’est là, dans la Philosophie du Christianisme, qu’une phrase isolée : les écrivains du clergé et M. Bautain lui-même sont si loin d’entendre le panthéisme de cette façon équitable et relevée, qu’ils le confondent presque toujours avec le matérialisme et l’athéisme, basses et dégradantes doctrines où l’on chercherait vainement la plus faible trace de grandeur. Et l’on ne se borne point à dire que la raison peut conduire au panthéisme, ni même qu’elle y incline ; on soutient qu’elle y aboutit fatalement, comme une cause produit son effet nécessaire, comme un principe conduit à sa conséquence inévitable.

Quelle est donc cette vertu mystérieuse et toute-puissante que possède le panthéisme d’attirer vers soi toute pensée libre, toute ame philosophique ? Il n’y a point ici de hasard, ni apparemment de miracle. Cet irrésistible attrait du panthéisme ne lui saurait donc venir que de son parfait accord avec les tendances secrètes et l’essence même de la raison. Mais alors la raison dans son fonds le plus intime, dans ses lois les plus universelles, est donc panthéiste. Le panthéisme est donc un système de philosophie essentiellement et parfaitement raisonnable, que dis-je ? c’est le seul raisonnable. Quiconque suit la raison d’un esprit libre et ferme ne peut manquer d’être panthéiste, et tout philosophe qui rejette le panthéisme est un hypocrite ou un esprit faible. Or, si la raison, dans ses conceptions nécessaires et ses immuables lois, réfléchit la vérité même, il s’ensuit que le panthéisme, étant conforme à la raison, est aussi conforme à la vérité, et qu’étant le seul système raisonnable, il est aussi le seul véritable. En un mot, le panthéisme est le vrai.

Voilà où conduit la polémique du clergé, pressée par une logique un peu rigoureuse. Voilà l’abîme où elle veut précipiter la raison. Certes la témérité de Pascal était grande, quand il laissait échapper cette mémorable parole : « le pyrrhonisme est le vrai. » Mais quoi ! le clergé se récrie contre un tel excès. Il s’indigne même qu’on l’impute à Pascal, et, par des correctifs imaginaires et de vains raffinemens, il essaie d’atténuer, d’affaiblir ce mot énergique et désolant, ce cri d’une ame que le doute avait profondément troublée. Aveuglement étrange, singulière inconséquence ! Le clergé s’inscrit en faux contre le scepticisme de Pascal, et lui-même, que fait-il ? il l’imite, et je dis plus, il le surpasse. Pascal disait : Point de milieu entre le catholicisme et le scepticisme, et il ne voyait pas que cette terrible alternative était plus propre à faire des sceptiques qu’à affermir de vrais chrétiens. Les écrivains du clergé disent aujourd’hui : Point de milieu entre le catholicisme et le panthéisme, et ils ne s’aperçoivent pas que cette alternative est tout aussi fausse et mille fois plus dangereuse que celle de Pascal. Le scepticisme, en tout temps, est une doctrine désolante, sans attrait pour le cœur, sans prestige pour l’imagination, contraire à tous les instincts, à tous les besoins de notre nature ; et on peut dire qu’au siècle de Descartes et de Bossuet, ce pyrrhonisme absolu où se consuma l’ame ardente de Pascal avait peu de prise sur les ames, et partant peu de périls. Mais en est-il de même aujourd’hui du panthéisme ? et croit-on faire paraître une haute prudence quand on vient dire à un siècle malade et profondément agité par les doctrines de Spinoza et de Hégel qu’il n’y a point de milieu entre le catholicisme et ces doctrines, ce qui revient à dire au fond, je le répète, que le panthéisme est avoué par la raison, bien loin de lui être contraire ; que c’est même le seul système vraiment raisonnable, et que, pour renoncer au panthéisme, il faut en même temps renoncer à tout libre exercice de son intelligence.

Je le demande à tout homme sage, à tout esprit impartial et mesuré, est-ce là une ligne de conduite vraiment droite, vraiment prévoyante ? Que diraient de nos théologiens et de nos évêques ces grands esprits du xviie siècle, si fermes dans la foi, si dociles pour l’autorité de l’église, mais si libres en même temps, si calmes, si attachés aux droits de la raison ? Fénelon a écrit une réfutation de Spinoza ; s’est-il servi pour cela des saintes Écritures ? Nullement ; il a combattu Spinoza en philosophe, par les seules armes de la logique et de la raison. Il est vrai qu’en réfutant Spinoza, il lui dit peu d’injures, il ne l’appelle point sophiste et pauvre logicien ; mais, pour être réduite à de bonnes raisons, sa réfutation en est-elle moins solide ? Bossuet, lui aussi, a engagé le père Lami à écrire contre Spinoza. S’agissait-il d’une discussion théologique ? Pas le moins du monde. Il s’agissait de se placer, sur le terrain même de Descartes, et par les propres principes du maître, que Spinoza, suivant Bossuet, avait mal entendus, de ramener au vrai de téméraires et infidèles disciples. Comme Bossuet et Fénelon, Clarke et Leibnitz attaquèrent avec force le spinozisme, sans emprunter jamais d’autre appui que celui d’une métaphysique profonde. Voilà les exemples que le xviie siècle a légués au clergé, voilà les traditions qu’il devrait recueillir et continuer au lieu de s’engager dans des voies nouvelles, inconnues à la sagesse de ses plus glorieux devanciers, pleines d’écueils et de dangers. Mais non. Si nous en croyons la haute prudence de M. l’abbé Bautain, la profondeur de M. l’abbé Maret, il faut dire que Bossuet, Fénelon et Leibnitz ont manqué de prévoyance et de pénétration. Ces grands esprits ont pensé que le panthéisme était aussi contraire à la raison qu’à la foi, qu’on ne pouvait être à la fois raisonnable et panthéiste. Erreur, faiblesse d’esprit ! C’est le contraire qui est la vérité. Le panthéisme est sans doute opposé à la foi, mais il est parfaitement conforme à la raison. Quiconque cherche avec sa raison à s’expliquer la nature de Dieu et ses rapports avec le monde, quiconque en un mot cherche à s’éclairer, d’un esprit libre et d’une ame sincère, sur les grands problèmes qui intéressent l’humanité, loin d’aboutir à la philosophie généreuse des Descartes, des Fénelon et des Leibnitz, tombe nécessairement, par la force même des choses, dans le panthéisme. Et comme le panthéisme est au fond identique à l’athéisme, il s’ensuit finalement que l’athéisme est le dernier mot de la philosophie et de la raison.

Que les hommes sages du clergé y prennent garde : la direction actuelle de sa polémique est un danger immense pour la religion. Les apologistes du catholicisme, depuis trente années, sont entièrement dévoyés. Au lieu de suivre la grande route du xviie siècle et de soutenir avec force l’accord de la révélation avec la raison, ils prennent la route opposée, celle d’un pessimisme funeste, également contraire à la dignité et aux intérêts du christianisme. Que la raison s’égare, que la philosophie chancelle et fasse un faux pas, qu’un système erroné séduise un instant les intelligences, au lieu de conseiller et de redresser la raison, le clergé la pousse dans sa fausse voie, non pour la ramener ensuite et pour la sauver, mais pour la perdre à jamais. Qu’arrive-t-il de là ? C’est qu’au lieu de combattre l’erreur, on la fortifie. Oui, Pascal en son temps, et M. de Lamennais dans le sien, ont servi à leur insu la cause du scepticisme, et j’ose dire qu’à l’heure qu’il est, les livres de M. Bautain, ceux de M. Maret, et les recommandations de M. l’archevêque de Paris, loin de nuire au panthéisme, ce qui est sans aucun doute leur intention, ne servent qu’à le fortifier et à le répandre. Ajoutez que les erreurs se succèdent sans cesse, d’autant plus éphémères qu’elles sont plus éloignées du vrai. Hier c’était le scepticisme, aujourd’hui c’est le panthéisme ; demain, peut-être, ce sera un autre système. Quel spectacle que celui d’une polémique qui, au lieu de reposer sur des principes constans, comme il sied si bien aux organes d’une religion immuable, change ses principes au gré du temps et des circonstances, et, après avoir un certain jour condamné pour jamais la raison et la philosophie à une erreur particulière, vient leur imposer le lendemain avec la même assurance l’erreur justement opposée. Dans ces variations déplorables, dans cette stratégie qui paraît si habile et qui est si vaine, périssent avec toute puissance toute noblesse et toute dignité.

On s’attend bien que nous n’allons point discuter, l’histoire de la philosophie à la main, la vérité de cette thèse, toute de circonstance, que la philosophie aboutit nécessairement au panthéisme. Si cette découverte des modernes apologistes du catholicisme avait le moindre fondement, quelle serait la conséquence ? C’est évidemment que tous les grands systèmes de philosophie ne sont que des formes diverses du panthéisme, par conséquent que Pythagore et Socrate, Platon et Aristote, Bacon et Descartes, Locke et Leibnitz sont des panthéistes. Admirons la critique profonde des adversaires du panthéisme et leur incomparable habileté. Voilà les coups qu’ils portent à l’erreur, voilà les services qu’ils rendent à la religion. Ils ont peur apparemment que le prestige du génie de Spinoza et de Hegel ne suffise point à séduire les ames ; ils mettent le panthéisme sous le patronage des noms les plus vénérés et les plus glorieux. Il n’y a pas un sage, il n’y a pas un homme de génie qu’ils n’appellent à son secours, et ils lui font un invincible rempart de tout ce que la philosophie a produit de plus grand, de tout ce que le genre humain respecte le plus.

Et admirez aussi la logique des écrivains du clergé. Que nous disions après Hegel que Malebranche c’est Spinoza chrétien ; que nous répétions ce mot de Leibnitz : que Spinoza a cultivé certaines semences de la philosophie de Descartes, on se récrie, on s’emporte, on nous accuse de faire trop d’honneur à Spinoza en le regardant comme un fils légitime, quoique égaré, de la grande famille cartésienne ; et voici que ces adversaires ardens du spinozisme lui donnent, non plus seulement Malebranche pour complice, mais Leibnitz, mais Bacon, mais Descartes lui-même.

Il paraîtra impossible à plusieurs que des théologiens, des prêtres, des docteurs de Sorbonne, se soient jetés dans cet excès. Qu’on lise les ouvrages de M. Bautain et de ses disciples ; qu’on ouvre par exemple un livre composé sous les yeux du théologien de Strasbourg par un de ses disciples fidèles, M. l’abbé Isidore Goschler, on y verra les fruits de cette méthode pessimiste et désespérée, aujourd’hui dominante dans le clergé, et qui consiste à retrouver partout l’erreur présente et à y condamner pour toujours l’esprit humain. M. l’abbé Goschler a imaginé un procédé infaillible pour répandre le panthéisme à pleines mains dans l’histoire de la philosophie, en dépit de toute critique et de toute vérité. C’est de distinguer autant d’espèces de panthéisme qu’il y a de systèmes philosophiques : à l’aide de cet étrange procédé, nous voyons arriver tour à tour le panthéisme physique, le panthéisme imaginatif, le panthéisme rationnel, le panthéisme intellectuel et d’autres panthéismes encore. Spinoza est à côté d’Aristote, et Platon tient sa place à côté d’Akiba et des kabbalistes. Voilà l’histoire de la philosophie à l’usage de l’école de Strasbourg, mère déplorable de cette grande distinction du rationalisme et de la philosophie, et de cette merveilleuse loi que toute philosophie rationnelle est panthéiste. L’Essai sur le panthéisme, de M. l’abbé Maret, qui passe pour un livre savant et profond dans tout le clergé, et la Théodicée chrétienne, ouvrage supérieur encore, à ce que M. l’archevêque de Paris assure, ne sont guère que la thèse de M. Goschler développée. Et il y a en France, sur les siéges les plus élevés de l’épiscopat, des hommes qui encouragent ces déréglemens et chargent leur esprit et leur caractère de la responsabilité de ces folies !

Nous ne les discuterons pas : nous ne prendrons pas au sérieux une histoire de la philosophie, toute d’imagination et de fantaisie, que le clergé changera peut-être demain. Nous chercherons seulement s’il y a dans l’état actuel de la philosophie une explication suffisante de cette espèce de terreur panique qui a gagné le clergé et qui fait voir à ses yeux troublés, dans tout philosophe, un panthéiste et un ennemi. Nous nous demanderons si la philosophie française, si la philosophie européenne sont en effet panthéistes ; mais, avant d’entrer dans l’examen de cette question, nous croyons utile de placer ici quelques observations qui serviront à faire comprendre pourquoi elle a été traitée le plus souvent d’une manière si confuse et si embrouillée, et résolue en des sens si divers et si équivoques.

Un premier fait dont il est difficile de n’être pas frappé, c’est l’extrême défiance du clergé en matière de doctrines philosophiques. Tout l’inquiète, tout lui fait peur, tout lui est un sujet d’ombrage. Sans cesse il perd de vue, sans cesse il viole cette règle de haute tolérance et de sagesse profonde qu’exprima si fortement un père de l’église : In certis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas. Tantôt les opinions les plus innocentes sur les matières les plus libres lui paraissent grosses d’hérésie, infectées de panthéisme et d’athéisme ; tantôt des doctrines éminemment chrétiennes, où la plus stricte orthodoxie n’a rien à désavouer, deviennent, à ses yeux, téméraires, impies, sacriléges, par cela seul qu’elles se rencontrent sous la plume d’un philosophe. Je donnerai un exemple décisif de chacun de ces deux genres d’illusion.

S’il y a au monde une doctrine généreuse et pure de toute impiété, c’est celle du progrès. Cette doctrine est chère à notre siècle, et à juste titre, car elle honore l’homme et glorifie Dieu. Elle est la clé de l’histoire, et, en donnant au genre humain le secret de ses misères et de ses agitations à travers les âges écoulés, elle lui découvre vers l’avenir des perspectives infinies. En quoi la religion peut-elle s’alarmer de ces nobles espérances ? Et qu’elle inspiration fatale pousse les écrivains du clergé à heurter de front les instincts les plus vivaces de notre temps et à prodiguer aux intelligences d’élite qui savent les comprendre et s’efforcent de les régler, les accusations les plus flétrissantes ?

J’accorde sans peine que la théorie du progrès n’est point de mise en pure et stricte théologie. Une religion n’existe en effet qu’à condition d’avoir un symbole de foi immuable. Quel catholique pourrait concevoir la folle pensée d’ajouter, de retrancher, de changer un seul article au symbole des apôtres ? Toucher au symbole, c’est toucher à Dieu ; modifier le symbole, c’est corriger Dieu. Le théologien par excellence, l’Ange de l’École, ce vaste et pénétrant génie, cet Aristote du xive siècle, capable de tout comprendre et de tout oser, mit sa gloire à n’être que l’exact et fidèle interprète de la doctrine chrétienne, expositor et definitor. Mais si la doctrine du progrès est, en un sens, inadmissible en théologie, est-ce une raison de la proscrire dans l’ordre des vérités philosophiques et sociales ? De ce qu’on croit que Dieu a révélé aux hommes un certain nombre de vérités essentielles, est-ce à dire qu’il ait condamné le genre humain à une absolue immobilité, et que, pour éclairer notre raison, il ait dû la pétrifier ?

Après s’être ainsi très gratuitement inscrit en faux contre la doctrine du progrès, on va plus loin. On ose accuser de panthéisme, c’est-à-dire d’athéisme, quiconque ose prétendre que la vérité et la justice ne se manifestent et ne s’établissent parmi les hommes qu’à l’aide du temps. Croirait-on qu’il n’en faut pas davantage à de graves écrivains[29] pour ranger parmi les panthéistes les esprits les plus sobres, les plus mesurés, les plus discrets en toute matière théologique, M. Jouffroy, par exemple ? Oui, M. Jouffroy est panthéiste pour avoir écrit des phrases comme celles-ci : « Ce n’est point de la vérité à l’erreur, et de l’erreur à la vérité, que voyage l’esprit humain, mais d’une vérité à une autre, ou, pour mieux dire, d’une face de la vérité à une autre face. » Cette pensée fût-elle fausse, je demande ce qu’elle a à démêler avec le panthéisme. Quelle est cette mystérieuse affinité qui unit le panthéisme et la théorie du progrès ? Si c’est être impie et panthéiste que d’admettre que la vérité, immobile en elle-même, n’apparaît dans l’homme que sous la condition du progrès et du temps, il y a un panthéiste et un athée que je dénonce à la vigilance de M. l’abbé Maret ; c’est celui qui a écrit cette parole : Veritas filia temporis, non auctoritatis[30].

Les écrivains du clergé ne se bornent point à commettre témérairement la révélation sur des questions où il serait infiniment plus sage de laisser toute liberté. Leur zèle aveugle s’emporte jusqu’à condamner, dans les livres des philosophes, des doctrines que l’église approuve expressément par l’organe de ses plus saints docteurs. Pourrait-on croire, si on ne lisait de ses propres yeux les mandemens et les instructions pastorales de nos évêques, qu’on ait sérieusement reproché à M. Cousin de soutenir que la raison qui éclaire nos intelligences, variable et faillible en chacun de nous, parce que nos imperfections et nos misères en souillent trop souvent la pureté, échappe en elle-même et dans son fonds aux limites de la personnalité humaine, qu’elle est divine dans son essence, qu’elle est Dieu même ? Faut-il plaider devant des chrétiens la cause d’une telle doctrine ? Faut-il citer encore une fois les paroles de saint Jean : Le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, et ce commentaire décisif : Nous avons tous reçu de sa plénitude ? Faut-il rappeler saint Augustin se complaisant, dans la Cité de Dieu, à mettre en lumière l’accord parfait de la philosophie et de la foi, et empruntant avec joie au saint vieillard Simplicien ce mot d’un platonicien qui s’écriait en lisant l’Évangile de saint Jean, qu’il fallait l’écrire en lettres d’or au seuil de toutes les églises ? À son tour, saint Augustin rend hommage à Platon « pour avoir enseigné que cette lumière d’esprit qui nous rend capables de comprendre toutes choses, c’est Dieu même qui les a créées[31]. » Les pères platoniciens sont-ils suspects ? je citerai saint Thomas[32], que ses sympathies pour Aristote et son réalisme assez équivoque n’ont pas empêché de se mettre d’accord sur ce point avec toute la tradition chrétienne. Bossuet enfin paraîtra-t-il à nos modernes apologistes un théologien assez attentif, assez scrupuleux, assez correct en orthodoxie ? Qu’on ouvre le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. Bossuet y répète à dix reprises différentes que nos idées universelles et nécessaires viennent de Dieu, sont Dieu même[33].

Ces ombrages du clergé, cette défiance aveugle, cette espèce de peur superstitieuse que la philosophie lui inspire, et qui ont leur source, il faut bien le dire, dans l’extrême abaissement où sont tombées les études théologiques, telle est, selon nous, la première cause qui a empêché les apologistes contemporains de voir bien clair dans la question du panthéisme. Une seconde cause de confusion et d’erreur, c’est l’inconcevable incohérence des idées que s’est formées le clergé sur la nature, le caractère et l’origine des systèmes panthéistes. On écrit de gros livres contre le panthéisme moderne. Cherchez-y une définition précise, une idée nette du panthéisme. Pour une définition que vous demandez, vous en trouverez trois ou quatre, toutes fort différentes, quelques-unes absolument contradictoires. Que résulte-t-il de là ? C’est que tel philosophe ne peut plus convenir qu’il accepte un principe pur au fond de tout panthéisme, sans avoir l’air de s’accuser lui-même ; tel autre philosophe, panthéiste en effet, peut soutenir avec vraisemblance et en certains cas même doit soutenir qu’il ne l’est pas. Par suite, des ambiguités perpétuelles, des accusations calomnieuses, des rétractations équivoques, des professions de foi à double entente, l’absence de toute loyauté dans l’attaque, de toute franchise et de toute liberté dans la défense, une obscurité, une incertitude, une confusion impénétrables.

La définition du panthéisme la plus généralement admise, et cependant la plus fausse de toutes, est celle-ci : le panthéisme consiste à absorber Dieu dans l’univers, l’infini dans le fini ; en un mot, c’est la théorie de l’univers-Dieu[34]. Concevoir l’ensemble des êtres comme un tout composé de parties, voir dans chaque partie de ce tout une partie de Dieu, et Dieu dans le tout lui-même, voilà bien, en effet, un système de philosophie qui, à défaut d’autres avantages, possède incontestablement celui d’être clair. Ce système n’est pas nouveau ; avant Cabanis et Volney, Gassendi et Hobbes l’avaient professé, et avant eux Épicure et Démocrite. Il porte un nom bien connu, c’est le matérialisme. Certes, s’il plaît aux écrivains du clergé d’appeler ce système le panthéisme, ils ont bien raison de soutenir que le panthéisme équivaut à l’athéisme ; car il est clair que n’admettre d’autre réalité que celle de ce monde visible, ce n’est pas unir Dieu avec le monde, ce n’est pas répandre Dieu dans le monde : c’est nier Dieu. On dit bien qu’il y a un Dieu, savoir, le tout ; mais, en conservant le nom, on ôte la chose. Voilà une doctrine assurément bien basse, bien grossière, bien dégradante ; mais de grace à qui persuadera-t-on que cette doctrine soit celle qui exerce aujourd’hui sous le nom de panthéisme une sorte de fascination sur les imaginations et les ames ? Qui consentira à reconnaître sous ces traits ce système des Plotin, des Bruno, des Spinoza, qu’on appelle avec emphase la grande hérésie du xixe siècle ? Je demanderai aussi par quelle incohérence d’idées déplorable, M. l’abbé Maret, par exemple, est conduit à définir le panthéisme l’absorption de l’infini dans le fini, pour l’identifier un instant après[35] tout aussi faussement avec une doctrine diamétralement opposée, celle qui absorbe le fini dans l’infini, l’univers en Dieu, et aboutit à cette extravagante conclusion que Dieu seul existe et que le monde n’est pas ? Étrange polémique en vérité qui combat sous le même nom les deux systèmes les plus contraires qui se puissent concevoir !

On nous dispensera sans doute de démontrer que la doctrine de l’école d’Élée n’est pas celle de Fichte, de Schelling et de Hegel, celle de M. Cousin, de M. de Lamennais, de Jouffroy. Chose singulière, on accuse tous ces philosophes de spinozisme, identifiant ainsi, et cette fois avec raison, le spinozisme et le panthéisme. Or il arrive qu’à s’en tenir strictement aux deux précédentes définitions du panthéisme, Spinoza cesserait d’être panthéiste. On tombe en effet dans une double méprise au sujet de Spinoza. Tantôt on nous le représente comme un mystique absorbé dans la contemplation de l’infini, enivré par une perpétuelle extase, oubliant et le monde et soi-même au sein de Dieu ; tantôt on veut faire de lui un grossier matérialiste, un athée sans pudeur qui s’épuise à prouver géométriquement qu’il n’y a point de Dieu. L’erreur est égale de part et d’autre, et l’on défigure presque également l’austère et calme physionomie de ce métaphysicien-géomètre élevé à l’école de Descartes, en le représentant comme un mouni indien, ou comme un pourceau d’Épicure. La clé du système de Spinoza, qui est aussi celle du panthéisme, c’est la conception d’une activité infinie qui se développe, par la nécessité de sa nature, à travers l’espace et le temps, en une variété inépuisable d’êtres successifs et limités, qui apparaissent tour à tour sur la scène changeante du monde pour bientôt disparaître et céder la place à de nouveaux êtres, dans une métamorphose perpétuelle, sans terme et sans repos. Cette source qui ne tarit pas, ce centre immobile et fécond d’où la vie rayonne, cette éternité du sein de laquelle s’écoule le temps, cet océan sans fond et sans rives, dont tous les êtres sont des flots, voilà Dieu. Ce nombre infini d’êtres mobiles et fugitifs qui se succèdent dans la durée, qui se bornent dans l’étendue, s’opposent ou s’unissent, se combinent ou se séparent en même façons variées, mais suivant un ordre nécessaire, voilà le monde. Dans un tel système, il est clair que Dieu n’est pas plus sans le monde que le monde sans Dieu. Le monde sans Dieu, c’est une série infinie d’effets sans cause, de modes sans substance, de phénomènes sans ordre et sans raison. Dieu sans le monde, c’est l’être absolument indéterminé, sans attributs et sans différence, incompréhensible et ineffable, c’est-à-dire une abstraction stérile et morte, un véritable néant d’existence. Et cependant on ne saurait dire que Dieu et le monde soient ici confondus et rigoureusement identifiés. Ils ne sont point séparés sans doute, ni même séparables : ils existent l’un avec l’autre, et, pour ainsi dire, l’un par l’autre ; mais ils restent distincts, comme l’éternité est distincte du temps, l’immensité des formes de l’étendue, la substance une et identique de la variété et de la multiplicité de ses modes, la cause enfin de ses effets, même nécessaires. C’est donc imposer à la doctrine de Spinoza et au panthéisme deux formules également fausses que de les définir : l’absorption du fini dans l’infini, formule du théisme extravagant de l’école d’Élée, rêve à la fois grandiose et puéril de la philosophie grecque au berceau ; ou bien, l’absorption de l’infini dans le fini, formule de l’athéisme absolu de Démocrite et d’Épicure. La vraie formule du panthéisme, c’est l’union nécessaire du fini et de l’infini, la consubstantialité et la coéternité d’un univers toujours changeant et d’un Dieu immuable.

Le panthéisme ainsi défini et nettement séparé de ce qui n’est pas lui, il faut reconnaître que sa place est grande aujourd’hui dans le mouvement de la philosophie européenne. Depuis quarante ans, il triomphe en Allemagne ; si l’Italie le repousse avec énergie par l’organe de ses penseurs les plus respectés, les Galuppi, les Ventura, les Rosmini ; si l’Angleterre, fidèle à ses vieilles traditions, refuse d’abandonner cet empirisme héréditaire que Bacon légua à Locke, Locke à Hume et à Bentham, on ne saurait contester qu’en France, les spéculations hardies de Schelling et de Hegel n’aient rencontré tout au moins de très vives sympathies. C’est là sans nul doute un fait considérable, et les adversaires de la philosophie ont parfaitement le droit de le constater ; mais le droit de prendre acte d’un fait n’est pas celui de le défigurer, et tout homme sage conviendra que c’est un mauvais moyen de guérir une époque malade que de la tromper et de se tromper soi-même sur la nature, la gravité et les causes de son mal.

Le clergé veut reconquérir le siècle : c’est son droit ; mais c’est aussi son devoir et en même temps son intérêt de ne pas méconnaître, de ne pas calomnier ceux qu’il désire appeler à lui. On déclame contre le matérialisme et l’impiété ; on prodigue l’accusation d’athéisme. Calomnies stériles ! vains anathèmes que le siècle ne comprend pas et qu’il écoute à peine ! C’est que le siècle n’est point impie ; le matérialisme n’a de prise aujourd’hui que sur les ames basses et les esprits obtus. Le siècle a adopté avec transport une philosophie plus noble ; il demande, il implore une foi ; il est avide de Dieu. On m’objectera la prédominance incontestable du panthéisme dans la philosophie européenne. Je réponds, au risque de surprendre et même de scandaliser certaines personnes, que parmi les causes qui expliquent ce phénomène philosophique, la principale à mes yeux, c’est la renaissance du sentiment religieux en France et en Europe depuis ces quarante dernières années. J’avoue que ce rapprochement est un paradoxe et un scandale pour ceux qui identifient le panthéisme avec le matérialisme et l’athéisme. Quiconque cependant portera un regard attentif et libre sur la nature du panthéisme n’hésitera point à reconnaître qu’il dérive avant tout d’un sentiment essentiellement religieux à sa source, bien qu’égaré dans son terme et dans tout son cours, je veux dire le sentiment profond de l’inconsistance des choses finies et de l’immensité, de la toute-puissance, de la toute-présence de Dieu. C’est ainsi que s’explique la coexistence de ces deux faits, qui sont assurément les plus considérables de notre époque : d’une part, le réveil de l’instinct religieux ; de l’autre, les progrès du panthéisme, qui tend à succéder en philosophie au sensualisme et au scepticisme de nos pères. Qu’on veuille bien prêter ici quelque attention à des éclaircissemens nécessaires, et j’ose croire que l’intime union du sentiment religieux et du vrai panthéisme prendra un caractère d’évidence incontestable.

La philosophie a un double objet, comme la connaissance humaine a une double condition. L’infini et le fini, l’existence absolue et l’existence relative, Dieu et le monde, voilà les deux termes de la philosophie, les deux pôles de la pensée. Or, la grande affaire, en haute métaphysique, ce n’est point de trouver l’un ou l’autre de ces termes, qui sont donnés par la conscience et le sens commun, mais d’en pénétrer assez profondément la nature pour en comprendre la coexistence et les mettre en un juste rapport. C’est ici que commence le rôle de la science, de la philosophie. Ce qui se manifeste sourdement à la conscience du genre humain par de vagues inspirations, par des pressentimens obscurs et mystérieux, la philosophie veut le traduire en conceptions précises, en explications lumineuses, et, sans se séparer jamais du sens commun, elle aspire à l’emporter à sa suite dans une carrière qui s’agrandit sans cesse avec les âges.

Qu’on veuille bien songer un instant à la prodigieuse difficulté d’une telle entreprise. Il ne faut point sans doute un grand effort à une ame un peu philosophique pour s’élever au-dessus de ce torrent d’êtres périssables et de formes fugitives jusqu’à l’être invisible et parfait, jusqu’à Dieu ; mais cette haute région une fois atteinte, il s’agit de la reconnaître et de s’y orienter : il s’agit de trouver au sein même de cet infini, où la pensée a un moment oublié le monde, une voie qui nous y ramène. Venons-nous à concevoir Dieu comme un être nécessaire au monde, mais séparé de lui, de telle sorte que la substance et l’être même du monde soient en dehors de la substance de Dieu ; qu’en retranchant le monde, Dieu reste tout entier, et qu’il ne manque au monde, en supprimant Dieu, que l’ordre, le mouvement et la vie : la raison ne peut se satisfaire d’une telle conception. Dieu n’est plus l’être des êtres, la source même et le dernier fonds de toute existence, mais un certain être, excellent sans doute, mais d’une excellence misérable, pour ainsi dire, au prix de la perfection absolue : Dieu infécond, qui meut les mondes et ne peut donner l’être à un grain de sable ; Dieu solitaire et égoïste, sans providence et sans amour, pour qui penser au monde ce serait déchoir ; Dieu limité au fond et presque inutile dans l’éclat trompeur de son oisive perfection.

Effrayée de ce dualisme qui, en séparant Dieu du monde prête au monde une indépendance et une stabilité qu’il n’a pas et rabaisse étrangement la majesté divine, la pensée humaine se jette sans mesure à l’extrémité opposée. Pénétrée jusqu’à l’excès du sentiment de la faiblesse de son être, de la profonde insuffisance de ce monde qui s’écoule et qui passe, l’ame avide de l’infini cherche une existence absolue et parfaite qui porte et soutienne son néant ; cet être parfait, souverain, infini, elle le sent, elle le voit partout, dans la nature comme au fond d’elle-même. Dans son désir, dans son ivresse, elle dépouille l’univers de tout ce qu’elle y trouve de beauté, de grandeur, de perfection, et ne lui laisse que ses limites ; elle se dépouille elle-même de toute existence propre et distincte, de toute liberté. Elle ne voit dans la nature que la force de Dieu, dans l’ame que sa pensée ; elle proclame que la nature et l’humanité ne sont autre chose que le développement varié de l’activité divine, seule immuable, seule éternelle. Mais cet enchantement ne peut durer. L’esprit humain, un instant séduit, ne peut tarder à reconnaître qu’en rattachant si étroitement le monde à son principe, non-seulement on abaisse outre mesure l’homme et la nature, mais on enchaîne et on dégrade le premier principe lui-même. Si le monde, si la nature et l’humanité ne sont rien sans Dieu, que sera Dieu sans le monde ? L’activité absolue non encore développée, la pensée indéterminée sans conscience d’elle-même, une existence qui dans sa perfection stérile touche au néant. Si Dieu considéré en soi n’a pas conscience de lui-même, il faut s’écrier avec cet ancien : Que devient sa dignité ? Τὶ ἃν εἴη τὸ σεμνόν[36]. Si Dieu ne peut pas ne pas produire le monde, où est son indépendance, sa plénitude, sa liberté ? Dans la nécessité absolue de ce développement éternel s’évanouissent avec la liberté et la sagesse, et la justice, et la bonté, et tous ces attributs sublimes qui font Dieu accessible et adorable au genre humain. À quoi donc a-t-il servi de dépouiller ce monde de sa part légitime d’individualité, de ravir à l’ame humaine son attribut le plus excellent, la liberté, pour la refuser ensuite à Dieu même, et le rabaisser presque, dans son aveugle et fatale activité, au-dessous de cette humanité misérable et imparfaite qui n’existe qu’en lui et par lui ?

Voilà la pensée humaine suspendue entre deux écueils. Être dualiste, c’est presque renoncer à Dieu ; être panthéiste, c’est presque renoncer à soi-même. Extrémités fatales entre lesquelles le génie et la sagesse même ont bien de la peine à tenir la route ! Les métaphysiciens du clergé s’imaginent que le christianisme a levé la difficulté par le dogme de la création ; c’est se méprendre étrangement. En vérité, si peu que l’on connaisse l’histoire de l’esprit humain et les terribles difficultés des problèmes métaphysiques, il est difficile de retenir un sourire en voyant ces contempteurs altiers de la philosophie, qui font si bon marché du panthéisme et le réfutent en quelques lignes, qui le prennent si haut avec Platon, avec Aristote, avec Spinoza, nous donner le dogme de la création comme l’explication merveilleuse, inattendue, incomparable, du rapport qui unit le fini avec l’infini. La création, voilà le grand mot de l’énigme, voilà la parole magique qui fait tomber tous les voiles et dissipe toutes les ténèbres. Et sans doute le dogme de la création est digne de tous nos respects ; mais qu’on aille au fond de ce dogme : à la place d’une explication positive du problème, on n’y trouvera qu’une règle de sagesse sur un mystère impénétrable, une sorte de digue opposée par la sagesse des conciles aux témérités des théologiens et des philosophes. Mais si le sens commun se contente de cette sage réserve, elle ne suffit pas à la science, à l’ardente et insatiable curiosité de l’esprit humain. Même au sein du christianisme, même aux époques où la raison acceptait sans murmure et sans réserve le joug béni de la révélation et de ses mystères, vous voyez reparaître le grand problème, vous le voyez ramener les deux solutions opposées que l’antiquité lui donna tour à tour, et les théologiens et les penseurs se passionner tantôt pour l’une et tantôt pour l’autre, sans que jamais l’esprit humain ait pu se satisfaire d’aucune des deux. Quel est en effet le sens de ces grandes querelles du nominalisme et du réalisme qui ont si fortement agité, au moyen-âge, et l’église et l’état ? Dans cette nuit épaisse d’arides discussions, l’historien philosophe découvre les éternels problèmes qui tourmentent toute ame élevée : sous cette écorce de barbarie, il sent pour ainsi dire battre le cœur de l’humanité, toujours inquiète, toujours avide de lumière et de vérité au sein même des époques les plus misérables. Qu’est-ce qui a fait la force du réalisme, sinon ce principe que la véritable existence n’est point dans ces frêles individualités qu’un jour fait naître et qu’un autre jour détruit, mais dans un premier universel qui possède l’être en propre et le dispense à toutes choses, et contre le réalisme qui triomphe sous la protection puissante du christianisme, qui soutient les efforts toujours opprimés et toujours renaissans du nominalisme, sinon ce sentiment énergique et profond de l’individualité et de la liberté humaine, qui fit la gloire et les malheurs d’Abailard et d’Okkam ? Le dualisme et le panthéisme reviennent donc ici sous la forme du nominalisme et du réalisme ; or, si l’on y prend garde, quels sont les philosophes et les théologiens qui ont laissé éclater pour le réalisme une incontestable sympathie ? Ce sont les génies essentiellement spiritualistes et religieux, un Platon, un Plotin, un Augustin, un saint Anselme ; et de quel côté penchait, je le demande, celui qui a dit : Dieu n’est pas loin de chacun de nous ; c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, que nous existons ? L’apôtre qui écrivait ces hautes paroles ne s’inspirait-il pas lui-même de cette autre parole que l’Écriture place dans la propre bouche de Dieu : Je suis celui qui est ; ego sum qui sum ?

Mais je dois me hâter d’expliquer ma pensée et de la circonscrire dans de justes limites. Personne n’est plus éloigné que moi de penser que le christianisme et le panthéisme puissent jamais s’accorder. Comment soutenir en effet une identité, un accord aussi étranges, lorsqu’il est incontestable, d’une part, que le principe fondamental du panthéisme, c’est la coexistence nécessaire et la consubstantialité de Dieu et de l’univers ; de l’autre, que le principe contraire est écrit pour ainsi dire en caractères éclatans à chaque page de la métaphysique chrétienne ? Qu’exprime en effet pour un chrétien philosophe le dogme de la sainte Trinité, sinon que Dieu considéré en soi, dans la plénitude solitaire de son existence absolue, n’est point un être indéterminé, une activité purement virtuelle, une abstraite et inerte unité, mais un principe vivant, une intelligence qui se possède et qui s’aime, féconde sans sortir de soi, n’ayant rapport nécessaire qu’à soi, n’ayant besoin que de soi, se suffisant pleinement à soi-même dans son éternelle et ineffable béatitude ? De là la parfaite indépendance de Dieu et la parfaite liberté de l’acte créateur. En donnant l’être au monde, Dieu n’augmente ni ne diminue son incommunicable et indéfectible perfection. Ce n’est point en effet de sa substance qu’il tire l’univers, ni d’une substance étrangère. Il dit, et les mondes sortent du néant. Voilà le miracle, voilà le mystère de la création. Dieu ne tire de soi que ce qui est égal à soi. Le Père engendre le Fils, le Saint-Esprit procède de l’un et de l’autre, et, dans cette région sublime, la coéternité et la consubstantialité sont nécessaires. Partout ailleurs elles sont impossibles et sacriléges. Tout ce qui n’est pas Dieu diffère infiniment de Dieu et est séparé de lui par un abîme infranchissable[37].

Ce Dieu si prodigieusement éloigné de l’homme, un mystère d’amour l’en va rapprocher : Dieu s’incarne dans l’homme. Ne croyez pas pourtant que Dieu et l’homme deviennent consubstantiels. La personne divine et la personne humaine s’unissent, il est vrai, et même s’identifient dans le divin Rédempteur ; mais la distinction des natures subsiste. Et comme en Dieu la triplicité des personnes n’ôte pas l’unité de substance, dans l’homme-Dieu l’unité de la personne ne saurait effacer la diversité des natures, tant le christianisme a voulu maintenir dans la variété nécessaire de la vie divine l’unité du principe divin, et dans l’union intime de l’homme et de Dieu l’ineffaçable séparation de la créature et du créateur.

Rendue à sa pureté par son union avec Dieu, l’ame humaine redevient digne du ciel, et Jésus-Christ, sorti vivant des bras de la mort, lui en montre la route ; mais en vain l’ame religieuse, dans un mystique élan, aspire à se perdre elle-même au sein de l’objet aimé : Dieu ne peut lui promettre que ce que l’éternelle raison permet d’accorder ; s’il veut l’unir à soi par une intelligence plus immédiate et plus pleine, par un amour plus épuré, il ne peut l’égaler à soi. Ce n’est point l’identification impossible rêvée par la chimérique Alexandrie que le christianisme promet à ses saints, mais la vision béatifique, la contemplation face à face ; union adorable et profonde, mais qui maintient encore au comble du plus pur amour le principe nécessaire et sauveur de la séparation des substances. Certes, quiconque sait entendre cette haute métaphysique, et s’est résolu, dans son esprit et dans son ame, à ne laisser jamais échapper la chaîne solide que forme la suite de ces dogmes, ne tombera jamais dans le panthéisme. Nous sommes donc aussi éloigné que personne de soutenir que les grands docteurs de l’église aient jamais professé expressément le principe de la consubstantialité du monde et de Dieu ; mais nous disons qu’ils y ont visiblement incliné, sans le vouloir et sans le savoir, toutes les fois que, ne pouvant se contenter de la règle de haute réserve donnée par l’église, ils ont voulu porter la lumière sur le rapport mystérieux et inexpliqué qui unit la terre au ciel, le fini à l’infini, l’homme à Dieu. Arrivés par l’irrésistible essor d’une curiosité sublime à ce faîte des spéculations humaines, je dis que leur raison a quelquefois perdu ce sage équilibre que le christianisme ordonne, et que plus pressés de rattacher l’homme à Dieu que de maintenir les droits de l’individualité des êtres libres, ils ont penché vers le principe séduisant et périlleux de la consubstantialité universelle[38].

Nous ne voulons tirer de là qu’une conclusion très simple et qui ne sera contestée d’aucun esprit impartial, pourvu qu’il soit libre de faux préjugés : c’est que, si forte que puisse être l’opposition du panthéisme et du christianisme, si téméraire que fût la pensée de les concilier, cette erreur serait moindre encore que l’identification opérée par le clergé entre le panthéisme et l’athéisme. Nous sommes heureux de consigner ici un aveu échappé à la sincérité d’un membre du clergé dont nous avons reconnu plusieurs fois l’équitable modération : « La raison moderne, dit M. l’abbé Maret, ne nie pas formellement Dieu ; mais après avoir perdu l’intelligence du dogme chrétien, agitée par une inquiète et douloureuse ardeur, elle cherche, dit-elle, quelque chose de mieux que ce dogme : elle poursuit une conception de Dieu plus parfaite. » Nobles paroles dans la bouche d’un prêtre, et qui honorent également la pénétration et la loyauté de l’écrivain qui a eu le courage de les prononcer ! Mais si tel est le véritable état des choses, je demande alors au clergé et à M. l’abbé Maret lui-même quel aveugle emportement les entraîne à confondre le panthéisme et le matérialisme dans la même définition et les mêmes anathèmes ?

Que le clergé connaisse mieux l’esprit de notre siècle, et s’il aspire à ressaisir l’empire des intelligences, qu’il leur parle un langage mieux fait pour elles. Ce n’est pas en rompant brutalement en visière à l’esprit nouveau qu’on parviendra à s’en rendre maître. La première condition pour gouverner les ames, c’est de comprendre et de partager leurs besoins. À quoi sert de s’armer des préjugés d’une foule ignorante ? C’est aux esprits d’élite qu’il faut parler ; ceux-là mènent les autres. Les violences, les injures, ne sont point ici de mise. De tels moyens, mortels pour les mauvaises causes, sont nuisibles pour les meilleures. C’est par la discussion, c’est par la science, c’est par la liberté, que le clergé peut espérer de reconquérir une influence légitime et durable. De nos jours plus que jamais, les idées seules gouvernent les hommes.

La philosophie, au xixe siècle, n’est plus le privilége de quelques intelligences supérieures ou le rêve de quelques solitaires. Elle a tout envahi. Elle a pénétré dans nos mœurs, dans nos institutions, dans nos codes ; elle est dans chacune des libertés, dans chacun des droits que la société a conquis. Pourquoi l’église déclarerait-elle la guerre à l’esprit nouveau ? La place qui lui a été faite est belle encore ; il n’y a qu’à la garder et à l’agrandir régulièrement. Que le clergé renonce à d’inutiles regrets, à de vaines espérances. Qu’il devienne libéral au sein d’une société libre, philosophe à une époque où la philosophie est l’aliment nécessaire des ames, pacifique enfin, quand tout autour de lui aime et désire la paix.

Le clergé français s’inquiète beaucoup de l’invasion récente des spéculations allemandes dans notre pays. Derrière le panthéisme de Schelling et de Hegel, il voit l’exégèse de Strauss, et en présence de tels adversaires on ne peut, il est vrai, lui conseiller de rester désarmé. Aussi bien, son tort n’est-il pas de se défendre, mais de se défendre mal. Au lieu de se servir de la philosophie et de la raison contre le panthéisme, il a conçu la déplorable entreprise de se servir du panthéisme, qu’il défigure et n’entend pas, contre la philosophie et la raison. Si le clergé, mieux inspiré et plus fidèle à ses traditions glorieuses, engageait sérieusement aujourd’hui contre le panthéisme de l’Allemagne une loyale et légitime lutte, les auxiliaires lui viendraient de toutes parts, et il les verrait sortir des rangs mêmes de ces philosophes qu’il calomnie et qu’il connaît si mal. Les esprits attentifs ne voient-ils pas à l’horizon philosophique poindre les premiers commencemens d’une réaction salutaire contre ces spéculations panthéistes dont l’Allemagne a rempli la France et l’Europe ? Depuis trente années, il est vrai, la France a honoré la littérature et la philosophie germaniques d’une sympathie et d’un enthousiasme qui sont allés jusqu’à l’engouement. On commence aujourd’hui à se désenchanter, et à admirer l’Allemagne, que l’on connaît mieux, avec plus de calme, de discrétion et de mesure. En vérité la France philosophique a été, depuis près d’un siècle, et trop modeste et trop docile. Elle s’est d’abord traînée avec Condillac sur les pas de Locke et de la philosophie anglaise. Plus tard elle a cherché dans la philosophie écossaise un refuge contre le matérialisme de Cabanis et de Tracy ; heureusement délivrée aujourd’hui de ce double esclavage, n’aurait-elle rien de mieux à faire que de se jeter dans les bras de la philosophie allemande ? Il est temps que la France se souvienne qu’elle n’a pas besoin de courir l’Europe pour y trouver des maîtres, et que, sans rester fermée aux découvertes de ses voisins, la patrie de Descartes doit avant tout être elle-même.

La nouvelle génération philosophique est entrée avec ardeur dans cette voie nouvelle. Ces systèmes qui dans un obscur lointain lui apparaissaient sous des aspects si imposans, ces spéculations audacieuses de Fichte, de Hegel, de Oken, vues de plus près aujourd’hui, sont plus froidement et plus sévèrement appréciées. On commence à s’apercevoir que cette barbare et ambitieuse terminologie ne couvre pas toujours des profondeurs, que la fausse originalité se complaît dans ces ténèbres volontaires dont l’originalité véritable n’a pas besoin ; on se souvient que Descartes prit soin de se débarrasser de ce formidable appareil de formules scholastiques quand il voulut gagner l’Europe à la philosophie la plus simple à la fois et la plus profonde qui fut jamais, que Leibnitz, tout Allemand qu’il était, exprimait aussi avec simplicité, d’un trait ferme et clair, les pensées du monde les plus originales et les plus hautes. Mais il y a des causes de défiance non moins légitimes et plus profondes. La solidité de l’esprit français n’accueille qu’avec réserve ces constructions merveilleuses où l’on se place d’emblée dans l’absolu, pour se former des univers de fantaisie, du haut desquels on regarde en pitié l’expérience, l’histoire et le sens commun. Tous les hommes sérieux, en présence de ces dérèglemens de la spéculation en délire, ont senti le besoin de tempérer la témérité naturelle de l’esprit de système par le contrepoids d’une méthode sévère, et ils se sont ralliés avec force à cette grande méthode psychologique, fondée par Descartes et que ce grand esprit abandonna trop vite, dont le fatal oubli égara Malebranche et perdit Spinoza ; méthode salutaire et prévoyante qui condamne d’avance les excès du panthéisme en donnant pour base à toute spéculation rationnelle l’invincible sentiment du moi, de son activité et de sa liberté, fondement de ses droits, de ses devoirs, de ses espérances immortelles.

Qu’y a-t-il dans ce mouvement des intelligences dont la conscience publique se puisse alarmer, et que le clergé ait le droit de réprouver et de maudire ? La philosophie relève le drapeau de Descartes et de Leibnitz, le drapeau d’un spiritualisme rajeuni et fécondé par l’esprit nouveau, capable de satisfaire ces nobles besoins religieux qui éclatent de toutes parts avec une si grande puissance. Que le clergé suive cette impulsion généreuse au lieu de la défigurer et de la combattre ; qu’il nous rende la théologie profonde de Bossuet et de Fénelon en l’appropriant à l’esprit de notre siècle ; ou, s’il ne peut suffire à cette tâche, s’il s’en reconnaît incapable, qu’il cesse alors de prétendre au gouvernement des intelligences, et laisse faire à d’autres ce qu’il ne lui est pas donné d’accomplir. Il faut le dire nettement : la première et la principale source des mauvais sentimens et des mauvais desseins du clergé à l’égard de la philosophie, c’est le défaut de lumières. Plus instruit, il aurait moins d’ombrages ; plus fort et plus sûr de lui-même, il ferait voir plus de calme et de gravité ; meilleur théologien, il serait plus philosophe. C’est une belle parole, et que le clergé se complaît à rappeler, mais trop souvent sans la bien comprendre, que celle de Bacon : un peu de philosophie éloigne de la religion, beaucoup de philosophie y ramène. Je ne crois pas être infidèle à la pensée de ce grand homme en affirmant que, si un christianisme superficiel éloigne en ce moment beaucoup d’esprits de la philosophie, un christianisme profond les y ramènera.


Émile Saisset.
  1. M. l’abbé Maret, Essai sur le Panthéisme, p. 1.
  2. Fénelon, De l’Existence de Dieu, seconde partie, ch. i.
  3. Recommandation de M. l’archevêque de Paris, dans la Théodicée chrétienne de M. l’abbé Maret, p. 5.
  4. Discours de la Méthode, troisième partie.
  5. Théodicée chrétienne, p. 8.
  6. Instruction pastorale sur l’union nécessaire, etc.
  7. Philosophie morale, préface, p. iv.
  8. Théodicée chrétienne, p. 315.
  9. Conférences de Notre-Dame, 5 mai 1843.
  10. M. de Ravignan, ibid.
  11. Conférences de Notre-Dame, 1844.
  12. Philosophie du Christianisme, t. I, p. 364.
  13. Recommandation de M. l’archevêque de Paris, p. 75, dans la Théodicée de M. Maret.
  14. Instruction pastorale, p. 17.
  15. République, livre vi.
  16. Banquet, traduction de M. Cousin, p. 272.
  17. Timée, t. XII, p. 119 et 120.
  18. Physique, livre viii.
  19. Métaphysique, XII, 7.
  20. Ibid., XII, ch. ix et x.
  21. Philosophie morale, préface, p. iv.
  22. Observations sur la liberté d’enseignement, p. 57.
  23. Philosophie du Christianisme, t. II, p. 85.
  24. Ibid., t. I, p. 170.
  25. M. Bautain, Philosophie du Christianisme, tome I, p. 361.
  26. M. l’archevêque de Paris, Recommandation, etc., dans la Théodicée chrétienne de l’abbé Maret.
  27. M. l’abbé Maret, Essai sur le Panthéisme, p. 94.
  28. Philosophie du christianisme, t. II, p. 168.
  29. M. l’abbé Maret, Essai sur le Panthéisme, p. 27 et suiv., 47 et suiv.
  30. Saint Augustin.
  31. Cité de Dieu, livre xii.
  32. « Nous voyons tout en Dieu, dit saint Thomas, en tant que nous connaissons et discernons toutes choses par la participation de sa lumière. » (Somme, part. i, quest. 12, art. xi.)
  33. Particulièrement chapitre iv, article 5, pages 164, 166, 167, de l’édition de M. Jules Simon.
  34. M. l’abbé Maret, Essai sur le Panthéisme, p. 101. — Ibid., p. 208. — M. l’abbé Goschler, Du Panthéisme, p. 15. — M. l’abbé Bautain, Philosophie du Christianisme, t. II, lettre 27, 33 et 34. — M. l’évêque de Chartres, Lettres à l’Univers religieux.
  35. Essai sur le Panthéisme, p. 133. — Ibid., p. 189.
  36. Aristote, Métaph., XII, 9.
  37. Le caractère que nous assignons ici à la Trinité est parfaitement exprimé dans les images que les artistes chrétiens en ont essayées. Voyez la curieuse et savante Iconographie chrétienne de M. Didron.
  38. À défaut d’une démonstration régulière, je citerai ici quelques passages significatifs de Bossuet et de Fénelon : « La vertu infinie de la volonté divine, dit Bossuet (Du libre Arbitre, ch. viii), atteint tout non-seulement dans son fonds, mais dans toutes ses manières d’être. » — « Pour vous, ô Dieu de gloire et de majesté !… vous êtes dans vos ouvrages par votre vertu, qui les forme et qui les soutient ; et votre vertu, c’est vous-même, c’est votre substance. » (Élévations, I, 8.)

    « Ô Dieu ! dit Fénelon, il n’y a que vous. Moi-même, je ne suis point. » — « Je ne suis qu’un amas de pensées successives et imparfaites. » — « Il n’y a que l’Unité ; elle seule est tout, et après elle, il n’y a plus rien ; tout le reste paraît exister. » (De l’Existence de Dieu, seconde partie.)