De la peinture considérée dans ses effets sur les hommes en général/Première partie


DE LA PEINTURE
CONSIDÉRÉE DANS SES EFFETS
SUR LES HOMMES EN GENERAL,
ET
DE SON INFLUENCE
SUR
LES MŒURS ET LE GOUVERNEMENT
DES PEUPLES.


Un écrivain célèbre a dit : « On me demandera si je suis législateur ou prince pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique ». J’ai médité quelquefois sur la Peinture, j’ai rassemblé quelques idées sur cet art enchanteur, et, sans être artiste, je présente le résultat de mes réflexions. Je crois même que l’artiste n’est pas toujours celui qui peut le mieux développer les effets de son art : semblable aux habitans de telle contrée, qui ont besoin d’apprendre du voyageur étranger quelles sont les richesses qu’ils possèdent et de quels maux ils ont à se débarrasser. Il se présente une autre considération. Si j’étais artiste, je me tairais, n’eussé-je même que des vérités favorables à dire, de crainte d’affaiblir ces vérités sous ma plume et de prêter à leur apologie un air de prévention. On est assez en usage de comparer les artistes qui relèvent le mérite de leur art, à ces commentateurs enthousiastes pour qui leur auteur est l’écrivain par excellence.

Je vais dire franchement ce que je pense de la Peinture et de ses effets, de son influence sur les mœurs, et du degré d’utilité qu’en peut retirer l’homme social. J’examinerai de bonne foi si la Peinture peut être mise au rang des arts utiles et sous quel rapport elle peut y être placée : se dispenser de cette recherche, serait supposer la question. Une Société académique a demandé, il est vrai, il y a plus de quarante ans, aux savans et aux philosophes, si le rétablissement des lettres et des arts avait été utile aux mœurs. Mais une considération générale s’applique rarement avec justesse à tous les objets qu’elle embrasse ; et il est peut-être tel art ou telle science à l’égard desquels on aurait peu de chose à induire soit de la dissertation éloquente couronnée par l’académie de Dijon, soit des apologies nombreuses qu’ont suscitées les opinions du philosophe de Genève.

Que les peintres et les amateurs de leur art m’écoutent au reste avec confiance. Je ne viens point ici ressusciter cette lsongue querelle dont la république des lettres a retenti si long-tems, entre les arts et les sciences d’une part, et une philosophie trop ombrageuse de l’autre. Mon écrit, incapable de produire une telle sensation, n’aurait pas d’ailleurs à faire redouter aux artistes ces traits vigoureux d’une éloquence pressante qui nous ont presque entraînés à nous demander si Socrate vivait encore.

J’aurai sans doute le courage de dire quelques vérités, mais l’artiste philosophe aura celui de les entendre. Ce n’est qu’en portant auprès des arts le flambeau de l’observation et de la philosophie, que l’on peut découvrir les diverses routes qui doivent les conduire à leur perfection et sur-tout en faire jaillir une influence salutaire sur le bonheur de l’homme. Si j’ai quelques réflexions nouvelles à présenter, je les proposerai dans la seule intention d’augmenter la masse des idées actuelles sur un art qui fait nos délices. Si je parle quelquefois de l’impuissance de la Peinture, je n’en veux point à la gloire des artistes : démontrer cette impuissance, c’est relever au contraire le génie de ceux qui savent presque la faire oublier ; ce n’est pas attaquer le mérite de l’Art, c’est en indiquer les bornes naturelles.

On pourrait croire qu’il serait peut-être à propos de suivre l’histoire de la Peinture, et d’observer le genre d’influence qu’elle a exercé sur les hommes dans les différens degrés de culture et de perfectionnement où elle s’est trouvée. Mais, selon nous, indiquer l’influence naturelle qu’elle doit avoir dans tous les cas, c’est indiquer celle qu’elle à dû avoir dans tel tems et dans tel lieu. L’exposition du produit naturel d’un art, est l’histoire même des effets de cet art. Les faits étayeront au reste plus d’une fois nos observations.

La question dont nous allons nous occuper honore singulièrement le corps de savans et d’artistes qui la propose ; elle prouve combien il se rend digne de son institution, en entrant, dès les premiers pas, dans la carrière importante des recherches de tout ce qui peut contribuer au perfectionnement de l’état social.

Quant à l’homme qui a des réflexions à présenter ici, il doit fermer son ame à toute considération étrangère à la vérité ; il doit éteindre pour quelques instans chez lui l’enthousiasme même dont les arts l’enflamment, pour calculer avec calme l’influence de leurs productions. Plus ces arts sont propres à agir sur le sentiment, plus l’observateur qui s’occupe de leurs effets moraux, doit mettre de sang froid dans ses recherches. Je ne prendrai donc point le ton de l’orateur ; je ne m’adresserai ni au cœur ni à l’imagination, mais c’est à la raison et au nom de la raison que je parlerai ; mon style sera simple comme elle.

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PREMIÈRE PARTIE


Des moyens qu’emploie la Peinture
et des objets de ses imitations.


C’est un tableau bien frappant que celui du progrès des connaissances humaines et des arts, pour le philosophe qui sachant détourner les yeux de dessus les objets qui l’entourent, remonte auprès du berceau de la raison, va observer les premiers essais des forces et de l’intelligence de l’homme, contemple les actes faibles et imparfaits qui en sont le résultat, et rapproche ce spectacle de l’état de perfectionnement où il trouve ensuite les arts cultivés parmi ses contemporains. Si nous portons un tableau de Raphaël à côté du contour grossier de la figure humaine qui marqua le premier la naissance de l’Art, quelle foule de réflexions naîtra de ce rapprochement ! combien l’homme admirera l’étendue de ses forces, et combien nous nous sentirons portés à excuser l’orgueil qu’elles lui inspireront !

Quand la nature reproduit ses ouvrages, elle emploie des matériaux analogues à l’essence des êtres qu’elle organise. L’homme a fait davantage : il est venu montrer aux yeux, des objets et des formes qui, n’existent pas ; il a bravé la pénétration de celui de nos sens que nous exerçons le plus, et dont le domaine est le plus étendu ; il a copié la nature pour lui et lui à fait prendre pour réalité des fantômes créés sur une surface plane. C’était peu d’avoir répété les formés des êtres matériels : se confiant à sa propre force et au pouvoir de son. génie, il a cherché d’autres résultats avec les matériaux même les plus opposés aux effets qu’il voulait produire ; c’est ainsi qu’il a essayé de peindre le mouvement et la vie avec des substances inanimées et des traits immobiles, comme il exprime le silence avec des sons.

Je me suis représenté plus d’une fois un homme qui ayant vécu, jusqu’à l’âge du développement de toutes ses facultés naturelles, dans une parfaite ignorance sur les arts cultivés par les peuples policés, serait tout à coup introduit dans une de nos maisons, et qui, après en avoir vu plusieurs fois le maître, aurait retenu les principaux traits de sa physionomie, et viendrait à rencontrer le portrait de cet homme fait avec toute la ressemblance que peuvent obtenir les moyens de l’Art. Après avoir adressé vainement la parole à cette image, il serait d’abord étonné de son immobilité et plus encore de son silence . Enfin, fatigué d’une obstination dont il ne pourrait concevoir la raison, il s’approcherait….. Quelle serait la surprise de cet homme, lorsqu’au lieu de rencontrer son semblable, ses mains seraient arrêtées par une surface unie, résistant à son action ! Si l’on parvenait à le détromper, et à lui faire entendre que cette illusion qui le frappe est due à l’arrangement de quelques matières morts étendues sur une toile, « Est-ce là, dirait-il, l’ouvrage d’un homme, ou celui d’un Dieu » ?

Je me suis demandé quelquefois pourquoi le développement des facultés humaines n’est que successif. La nature, disais-je, semblable à l’artiste qui esquisse son ouvrage, le travaille, l’achève et n’efface que les unes après les autres les imperfection qu’il y découvre n’aurait-elle d’abord qu’ébauché l’espèce humaine ? et serait-il vrai que, la retouchant après coup, elle n’aurait ainsi perfectionné que successivement l’organisation de l’homme ? Non, elle lui a donné la faculté passive d’acquérir une certaine mesure de perfectionnement, et elle a laissé au tems et aux circonstances le soin de féconder cette faculté. L’homme de la nature est le même aujourd’hui qu’il fût il y a cinq mille ans ; la force de son génie n’était pas moindre, et je vois autant d’effort et un aussi grand pas de la raison humaine dans le premier signe de la pensée tracé sur le sable ou gravé sur la pierre, que dans les sublimes conceptions du Chancelier anglais.

Un homme seul, une génération même, ne peuvent apercevoir qu’un certain nombre de vérités, et celui-là en connaît davantage, qui naît plus tard ; il jouit du bénéfice que lui ont préparé les siècles antérieurs. Ainsi le perfectionnement de la raison de l’homme est l’ouvrage de l’homme même qui est parvenu à rassembler en lui les pensées de son espèce toute entière. Il ne manquait que des siècles avant celui qui soupçonna le premier la sphéricité de la terre, pour qu’il fût un Newton ; et Cléophante de Corinthe, né dans le siècle des Médicis, eût été un Titien.

Cette vérité est assez connue, et je n’en parle ici que pour en retracer une conséquence qui me paraît s’oublier journellement. Je voudrais que l’on mît sur la même ligne les hommes de tous les âges qui ont étendu d’un degré le domaine de l’entendement et des facultés humaines ; tous méritent un suffrage égal, et notre siècle aurait tort de se mettre au-dessus de ceux qui l’ont précédé, à raison de la supériorité de ses lumières. Le système actuel des connaissances humaines est sans doute un spectacle plus magnifique, plus complet et plus satisfaisant pour la philosophie ; mais les savans d’aujourd’hui ne sont rien de plus par eux-mêmes que ceux qui ont paru avant eux. Leur supériorité n’est que celle des choses : si leur vue s’étend plus loin, ce n’est pas leur organe qui s’est agrandi, c’est l’horizon qui s’est reculé sous leurs yeux. Ils sont heureux d’être placés par la nature dans une époque avantageuse, mais ils n’en ont pas le mérite, s’il n’y en a aucun pour un homme de naître à une époque différente de celle d’un autre homme ; et celui qui a posé les pierres des fondemens a sans doute autant contribué à la construction de l’édifice, que celui qui en a élevé le toit, ou qui n’a fait que le décorer de quelques ornemens.

Les productions modernes des arts, et cette vérité n’enlève rien à leur mérite, sont comme ces rejetons qui n’existeraient pas, sans les racines et le tronc d’où ils ont tiré leur substance ; ou comme ces belles colonnes corinthiennes, ces arcs magnifiques, ces voûtes élégantes jetées avec hardiesse, que l’architecte n’eût pu élever dans les airs, sans les robustes piliers toscans sur lesquels il a appuyé son ouvrage. Les anneaux d’une chaîne ne sont liés les uns aux autres et ne se soutiennent, que parce qu’il a existé un premier anneau auquel on a pu attacher tous les autres.

Suivons rapidement la marche de la Peinture, depuis son enfance jusqu’à nos jours ; ce coup d’œil nous offrira l’histoire et le développement des moyens divers que l’Art a employés successivement pour remplir son objet.

« L’homme est naturellement imitateur ». Cette observation est très-fondée : elle est justifiée tous les jours par l’expérience. Voyez les enfans copier avec soin nos actions journalières, nos amusemens, nos douleurs même. Les pratiques religieuses, les marches militaires, les cérémonies funèbres, tout devient l’objet de leurs jeux, selon ce qui s’est offert le plus fréquemment à leur vue. La petite fille rend à sa poupée les mêmes soins qu’elle reçoit de sa bonne, et le jeune garçon manque rarement de se venger sur son petit magot, des corrections qu’il a reçues lui-même.

Il n’est point étonnant que, dès la plus haute antiquité, l’homme ait cherché à copier les objets qui frappaient ses yeux. On sait que la première langue écrite dut être une peinture, ou plutôt un dessin figuré des êtres matériels. Mais, soit que l’origine de la Peinture remonte à ces premiers essais, soit que nous devions à l’amour les premiers traits imitateurs de la figure humaine, qu’elles durent être grossières les premières ébauches qui sortirent de la main de l’homme ! Une masse oblongue, un tronçon irrégulier de bois, d’argile, ou de pierre, fut la première statue que façonna l’Egyptien superstitieux. Il traça quelquefois des contours sur une surface plane, pour imiter d’une autre manière et à moins de frais, l’objet qu’il voulait se représenter. Telles furent les premières productions de la Peinture et de la Sculpture. Peu-à-peu on marqua sur ce fœtus informe quelques linéamens destinés à indiquer la place des membres et les traits du visage. On fut long-tems avant de détacher les bras et les jambes sur les statues et sur les tableaux.

Le premier peintre de Corinthe n’avait marqué que les contours extérieurs de la figure humaine ; le premier artiste de Sicyone y traça les traits intérieurs, et pour aider à la ressemblance, il imagina d’y mettre le nom de la personne représentée.

Ce fut Cimon de Cléone qui développa le premier les parties du corps humain dans les images dessinées, comme Dédale avait détaché les membres des statues et ouvert leurs paupières. Ainsi le vrai génie de l’Art jeta ses premières étincelles dans les ouvrages de ce peintre. Il traça aussi le premier quelques lignes propres à figurer les plis dans les draperies qui jusque-là n’étaient que des enveloppes posées avec raideur et ne présentant qu’une surface uniforme. Déjà Eumare son maître avait marqué la différence de l’homme et de la femme, et ses imitations avaient cherché des modèles dans tous les objets qu’il rencontrait.

Bientôt la terre cuite et broyée vint offrir un moyen de plus de se rapprocher de la nature : moyen bien imparfait dont la Sculpture au reste s’était déjà servie. Toutes les figures furent peintes avec cette couleur ; on ne leur donna qu’une teinte unie, la science des ombres était encore à trouver. Long-tems auparavant les Egyptiens avaient fait quelques progrès dans l’application des couleurs, mais leurs découvertes à cet égard n’avaient point passé dans la Grèce ; d’ailleurs ils n’appliquaient également que des teintes plates.

Pendant deux siècles et demi on n’employa qu’une seule couleur, le rouge de Cléophante ; Bularque en trouva plusieurs L’observation de la distribution de la lumière sur les objets et de l’obscurcissement des parties qui en sont privées, lui fit faire les premiers essais des jours et des ombres : découverte sublime, qui fut un pas de géant dans la Peinture et à laquelle nous devons toute la magie de ses productions. On fut frappé du relief que les corps acquirent sous la main de Bularque. Cet homme de génie peignit une bataille qui se vendit au poids de l’or.

On peut juger déjà du degré de croyance que mérite le talent attribué à quelques uns des anciens artistes qui ont précédé celui-ci, à Cimon, par exemple, celui de peindre les veines et les raccourcis. On a singulièrement exagéré le mérite des productions d’un art qui était encore au berceau ; on s’est plu à les décorer à la moderne dans des descriptions enthousiastes et savantes, et l’on s’est peu inquiété si les arts peuvent ou non se trouver aussi avancés, lorsqu’ils sont encore si près de l’instant de leur naissance. L’admiration des anciens était naturelle : « Les premiers tableaux, dit un écrivain, quoique grossiers, durent paraître divins ». Nous n’examinerons pas si l’on peut étendre ce jugenient sur le plus grand nombre des peintres qui parurent dans la suite, dont les ouvrages ne subsistent plus : nous pourrions tomber dans un extrême opposé. On convient généralement que les morceaux de peinture antique qui nous restent, sont des matériaux peu propres à fixer un jugement certain sur le mérite des productions des artistes du beau siècle de l’Art chez les anciens . Peu nous importe au reste ici le degré de perfection réelle de la Peinture dans les différens âges. Puisque les ébauches de l’antiquité parurent des imitations, leur influence dut être la même que celle d’une imitation plus parfaite chez des hommes plus avancés.

Le caractère des nations passe dans les ouvrages de leurs artistes ; les productions des arts prennent l’empreinte des mœurs et des habitudes des peuples qui les cultivent. Les Grecs entraînés dans des guerres continuelles virent se multiplier les tableaux de batailles. Bularque avait peint la défaite des Magnésiens ; le frère de Phidias peignit la bataille de Marathon. On peignit dans la suite un combat des Athéniens dans la Béotie, leur victoire auprès de Philius, l’expédition des Argonautes, des batailles contre les Perses, etc. On avait appris à multiplier les figures dans les tableaux ; on en vit jusqu’à cent dans un seul. Cependant les anciens chargeaient en général très-peu leurs compositions.

La Peinture avait langui pendant plus de deux siècles, lorsqu’un peintre de Samos fit l’application de la diminution apparente dans les dimensions des corps placés à différentes distances. Cet artiste introduisit ainsi le premier usage de la perspective. Cette découverte importante prépara les beaux jours de l’Art. Polignote vint l’enrichir de couleurs plus vives que celles qu’on avait connues jusqu’alors ; il les porta au nombre de quatre. Ainsi les formes et les couleurs devinrent plus vraies. Ce dernier peintre avait consacré généreusement ses travaux à l’embellissement d’un portique ; Athènes reconnaissante le combla d’honneurs. Ce fut là le signal donné aux artistes ; leur nombre s’augmenta prodigieusement, et avec eux les découvertes dans la Peinture.

Polignote avait restitué aux femmes leurs grâces naturelles et fait voltiger sur leur corps des draperies fines et légères. Ses successeurs enchérirent sur lui ; ils multiplièrent les sujets et les genres. On vit paraître la peinture encaustique, et quatre peintres s’y distinguèrent d’abord.

Les guerres fréquentes, les secousses politiques qu’éprouvaient journellement les Grecs, ne les détournaient point de la culture des arts ; il semble au contraire que les artistes de tout genre se multipliaient en proportion des troubles et des divisions . En vertu de l’appui que se prêtent les arts entre eux et de l’identité du génie qui préside à chacun, le siècle de la Peinture fut en général celui de tous les autres, et l’on vit paraître sur le même horizon cette foule de peintres, de statuaires, de poëtes, d’orateurs, qui illustrèrent le quatrième siècle avant l’ère vulgaire.

D’autres peuples que les Grecs avaient cultivé les arts de dessin. Les Egyptiens, les Etrusques, les Perses, les Hébreux, les Phéniciens, s’y étaient adonnés de bonne heure ; mais ces peuples, quoiqu’ayant sous les yeux une nature propre à les élever aux plus belles conceptions, ne firent presque jamais, pour la plupart, que des œuvres de mauvais goût. Les uns enchaînés par leurs lois, d’autres par l’opinion, ceux-ci donnant principalement leurs soins au commerce, ceux-là égarés par une timide superstition et n’osant se livrer à l’étude de la nature, tous rencontrèrent des obstacles puissans au développement du génie. Il était réservé aux Grecs d’ouvrir le temple du goût et de moissonner dans la nature des beautés nombreuses inconnues jusqu’alors. Les belles formes de la stature humaine, les fêtes, les jeux publics, les exercices corporels, l’heureuse influence du climat, l’influence plus heureuse encore de la liberté et du caractère de ces peuples, tout concourut à la fois à développer chez eux des idées nobles et justes, à leur donner le sentiment du beau, ce tact délicat qui saisit par-tout la proportion et l’harmonie ! Des circonstances sociales et politiques se joignirent à ces causes et contribuèrent à élever les arts dans la Grèce au plus haut point de perfection. On érigeait des statues aux vainqueurs dans les jeux publics, on couronnait les artistes dans ces jeux, on récompensait le talent avec magnificence, avec enthousiasme. Les autres peuples ne jouirent ni des circonstance extérieures que nous avons indiquées, ni des encouragemens dont nous parlons.

Déjà les artistes se répandaient d’une région à l’autre. Deux peintres de Sicile qui s’étaient rendus à Rome, y ornèrent de plastiques et de peintures à fresque un temple de Cérès. Mais bientôt on vit briller Apollodore à Athènes : Apollodore qui éclipsa tous ses prédécesseurs et se rendit célébre par les élèves plus célèbres encore qui sortirent de son atelier. Il fit une révolution dans la Peinture. C’est alors que parurent ces nombreux artistes que plusieurs villes de la Grèce se disputaient la gloire d’avoir vu naître. Les peintures se multiplièrent avec les peintres. On vif des sacrifices, des divinités, des lutteurs, des prêtres, des vieillards, des Hercules et des Centaures ; des courtisanes, des Vénus, des femmes ivres, des personnages fabuleux, et dans la suite tous les jeux et tous les écarts de l’imagination.

La corruption qui introduit par-tout son poison funeste, vint apprendre aux artistes à prostituer leur génie, et le pinceau s’égara dans leurs mains. Le célèbre fils d’Evenor fit paraître le tableau scandaleux d’Atalante avec le roi de Calydon.

La Peinture employée d’abord à orner les temples des dieux, passa dans les lieux d’assemblées publiques ; mais là elle séduisit bientôt la multitude. On voulut décorer ses appartemens, et l’Art ne fut plus que l’instrument d’un luxe dangereux. Un peintre de Sicyone introduisit cet emploi de la Peinture. Ce furent, entre autres, les productions trop fameuses de cet artiste, qu’un édile fit transporter à Rome dans l’immense théâtre qu’il avait fait élever pour immortaliser son édilité, qui achevèrent en effet, dit Pline, de renverser les mœurs.

La Peinture devint une affaire d’état, On établit des écoles nouvelles ; on ordonna par des lois de faire entrer le dessin dans l’éducation des jeunes gens, et il fut défendu aux esclaves d’ exercer là Peinture. Ces règlemens, dans les beaux jours des républiques, dans les siècles de l’héroïsme et des mœurs, n’eussent mérité que des éloges ; mais les arts ne font qu’accélérer la corruption au sein de laquelle ils sont cultivés. On sait que les Romains agirent bien autrement et ne firent guère mieux.

Athènes, Delphes, Corinthe, ouvraient des concours aux artistes. « Les villes de la Grèce, dit un écrivain philosophe, qui n’avaient connu que la rivalité des armes, connurent celle des talens ».

Parlerons-nous ici des artistes nombreux qui brillèrent alors dans la Grèce ? d’un Parnasius qui montra le premier l’harmonie des objets, la perfection des cheveux, les contours fondus avec art ? d’un Timanthe qui vainquit ce grand artiste ? d’un Pamphile qui forma le plus grand des peintres et illustra l’école de Sicyone par ses élèves ? d’un Nicomaque qui peignait des chefs-d’œuvre avec la rapidité de la pensée ? d’un Nicias dont le pinceau ne fut dirigé que par les Grâces ? d’un Asclépiodore qui vit ses ouvrages loués par le célèbre Apelle lui-même, et qui vendait ses tableaux trois cents mines par chaque figure ? d’un Aristide qui peignit un Bacchus dont la beauté passa en proverbe, comme de nos jours celle du Cid ? d’un Mélanthius qui compta aussi Apelle parmi ses élèves et dont la gloire serait plus grande encore, s’il ne l’avait ternie en peignant le triomphe d’un tyran de sa patrie ?

Mais laissons la foule des artistes intermédiaires qui ont rempli les intervalles des premiers âges de la Peinture, et hâtons nous d’arriver au célèbre peintre de Cos qui florissait vers la cent douzième olympiade Ce grand artiste semble avoir coûté un effort à la nature : son siècle fut celui de la plus haute perfection de l’Art, comme il toucha à celui de la décadence. Les Romains, du tems de Pline, ont pu juger encore du mérite de ses ouvrages, et Pline se félicite d’en avoir joui. L’orgueilleux conquérant de l’Asie passa de nombreux instans dans le modeste atelier de cet artiste ; Louis XIV a rendu le même hommage à Lebrun. Tel est le pouvoir invincible du génie ; tout est forcé de plier devant lui, il commande encore à ce qui semble dominer sur tout le reste .

Des modernes ont attribué à ce peintre l’invention du profil ; ils ne se sont pas ressouvenus sans doute qu’avant Cimon de Cléone, on ne peignait pas autrement les figures humaines . Il trouva le secret d’un vernis qu’il employa pour conserver ses peintures : moyen infructueux, qui na pas mieux résisté à l’action du tems et aux révolutions, que les couches multipliées de couleurs, destinées à faire passer le Chasseur de Protogènes à la postérité .

Après la mort d’Alexandre, on vit encore par intervalles dans la Grèce quelques étincelles passagères de talent qui se perdirent dans la suite. Le siècle des découvertes était passé ; l’Art ne faisant aucun progrès dégénéra bientôt. Déjà, quatre des peintres que nous avons nommés avaient été les derniers de l’école de Sicyone, et le flambeau du génie, qui y avait brillé depuis Eupompe, avait jeté son dernier éclat dans leurs ouvrage. On vit sortir encore quelques artistes de l’école d’Athènes et de celle d’Asie ; tels furent Métrodore, artiste et philosophe, en qui le célèbre vainqueur de Persée trouva les deux hommes qu’il cherchait ; le peintre de Byzance dont Jules César acheta les tableaux dans la suite ; Philocharès qui excita long-tems l’admiration des Romains par son tableau de Glaucion ; tels furent enfin quelques autres peintres moins célèbres, dont les pinceaux ne s’exercèrent que sur de médiocres sujets.

Les trois principaux genres de peinture, furent la détrempe, la fresque et l’encaustique, peinture singulière que l’on a vainement cherché à ressusciter de nos jours, à l’aide de quelques passages obscurs de Pline et de Vitruve, les seuls secours qui nous restent à cet égard. La plupart des chefs-d’œuvre ne furent peints qu’avec quatre couleurs. La noblesse des traits, l’élégance, le sublime des compositions, caractérisèrent bientôt les productions de la Sculpture. Les circonstances journalières où se trouvaient les Grecs leur facilitaient à chaque instant, comme on l’a remarqué, l’étude de la nature ; il ne s’agissait que de la copier et de rendre le relief par le relief. Mais dans la Peinture, on ne vit pas aussitôt comment on pouvait exprimer le relief avec des clairs et des ombres. D’ailleurs on ignora long-tems les règles de la perspective, et le défaut des indications qu’elle fournit dut faire placer long-tems tous les objets sur un même plan. Aussi, il s’en faut de beaucoup que la Peinture et la Sculpture aient marché chez les anciens sur la même ligne. « Il n’est pas absurde, dit la Monnoye, que les anciens avec d’excellens sculpteurs, n’aient eu que de médiocres peintres  ».

Sans doute que le même génie qui dirigeait le ciseau du statuaire fit passer la beauté du dessin dans les tableaux. Mais que pouvait être la composition sans perspective ? Quel fut le relief sans la science des ombres, et quel put être le coloris sans couleurs, pour ainsi dire, et sans la connaissance du clair-obscur ? Si quelque enthousiaste de la Peinture antique voulait néanmoins soutenir le parallèle des deux arts dont il s’agit, nous le prierions de comparer, avec Pausanias, le nombre des peintres grecs à celui des sculpteurs. « Dans ce tems ( sous le règne de Philippe, père d’Alexandre ), dit Mengs, la Peinture était encore peu connue, quoique la Sculpture fût déjà assez commune  ».

Ne pouvant établir le mérite des peintures antiques par elles-mêmes, on a cherché à le prouver par les descriptions que nous en ont laissées les historiens, en supposant que ceux-ci étaient de parfaits connaisseurs initiés dans toute la magie de l’Art. Mais, outre que cette manière de juger est en elle-même très-sujette à erreur, il faut remarquer avec Mengs que Pline, par exemple, a souvent loué avec excès, dans les ouvrages dont il parle, des parties secondaires qui ne sont point faites pour attirer l’attention, et dont le trop de perfection même serait un défaut réel : j’en appelle aux connaisseurs ; tels sont les serpens du Laocoon qui sont, dans ce beau groupe les objets presque exclusifs de l’admiration de Pline, comme le même Mengs l’a remarqué. On aurait fort cependant de croire avec quelques modernes, qu’avant Zeuxis on ne connaissait nullement la pratique des ombres. Ces auteurs s’appuient sur un passage de Quintilien, qui, d’après la phrase qui le suit, indique que cet écrivain a parlé seulement des effets accidentels de la lumière, des ombres portées. Il dit en effet que les objets ne ressortant que Iorsqu’ils sont plus éclairés que ce qui les entoure, c’est-à-dire, lorsque les alentours sont ombrés, les peintres ont soin de séparer les figures, afin que l’ombre de l’une ne tombe pas sur l’autre . Ce qui confirme notre opinion, c’est que Pline remarque que la première découverte qui suivit la peinture monochrome, fut l’emploi des jours et des ombres . Or est-il vrai qu’il ne se soit fait aucune découverte entre Cléophante et Zeuxis. Le peintre de Corinthe ayant suivi en Italie le père de Tarquin l’ancien, il y trouva déjà la Peinture en vigueur depuis long-tems. Les peintures de Cœré, chez les Etrusques, si l’on en croit Pline, avaient précédé toutes les autres peintures. Cependant ce crépuscule précoce ne fut point suivi du beau jour qu’il semblait annoncer. Il est bien étonnant que les Etrusques chez qui les arts ont fleuri bien plutôt que dans la Grèce, et de qui les Grecs ont beaucoup emprunté, soient restés si fort au-dessous de ceux-ci dans l’imitation de la nature . L’Etrurie ne nous à pas transmis le nom d’un seul artiste dans la Statuaire ou la Peinture. On n’en vit paraître en Italie que de médiocres dans ce dernier genre. Plusieurs siècles s’écoulèrent sans que l’on sache ce que devint la Peinture pendant ce long intervalle ; et le premier historien de Rome fût sans doute resté dans l’obscurité, s’il n’eût fait que décorer de ses peintures le temple d’une déesse.

Le surnom de Pictor donné à la famille de ce peintre, ne veut point dire que Fabius rendit la Peinture aussi honorée parmi les Romains qu’on a semblé le croire (les tems postérieurs l’ont assez prouvé) ; bien moins encore que ce surnom ait été donné comme un titre de considération. Pline, que l’on ne peut soupçonner d’avoir eu l’intention de déprécier l’Art, nous apprend qu’un seul Romain de quelque considération exerça la Peinture. Un citoyen respectable par les charges qu’il avait remplies, fut tourné en ridicule pour l’avoir pratiquée. Ce ne fut point, comme on l’a dit, parce qu’il peignit de petits tableaux ; mais Pline dit formellement que c’est parce que l’Art était méprisé et que l’on se moquait de ceux qui s’y adonnaient.

Il n’est donc point étrange que le génie de la Peinture soit resté mort dans cette ville célèbre, et que Rome n’ait pas produit un grand peintre. Les talens sont souvent les enfans de l’opinion. Eh ! sans la perspective de la gloire, trouvez cet aiguillon puissant qui fait redoubler les efforts et triompher de tous les obstacles ! Le génie alors est un feu qui, repoussé par l’atmosphère dans laquelle il s’élance, se replie sur lui-même et se consume sans éclat.

Le petit-fils d’un consul fut destiné par l’un de ses parens à la pratique de la Peinture parce qu’il était muet. Ne semble-t-il pas que Messala, en suggérant ce parti, ait voulu dire par-là que le jeune homme n’était propre qu’à cet exercice, que ce n’était là qu’un pis-aller, seule ressource d’un citoyen disgracié par la nature ?

Non-seulement les Romains firent peu d’état de la Peinture, mais ils donnèrent souvent des preuves de leur mauvais goût ou de leur ignorance extrême : telle fut l’exposition de ces tableaux bizarres que l’on voyait sur les places publiques, et dont quelques-uns représentaient les objets les plus ridicules. Le conquérant de l’Achaïe vendit à l’encan sur les lieux des chefs-d’œuvre de l’école de Sicyone, et ne transporta à Rome le Bacchus d’Aristide, que parce qu’il lui soupçonna quelques vertus secrètes, d’après le prix considérable qu’y avait mis le roi de Pergarne. On connaît les autres traits de l’ignorance du consul romain. Marcus-Agripa ne fit-il pas à Rome ce qu’avait fait Mummius à Corinthe ? et le gendre d’Auguste est mis au nombre des principaux amateurs et protecteurs de la Peinture chez les Romains.

On vit plus encore dans la suite. Les chefs-d’œuvre de la Grèce furent défigurés : on substitua des têtes romaines, sur les statues et sur les figures des tableaux, à celles qui avaient coûté les plus grands efforts du génie. La mosaïque remplaça la peinture plate, et les figures informes, mais riches, des modernes qui se firent modeier en argent, prirent la place des imges ressemblantes des anciens héros. La Peinture ne servit plus à conserver la mémoire des morts et à perpétuer le souvenir de leurs vertus. En vain quelques conquérans étalèrent les images de leurs victoires ; cette pratique ne produisit point de héros : c’était à la postérité à décerner de semblables honneurs. Celui qui se couronne lui-même n’excite aucune émulation.

On aimerait mieux voir les Romains dédaigner par philosophie le luxe d’Athènes dans l’emploi des beaux-arts ; mais ce n’est pas par philosophie sans doute qu’ils chassèrent des portails de leurs maisons les modestes images de leurs ancêtres, pour charger d’or et de porphyre les lambris de leurs appartemens. Ainsi ils n’atteignirent ni cette heureuse simplicité qui éloigne les besoins, ni ce génie sublime des arts qui fait presque excuser les abus qui marchent avec eux.

Les beaux-arts, comme la philosophie, ne firent que des maux à Rome, parce qu’ils y furent transplantés sur un sol corrompu, et que les Romains ne prirent que les écarts des uns, comme ils n’adoptérent que les travers de l’autre. D’ailleurs, incapables de juger des productions du génie, qu’une longue culture seule peut faire apprécier, ils regardèrent les ouvrages des plus grands artistes comme des productions mercenaires que les riches pouvaient commander et payer ; et c’est le luxe et non le goût qui les achetait. Voilà pourquoi la Peinture fut totalement dégradée à Rome.

C’est en vain que Pline gourmanda ses contemporains sur la décadence de cet art. Ses reproches amers, sur les vaines richesses qui avaient succédé aux productions du talent, l’exemple qu’il leur offre des peintres étrangers, celui des vainqueurs qui avaient enrichi Rome des ouvrages de ces artistes, le souvenir des tableaux et des statues dont on avait orné les bibliothèques, tout cela ne fit pas naître un artiste de plus, et ne réussit pas mieux à réformer le goût.

Après la mort d’Auguste, on vit se refroidir le faible talent qui s’était montré dans Rome ; il en resta peu sous les empereurs qui le suivirent, et l’invasion des barbares, en précipitant tous les arts sous les ruines de l’empire, ne fit qu’ensevelir les squelettes décrépits de la Peiture et de la Sculpture, qui dans leur vieillesse extrême et dans le dépérissement où elles étaient tombées, conservaient à peine encore un souffle de vie.

Quelques parcelles du feu qui avait brillé jadis dans la Grèce y voltigèrent long-tems encore avec I’ombre des grands artistes qui n’étaient plus. Ce fut une étincelle de ce feue échappée de la capitale de l’Orient, qui vint ressusciter l’Art en Italie, au commencement du onzième siècle. Des peintres grecs appelés à Florence à différens intervalles, y formèrent quelques élèves, et jetèrent les fondemens de cette école célèbre qui a fait revivre en Europe le génie des Zeuxis et des Protogènes. Ainsi l’on dirait que cette même Toscane qui avait vu jadis éclore les productions naissantes de la Peinture, fut le terroir le plus propre à recevoir le dépôt précieux d’un germe formé chez les anciens, et le climat le plus favorable à son développement. C’est une chose bien remarquable que le berceau même de la Peinture en Europe ait reproduit cet art dans son adolescence et lui ait préparé cet âge de vigueur où il est parvenu. Ne croirait-on pas voir ressusciter un feu mal éteint dont la lueur acquiert d’autant plus d’éclat, qu’il est resté plus long-tems enveloppé sous la cendre ? Est-il donc des régions privilégiées que le dieu des arts regarde avec plus de complaisance, et vers lesquelles se dirige par préférence le feu du génie qu’il répand sur la terre ? Semblable à ces nuages qui s’amoncèlent autour des cimes élevées des montagnes ; pour verser dans leurs flancs ces flots inépuisables destinés à arroser de vastes campagnes et à y faire circuler avec eux l’abondance et la vie ?

La renaissance de la Peinture attacha tous le regards sur cette contrée de l’Italie. Les premières ébauches qui parurent excitèrent un enthousiasme excessif ; les rois vinrent visiter l’atelier des peintres, des tableaux furent portés en triomphe, et les artistes furent comblés d’honneurs. Comme les villes de la Grèce, celles de l’Italie donnèrent le droit de citoyen aux peintres qu’elles accueillirent. De l’école florentine sortirent bientôt des hommes de génie qui ont rempli les contrées étrangères de productions de leur pinceau et de l’éclat de leurs noms. Cette école brilla peu de tems, mais n’eût-elle que la gloire d’avoir produit le peintre d’Arezzo auquel les Muses, a-t-on dit, doivent une triple couronne, elle aurait justifié sa célébrité.

Déjà Rome qui renfermait dans son sein les débris de l’antiquité, avait éprouvé quelques secousses à la suite des premiers succès des peintres de Florence : ses premiers efforts semblèrent correspondre à ceux des Florentins ; le génie des arts y transpirait des monumens antiques, c’était un feu électrique qui n’attendait que le contact d’une première étincelle pour éclater.

Mais une découverte importante préparait une révolution dans la Peinture. Un peintre flamand se servit avec succès du mélange des couleurs avec l’huile, et ce nouveau genre de peinture se répandit avec rapidité dans toutes les écoles de ce tems. L’école flamande, peu semblable en cela aux inventeurs ordinaires, qui laissent aux autres le soin de perfectionner leurs découvertes, a conservé la supériorité dans la sienne, et d’elle sont sortis les plus grands coloristes modernes, si l’on excepte le célèbre peintre de Venise. On laissa bientôt de tout côté la pratique ancienne pour la peinture à l’huile, peinture en effet plus flatteuse, plus riche dans son exécution et dans ses résultats, et offrant plus de ressources au travail et aux soins de l’artiste, mais moins propre à éterniser ses ouvrages et sa gloire. Dès-lors l’Art prit un caractère nouveau, et il ne lui resta rien de commun, sous ce rapport, avec ce qu’il fut chez les anciens.

Le seizième siècle fut fécond en grands peintres, et la Peinture fut portée en peu d’années à une étonnante perfection. Il semblait que le génie de cet art voulait se dédommager ainsi du long sommeil où la barbarie des siècles précédens l’avait tenu enseveli, et rassembler dans quelques instans les progrès qui auraient été le fruit des années écoulées et perdues pour lui.

De l’école de Florence sortirent Léonard-de-Vinci qui fit tomber le pinceau des mains de son maître ; Michel-Ange, grand architecte, aussi sublime dans l’art des Phidias que dans celui d’Apelle, devant qui les princes se découvraient, et dont ils se disputèrent la dépouille après sa mort ; André del Sarto qui osa se mesurer à Raphaël, et trompa l’œil du plus savant des disciples de ce grand maître ; le Roux qui le premier fit goûter la Peinture en France ; Périn, Volterre, etc.

L’école de Rome produisit Raphaël…. Ce nom suffit à sa gloire.

La Lombardie vit naître le Primatice qui enrichit la France des merveilles de l’antiquité ; le Corrége qui, par la seule force de son génie, s’éleva au second rang des peintres modernes et que la générosité de son ame enleva à la fleur de l’âge ; Mazuoli, le Protogène de l’Italie ; les Carache qui établirent une école nouvelle, ramenèrent pour quelques instans le bon goût à Rome où il commençait à dégénérer, et formèrent tous les grands peintres postérieurs de l’école lombarde ; le Guide à qui Nicomaque semblait avoir transmis son pinceau et la promptitude de son génie ; l’Albane, le Dominiquin, etc.

Venise produisit le Titien, ce grand coloriste qui peignit presque tous les princes de l’Europe, et, ce qui vaut mieux pour sa gloire, Michel-Ange Iui-même ; le Bassan, qui a répété envers le grand Carache, l’illusion du rideau de Parrhasius ; Sébastien, le Tintoret, Véronèse, Palme, etc.

L’Allemagne vit paraître Albert-Durer qui fut à la fois peintre, graveur, sculpteur, architecte et géomètre, et qui, très-versé dans ces divers genres, pour le siècle où il vivait, contribua puissamment par ses écrit à la restauration des arts ; Minion qui a mérité d’être appelé le Van-Huysum allemand ; Marie-Sybille Mérian, cette femme célébre qui n’épargna rien pour enrichir l’histoire des insectes, des plantes et des fruits qu’elle imitait avec tant d’art ; Kneller, Muller, etc.

Anvers cite le célèbre peintre de Maséick  ; Rubens qui à là renommée d’un des plus grands peintres de son siècle réunissait celle d’un profond négociateur, qui possédait de vastes connaissances et parlait sept langues ; Jordaëns, Van-dick, etc.

De la Hollande sortirent le maître de Rubens, Rambrant, Wouwermans, Berghem et d’autres peintres de la nature non moins célèbres.

Gênes, Naples, l’Espagne, eurent aussi leurs artistes.

Ces diverses écoles produisirent encore un grand nombre de peintres dont la plupart atteignirent presque le même degré de génie et de gloire. Tous ces grands noms font bien mieux que nous ne pourrions le faire ici l’histoire des beautés, des richesses et de la fécondité de l’Art dans le siècle où ces hommes célèbres ont vécu. Leur mémoire nous transporte dans les grandes villes qu’ils ont enrichies de leurs productions, et là nous offrent un ensemble de merveilles dont les variétés et le nombre tracent à nos yeux le tableau surprenant de la Peinture moderne et de ses progrès dans le court intervalle qu’elles rappellent.

Ici se présente une de ces découvertes étonnantes qui frappent à la fois par le degré de perfection où elles sont portées subitement et par l’immense parti que les arts en turent : je veux parler de la gravure des estampes, qui est une propriété des siècles modernes. Les premiers essais du burin avaient paru au milieu du quinzième siècle, et déjà sur la fin du même siècle on vit se multiplier les copies des œuvres de Raphaël et du Titien, et les compositions de ces grands maîtres offertes à tous les regards et portant chez tous les peuples comme des échantillons de leurs productions et de leur génie. Cet art, qui ne fut d’abord qu’une imitation de la Peinture, qu’une seconde copie de la nature, devint bientôt une peinture lui-même sous la main des Mérian, des Bosse, des Bloémaërt, des Rembrant, des Leclerc, des Leblond, des Audran, etc. Ses richesses et ses avantages ne se bornèrent pas là. Il prêta son secours à tous les arts, auxquels il fit faire les plus grands pas, et devint l’interprète du langage des sciences, en donnant un corps à leurs démonstrations. Il devint encore une des sources de la prospérité des États : quelle branche étonnante d’industrie et du commerce n’a-t-il pas introduite chez tous les peuples !….. Mais revenons à la Peinture.

Déjà l’Italie, l’Allemagne, la Flandre, avaient donné de grands peintres à l’Europe ; et le jour éclatant qui brillait dans ces contrées n’était encore pour la France que cette faible lueur que produit dans les airs l’approche du soleil qui s’élève sous l’horizon. Les peintres d’Italie y transplantèrent à la vérité le germe de leur art dès le quinzième siècle ; mais il ne put y prospérer, il semblait que le sol de la France ne lui convenait pas. Pendant un siècle entier les Français n’eurent chez eux que des artistes étrangers. Le Corrège, les Carache, le peintre d’Urbin, Paul Véronèse, Michel-Ange, n’étaient plus, et la France n’avait pas encore un peintre. Elle eut enfin son Raphaël, mais le génie de ce grand homme alla briller loin de sa patrie et il ne transmit ses talens à aucun de ses compatriotes. Enfin les peintres d’Italie y fomèrent quelques élèves. L’atelier de Vouet y avait fait fermenter le génie et avait préparé quelques grands hommes. Le Français visitèrent l’Italie, y étudièrent les cartons des grands maîtres, et la vue de l’antique leur inspira le sentiment du vrai beau. Le dix-septième siècle produisit les Mignard, les Dufrenoi, les Lesueur, les Lebrun, les Boullongne, les Coypel, etc., et les Français prouvèrent qu’avec les mêmes moyens, ils pouvaient rivaliser avec les autres peuples et porter les arts au même degré de perfection. Ceux qui ont reversé sur Louis XIV le mérite de l’éclat qu’ont pris les arts sous son régne, n’ont pas songé qu’avant lui François I avait autant fait pour la Peinture en France, que les Médicis en Italie. Les encouragemens font sans doute de grands hommes, mais ce n’est qu’avec le concours d’autres accidens souvent indépendans des circonstances politiques et de la munificence des princes . Si c’était aux récompenses et aux honneurs publics que l’on dût les grands artistes, quelle contrée compterait plus de bons peintres que l’Angleterre, qui néanmoins n’en a pas produit un seul  ?

L’âge faible de la Peinture parmi nous a été court ; cet art a acquis en peu de tems une maturité brillante qui annonçait un déclin aussi prompt : semblable à ces végétaux qui reçoivent en peu de jours leur accroissement et dont la vigueur précoce est suivie d’un dépérissement prochain. Les peintres, vers le milieu du quinzième siècle, répandaient encore dans leurs ouvrages ce style dur, glacé, et sans grâce, que leur inspirait le goût gothique qui régnait alors. Les peintures des vitraux d’église : et les ornemens bizarres des manuscrits, ouvrages remarquables seulement par le brillant des couleurs, avaient été les seuls objets des travaux des artistes du siècle précédent. Les architectes, en élevant des masses qui n’avaient d’autre mérite que la solidité, y répandaient ensuite, pour les orner, une confusion de détails et de broderies qui contrastaient avec l’ensemble par la petitesse et la disproportion de leurs parties, et fatiguaient la vue par des figures et des contours anguleux dont le type n’existait nulle part dans la nature. Les sculpteurs faisaient revivre dans leurs statues les informes magots de l’antiquité ; les peintres les imitèrent et chargèrent leurs tableaux de dorures, d’inscriptions et autres objets étrangers à leur art. Mais le goût changea bientôt, et le rapprochement des objets sortis de la main des artistes, à des intervalles très-courts, étonne l’imagination.

La Peinture ne s’est soutenue dans tout son éclat que pendant deux siècles ; tous les grands peintres ont paru presque sur la même ligne ; ils ne nous ont laissé que Ieurs chefs-d’œuvre et leurs noms : leur génie s’est-il éteint ?….. On dirait qu’en effet la nature a besoin de repos lorsqu’elle a produit un certain nombre de grands hommes dans tel ou tel genre comme si elle s’épuisait en les formant ; elle semble faire une pause. Le seizième et le dix-septième siècle ont été ceux des beaux-arts, et le dix-huitième celui des sciences profondes ; ainsi les Muses paraissent quelquefois se distribuer des rôles successifs parmi nous. Peut-être les arts sont-ils au moment de briller d’un éclat nouveau. Si l’Italie n’envoie pas aux échos de l’Europe de grands noms à répéter, la France citera sans doute ses Apollodores et ses Praxitèles, et prouvera que les arts, comme le dit le célèbre Winkelmann, furent toujours les enfans de la liberté .

Je ne puis me défendre de placer ici une réflexion qui se présente d’elle-même. Je veux dire un mot sur la Sculpture moderne, et sur la supériorité du mérite de nos peintres comparés à nos statuaires. « Je n’entendis jamais, dit Dubos, prononcer en faveur des sculpteurs modernes ». Ce que ce critique n’a pas entendu, nous l’avons entendu après lui ; et ce jugement bien étrange sans doute, paraît plus étrange encore, quand on se rappelle avec quelle modeste sincérité Michel-Ange montrait l’antique à côté de ses ouvrages, pour faire juger, disait-il, combien les modernes étaient éloignés des anciens. On me dira qu’alors le Milon et l’Andromède n’existaient pas, ainsi que d’autres chefs-d’œuvre qui ont paru depuis. Mais, en laissant le soin de comparer l’Andromède de Puget avec le Cupidon de Michel-Ange, aux connaisseurs qui ont vu l’un et l’autre, nous nous contenterons d’observer que le premier groupe est lui-même un hommage rendu à l’antique dont l’artiste a copié les proportions avec le plus grand soin. On s’est étonné de voir quelques productions de la Sculpture moderne approcher des beautés des ouvrages de la Grèce et de Rome ; on devrait s’étonner au contraire de ce que la Sculpture moderne n’est pas supérieure à l’ancienne ; et, à part les raisons de ce phénomène qui doivent être connues, voici une remarque que l’on pouvait faire. Les peintres modernes ont créé leur art ; la Peinture antique avait disparu. Ils n’ont puisé que dans leur génie les prestiges enchanteurs qu’ils ont développés ; leur gloire leur appartient toute entière. Mais nos sculpteurs avaient des modèles sous leurs yeux ; ils ont eu pour maîtres une partie de ce que la Grèce, savante dans les beautés de la nature, a enfanté de sublime. Eussent-ils même atteint leurs éternels modèles ; combien leur gloire serait encore au-dessous de celle des peintres qui ont marché seuls dans la carrière !

Mengs est bien éloigné de croire à cette approximation ; et certes le sentiment de ce savant artiste doit nous paraître de quelque poids. Il trouve que la Peinture moderne offre des résultats inférieurs à la Sculpture antique, et il met encore notre Sculpture au-dessous de la Peinture moderne. Il observe d’abord que la Peinture est plus propre à exprimer nos idées que la Sculpture, que le pinceau suit la pensée, ce que ne peut faire le ciseau du statuaire : celui-ci finit par où l’autre commence, par le contour des objets. Mais, outre cette cause d’imperfection qui d’ailleurs fut commune aux anciens, il en indique d’autres plus puissantes et d’une influence plus immédiate. Il parle du peu d’étude de nos artistes, du mauvais goût des amateurs qui commandent ou dirigent les ouvrages, de la nécessité où sont les artistes de travailler vite ; chez les anciens, ajoute-t-il, une bonne statue faisait la fortune d’un statuaire, chez nous il en faut cinquante mauvaises .

Qu’elle doit être fière, l’ombre de ces grands artistes qui étonnèrent leurs contemporains même, quoique accoutumés au vrai beau qui était sans cesse en action sous leurs yeux ; qu’elle doit être fière, dis-je, lorsqu’elle plane dans nos Muséum, autour de ces statues, de ces groupes, qui ne se glorifient jamais plus que de quelques traits de ressemblance avec des restes précieux que l’enthousiasme et une vénération religieuse contemplent sans cesse ! Elle s’arrête sur ces savantes reliques, et de là elle crie aux artistes : « Quittez cette nature dégénérée qui vous entoure ; c’est nous qui vous avons conservé le type des beautés primitives, au travers des révolutions nombreuses qui en ont effacé la trace parmi les hommes. Étudiez donc auprès de nous et consultez sans cesse les dépôts précieux que nous vous avons laissés ». C’est au milieu des Praxitèles de la Grèce et de Rome que les Bernin et les Pigal ont puisé leurs sublimes conceptions, comme le Barde allait chercher ses chants augustes et nerveux dans le silence religieux des forêts. N’importe ; cette inspiration et l’enthousiasme qui en est le fruit ne feront : jamais faire aux modernes les prodiges qui sortirent des ateliers des Phidias et des Lysippe. Les anciens exprimaient le beau par instinct, par une impulsion naturelle : leur imagination ne recevait de toute part que l’empreinte du beau. Chez nous, il ne peut être que le fruit de l’étude et de la réflexion. Quelle différence dans ces deux causes !

Les artistes modernes sont sujets à s’égarer à chaque instant sous l’empire de l’éducation, des préjugés, de l’habitude de voir. L’image des objets qui frappent sans cesse leurs regards s’identifie avec leurs conceptions. Ils n’ont par-tout sous les yeux que la nature altérée sous mille rapports ou ensevelie sous des amas de chiffons. Nos vêtemens ont détruit toutes les formes du corps humain ; les causes perpétuées de race en race, ont naturalisé les défauts avec l’espèce. Il n’existe plus de modèles façonnés par la nature. Les peintres ou les sculpteurs qui en ont pu rencontrer quelques-uns, s’y sont fixés, et de là cette uniformité dans les figures qu’ils nous présentent. L’Albane n’a peint que sa femme et ses enfans ; il a mieux aimé donner souvent les mêmes traits, que copier ailleurs la nature sous des formes indignes d’elle. Les artistes anciens voyaient les modèles se multiplier sous leurs yeux, et par-tout ils retrouvaient les formes originelles. Aussi le beau des anciens, qui n’était que la nature elle-mme, n’est plus pour nous que le beau idéal, image vaine et changeante qui reçoit l’empreinte des goûts individuels et se moule sous le coin des préjugés. Autrefois le beau n’était qu’un, et tous les yeux le reconnaissaient ; aujourd’hui chacun prétend le concevoir lui seul, et de ce qu’on le suppose par-tout, ne pourrait-on pas conclure qu’il n’existe peut-être nulle part ?

On vient de voir que dans les divers âges de l’Art, les peintres en ont successivement étendu les moyens. Ces moyens sont aujourd’hui très-nombreux et les genres de peinture se sont multipliés en proportion du nombre des matériaux que l’Art s’est appropriés. C’est à l’aide de ces instrumens divers que la Peinture cherche à imprimer à ses productions le plus grand nombre possible des traits propres à ses modèles.

La Peinture regarde comme son domaine, non-seulement tous les détails du grand théâtre de la nature, telle qu’elle se présente dans le calme, mais elle s’attache aux scènes variées qu’y produisent le jeu des élémens et l’harmonie active qui s’y développe sans cesse, au mouvement actuel et visible ; et souvent même elle aspire à faire naître, par le pouvoir qu’elle exerce sur l’imagination, des sentimens qui ne sont que le produit de l’entremise des autres sens que la vue. Elle veut rendre sous le pinceau cette vie qui respire sur la physionomie de l’animal, le jeu de ses membres, la variété de ses attitudes ; elle veut peindre sur le visage de l’homme ses passions et son ame toute entière. Elle veut retracer les événemens, montrer l’homme en action et conter son histoire à la postérité. Enfin la Peinture veut imiter toutes les scènes physiques et morales qui peuvent se présenter à nos regards.

J’aime à rencontrer dans un frais paysage le souvenir des sites enchanteurs qui ont pu me frapper, et me trouver ainsi tout-à-coup transporté, par le sentiment, sous des ombrages délicieux, auprès de quelque rocher pittoresque, ou au bord d’un clair ruisseau. J’aime encore à revoir l’image des villes, des palais, des ruines, des monumens divers que j’ai visités, et m’associer ainsi à la fois et à des instans écoulés qui me donnèrent quelque jouissance et aux époques reculées où la vue de quelques antiques débris fait reculer ma pensée. J’aime surtout à rencontrer l’image des grands hommes qui ne sont plus, de ceux qui honorèrent leur espèce par leurs vertus et leur génie ; j’aime à retrouver les traits d’un ami ou de toute autre personne qui m’est chère. J’admire l’industrie humaine dans ces productions de l’Art ; je le vois remplir utilement et avec vérité le but qu’il se propose ; je bénis le génie créateur de l’homme qui me procure ainsi les jouissances les plus douces.

Mais je rencontre sur la toile le spectacle des élémens en désordre et, de la nature agitée ; je vois ailleurs des personnages en action et tout le développement d’une scène fugitive ; je me demande : « Est-il donc vrai que la Peinture puisse exprimer le mouvement ? est-il vrai qu’elle puisse faire un récit et qu’un tableau devienne, pour ainsi dire, une des pages de l’histoire du genre humain » ?….. Cette question s’est présentée plus d’une fois à mon esprit. Comme elle tient directement à mon sujet, j’en dirai deux mots. Puis-je espérer que mes réflexions n’auront point un air de paradoxe aux yeux de mes lecteurs ? Mais celui qui réfléchira bien sur la nature des choses et sur le vrai caractère de l’Art, et qui ne s’en tiendra pas sans examen à ce que décide l’opinion commune, pourra trouver quelque justesse dans mes observations ; s’il commence sur-tout à se pénétrer de cette vérité qu’en accordant trop à l’imagination, c’est nuire essentiellement aux progrès des arts, c’est fermer peu-à-peu la voie à tout jugement raisonné, c’est fournir au spectateur le moyen de trouver dans les productions des artistes mille beautés qu’elles n’ont pas, et d’y découvrir enfin tout ce qu’il veut y voir.

Le mouvement consiste essentiellement dans une série d’accidens qui se succèdent les uns aux autres ; chaque instant qui passe en amène un nouveau et change l’état des choses qui a en lieu dans l’instant qui l’a précédé. Dans la peinture, chaque objet conserve la place et la manière d’être que lui a données le pinceau de l’artiste. Je vois le tableau d’une tempête : je demande ce que signifie cette foudre suspendue dans les airs tandis qu’elle devait frapper mes yeux avec la rapidité de l’éclair qui l’accompagne. Je vois des nuages dont la forme constante est loin de me présenter l’image de cette agitation violente qui doit régner dans l’atmosphère, et qui laisse à peine la trace fugitive de la nue déchirée et dispersée dans un instant. Je vois les arbres du rivage courbés contre terre, mais ils ne se relèvent point ; je ne vois point ce balancement de leur tige, ce frémissement de leurs feuilles, qui indiquent la lutte des vents.

Plusieurs écrivains ont déjà jeté quelques idées sur l’espèce d’impuissance que j’indique ici, mais aucune me paraît l’avoir sentie dans ses divers rapports, et nul que je sache n’en a développé les conséquences principales ; je m’y arrêterai un moment. Ce n’est point un vice que je prétends indiquer ici : chaque art a son caractère particulier et des bornes fixes qu’une théorie sage devrait toujours poser avec précision, et qu’une pratique raisonnable ne devrait jamais franchir.

Il n’y a rien de successif dans la Peinture ; elle ne peut rendre qu’un instant indivisible. Or dans un instant indivisible il y a pas de mouvement, on peut y voir tout au plus une tendance au mouvement. Voyez, je vous prie, ce cheval dont les jambes recourbées en arrière représentent l’attitude du galop. Je vois en effet ces jambes élancées, je vois cette crinière au vent ; mais les pieds de l’animal correspondent toujours aux mêmes points du sol qui le supporte, et j’aperçois toujours la même distance entre lui et les objets qui l’environnaient dans le premier instant qu’il a frappé mes yeux. Si je le regarde deux instans de suite dans cette situation, son mouvement immobile me paraîtra une convulsion. Voyez ce char dont les roues, dit-on, sont peintes avec tant d’art, que les rayons confondus dans une surface nébuleuse, présentent l’effet d’un mouvement rapide. Quant à moi, je crois voir des roues animées d’un mouvement local sur leur essieu sans être transportées : tel est le mouvement d’une roue de moulin. Si j’éprouvais un moment quelque illusion, la correspondance permanente des roues sur le terrain m’aurait bientôt montré le vice de cette imitation. Mais, dira-t-on, le cheval ni le char ne peuvent se mouvoir, l’imitation ne peut aller plus loin, il serait ridicule de l’exiger. C’est précisément parce que cela ne se peut pas, qu’il ne faut pas le tenter. Il n’y a, selon moi, d’imitation raisonnable que celle qui se mesure à son objet, et qui peut en rendre du moins les traits essentiels ; autrement c’est tomber dans des contradictions absurdes. Ceci me mène à une observation que je dois placer ici avant d’aller plus loin.

Je crois que l’objet d’une imitation est d’autant plus mal choisi, qu’il se compose d’un plus grand nombre d’effets de la compétence d’autres sens que celui auquel l’imitation s’adresse. Qu’est-ce que c’est en effet qu’une tempête muette ou le spectacle d’une bataille qui se donne dans le silence ? La vue de ces objets n’est propre qu’à me donner des sensations du genre de celles que doivent éprouver journellement ceux qui ont été privés accidentellement de l’ouïe. On me dira, je le sais, qu’avec du sentiment on trouvera tout dans une telle peinture, et que l’imagination ébranlée par le génie du peintre complétera l’illusion. Mais, au lieu de voir dans un tableau des beautés qui n’y sont pas, j’aimerais mieux qu’il en contînt plus que je n’en saurais découvrir. La vue des convulsions qu’éprouve ce larron souffrant du tableau de Rubens, fait presque ouïr, dit-on, les cris qu’il doit pousser. Pline a dit, en parlant d’un tableau d’Apelle, qu’on entend le bruit du tonnerre. Ce peut bien être là, si l’on veut, le langage figuré de la poësie, ce peut être encore celui de l’enthousiasme qui sent vivement, mais est-ce celui de la vérité ? Il est certain que la vue ou Ie récit de quelque événement nous associe aux circonstances qui l’ont accompagné et que notre imagination voit jusqu’aux détails qu’on n’a pas exprimés ; elle lie les uns aux autres à cause de leur cœxistence à laquelle nous sommes accoutumés. La narration la plus triviale des tourmens d’un malheureux me rappellera les cris de la douleur, et l’idée d’une tempête réveillera en moi tout l’ensemble du fracas qui l’accompagne ; mais ici c’est mon imagination qui fait le tableau, et l’esquisse qui en a été l’occasion n’en est pas moins imparfaite. Ainsi l’on voit que l’imagination tend à diminuer la distance qui sépare la production médiocre de l’œuvre du génie ; elle met sur tous les deux un voile qui affaiblit à la fois les défauts de l’une et les beautés de l’autre.

S’il est des circonstances et des détails essentiels que la Peintnre ne peut rendre dans certaines imitations, pourra-t-elle faire le récit d’un événement, d’une action quelconque ? Personne n’en a jamais douté et l’on s’étonnera peut-être de la question que j’élève ici.

Je crois d’abord que le défaut de mouvement et de succession détruit tout caractère de récit ; et l’on ne me contestera pas le défaut d’accidens successifs dans la peinture. J’ajouterai quelques réflexions. L’événement le plus simple a un commencement d’action, un développement et une issue ; il réunit des circonstances accessoires qui le précèdent, l’accompagnent ou le suivent. Un tableau ne pourra présenter que les accidens simultanés qui par leur coexistence, sont liés à l’action principale ; il faut que le peintre écarte tous les autres ou en fasse autant de sujets séparés, qui seront alors des épisodes détachés, saisis dans un moment fixé. Les divers tableaux ne présenteront alors que des faits isolés et tranchans ; les nuances intermédiaires disparaîtront, il est hors du pouvoir de la Peinture de les rendre. Mais voyez seulement les inconvéniens qui se présentent dans la représentation d’un seul de ces faits, indépendamment de leurs relations entre eux. Vous ne verrez dans le tableau que cet état primitif des choses, tel qu’il était au moment où le peintre l’a saisi. Les personnages sont dans un premier essor d’action qu’ils ne franchissent point ; celle de l’un ne s’achevant pas, je ne verrai point l’influence qu’elle aurait produite sur celle des autres, et le changement de scène qui en serait résulté. Je le répète, il n’y aura ici qu’un seul instant d’exprimé, et il faudrait que mon coup-d’œil fût aussi prompt que la pensée du peintre ; car si je regarde quelques instans de suite le mouvement d’un seul instant, ce mouvement cesse d’en être un, et ce n’est plus la nature animée que je vois.

Mais, si des circonstances secondaires accompagnent l’action principale, l’observation devient plus difficile encore : elle le devient en proportion du nombre de détails que le peintre a accumulés, et je ne sais plus par où commencer pour en faire la revue successive. Ne semble-t-il pas que l’artiste ait commandé à chaque personnage de rester dans la situation où il l’a mis, jusqu’à ce que le spectateur ait parcouru tous les détails pour saisir les rapports de chaque partie avec l’ensemble et leur ordonnance réciproque entre eux ? je ne puis mieux faire sentir ce que je veux dire qu’à l’aide de quelques exemples.

J’ai sous les yeux un tableau qui représente six petits Amours travaillant à forger les traits dont les malins veulent meubler leurs carquois. Deux sont occupés à la forge : le premier enfonce le bout de son trait sous le charbon, le second en porte un tout échauffé sous l’enclume, il y est déjà. Deux autres ont le marteau levé pour frapper, mais leurs mouvemens sont différens : l’un vient seulement d’élever les bras, et l’autre est déjà prêt à laisser tomber les siens. Les deux derniers sont auprès d’une meule destinée à affiler ces armes dangereuses et à leur donner le dernier poli : l’un les frotte de toute sa force sur le grès, tandis que l’autre met déjà dans le carquois les traits achevés.

Voilà le tableau tel que l’artiste a eu l’intention de le faire ; mais voici tel qu’il est réellement. Le premier enfant, immobile vers la forge, ne change point de place avec celui qui est auprès de l’enclume : il a pu changer avant mon arrivée, ou il changera après mon départ ; telle est la supposition que je puis faire et d’après laquelle je ne dois pas m’arrêter sur ce premier groupe. Le second trait est sur l’enclume, mais les marteaux que je vois d’abord levés avec un effort qui me fait pressentir leur chute violente, ces marteaux demeurent en l’air et les muscles des jeunes forgerons restent dans un état de contraction qui me fait souffrir. Celui qui tient le carquois présente à son ouverture la pointe d’un trait qui ne s’enfonce pas. Si c’était par une résistance qui s’opposât à la pointe du trait, et qu’il fallût donner à entendre que c’est à cause de cette résistance qu’il n’entre pas, je crois que l’artiste serait très-embarrassé de mettre quelque différence dans ces deux circonstances, A la vue du tableau que je vous présente, ne vous semble-t-il pas voir tous ces petits personnages postés là pour exécuter une scéne dont on a disposé les détails, en indiquant à chacun le rôle qu’il doit remplir, l’attitude dans laquelle il doit commencer, et qui attendent le moment du signal pour partir tous ensemble ? Je ne sais si j’ai tort de voir ainsi, mais tous les tableaux d’action dans le genre de celui-ci, font le même effet à mes yeux.

Les anciens sont tombés fréquemment dans ce défaut, mais le sentiment du vrai les ramenait invinciblement au caractère naturel de l’Art. Voyez avec quel soin ils ont évité les extrêmes ! Nulle part vous ne trouvez chez eux ces attitudes trop mouvantes, ces situations exagérées, ces expressions forcées, qui, par leur durée, fatiguent la vue et l’esprit. Les modernes, le chevalier d’Azara, ne sont souvent que matière et action, les Grecs étaient tout sentiment et repos. Je ne citerai qu’un autre exemple. On connaît l’épisode d’Herminie rencontrant quelques bergers qui, effrayés d’abord de son attirail militaire, se rassurent ensuite, lorsque Herminie a ôté son casque et leur a montré son beau visage. Le Guerchin a fait un tableau de ce sujet ; il a peint Herminie dans un bocage, deux bergers qui fuient et un autre qui se réfugie dans les bras d’un vieillard. « Composition ridicule, dit-on ! Herminie a ôté son casque, et ces bergers ont peur  » ! Ce n’est pas la faute de la composition ; il fallait d’abord regarder les bergers et ensuite Herminie, pour se conformer à l’ordre des accidens ; mais on aurait ensuite retrouvé les bergers effrayés comme auparavant : il faut avouer que cette frayeur est embarrassante. Que pouvait donc faire le Guerchin ? rassurer les bergers, ou laisser le casque à Herminie ? Mais, dans les deux cas, la scène était incomplète et le tableau du poëte était manqué. Vous voyez ici l’impuissance de l’Art qui ne pouvant représenter deux instans consécutifs, est obligé de cumuler les actions et de dénaturer le récit.

Mais que dirons-nous de ces corps peints au milieu de leur chute, de ces cascades destinées à représenter le mouvement rapide et le fracas des eaux qui se précipitent  ? de ces hommes, de ces animaux que l’on dit marcher ? de ces oiseaux qui volent et qui paraissent pris dans des filets où ils sont retenus ? de ces barques où l’on voit les pénibles et inutiles efforts des rameurs ? Que dirons-nous de ces portraits qui nous présentent des visages dénaturés par un rire forcé et continuel, ou telle autre convulsion plus ridicule encore, de tous ces mouvemens sans mouvement, qui n’ont l’air que d’un jeu paralysé subitement, au moment où il allait se développer ? Ce défaut de succession ne laisse à chaque objet d’un tableau qu’un seul caractère, qu’un seul effet à exercer, et une fois que le peintre a imprimé à cet objet les traits qu’il lui a assignés, son expression est déterminée pour tout le tems que dure l’action, ou plutôt pour tout le tems que l’action frappera l’œil du spectateur.

Or lisez la description que fait Dupaty du tableau de l’incendie del Borgo à Rome, par Raphaël ; vous y verrez les progrès de la flamme, la foule qui court, s’amoncèle, et fait retentir fair de ses cris ; vous trouverez la fureur et le bruit des vents agités : vous trouverez ensuite le peuple qui se tait, qui prie, le vent qui s’apaise et la flamme qui s’éteint. Cela vous montrent jusqu’où peut égarer l’enthousiasme. Tel est pourtant à peu près le style de toutes les descriptions de tableaux faites par nos artistes ou nos amateurs. Vous diriez, à les entendre, que la Peinture présente à leur place tous les incidens et tous les détails successifs des événemens, et qu’un tableau est une image complète de ce qui se passe en réalité.

Plus j’y réfléchis, moins je reconnais dans la Peinture le caractère de la narration. Dans celle-ci, les faits sont ordonnés selon leur marche naturelle, ils se succèdent et forment une chaîne non interrompue ; l’esprit arrive sans effort aux événemens et les personnages se montrent d’eux-mêmes. Dans celle-là au contraire, vous verrez toujours les objets se présenter simultanément ; vous ne pourrez les observer en détail qu’en les prenant au hasard les uns après les autres. Les personnages ne peuvent avoir d’ailleurs d’autres traits caractéristiques qu’une certaine expression et le concours des circonstances qui les entourent ; la Peinture ne nomme personne, à moins que les peintres ne parviennent à donner à toutes leurs figures cette ressemblance que donna, dit-on, Panœnus aux principaux chefs de la bataille de Marathon : ressemblance inutile encore aux yeux de celui qui ne connaîtrait pas d’avance les traits de chaque personnage. A quels caractères pourrai-je donc reconnaître le sujet d’un tableau ? Sera-ce au costume et à ces circonstances dont je parle ? Mais cela suppose encore une connaissance antérieure du sujet. Ainsi la Peinture ne peut m’apprendre ce que j’ignore : elle ne peut que rappeler à ma mémoire ce qui m’était connu d’avance. Je lirai, si l’on veut, sur les visages l’espèce de sentiment qui anime les acteurs d’un événement, mais je n’entends pas leur langage : ces dialogues sublimes, ces expressions nobles, ces sentences profondes, qui font souvent tout le beau d’une action, ne peuvent être rendus par la Peinture. Elle pourra me présenter dans Sertorius et Pompée toute la grandeur et toute la fierté romaines ; je verrai sans doute deux héros, mais je ne pourrai que soupçonner le ton de leur langage, sans avoir aucune idée du sujet de leur entretien, à moins que je ne connaisse parfaitement les personnages et les circonstances, et que je n’aie appris ailleurs ce qu ils ont à se dire. Combien de tableaux historiques sont, par cette raison, inintelligibles pour la plupart des spectateurs ! Il faudrait, suivant le précepte du célèbre Mengs, « qu’on pût reconnaître l’histoire par l’expression, et n’être pas obligé de rechercher l’expression dans l’histoire » ; mais pourra-t-on jamais atteindre ce degré de vérité  ?

Je demandais tout à l’heure si le costume et les circonstances ne peuvent pas aider le spectateur à se reconnaître ; mais fût-il même très-versé dans l’histoire, combien n’est-il pas exposé à être trompé par ces mêmes circonstances ? combien ne sont-elles pas insuffisantes ? Les batailles d’Alexandre peuvent être celles de Philippe aux yeux de celui qui n’a jamais va l’une des têtes d’Alexandre. Il suffit d’une application de la part du spectateur qui verra se plier facilement à son idée les détails même les plus propres au sujet d’intention. D’ailleurs, je le répète encore, la composition la plus riche ne peut représenter qu’un seul fait isolé et indépendant : nouvelle cause d’obscurité dans un récit quelconque. Or voyez combien de frais d’exécution pour le récit d’un instant ! et je vous demande quelle galerie pourrait contenir assez de tableaux pour rendre l’événement le plus simple dans tous ses détails successifs ? Voyez combien il en a coûté au Guerchin pour ne peindre que le réveil d’Herminie. Que serait-ce, s’il avait voulu traduire ainsi tous les tableaux du Tasse ? D’ailleurs où serait la liaison de ces peintures détachées ? et quand tous les obstacles seraient vaincus, si jamais il était possible de les vaincre, que signifierait encore le travail du peintre aux yeux de celui qui n’aurait jamais lu le poëme du Tasse ? Un tableau peut bien être un épisode, un fragment poëtique ; mais jamais la Peinture ne rendra cet ensemble de faits qui composent une action et la conduisent à son dénouement. Comment y parviendrait-elle, si l’image la plus simple peut braver tous ses moyens ? Je vais m’expliquer. Lisez, je vous prie, les vers suivans

On prétend qu’au premier intrus
Prête à livrer querelle,
La Jalousie aux yeux d’Argus
Va faire sentinelle,
Et que ce garde sans pitié
Chassera jusqu’à l’Amitié.

Voilà certes un tableau fait à bien peu de frais, mais dont la composition nette et sans équivoque présente une image naturelle, facile à saisir dans tous ses détails, et qui plaît, tant par sa justesse, que par sa brièveté. Comment un peintre s’y prendra-t-il pour faire de cette idée une composition allégorique ? D’abord je ne parle pas du tems qu’il emploierait à concevoir l’ensemble de son tableau et à l’exécuter. Mais comment peindra-t-il la jalousie ? quel attirail ne faudra-t-il pas donner à ce personnage pour le faire reconnaître ? Comment rendra-t-il la seule idée que renferment les deux premiers vers, en faisant bien discerner d’ailleurs que l’Amitié même n’est pas épargnée par le monstre ? Se contentera-t-il de peindre le factionnaire tout seul, en supposant que sa présence fait suffisamment naître l’idée de tout ce que peut faire la Jalousie ? Cette idée se présentera sans doute à l’esprit, mais elle sera vague et beaucoup trop généralisée ; il s’agit de rendre ici un degré déterminé de jalousie particulière. Le peintre n’aura dit qu’un mot, « Ici habite un jaloux ». Quel gré pourrai-je savoir au peintre, dans les deux cas, d’avoir employé autant de tems, de travail et de talent, pour me présenter une idée que quelques mots pouvaient faire naître en moi ? Je n’ai pas besoin de faire remarquer quelle richesse facile et inépuisable présente à cet égard l’art de la parole, et avec quelle rapidité il peut multiplier et varier ses tableaux.

Les moyens qui naîtraient d’une progression successive de pensées et de détails, dont la Peinture est privée, la Poësie et la Musique les possèdent au suprême degré, et ce n’est qu’avec leur secours qu’elles produisent leurs plus grands prodiges. On ne pénètre souvent que peu à peu dans notre ame ; il est pour elle telle situation dans laquelle la rencontre d’un objet imprévu n’a que peu ou point de prise sur elle suivant l’espèce de préoccupation plus ou moins disparate avec cet objet, où elle se trouve ; suivant le ton, pour ainsi dire, auquel elle est montée. C’est alors qu’il faut d’abord s’emparer de l’attention, et ébranlant l’ame par degrés, la conduire, par des agitations successives, à cet état de crise où il suffit souvent d’un seul coup, pour lui donnent enfin la commotion la plus violente. Tel un mur solidement assis résiste d’abord de toute sa masse au choc qu’il reçoit ; mais si l’on s’est occupé d’en soustraire peu à peu les fondemens, il tombe ensuite au premier effort. C’est ainsi que le fortissimo de la belle ouverture de Démophon ne serait qu’un fracas insupportable, sans le développement des sombres tableaux qui le précèdent. Mais l’auditeur remué d’abord par des accords sinistres, se prête à une agitation douloureuse dont il ne prévoit pas encore l’issue ; peu à peu il pressent qu’il va être fortement ébranlé, il frissonne et ce pressentiment double d’avance l’effet que doit produire la suite de ce qu’il entend. Enfin, soit effet naturel du tableau, soit prestige même de la terreur, l’explosion porte le désordre à son comble et produit dans l’ame un trouble et un déchirement inconcevables. Voilà ce qui assure aux poëtes et aux musiciens des succès éclatans et un empire que les peintres, malgré tout leur génie, n’atteindront jamais. Nous en disons autant de l’art du sculpteur, auquel peuvent s’appliquer toutes les observations que nous avons faites jusqu’ici sur la Peinture.

Les tableaux de la Poësie et de la Peinture me paraissent différer encore en ceci. Les premiers ont dans leurs détails quelque chose d’indéterminé qui les rend également applicables à plusieurs objets distincts du même genre ; il suit de là que l’objet de l’imitation reçoit sa physionomie et son caractère de l’imagination même et du génie de l’auditeur. Le poëte qui connaît les portes de l’ame et qui sait par quels ressorts on ébranle tout le système de l’imagination, produit les plus grands effets, mais c’est moins par les choses qu’il dit lui-même que par celles qu’il fait penser à celui qui l’écoute ; il le met sur la voie, et c’est ce dernier qui est le peintre. Le poëte présente une peinture généralisée dont l’objet se plie à la sensibilité et à l’imagination de l’auditeur, et s’agrandit ou s’embellit en proportion de cette sensibilité ; telle est presque toujours la cause du sublime qu’on y trouve. Une peinture poëtique dont les images puisées dans la nature n’ont d’ailleurs rien de déterminé, laisse à l’auditeur la faculté d’y répandre tout le beau idéal que son imagination lui fournit ; et, fortement ébranlé par le tableau qu’il vient d’achever, il admire sans s’en douter son propre ouvrage, et loue dans la poësie le produit de sa propre sensibilité.

Il n’en est pas ainsi des tableaux du peintre. Celui-ci ne parle à l’imagination que par l’entremise directe et actuelle des sens, et met ainsi des bornes à son activité. Il détermine les formes, les détails et l’ensemble de son objet et laisse peu de carrière au spectateur pour en étendre la composition. L’œil y chercherait vainement les beautés que le peintre n’y a pas mises : les objets sont jugés d’après ce qu’ils sont, et le tableau paraîtra mauvais, précisément en proportion de la sensibilité du spectateur, lorsque cette sensibilité ne sera pas satisfaite. Et comment le serait-elle ? le peintre avait-il dans son ame tous les sentimens de la nature ? pouvait-il espérer de rendre le modèle dont chaque imagination voudrait retrouver la manière, les traits ? Il a peint à sa manière ; mais sa manière de sentir n’est peut-être celle d’aucun autre.

Pour faire entendre ce que je veux dire, je présenterai le tableau suivant :

Si le ruisseau, des bois emprunte la parure,
La rivière aime aussi que des arbres divers,
Les pâles peupliers, les saules demi-verts
Ornent souvent son cours. Quelle source féconde
De scènes, d’accidens ! Là j’aime à voir dans l’onde
Se renverser leur cime, et leurs feuillages verts
Trembler du mouvement et des eaux et des airs.
Ici le flot bruni fuit sous leur voûte obscure,
Là le jour par filets pénètre leur verdure.
Tantôt dans le courant ils trempent leurs rameaux,
Et tantôt leur racine embarrasse les flots.
Souvent d’un bord à l’autre étendant leur feuillage,
Ils semblent s’élancer et changer de rivage,
Ainsi l’arbre et les eaux se prêtent leur secours.
L’onde rajeunit l’arbre et l’arbre orne son cours ;
Et tous deux, s’alliant sous des formes sans nombre,
Font un échange heureux et de fraîcheur et d’ombre

Que de charmes une imagination sensible ne trouvera-t-elle pas dans cette peinture ! comme elle multipliera, rapprochera, combinera les beautés variées dont ces vers lui feront naître l’image ! On rassemblera dans ce moment tout ce qu’on aura rencontré dans la nature de sites enchanteurs et d’ombrages délicieux. Qu’elles sont vives les couleurs de l’imagination ! comme cette toile s’anime !…

Mais que le peintre s’empare de ce sujet et le fixe sous son pinceau. Nous verrons une eau qui serpente dans les sinuosités de son lit, nous verrons des arbres, des feuillages variés, de l’ombre, etc. Ce tableau sera celui d’un seul paysage, dont les objets une fois déterminés ne permettront pas au spectateur d’en varier le nombre et les combinaisons. Il ne verra, malgré l’activité de soit imagination, que ce que le peintre ai-ira voulu lui montrer ; ou plutôt il verra moins en proportion de cette activité. Si la copie est restée en deçà du modèle qu’il s’était formé d’avance, son imagination mal satisfaite se repliera sur elle-même pour jouir du tableau qu’elle avait créé. Quant aux objets dans lesquels on cherche que la forme matérielle, on veut y trouver la nature dans toute sa vérité ; or que de travail ne faut-il pas de la part du peintre, pour atteindre cette vérité ? Mais le poëte qui nomme l’objet, s’il ne le détermine pas avec précision, n’en altère pas du moins la figure, ce qui est déjà un grand point, et laisse à I’imagination le soin et la liberté d’en composer les traits ; celle-ci ne manque jamais la ressemblance et se retrace toujours l’objet tel qu’il est dans la nature.

D’après les observations que nous venons de faire, dira-t-on que la tâche du poëte est plus facile à remplir que celle du peintre ? Ce n’est pas là la conséquence que nous tirerons, elle me paraîtrait hasardée. Mais ce qui résulte évidemment de ces observations, c’est que le but qu’ils doivent se proposer tous les deux, n’est pas le même, et qu’à mérite égal dans l’exécution, ce but peut souvent être atteint plus réellement par l’un que par l’autre. On a trop abusé de la comparaison de la Poésie avec la Peinture. On se convaincrait bien mieux de cette vérité, si nous étendions sur d’autres points de rapprochement le parallèle de ces deux arts ; mais je n’ai pas entrepris ce parallèle, il a déjà été fait avec plus de succès sans doute que je n’en pourrais obtenir : je n’ai dû m’occuper que de l’espèce de comparaison qui se trouvait liée à mon sujet. Lessing, dans sa dissertation ingénieuse sur les limites de ces deux arts, me paraît avoir donné souvent beaucoup trop d’avantages à la Peinture dans la représentation des faits ; et il est forcé de revenir lui-même sur son opinion, lorsqu’il compare le tableau que nous présente Homère de la belle Hélène entrant dans l’assemblée des Troyens, et excitant l’admiration même de la froide vieillesse, avec le tableau du même sujet, que Caylus suggère aux artistes. « Ces vieillards, dit Lessing, seraient de vieux fous, des personnages insipides, dans le tableau du comte de Caylus ». En effet la Peinture peut rendre insignifians, déplacés, ridicules même, les mouvemens les mieux conçus, par la suppression nécessaire des accidens qui les ont précédés on qui ont dû les suivre. Le génie du Poussin est si rare ! Et le génie du Poussin serait encore impuissant dans le cas que nous venons de citer.

Si la Peinture ne peut pas exprimer le mouvement physique ni atteindre cette succession d’accidens qui constituent un fait, je crois que la nature en repos n’est pas non plus universellement de son ressort. Dans le systéme harmonique des objets naturels, il est des distances que l’Art ne petit remplir ; semblables à ces sons éloignés qui dépassent l’étendue de tous les instrumens réunis. Tout comme il est pour l’oreille des sons que l’Art ne peut apprécier, il est également dans la nature visible des traits pour lesquels l’Art manque de matériaux. Combien ne doit-on pas blâmer les efforts indiscrets de ces artistes qui entreprennent hardiment de peindre le soleil dans les airs, avec tout l’appareil de lumière qu’il verse sur l’horizon ! Si vous voulez sentir toute l’absurdité de cette prétention, voyez quel ton le peintre est obligé d’employer dans l’ensemble de son tableau, pour donner quelque effet à la faible lumière d’une lampe ! Et remarquez qu’il est encore obligé de se servir du concours des circonstances extérieures ; n’est-il pas forcé de recourir à un jour emprunté, et de placer son ouvrage dans l’ombre, pour le soustraire aux rayons directs de la lumière, de peur de montrer à découvert la faiblesse de son Art qui ne pourrait les soutenir ? Quelle sorte de relation établira-t-il donc entre le disque du soleil et le reste du tableau ? quel est l’œil qui a jamais pu supporter en face ses rayons étincelans ? et s’il est si loin de les soutenir dans la nature, quelle invraisemblance n’y a-t-il pas à les lui présenter impunément dans un tableau ?

Le peintre peut être poëte à son tour et il doit souvent l’être. Il peut aspirer à des imitations sublimes, et les diverses impuissances dont nous avons parlé, qui, j’aime à le redire encore, ne sont point celles de l’artiste mais celles de l’Art qui ne saurait les vaincre, quelque parfait qu’on le suppose, ces impuissances, dis-je, laissent au peintre un champ bien vaste dans l’ordre physique et dans l’ordre moral, pour exercer son gémie. Que de scènes grandes, imposantes, terribles, qui souvent ne sont sublimes que par l’immobilité qu’elles présentent ! Que de sentimens énergiques, exaltés, qui ne se manifestent que par le silence, par un repos dont l’éloquence ébranle les spectateurs ! telles sont toutes les grandes passions, telles sont toutes les affections profondes de l’ame ! Il est d’autres situations plus tempérées qui sont complètement du ressort de la Peinture, et qui peuvent faire le plus grand effet. Le tableau si connu de l’Arcadie pourra donner une idée de ce que je veux dire ; tel est encore çelui que Fénélon fait décrire an Poussin dans un dialogue de ce grand peintre avec Léonard-de-Vinci, en retranchant toutefois les scènes du lointain qui ne sont que des accessoires au choix de l’artiste et qui peuvent être remplacées très-avantageusement par d’autres accidens.

Je suis loin d’adopter ici l’opinion de ceux qui, tombant dans un extrême exagéré, prétendent que la Peinture ne peut rien rendre avec vérité, et sur-tout qu’elle n’atteindra jamais d’expression morale. Je sais que tout le pouvoir de l’Art ne peut souvent exprimer que très imparfaitement la nature ; par exemple, il est digne du génie de saisir et d’exprimer la nuance passagère qu’imprime aux traits du visage telle ou telle affection vive et fugitive de l’ame ; mais cette nuance qui devait disparaître comme l’éclair, vous la fixez et votre figure animée devient monotone : si je la contemple deux momens de suite, je ne vois plus qu’une tête pétrifiée subitement dans le moment où vous en avez saisi les traits. Cela est vrai pour les affections de cette espèce. Cependant peignez encore, si vous voulez, le mouvement moral, mais laissez le mouvement physique qui ne sera jamais sur la toile qu’une contradiction absurde.

Au reste il est une foule de sentimens, de passions, de situations diverses de l’ame, qui impriment à la physionomie une expression durable, ou dont l’existence peut du moins se concevoir pendant quelques instans. On peut voir un exemple d’une composition de ce genre, même trés-chargée de détails, dans le tableau de Jephté, d’Antoine Coypel. C’est en faisant le choix de ces situations, que l’artiste pourra espérer de rendre la nature ; et je crois qu’alors il peut la rendre dans toute sa vérité. Je crois que la Peinture peut exprimer toutes les situations permanentes de l’ame, toutes les vertus et tous les vices ; je crois qu’elle peut copier les grands hommes avec tout leur génie, et, quoi qu’on en dise, nous montrer le front d’Héloïse et le regard de Rousseau.

La Peinture pourra puiser des scènes morales dans l’histoire entière du genre humain ; par-tout elle en trouvera de nature à être mises sur la toile. Le spectacle et l’étude de la nature physique lui fourniront les détails propres à embellir, étendre, varier ses tableaux, et à exciter, soit par eux-mêmes, soit par leur concours avec les accidens moraux, tous les genres de sentimens, d’ébranlemens, de passions, qui peuvent être produits accidentellement en nous.

Le peintre est le copiste de la nature : mais la nature et les hommes seront-ils donc ses seuls modèles ? et la Peinture ne pourra-t-elle point, comme la Poësie, franchir l’horizon des possibilités et chercher dans un autre ordre de choses des beautés nouvelles et des richesses dont la fiction semble lui présenter des sources fécondes et multipliées ? D’abord j’aurais beaucoup de choses à dire sur les préceptes donnés à cet égard aux poëtes modernes par le législateur de notre Parnasse : je me bornerai à quelques observations.

L’introduction des divinités et de tout le fatras mythologique des anciens dans la poësie moderne sérieuse, me paraît un anachronisme, une discordance de faits, qui ne peut avoir de prise sur l’imagination. En confondant ainsi les âges et les générations, on travestit les hommes et les choses, on dénature les physionomies et les caractères, on ôte à la vérité des ornemens que l’on trouve froids parce qu’ils sont naturels, pour lui en donner de ridicules . En lisant un poëte moderne, je crois voir un peintre qui, ayant à représenter la bataille de Fleurus, se pénétrerait bien de cette idée fondée sur le sentiment, que les vétemens antiques figurent beaucoup mieux sur la toile que les formes anguleuses et bizarres de nos habits, que le bouclier, la lance et le carquois font un effet plus pittoresque que le mousquet et la giberne, et qui poussant ainsi successivement la comparaison, mettrait ses observations en pratique. Il donnerait donc aux héros français la cuirasse, la cotte d’armes et le casque et aux ennemis le manteau et le bonnet phrygien ou l’attirail des soldats de Xerxès. Il substituerait les chars antiques aux tombereaux de nos ambulances, les traits jetés dans les airs et le choc des lances et des cimeterres, qui laissent voir tous les détails du spectacle, aux feux de nos bataillons et au fracas de notre artillerie, qui couvrent l’horizon de fumée, obscurcissent la scène et confondent tous les objets. Ce coloris antique appliqué à un tel sujet n’en rendrait-il pas la composition ridicule ?

Nous ne pouvons pas supposer que nos poëtes aient l’imagination meublée, des mêmes objets que les poëtes grecs ou latins ; ils ont à parler à des hommes qui ont aussi des opinions, des sentimens, des mœurs, des goûts différents. Les poëtes anciens se conformaient à la croyance de leurs contemporains, et leurs images étaient naturelles. Quand nous les lisons, nous nous rapprochons d’eux par la pensée de toute la distance qui nous en sépare, nous nous transportons parmi leurs auditeurs, et nous nous mêlons, pour ainsi dire, dans la foule. Mais, en revenant chez nous où l’on est loin de croire à la réalité de ces messages de divinités, de ces combats de dieux et de génies aériens, comment pouvons-nous voir avec intérêt des objets de ce genre associés à des événemens modernes ? Sans comparer les tems ni les peuples, sans tenir compte des convenances que la raison exige, nous nous croyons obligés de copier servilement les anciens et de les copier dans tout ce qu’ils ont fait. Cette extrême confiance peut nous écarter à chaque pas des règles du bon goût.

Virgile a fait descendre Enée dans les enfers, et lui a fait annoncer gravement les destinées et la gloire de ses prétendus descendans. On dit qu’Octavie, sœur d’Auguste, s’évanouit à cette lecture lorsqu’il fut question de son fils Marcellus, et qu’elle lit compter au poëte dix sesterces par chaque vers. Voltaire à aussi fait descendre Henri IV dans les Champs-Elysées. Mais, s’il y avait des Champs-Elysées pour les Romains, il n’y en avait pas pour les Français, et je doute fort que Voltaire, avec ses prophéties après coup, eût eu le même succès à la cour de Louis XV que Virgile à celle d’Auguste .

Une merveille absurde est pour moi sans appas.

Si les personnages et le merveilleux de la fable sont déplacés dans des scènes qui appartiennent à des tems postérieurs au règne de ces fictions, je crois qu’ils le deviennent d’autant plus que les événemens auxquels on les lie se rapprochent davantage des jours où nous vivons et des objets qui frappent journellement nos yeux. Aussi j’ai peine à croire que les gens de goût voient avec intérêt, dans un poëme qui a paru depuis peu, le Dieu du Rhin qui soulève ses flots contre les Français en s’y jetant lui-même à la nage, et la Discorde, cette courrière perpétuelle des poësies modernes, sortant d’un nuage et apparaissant à l’archiduc Charles, au milieu d’un conseil de guerriers qui la plupart sans doute vivent encore, apparaissant, dis-je, sous les traits du prince Eugène qui vient gourmander ce chef de l’armée autrichienne sur son intention à accepter des propositions de paix. Un poète qui veut employer avec succès des fictions de cette espèce doit chercher ses sujets plus loin de lui. Nous aimons à voir le merveilleux de l’antiquité sous le point de vue qui lui convient, et ce n’est qu’en fuyant dans le lointain avec les époques auxquelles il fut associé, qu’il nous devient supportable. Les fictions poëtiques me paraissent ne pouvoir plus convenir aujourd’hui qu’au genre comique dans lequel elles peuvent faire un effet merveilleux, ou, si l’on veut encore, dans toute espèce de genre tempéré ; mais toute poësie noble qui doit se distinguer par une grande manière et par des ressorts avoués de la raison, tombe dans le ridicule, dès qu’elle emprunte des moyens qui n’ont plus aucune espèce de fondement .

La Peinture me semble moins propre encore à comporter des objets de ce genre. Elle est faite pour parler aux yeux, elle ne doit leur présenter que ce qu’ils sont dans le cas de pouvoir rencontrer. Les facultés des sens sont plus resserrées que celles de l’imagination. Celle-ci peut donner une sorte de consistance aux objets qui n’en eurent jamais ; elle crée des formes qui n’existent point et il n’est presque pas de point reculé que l’on puisse fixer comme le terme de ses conceptions. Ainsi il est plus facile de lui en imposer et l’on peut à peine dépasser à son égard les bornes de la vraisemblance. D’ailleurs les images qu’on lui présente sont fugitives, leur trace s’efface promptement, et l’esprit tolère facilement des fantômes en faveur de leur existence éphémère. Mais si vous donnez un corps à ces fantômes, si vous les fixez sous des traits permanens, le mensonge révolte par sa constance, il importune la raison. Que signifient en effet des êtres chimériques que je connais pour tels et qui usurpent à mes yeux les traits d’une existence réelle ? quelle illusion peuvent produire de semblables objets ?

Les désirs infinis que l’homme porte dans son cœur et qui l’agitent sans cesse, ont passé dans tous les actes de ses facultés ; ils le portent par-tout au-delà du terme, et le trompant à chaque instant sur le pouvoir de ses propres forces, ils l’empêchent de mesurer ses prétentions sur l’étendue de ses moyens, Ces prétentions exagérées se sont glissées dans la culture des arts, comme dans tous les autres exercices de l’intelligence humaine, et la limite des arts a été franchie, Les bornes de leur pouvoir une fois méconnues, on leur a supposé des moyens universels.

La vraisemblance en Peinture est incompatible avec le merveilleux. En vain voudrait-on parler d’une vraisemblance relative qui résulte de la convenance réciproque d’accidens pris dans un ordre de choses déterminé, indépendamment de tout rapport de cet ordre de choses avec celui de la nature ; cette vraisemblance n’en sera jamais une en Peinture, malgré toutes les suppositions du peintre et du spectateur : une proposition absurde, pour être une juste conséquence d’un faux principe, n’en est pas moins une erreur. L’imagination des anciens a pu se prêter à des scènes merveilleuses ; ils ont pu se reprèsenter, en lisant leurs poëtes, le spectacle des cieux ouverts, le conseil des dieux, leur descente sur la terre, etc. et par un effort de pensée et de complaisance, nous pouvons encore nous associer aux anciens et nous donner pour quelques instans leur imagination. Mais la Peinture n’avait guère plus le droit de leur offrir, malgré toute leur croyance, les images réelles de ces chimères, qu’elle n’en aurait à nous les présenter directement et indépendamment de toute supposition de notre part. Jupiter et sa cour n’étaient pas plus visibles pour les anciens que pour nous.

En s’écartant de l’ordre naturel des choses, les artistes ne pourront néanmoins puiser que dans la nature même les pièces matérielles de leurs compositions ; il résultera de là un mélange informe d’accidens en opposition avec toutes les notions communes, et au lieu de prodiges, ils ne nous présenteront que des contradictions. Que signifient ces chars roulant sur des nues et ces chevaux galopant sur des brouillards ? que veut dire l’urne étroite de ces porteurs d’eau qui prétendent arroser la terre avec un vase ? chétive et ridicule image de la toute-puissance des dieux !

En supposant une essence surnaturelle aux êtres qu’il veut peindre, voyez combien l’artiste perd du fruit de ses efforts ! Sans lui tenir compte de ce qu’il aura fait, nous ne songerons qu’à mesurer la distance qui sépare son œuvre du modèle qu’il s’était proposé. Regardez cette figure humaine : l’expression sublime répandue dans ses traits annonce une ame supérieure aux ames vulgaires ; l’artiste a atteint son but, il l’a même franchi et j’adore presque son génie. Mais je rencontre la statue du Belvédère, je m’arrête….. J’ignore d’abord l’intention de l’artiste, et dans mon extase je m’écrie : « Cet homme est presque un dieu » !……. J’apprends que l’artiste a voulu faire un dieu, et je suis forcé d’avouer que ce dieu n’est qu’un homme.

Je tire une autre conséquence plus importante de l’emploi dans les tableaux des songes de la mythologie et du merveilleux dont les poëtes font jouer les ressorts dans les actions qu’ils nous développent. Comme l’intérêt décroît avec la vraisemblance, l’effet moral s’affaiblit dans la même proportion. Représentez-vous un scélérat au moment de consommer un crime et écrasé sous la foudre que Jupiter lance sur lui. Pensez-vous que la vue de ce châtiment poëtique soit propre à suspendre la main d’un coupable ? Croyez-vous que le tableau d’un Sybarite dont la Destinée arrache les riches vêtemens et que la Fortune culbute au bas de sa roue, soit capable d’inspirer la crainte la plus légère à l’homme qui vit dans l’opulence, la mollesse et les plaisirs ? Ces objets sont trop loin de lui et il en connaît trop bien la fiction, pour qu’ils fassent sur lui l’impression la plus faible. Mais placez le premier au pied de l’échafaud ; que le second rencontre, comme par hasard, sous ses yeux, d’un côté une tombe entr’ouverte et laissant apercevoir la dépouille d’un homme à moitié dévorée par les insectes, et de l’autre un malheureux luttant avec la mort dans le sein de la douleur et de la misère ; ou placez, si vous voulez, devant lui, Menzikoff mourant sur son grabat. Ces diverses scènes en imposeront par leur naturel, elles inspireront invinciblement de l’effroi, une sorte de terreur et d’inquiétude pénible. Croyez que le tableau d’un seul écueil épouvantera plus sûrement que cent vaisseaux brisés sous le trident de Neptune, et que le spectacle du courage mis en action est plus propre à en donner que tous les lauriers distribués par la main céleste de la Victoire.

Ce serait ici le lieu de parler des allégories et de les soumettre également au jugement de la raison ; mais il serait difficile de condamner la plupart de celles qu’emploient les peintres avec des motifs plus puissans que ne l’a fait un critique, souvent judicieux, qui paraît avoir beaucoup médité sur les arts dont il s’est occupé. J’ajouterai peu de réflexions aux siennes.

Un tableau, dit-on, qui représente un acte particulier de justice, n’est que l’histoire d’un fait individuel ; mais présenter la Justice avec les attributs qui lui conviennent, c’est peindre une notion abstraite. Oui, mais il faut que l’allégorie me présente des objets et des personnages dont je puisse concevoir l’existence : un être de raison ne dit rien pour moi, une invraisemblance n’est pas une pensée, d’ailleurs ce n’est plus là cette justice dont il s’agit ; je désirais la voir parmi les hommes, et vous me montrez une divinité chimérique, comme s’il faillait en reléguer l’idée dans le pays des fictions. Je ne parle pas de l’inconvenance que je trouve dans le choix du sexe le plus faible pour exprimer les vertus qui sont le caractère des ames fortes . Il n’est pas vrai que le récit d’un fait particulier ne présente qu’une idée individuelle. Quel est le trait de bienfaisance qui en nous montrant l’humanité en action, ne nous fait pas penser sur-le-champ à cette vertu en général telle que nous voudrions la rencontrer dans tous les cœurs ? Les notions abstraites se composent des idées particulières, et celles-ci se présentent ensuite rarement sans rappeler sur-le-champ les autres. Pourquoi la vue d’un acre d’humanité nous donne-t-elle un plaisir si doux ? C’est que ce spectacle satisfait un désir, celui de toute ame droite et sensible, de trouver les hommes tels qu’ils doivent être : toutes nos jouissances sont, chacune en elle-même, l’accomplissement de quelque désir. Si nous avons désiré le règne de l’humanité, nous avions donc dès long-tems généralisé l’idée de cette vertu ; or un acte individuel de l’exercice de l’humanité réveillera en nous cette notion générale et déroulera de nouveau dans notre ame l’ensemble de pensées et de désirs qui l’avaient affectée d’autres fois à cet égard. L’humanité, qui est une des touches du cœur humain, et non pas un être indépendant et surnaturel, peut-elle être mieux représentée que dans le moment même de son exercice ? Et qui ne sait pas que les vertus mises en action par ceux qui doivent les pratiquer, ont une influence bien plus directe et plus puissante sur notre ame, que des images qui, sortant du cercle des choses possibles, ont à peine quelque prise sur nous ?

J’avoue que l’usage a introduit dans le discours une foule d’expressions qui semblent, au premier coup-d’œil, donner une espèce de corps aux notions abstraites dont il s’agit, et que ces images donnent la vie aux pensées et font un des plus beaux ornemens du style, lorsqu’elles sont bien choisies ; mais je ne crois point que ce soient là de vraies allégories. Lorsque nous disons, par exemple, que la raison sourit aux jeux de l’enfance, c’est là une image elliptique qui présente la raison pour l’homme raisonnable. Qu’est-ce, en effet que la raison agissante, sans l’être dont elle est censée être le partage ? Vous voyez bien que votre raison personnifiée n’est elle-même qu’un personnage supposé raisonnable. Puisque vous avez besoin d’un personnage, prenez-le tel que la nature vous le présente : l’image, pour en être plus vraie, n’en sera pas moins expressive. Les qualités morales ne peuvent pas plus être indépendantes que ne le sont les qualités physiques des corps : l’image de la justice personnifiée n’est que celle d’un sujet qui exerce la justice, et, quoi qu’on en dise, on n’aura point représenté la justice toute seule. On voit donc que ces sortes d’allégories n’atteignent pas le but qu’elles se proposent, et que manquant d’ailleurs de fondement, il ne leur reste aucune espèce d’avantage. Je préfère des images naturelles, telles qu’un mince pilier qui se rompt sous le poids d’une voûte, l’ouragan qui déracine le chêne et ne fait que courber le faible roseau, une barque sans conducteur se brisant contre un rocher, les tableaux que l’on voit à Rome des quatre âges de l’homme et de la femme ; en un mot toutes les images puisées dans la nature, dans les usages des peuples, dans les sciences et les arts : sources naturelles de l’allégorie, indiquées sagement par quelques critiques ; voilà les vrais, les seuls emblèmes qu’approuvent la raison et le bon goût. Ajoutons-y toutes les allégories d’exemple, puisées dan quelques faits notoires, dans les traits connus de la vie des hommes célèbres, etc.

Je ne suis pas du sentiment de ceux qui, tout en condamnant les allégories de fiction, ne laissent pas d’en approuver le mélange avec des faits historiques, tel que ce char traîné par la Victoire qui renverse sur son passage des villes et des provinces figurées par des femmes, etc. Je conviens que voilà une manière très-commode d’abréger beaucoup les récits et les détails ; mais, sans parler de l’invraisemblance et du peu d’intérêt qu’inspire un tel spectacle, sans s’arrêter au ridicule de cette idée qui travestit ainsi la valeur et ne lui oppose que des femmes à vaincre, qui ôte au héros jusqu’au mérite de cette sorte de victoire, en le présentant oisif dans un char, qu’il n’a pas même la peine de conduire, remarquez combien la fiction devient plus saillante et plus déplacée a côté des objets auxquels l’esprit connaît une existence réelle. Ou le personnage historique fait participer le personnage fabuleux à son existence, ou celui-ci étend sur l’autre le voile de la fiction, et dans les deux cas le tableau devient un mensonge insoutenable[1]. Nous n’avons pas besoin de proscrire ici ces compositions chargées d’emblèmes la plupart inintelligibles, qui ne sont que les ridicules enfans d’une imagination égarée, et où l’on ne peut rien démêler, sinon les vains efforts du peintre pour montrer l’esprit qu’il n’a pas. Le bon goût et les critiques judicieuses des observateurs ont depuis long-tems fait justice de ces sortes d’hiéroglyphes sans aveu[2]. La nature physique et morale nous paraît donc être la source unique où les peintres doivent puiser leurs sujets d’imitation et les richesses de leur art, surtout lorsqu’ils veulent assurer à leurs œuvres un empire sur le cœur, que la vérité seule peut leur donner. Pourraient-ils craindre que la nature ne soit pas assez féconde et que ce vaste champ ne présente des bornes plus rapprochées que celles du génie. Mais qu’est-ce que le génie, sinon l’heureux enfant de la nature, dont cette mère seule développe et soutient la vigueur ? Les Raphaël, les Corrége, les Poussin l’ont bien senti : elle fut constamment l’objet de leurs études. Ce n’est pas que ces grands artistes ne se soient souvent écartés de la route qu’elle leur indiquait ; mais, s’il est fâcheux de voir les chefs-d’œuvre de la Peinture moderne puisés hors de la sphère de la nature, ce n’est pas moins à elle que nous en devons l’existence et les beautés. Ces ouvrages, qui sont des erreurs du génie, mais qui attestent d’ailleurs toute la force de leurs auteurs, sont de ces points d’attache qui lient les grands hommes à leur siècle dont leur génie semble vouloir les arracher pour les rendre au genre humain et à tous les âges. Mais disons un mot des divers genres de peinture.

Les anciens ont connu plusieurs manières de peindre ; nous avons de plus qu’eux la peinture à l’huile, la peinture en émail, le pastel, la peinture sur verre, et enfin l’art utile des estampes. Toutes ces peintures, ainsi que les autres genres connus, tels que la détrempe ordinaire, la fresque, la miniature, etc. ont leur caractère particulier qui les rend plus ou moins propres à l’expression de tel ou tel sujet. C’est ainsi qu’en poësie, l’idylle, là romance, l’élégie, l’ode, l’épopée, etc. nous présentent tour à tour des tableaux ou l’on voit se succéder, avec la variété des sujets, celle du coloris et de la touche propres à chacun d’eux. Je crois qu’on a eu tort de prétendre que ces différentes manières de peindre peuvent s’attribuer indifféremment les diverses sortes de compositions que traite la Peinture, telles que l’histoire, le paysage pastoral ou héroïque, le portrait, les sujets allégoriques, etc. J’ai peine à me persuader que les dimensions de la miniature soient un cadre propre à présenter avec succès, malgré tout l’art des relations, le développement et l’effet des grandes fabriques, le temple imposant du Vatican ou la majesté des Alpes. Je ne saurais penser que la touche large et grande de la fresque puisse bien exprimer la fraîcheur d’un asile solitaire et la rosée du matin, ou que la poussière douce et moelleuse du pastel rende toute l’aspérité des rochers et les traits hideux d’une bête féroce, comme elle rend l’incarnat des roses, l’écorce veloutée de certains fruits ou le tendre duvet qui hérisse leur surface. Les peintres qui connaissent leur art savent faire le choix du champ le plus propre à recevoir le dépôt des conceptions de leur génie, et du genre d’exécution dont les moyens sont les plus analogues au style dont ils ont besoin. Tel le compositeur savant et sensible s’élance d’abord dans le mode le plus relatif au caractère qu’il veut imprimer à ses tableaux, et distribue les détails aux divers instrumens propres à les rendre, tantôt par des sons rompus ou étouffés, tantôt par des accens d’une grande force ou des renflemens énergiques, tantôt par des sons roulés avec douceur, filés avec ame, ou pressés avec vitesse, suivant l’espèce de jeu de chacun et la nature des sons qu’il peut faire entendre.

La peinture à l’huile paraît être le miroir le plus fidelle de la nature, par la plus grande mesure de vérité, si je puis m’exprimer ainsi, qu’elle peut répandre ; c’est celle en effet dont les moyens s’étendent sur un plus vaste horizon. On connaît l’insuffisance de la fresque dans les chairs et les draperies, celle de la détrempe dans la ruption des couleurs et la dégradation homogène des jours ménagée avec ces nuances fondues que présente la nature ; on connaît les autres difficultés nombreuses qui se rencontrent encore dans ces genres, ainsi que dans quelques autres, et que la peinture à l’huile surmonte avec tant de succès, ou plutôt qui la plupart ne sont pas des difficultés pour elle. Au reste, il n’importe : le génie se. montre par-tout, et l’on retrouve Raphaël dans les voûtes des loges du Vatican, comme dans la Transfiguration. L’Italie offre aux amateurs et aux artistes un grand nombre de ces vastes chefs-d’œuvre de peinture, de ces plafonds et de ces coupoles, genre d’exécution inconnu aux anciens, où les plus habiles peintres modernes ont déployé le grand art des raccourcis dans tous ses détails.

Nous avons dit que les artistes doivent choisir les moyens les plus analogues aux sujets qu’ils veulent imiter ; quel est le but de ceux qui nous présentent des camaïeux et font reculer ainsi leur art près de son berceau ? quelle supposition peuvent-ils faire, ou quelle est celle que doit faire le spectateur pour trouver quelque illusion dans cette sorte de peinture ? la nature n’emploie-t-elle que des jours et des ombres ? Pourquoi se borner aux ressources impuissantes de la faiblesse primitive, lorsqu’on peut mieux faire ? Ce genre d’imitation n’a absolument aucun fondement : je crois voir dans un camaïeu l’image d’une région et de ses habitans dénaturés et frappés de mort à l’instant où la scène est prise. Les prerniers peintres qui firent des camaïeux n’avaient pas des ressources plus étendues : que dirions-nous des sculpteurs moderne qui s’occuperaient à tailler des statues sous la forme de ces gaines ou de ces pyramides grossières qui furent les premières ébauches de l’Art ? quel prix attacherions-nous à des ouvrages de cette espèce ? J’aime sans doute à trouver dans un muséum un antique Sphynx à côté d’un groupe taillé par le ciseau du Puget : ce rapprochement donne des pensées profondes, on a trente siècles sous les yeux ; le jugement compare les extrêmes, l’imagination remplit l’intervalle : quelles réflexions sortent de ces objets ! Mais si ce magot est moderne, mes yeux ne daigneront pas s’y arrêter.

Dans tous les arts nous avons consacré par l’usage quelques-unes de leurs premières imperfections, quelques-uns de ces écarts auxquels les anciens se sont laissé entraîner. C’est ainsi que nous avons copié avec une sorte de respect tous les défauts que contiennent leurs ouvrages : je dis leurs défauts, car enfin les productions de l’antiquité sont sorties de la main des hommes. Les gens de goût blâmaient jadis l’usage sérieux des peintures que nous connaissons sous le nom de grotesques, ils les appelaient des monstres. Or voyez l’emploi multiplié que nous en faisons. Si du moins dans les jeux bizarres de ces dessins fantastiques on ne faisait que semer des fragmens exacts et respectés des productions de la nature ! mais on s’est plu à créer de vrais monstres, on a défiguré les animaux, on est allé jusqu’à profaner la figure de l’homme et à la présenter sous les traits les plus horribles : que signifient ces mascarons affreux ? veut-on parodier les œuvres de la nature ? Insensés ! et c’est ainsi que nous embellissons nos ouvrages !…..

Il ne faut pas s’étonner qu’une peinture médiocre soit plus supportable avec une seule couleur qu’avec les couleurs de la nature ; c’est que plus une copie est placée loin du modèle, moins la différence se fait sentir : la grande disparité des résultats éloigne la comparaison. On pourrait encore alléguer les raisons suivantes. Dans la peinture en camaïeu, on voit moins de moyens pour imiter et moins de prétentions à l’imitation ; de là vient que le spectateur exige moins. D’ailleurs les défauts les plus essentiels même, se font moins apercevoir : on croit voir les objets au travers d’un voile. Dans la peinture en couleurs, le peintre avait au contraire des moyens plus nombreux ; il annonce en outre une intention de rendre la nature avec le plus de vérité possible et d’imprimer à sa copie tous les traits de l’original. On pardonne moins à l’artiste en proportion de ce qu’il a voulu faire : les objets étant revêtus de leurs couleur naturelles, on veut qu’ils aient encore leurs formes régulières ; c’est qu’un trait de ressemblance en fait désirer un autre et indique l’absence de ceux qu’on a manqués. Dans les camaïeux, il paraît que l’on tient déjà compte au peintre d’avoir produit quelque effet avec des moyens qui ne sont pas ceux de la nature. Observez que plus un ouvrage nous paraît s’approcher de la perfection plus nous sommes affectés des défauts qu’il nous présente. Aussi a-t-on remarqué que la laideur déplaît davantage dans les femmes, parce que nous cherchons des grâces chez elles. Nous ne pourrions supporter dans un tableau du Titien une tête d’une mauvaise carnation. Les beautés doublent les défauts par leur rapprochement : ce sont des jours qui brunissent les ombres, c’est la fraîche colombe augmentant la laideur du hibou.

Il résulte de ces remarques que rien ne nuirait plus puissamment aux progrès de l’Art, et ne tendrait à le faire dégénérer plus promptement, que l’usage fréquent des camaïeux, soit par la facilité de peindre dans un genre qui affaiblit les défauts et qui fait négliger les plus belles parties de la Peinture, soit par l’indulgence avec laquelle on juge ces sortes de productions .

Les camaïeux sont privés de l’effet le plus séduisant de l’imitation, l’harmonie des couleurs locales. Ils ne sont propres, comme on l’a fort bien observé, qu’à la représentation des bas-reliefs, des statues, etc. c’est-à-dire, à copier les productions de la Sculpture ; voilà le seul usage raisonnable que les artistes peuvent en faire. Que les camaïeux imitent les ouvrages de l’Art, mais qu’ils respectent ceux de la nature. « Il n’y a que des yeux malades, a-t-on dit, qui voient tout vert ou tout rouge ».

Les estampes en noir sont des camaïeux qui n’ont d’autre mérite de plus que le travail de l’exécution : mais remarquez que ce même travail dont les diverses touches sont destinées à suppléer à ce que feraient les couleurs, dans la représentation des surfaces, et qui y parvienrient presque en effet sous le savant burin de nos habiles graveurs, remarquez, dis-je, que ce travail est lui-même un moyen peu naturel. Les ombres que donne le pinceau dans les camaïeux ordinaires, sont plus vraies : la nature n’ombre pas avec des hachures. Quel dommage que nos chefs-d’œuvre de gravure ne soient que des camaïeux !… Leblond a fait une découverte importante, en indiquant l’art d’appliquer diverses couleurs aux sujets d’une estampe. Combien ils doivent désirer le perfectionnement de cette découverte, ceux qui connaissent tout le prix de la Gravure, qui sentent toute la beauté et toute la richesse de ses productions ! Si l’on parvient à introduire un jour dans les estampes toute la magie du coloris de la Peinture, si des Wills nouveaux parviennent à répandre dans leurs ouvrages tous les détails du clair-obscur, on multipliera des éditions complètes des chefs-d’œuvre des grands maîtres, dont on n’a donné jusqu’ici que des extraits ou des analyses. Les estampes en noir sont comme ces traductions libres qui ne nous font point connaître le coloris du style de l’ouvrage traduit : Dubos les compare aux poëmes en prose ; il aurait dû les comparer aux traductions en prose des poëmes en vers. Il ajoute que, comme il est de beaux poëmes en prose, il est aussi de beaux tableaux sans coloris. Il prend de là occasion de décider qu’on ne doit point prononcer entre le dessin et le coloris. Il n’a jamais pu être question de donner une prééminence à l’une ou à l’autre de ces deux parties de la Peinture ; mais il suffit de dire que les objets ne pouvant pas plus exister sans une couleur quelconque, que sans les dimensions et les contours de leur masse, on ne pourra les copier avec vérité qu’en réunissant ces deux accidens à la fois. Il ne s’agit donc pas de décider lequel vaut mieux, d’un tableau qui présente un beau dessin et un coloris négligé, ou de celui qui offre de belles couleurs et des formes irrégulières ; mais il faut dire que le tableau le plus parfait est celui qui présente à la fois et les formes et les couleurs de la nature.

La Sculpture, qui n’a pas cet avantage, est encore une sorte de camaïeu. Mais l’opinion générale semble avoir décidé qu’elle ne peut employer les couleurs sans sortir de son caractère . Quoique je sois presque tenté de regarder ce sentiment comme un préjugé, car les arts ont aussi leurs préjugés, je n’essaierai pas de le combattre. Les armes ne me manqueraient pas : mais les meilleures sont insuffisantes dans une lutte de cette espèce. Peut-être n’a-t-on pas assez songé à ce que l’on pourrait faire à cet égard. J’avoue qu’une mauvaise statue coloriée est un objet insupportable ; mais, d’après ce que nous avons dit plus haut, il est aisé d’en voir la raison. Les productions de la Sculpture sont, par le fait, infiniment plus rapprochées de la nature que les tableaux ; si nous leur ajoutons le dernier trait de ressemblance, qui semble devoir faire le complément absolu de l’imitation, et que cette imitation soit encore très-imparfaite, elle choquera d’autant plus que nous aurons voulu faire davantage ; nous inviterons ainsi à une comparaison plus sévère, et les défauts s’étant multipliés avec les traits d’imitation, cette comparaison fera repousser une copie téméraire qui a trop osé en raison des résultats qu’elle présente.

Ajoutons une dernière remarque sur la vérité des imitations. Le tableau le plus satisfaisant est sans doute celui qui présente un tout complet, indépendant et dégagé de tout ce qui tend à rappeler l’art trop tôt. De cette vérité je tire les observations suivantes.

Je n’approuve pas ces figures tronquées qui me forcent à faire des suppositions toujours peu propres à ramener l’illusion. Pardonnerions-nous aux statuaires de Rhodes, s’ils avaient mutilé quelqu’une des figures du Laocoon, sous le prétexte du défaut de marbre ? Les bustes tiennent de ce genre d’imperfection ; on s’accoutumerait à les regarder en effet comme des ouvrages hors du vrai goût, en se rappelant qu’ils sont un reste de la grossièreté primitive et, qu’ils doivent leur origine aux antiques Hermès, c’est-à-dire, à ces pierres cubiques, à ces blocs informes surmontés d’une tête, productions imparfaites de l’Art encore au berceau.

Les peintures sur place présentent toujours plus de vérité qu’un tableau isolé, celles-là sur-tout qui sont à la portée de l’œil, et qui se présentent dans la situation la plus naturelle aux objets imités.

J’aimerais que l’on ne rapprochât jamais des peintures dont les sujets offrent des proportions éloignées ; bien moins encore de celles qui présentent des objets disparates par leur nature, tels que les Alpes à côté des plaines de l’Asie, Philippe de Macédoine auprès de Louis XIV, la bataille d’Arbelles à côté d’une descente de croix. Ces rapprochemens annoncent l’art au premier coup d’œil et ne présentent que l’art[3]. J’ai développé quelques réflexions relatives à la vraisemblance dans le choix des sujets et à la vérité que la Peinture doit se proposer dans leur exécution. Ce sont là les deux causes premières des sensations que la Peinture peut donner au commun des hommes et de l’influence morale qui peut résulter de ces sensations. Sans elles, la Peinture resserrant ses effets dans la sphère particulière des artistes et des amateurs, ne présenterait que des chimères aux yeux de la raison, deviendrait souvent inutile à la sensibilité même, et serait sur-tout totalement perdue pour le vulgaire. Ces réflexions ont dû précéder les recherches dans lesquelles nous allons entrer ; il y en aurait sans doute bien d’autres à faire, mais je crois avoir présenté les plus essentielles à mon sujet.

Je n’ai rien dit de la composition des préceptes généraux de l’Art ni du mérite intrinsèque de ses productions : ce terrain ne m’appartient pas. Je n’ai dû considérer la peinture que sous le rapport de ses imitations et de la vraisemblance résultant non de l’exécution plus ou moins parfaite des sujets et de l’emploi des moyens, mais du choix le meilleur possible des uns et des autres.

Examinons maintenant la Peinture dans ses effets moraux.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


  1. « Les Néréides et les Tritons sonnant déleurs conques, queRubens a placés dans le port, pour exprimer l’allgresse avec laquelle cette ville m’aritime (Marseille} reçoit la nouvelle reine (Marie de Médicis), Ae font point un bon effet selon mon seritiment. Je sais bien qu’il ne parut aucune des divinités de la mer à cette cérémonie ». (Dubos, Réfl. crit, sect. 24)

    Dirait-on que c’est là le même auteur qui fait l’éloge de la composition de Lebrun, dont nous avons

    parlé tout à l’heure, et qui la présente comme un modèle d’allégorie historique ?
  2. J’avais achevé cet ouvrage, lorsque j’ai lu par occasion dans les cahiers de l’École polytechnique les leçons du C. Neveu dont les connaissances et le style auraient été bien capables de me faire renoncer à écrire sur la peinture, si j’avais lu plutôt ces leçons. Ce n’est pas néanmoins sans quelque satisfaction que j’ai trouvé les plus grands, rapports entre les réflexions d’un observateur artiste, rempli de talens et de lumières et placé au centre des art* et de leurs chefs-d’œuvre, et celles d’un solitaire qui ne connaît les arts que par quelques méditations et par l’amour qu’il a pour eux. Ces rapports se rencontrent principalement dans ce que j’ai dit des impuissances de la Peinture dans la succession des idées et des faits, des allégories» de la comparaison de la Peinture avec la Poésie et la Musique, de l’heureuse influence des peintures champêtres, des avantages.qu’assurent les beault-arts à plusieurs branches du commerce, et de la prospérité des états, etc. Cette ressemblance d’idées est toujours une sorte de démonstration en faveur des vérités qu’elles annoncent. Je ne dirai pas, à l’imitation de plus d’Un homme de lettres dans des Circonstances semblables, que les observations du On- N«veu sont justes par la raison que je les avais faites depuis long-tems ; mais pour prouver la justesse des miennes, j’attesterai les leçons, .du Ce»-Neveu.
  3. C’est à un défaut de convenance qui tient quelque chose de celui que nous indiquons ici, que nous devons un vice important dans nos imitations théâr traies, que je ne sache pas avoir encore été remarqué : je veux parler de l’orchestre de nos opéras. La scène et les personnages forment le tableau, l’action doit *’y passer toute entière ; elle doit être resserrée dans l’intérieur du cadre qui lui est destiné. Ne serait-il pas ridicule de prolonger une peinture hors de la moulure qui en marque les limites ? C’est cependant là ce que nous faisons dans nos spectacles. Il est étonnant que l’on n’ait pas encore cherché à faire disparaître une telle incongruité. Le chant est Je langage hypothétique des personnages de la pièce^ J’harmonie qui l’accompagne est une des parties de l’ensemble, un des traits du tableau : ce langage total doit partir du lieu où l’on suppose que se passe l’événement. Mais l’illusion n’est-elle pas absolument dér truite par cet appareil d’instrumens et d’acteurs étrangers à ce qui se passe sur la scène ? Un souffleur peut-il se montrer impunément ? Je vois des Romains ou des Grecs, et ce sont des modernes qui parlent pour eux.et avec eux. Quand les personnages seraient d’ailleurs modernes eux-mêmes, peut-il y avoir quelque chose.de commun entre la scène et les assistans ? Quelle inconvenance n’y a-t-il pas à laisser ainsi à découvert les ressorts qui agissent dans un spectacle destiné à faire illusion ? C’est comme si les machinistes se montraient ouvertement avec les acteurs et que l’on vît sans cesse le jeu îles poulies qu’ils font mouvoir. Ja.sais bien qu’il est des situations et des accens qui suspendent toutes les facultés de l’ame, la mettent dans un état absolument passif, et qu’alors sans doute, on ne songe guère à l’orchestre. Mais ces situations n’ont qu’une certaine durée, et il en est tant d’autres qui laissent agir la réflexion. On ne saurait trop ajouter à la vraisemblance, c’est le moyen d’assurer aux arts un triomphe plus complet.

    Je crois donc que", si l’on parvenait à masquer entièrement les orchestres, en les disposant de manière que l’ensemble de l’harmonie partît de dessus la scène avec la voix des chanteurs, on obtiendrait un caractère de vérité de plus qui produirait le plus grand «ffet. Cette entreprise mériterait d’être tentée.