De la peinture considérée dans ses effets sur les hommes en général/Deuxième partie


SECONDE PARTIE.


Des effets de la Peinture et de son influence morale et politique.


Pour parvenir à connaître dans toute son étendue l’influence que les arts peuvent avoir sur l’homme social, il faut d’abord les,suivre dans leurs effets sur l’homme privé, examiner ensuite les conséquences de ces effets sur les mœurs publiques, et enfin considérer ces arts soit dans la sorte de dépendance où, ils peuvent être de la politique des gouvernemens, soit dans leurs rapports immédiats avec la société et dans leur influence nécessaire sur telle ou telle situation politique de l’État. Ces recherches exigeraient sans doute un esprit philosophique, quelque connaissance du cœur humain et une étude des élémens et de la manière dont se compose la morale publique des nations. Ce n’est pas en consultant mes forces que je me suis déterminé à écrire sur cette matière. Mais j’ai cru devoir présenter la vérité telle que je la sens : l’amour du bien inspire souvent les réflexions utiles qui ne sont d’ordinaire que le fruit du savoir, et supplée ainsi aux pensées profondes d’une philosophie éclairée.

L’écrivain qui consacre ses travaux à des recherches utiles remplit un devoir bien doux. La médiocrité de ses movens ne doit pas l’arrêter dans sa marche ; on ne peut lui en faire un reproche : il emploie utilement ceux qu’il a reçus de la nature, et s’il ne peut faire davantage, il n’a pas moins payé à ses semblables le tribut qu’il leur devait. Mais pourquoi des vérités utiles seraient-elles dédaignées, s’il ne leur manque que d’être ornées de quelques fleurs ou étayées d’une éloquence souvent suspecte ou d’une grande réputation ? Faudra-t-il donc toujours traiter les hommes comme des enfans dont il faut capter l’attention par des appas étrangers aux objets qu’on veut leur présenter ? Sous le rapport des facultés passives de l’homme privé, les sujets que choisit le peintre s’adressent on au sentiment ou à la pensée, c’est-à-dire, au cœur ou à l’esprit. Ils peuvent présenter ainsi des spectacles douloureux ou agréables, curieux ou instructifs, utiles, dangereux ou indifférens pour les mœurs. Je suppose, il est vrai, que le sujet imité frappe le spectateur à peu près comme il le frapperait dans la nature. Mais il n’est pas hors de propos d’examiner d’abord jusqu’à quel point la conscience actuelle de l’imitation. modifie cet effet.

Un critique que nous citons souvent, parce que ses observations sur les arts d’imitation sont très-nombreuses, ce critique observe que l’imitation agit toujours plus faiblement que l’objet imité, que la copie de l’objet n’excite en nous qu’une copie de la passion que l’objet lui-même y aurait produite, que cette impression n’a pas les suites durables et quelquefois funestes qu’aurait l’impression faite par l’objet vu dans la nature. Il dit, par exemple, que l’imitation de la mort de Phèdre nous émeut et nous touche, sans laisser en nous la semence d’une tristesse durable. Dubos trouve la raison, de cette différence d’effets dans ce que l’imitation d’un événement nous laisse les maîtres de ne prolonger nos sensations qu’autant qu’il nous plaît, et que nous sentons que nos pleurs cesseront de couler avec la représentation. Je ne crois pas que Rousseau ait raison de dire que c’est plutôt parce que l’imitation ne nous inspire (selon lui) aucun retour pénible d’inquiétude sur nous-mêmes. Le sentiment douloureux, quelque léger qu’il soit, que nous fait éprouver l’imitation d’une scène tragique, ne peut se rapporter à d’autres objets qu’à ceux dont l’imitation a copié la réalité. Les figures de la tragédie ou du tableau nous conduisent auprès des personnages de la nature et nous associent ainsi à leurs infortunes et à leurs douleurs. Certes ce ne sont pas les figures peintes qui nous affligent, ce n’est pas la personne d’un acteur qui excite notre pitié ou nos craintes, mais ce sont les objets dont ceux-là sont les images. Or, si ces objets tels qu’ils se sont présentés dans la réalité des événemens, étaient capables de nous donner alors quelque retour d’inquiétude, nous devons éprouver une portion de cette inquiétude chaque fois que notre imagination se rapprochera d’eux ; cette inquiétude sera seulement moindre qu’elle n’eût été à cause de l’éloignement de la réalité où nous place l’imitation.

Je reprends la proposition de Dubos. L’impression faite par l’imitation ne diffère, dit-il, de celle que produit l’objet imité, que parce qu’elle est plus faible ; elle est de même nature et n’est, pour ainsi dire, qu’une copie de la seconde. Mais Dubos est en opposition avec lui-même, lorsqu’il énonce cette assertion dans un sens absolu et appliqué à l’ensemble des sensations que nous donne l’imitation d’un sujet. Il devait séparer l’effet produit par le sujet auquel nous nous associons, de la sensation simultanée qui vient immédiatement de l’imitation, c’est-à-dire, de cette sorte d’intérêt qui naît du prestige de l’art. Qui ne s’est pas que la peinture de l’objet le plus hideux se fait regarder avec une sorte de plaisir ? que l’on se plaît également à contempler l’image de l’événement le plus funeste, tel qu’un meurtre ou un incendie ? Notre critique en convient et c’est là un de ses principes généraux. Or je demande si un plaisir quelconque fut jamais une copie de la répugnance ou de la douleur ? L’imitation affaiblit l’impression qui est l’effet naturel de tel ou tel spectacle, mais elle fait plus, et je crois que souvent elle change la nature de cette impression et que d’autres fois elle la détruit totalement ; il ne me serait pas difficile de le prouver.

Lorsqu’une peinture se présent à nos yeux, deux objets principaux se disputent notre attention, et se mettent, si j’ose le dire, en présence : le travail de l’exécution et tout ce qui y est relatif, d’une part, et de l’autre le sujet imité. Nous ne pouvons voir un tableau sans raisonner sur les moyens de l’Art, sans songer au mérite de la copie, sans nous occuper de l’artiste qui l’a faite ; je ne parle pas d’une foule d’autres idées accessoires qui se lient naturellement à celles-ci. Je ne crains pas d’avancer que le sujet imité se présentera rarement le premier, et que si quelquefois il devance les impressions dont nous avons parlé et qu’il s’empare d’abord de l’attention, ce ne sera que vaguement et en passant ; la sensation fugitive qu’il aura produite disaraîtra comme l’éclair devant l’art qui se montre. Comme l’illusion, dans ces circonstances n’est jamais, si je puis m’exprimer ainsi, qu’un effet de la complaisance de l’esprit, puisque cette illusion ne peut jamais être réelle, il s’ensuit que l’attention principale retombera toujours sur l’art imitateur, comme Dubos l’a fort bien remarqué. Que faudra-t-il faire pour disputer avec succès contre une si forte partie ? On choisira sans doute les sujets propres à inspirer par eux-mêmes le plus d’intérêt qu’il se pourra : ce parti est certes très-sagement indiqué et c’est là le seul moyen de balancer, du moins en partie, l’impression que produit le reste et d’arracher à l’art une partie de l’attention qu’il entraîne à lui. Mais quelle que soit la mesure relative de l’attention qui lui reste, cette attention sera toujours autant de perdu pour le sujet du tableau.

On voit par-là qu’il n’y aura qu’une certaine classe d’objets qui puissent conserver dans la Peinture une partie de l’effet qu’ils auraient produit dans la nature. Tout ce qui n’est pas susceptible de frapper l’attention, tout ce que nos yeux rencontrent avec indifférence, ne produira en tableau d’autre impression que celle qui est le résultat de l’art en action. Ces objets au reste ne seront pas sans intérêt pour le spectateur, sous le rapport dont nous parlons ; ils exciteront même plus d’examen et de raisonnement que les autres, parce que l’ame sera tranquille et que son attention ne sera point divertie. L’amateur de l’art trouvera presque aussi bien son compte dans ces sortes d’imitations ; mais l’artiste n’aura mérité que la moitié du suffrage auquel il aurait pu prétendre.

Pour que l’influence de la Peinture se généralisât davantage parmi les hommes, il serait à désirer que les artistes s’attachassent moins souvent à des sujets qui ne disent rien à l’esprit ni au cœur. Pour quoi employer tant de talent à peindre une scène indifférente ? On dirait qu’il suffit au peintre d’obtenir le suffrage des connaisseurs dans son art ; mais l’émotion qu’il ferait naître dans l’ame des spectateurs ne serait pas un suffrage moins flatteur pour lui. Les larmes que Racine arrache à son auditoire ne valent-elles pas tous les applaudissemens ? Les applaudissemens sont quelquefois le signe d’une vraie satisfaction ; mais ils annoncent que l’on s’occupe plus de l’artiste et des moyens de son art que du sujet représenté, et le cœur y entre rarement pour quelque chose . Depuis long-tems Dubos crie aux artistes : Laissez ces originaux incapables de nous affecter par eux-mêmes, laissez ce villageois passant son chemin et conduisant quelques bêtes de somme, cette femme qui revient du marché, cet animal qui se repose et regarde indifféremment autour de lui. Ce conseil vraiment philosophique a été vainement répété depuis ; nous ne voyons pas moins se multiplier les tableaux les plus insignifians, et les salons et les galeries se remplir de sujets triviaux qui ne méritent pas méme de fixer un instant le regard de l’homme de goût . On méconnut long-tems chez les anciens cet abus ridicule des arts, et ce ne fût que lorsque les mœurs des Grecs furent entièrement corrompues, qu’ils s’écartèrent totalement de leur destination . Mais auparavant ils ne furent que les interprètes du génie. L’artiste, dit Winkelmann, n’était pas obligé de descendre aux petites choses pour remplir les vides d’une maison, ni d’abaisser son génie au goût mesquin d’un propriétaire opulent : ce, qu’il exécutait était analogue aux idées élevées de toute une nation.

Les peintures dont nous parlons ne peuvent être ici le sujet de nos réflexions, puisqu’elles sont à peu près nulles sous le rapport de l’influence morale qui fait l’objet de nos recherches. Cependant je suis éloigné de les regarder comme toutà-fait indifférentes à cet égard, et voici, selon moi, les effets qu’elles produisent. Elles accoutument à ne juger de l’art, à ne chercher dans les œuvres des artistes que la beauté de l’exécution ; et à force de n’observer que de cette manière, on ne voit plus dans les tableaux que de la peinture, et les sujets les plus intéressans deviennent froids à leur tour.

Cette influence étend à la longue ses effets sur toutes les classes d’hommes, et le vulgaire qui ne sent pas le prix du travail, finit par n’éprouver aucune impression. Aussi je les crois bien loin de nous ces tems où la politique avait à redouter, sous certains rapports, les effets des productions des arts d’imitation. Si nous jugeons du degré de leur avancement par l’enthousiasme qu’ils inspirent, il faut avouer que nous sommes bien inférieurs aux anciens, autrement il faudrait penser que le refroidissement croit en proportion du perfectionnement des arts. Aujourd’hui leurs productions n’attachent que les artistes ou les connaisseurs : le vulgaire reste insensible devant nos plus beaux chefs-d’œuvre ; il entre avec indifférence dans les salles de nos concerts et passe de sang froid devant les tableaux de Raphaël.

Voyez, je vous prie, quels sont même les effets que produisent les œuvres de nos artistes sur ceux qui sont en état d’en juger. Suivez le connaisseur dans nos galeries ou auprès de nos orchestres. Ici, il observe le jeu des divers instrumens, il dissèque les phrases, il compare les accords, il anatomise l’harmonie, en apprécie les détails ; il suit l’enchaînement des parties, leur entrée successive, leurs répliques ; il se rend compte de chaque trait de la pièce qu’il entend ; mais son jugement seul agit, et ce que l’esprit dépense en aftention et en discussion est autant de perdu pour l’ame qui reste glacée et ne reçoit pas la moindre secousse. Les artistes, qui étudient au reste le goût du moment, ont le plus grand soin de ne pas se mettre en opposition avec le ton qui peut seul leur assurer des applaudissemens ; ils ne travaillent plus pour attacher le grand nombre, mais pour obtenir le suffrage de leurs juges. Aussi retrouve-t-on à peine de cette musique simple, mais pleine de sentiment, et faite pour attendrir, de cette musique énergique et forte qui remue l’ame, la ravit ou la déchire, mais on trouve de la musique savante.

Ailleurs le connaisseur parcourt une série de tableaux avec ce froid esprit de critique qui suppose l’absence du sentiment et qui ne s’occupe que de la comparaison de l’exécution avec les règles connues de l’Art ; il suit le jet des draperies dans tous leurs plis ; il étudie le jeu de la lumière dans ses diverses réflexions ; il consulte le coloris, il examine le naturel ou la grâce.des attitudes, l’ordonnance et l’action des muscles, la proportion dans le dessin et la dégradation dans les couleurs ; et au milieu de tout cet examen auquel le cœur n’a pas la moindre part, il juge avec flegme de la mécanique du travail, et l’impression morale est absolument nulle. C’est au sentiment, leur seul juge suprême, que devraient s’adresser les productions des arts ; mais les artistes ne parlent souvent qu’à l’esprit, parce que le froid raisonnement, en usurpant les droits du sentiment, s’est arrogé seul celui d’apprécier leurs œuvres.

Nous nous trouvons conduits directement à une observation fondée sur l’expérience et qui se rapporte à ce que nous avons dit plus haut. L’intérêt qui nous attache au sujet d’une peinture est loin de croître en proportion du mérite réel de l’exécution, moins encore de la réputation de l’auteur ; je crois plutôt qu’il diminue en raison inverse de ces deux choses. L’intérêt partagé s’affaiblit, c’est là une de ces vérités trop connues pour avoir besoin d’être répétées. Ce que le nom de l’auteur et le matériel de l’ouvrage emportent d’admiration, est pris au préjudice de l’impression que produirait le sujet représenté. A mesure que l’Art se perfectionne, on court après les chefs-d’œuvre, on admire le peintre et la peinture, et le modèle est oublié. Ce n’est que Raphaël ou Michel-Ange que l’on va chercher à Rome, c’est Rubens ou Lebrun que l’on va voir à Paris. Lorsqu’on s’occupe peu de peinture, l’ébauche grossière d’un homme qui fut cher à ses concitoyens suffit pour réveiller l’enthousiasme, parce que la peinture ne disputant point l’attention, l’homme de bien se montre tout seul et ne fait songer qu’à lui. Mais les artistes pourraient-ils jamais se contenter de cette sorte de gloire ? Lorsque au contraire l’Art est cultivé avec des prétentions, on veut que les grands hommes soient peints, comme le reste, avec toute la perfection possible ; l’ouvrage de l’artiste médiocre est méprisé, et la médiocrité du talent tournée au préjudice de la mémoire du héros. Il est bientôt dédaigné, oublié même, celui dont on ne respecte plus l’image ; et l’influence de l’Art me paraît funeste, lorsqu’il apprend à préférer des traits et des couleurs au souvenir du mérite et de la vertu. Je crois voir un fils dépravé qui méprise son père, parce qu’il le rencontre vêtu de haillons.

Lorsque les arcs de triomphe ne servaient encore à Rome qu’à récompenser le courage et al vertu, ils n’étaient que de briques ; ces modestes monumens, qui honoraient bien plus les héros que ceux que l’orgueil et l’ambition s’élèverent dans la suite à grands frais, multiplièrent les vertus dont ils étaient le prix, tandis que le marbre, sous les Césars, ne servit qu’à exciter une basse envie ou une stérile admiration.

Mais faudra-t-il donc briser nos belles statues et brûler les chefs-d’œuvre qui remplissent nos Musées ? faudra-t-il replonger les arts dans leur grossièreté primitive ? Croira-t-on que c’est là le parti que je je veux suggérer ? et me prendra-t-on pour l’ennemi des arts perfectionnés ? Non, le lecteur judicieux ne me prêtera pas une aussi étranger erreur de raisonnement, il ne tirera pas une conséquence aussi absurde de mes observations. Je sens avec lui si les ébauches imparfaites de l’antiquité excitaient une impression vive, ce n’est pas parce qu’elles étaient imparfaites, mais parce que les arts étaient nouveaux et que leurs productions étonnaient les hommes. Si les ouvrages parfaits frappent moins dans un siècle plus avancé, c’est qu’en parcourant le long intervalle qu’il a fallu franchir pour amener les arts à cet état de perfectionnement, les hommes ont eu le tems de s’accoutumer à leurs productions. Ainsi, si leurs effets sont moins sensibles, ce n’est pas non plus à leur perfection qu’il faut s’en prendre, et je n’entends pas sans doute que l’on gagnât quelque chose à substituer aujourd’hui les tableaux d’un peintre d’enseignes à ceux du Titien. Mais je dirai que nous ferions bien de réformer notre jugement et nos goûts,e td ’apprendre à les respecter l’image du grand homme tracée par un pinceau vulgaire, comme celle qui sort de l’atelier de David ; ou si nous ne nous sentons pas assez de force et de philosophie pour cela, de ne laisser peindre l’homme de bien et le héros que par l’artiste qui excelle dans son art. Il serait louable du moins de prononcer en faveur de la vertu, du génie ou de l’héroïsme, une exclusion que l’orgueil suggéra à Alexandre qui ne trouvait que le ciselet de PyrgoLlièle, le pinceau d’Apelle ou le ciseau de Lysippe, dignes de transmettre ses traits à la postérité. Je dirai sur-tout qu’il serait à souhaiter que l’Art ne s’exerçât que sur des objets dignes de lui-même : moyen qui le rendant à sa dignité, contribuerait beaucoup à ranimer son influence. Mais nous reviendrons sur ce point.

Les pensées du peintre qui s’adressent à l’esprit ou au sentiment, sont tantôt des faits purement historiques, tantôt des vérités morales et philosophiques présentées sous les traits de l’allégorie ou avec le secours de l’exemple, tantôt des sujets destinés à émouvoir Ie spectateur par les divers genres de plaisirs on de sentimens pénibles que leur vue est capable de faire naître. Examinons d’abord ces peintures dans leurs effets sur l’homme privé.

Pour observer ces effets, il faut suivre l’homme dans les diverses occasions ou les productions de la Peinture viennent frapper ses yeux. L’occasion n’est pas indifférente : elle peut ajouter aux sensations, comme elle petit affaiblir celles dont telle autre circonstance aurait doublé la vivacité. Les tableaux étaient moins multipliés chez les Grecs que parmi nous ; les artistes étaient moins nombreux et les moyens de l’Art moins féconds. D’ailleurs les peintures en petit étaient peu en usage ; ce qui le fait présumer, c’est qu’on cite comme une particularité les tableaux de Calliclès qui n’avaient que quelques pouces de dimension . Chez les Romains les petits tableaux furent moins rares. Ce qui contribua encore il faire passer des peintures entre les mains d’un plus grand nombre de personnes, ce fut le genre de portraits dessinés que Varron introduisit ; il ne paraît pas cependant que cet usage se soit fort répandu dans la suite. Au reste ni les Grecs ni les Romains n’eurent la source féconde de la Gravure, pour multiplier les peintures de toute espèce, comme il est arrivé chez les modernes. Nous ne croyons pas devoir tenir le même compte des ouvrages de sculpture qui étaient plus multipliés chez les anciens que parmi nous. Quoique la Sculpture soit aussi une peinture, les effets de l’une et de l’autre diffèrent presque autant que leurs moyens. Il y a beaucoup de naturel dans une statue ou un bas-relief, tout est art dans un tableau ; ceux-là surprennent moins, à raison de leurs formes qui ne sont que copiées, celui-ci étonne par la magie qu’il présente et par le peu d’analogie de ses matériaux avec les objets de la nature. Il suit de ces faits que l’impression que produisait la Peinture chez les anciens dut être plus vive : les observateurs en connaissent la raison ; d’ailleurs on sait que les productions des arts affectent d’autant plus faiblement qu’on est plus éloigné de l’instant de leur naissance, et que, par une étrange fatalité, l’indifférence, comme nous l’avons remarqué, semble être le fruit nécessaire de leur perfectionnement. Nous ne reverrons plus cet enthousiasme que manifestèrent les villes de la Grèce et de l’Etrurie, à moins que l’ignorance ou la barbarie n’étendent de nouveau leur voile funèbre sur la terre, et que de nouveaux Cimabués ne viennent retirer l’Art de dessous les ruines où il aura été enseveli. Faut-il donc proscrire et éteindre les arts pour en ranimer le goût et pour revivifier leur empire ? L’homme se lasse de tout. Les statues lourdes et barbouillées de rouge de l’ancienne Égypte excitèrent plus d’admiration que n’en produit parmi nous la sublime tragédie du Laocoon ; et les épreuves grossières du burin de Baldini causèrent plus de sensation que les productions de Morghem. C’est ainsi que la fleur grêle du printems, qui s’élève sur une terre encore morte et dépouillée, produit plus d’effet sur nous que n’en exerce plus tard le spectacle de la nature dans toute sa fraîcheur.

Les productions de la Peinture se présentent à chaque instant sous nos yeux, sur les places publiques, dans les portefeuilles des amateurs, dans les cabinets, dans les galeries, dans nos vestibules, dans nos appartemens, sur nos meubles et jusque dans nos vêtemens. La tendresse filiale, l’amour, l’amitié, tous les sentimens du cœur trouvent dans les secours de cet art des soulagemens aux peines de l’absence, des moyens de multiplier les jouissances ou de rendre une sorte d’hommage à la personne chérie ; la douleur même y rencontre l’espèce de plaisir qu’elle cherche, celui de se nourrir sans cesse. Le luxe y trouve des ressources nombreuses ; la corruption y cherche avidement des alimens à ses goûts dépravés et ne manque pas de les multiplier avec une funeste profusion.

Mettrons-nous dans la balance, les avantages et les maux que la Peinture peut introduire parmi les hommes ? Dirons-nous que parce qu’elle peut leur devenir funeste en certains cas ils doivent proscrire en général toutes ses œuvres ? Non sans doute. La Peinture, comme tous les arts, comme les biens les plus précieux, peut devenir un instrument dangereux dans les mains de l’homme, parce que l’homme abuse de tout ; mais le mal n’est pas en elle-même ; ce n’est pas la faute de l’Art, c’est celle de l’artiste qui en prostitue l’emploi. Que ne proscrirait-on pas aujourd’hui, s’il fallait condamner tout ce qui a enfanté des abus ? Les plus grands bienfaits de la nature ne sont-ils pas devenus des armes funestes ou de dangereux poisons ? Vérité humiliante pour l’espèce humaine ! L’homme est-il donc destiné à flétrir ou à corrompre tout ce qu’il touche ? Jamais un bien s’offre-t-il à nous sans que le mal ne se présente presque au même instant ? Un usage heureux s’introduit-il dans la société ; l’abus est là qui marche à sa suite : avons-nous fait une découverte utile ; nous nous livrons sur-le-champ à des applications fausses ou à des excès qui en corrompent les effets . La plantation de la vigne a introduit l’ivresse ; l’imprimerie a produit les excès de la presse, les arts ont enfanté le luxe, la chimie a indiqué l’usage des poisons ; les jeux inventés pour procurer quelques délassemens ont détruit le repos des hommes, renversé les fortunes et enfanté tous les crimes ; la science a produit l’orgueil, et celui-ci les écarts les plus funestes de la raison humaine ; la religion a introduit le fanatisme ; l’amour a conduit à la débauche ; l’amour de soi, le père de toutes les vertus, a engendré le froid et dur égoïsme, le vil intérêt, l’avarice…… à quels vices n’a-t-il pas donné le jour ? il n’y a pas jusqu’aux vérités les plus pures de la morale qui n’aient donné lieu aux conséquences les plus absurdes et les plus darigereuses. Combien la vraie philosophie, celle qui s’intéresse de bonne-foi au bonheur des hommes, combien, de son côté, la politique vigilante des législateurs des nations, combien toutes les ressources de la sagesse éclairée et de l’autorité qui commande aux hommes, doivent s’occuper des moyens propres à atténuer les effets des tristes abus qui découlent des mêmes sources d’où peuvent sortir la félicité privée de l’homme et, la prospérité des États ! Il faut en ceci imiter Platon qui, au lieu de bannir les arts de sa république, s’occupe d’en régulariser l’influence et n’en proscrit que ce qui lui paraissant dangereux, ne présente d’ailleurs aucune utilité. Il est souvent plus sage de réformer que de détruire, et il est plus facile de diriger l’influence des choses dont on connaît les effets, que de remplacer ce qu’on a détruit. A quoi bon faire rétrograder l’intelligence et la raison de l’homme, quand on peut tirer parti des conceptions et des œuvres auxquelles elles peuvent s’élever ? La perfectibilité de l’esprit humain est dans la volonté de la nature ; appartient-il à l’homme de lui opposer une barrière ? La nature a voulu qu’il arrivât à une telle hauteur ; est-ce a lui de dire : L’homme ne doit pas remplir sa destination, il faut tromper le vœu de la nature qui a voulu en faire un être supérieur ; sa raison se maintiendra dans son enfance primitive, il doit lui suffire de surpasser de quelques degrés le niveau de l’instinct de la brute ? Tout ce qui peut honorer l’espèce humaine, tout ce qui peut alléger le poids de ses misères et procurer à l’homme de bien des jouissances que la raison et les mœurs avouent, doit être respecté par le législateur. Il doit plus faire encore en faveur de ce qui peut aider ses vues et contribuer à donner aux hommes les impressions les habitudes, les pensées, les goûts et les mœurs conformes au plan de sa législation. Or nous verrons bientôt que la politique peut tirer quelque parti de la Peinture. Voyons auparavant celui qu’en retire l’homme privé.

Les arts qui, dans leurs productions, tendent à imiter la nature dans ses beautés, doivent, suivant les réflexions judicieuses de Sulzer, l’imiter aussi dans les fins qu’elle se propose et dans la manière dont elle dispose de ses moyens pour y parvenir. C’est par l’attrait du beau qu’elle nous attire au bien ; si je pouvais ajouter un trait aux belles images que nous présente à cet égard cet observateur éclairé, je dirais que le beau est chez elle l’étiquette du bon : c’est l’enseigne aimable que cette bonne mère a placée au-devant de tout ce qui peut contribuer à notre conservation et à la plénitude de notre existence. Elle nous mène ainsi vers le bien par un chemin semé de fleurs et nous lui devons une double reconnaissance. La nature n’a point fait de beautés stériles : tout ce qu’elle a produit de grand annonce et recèle une destination conforme à sa physionomie ; et ces beautés n’eussent-elles d’autre but que d’élever l’ame de celui qui les contemple, la nature aurait assez fait. Qui ne sait pas cormbien le spectacle du vrai beau est propre à exalter les pensées de l’homme y à agrandir ses facilités, à l’éloigner de tout ce qui est indigne d’occuper sa raison ou qui tend à l’avilir ? La beauté, dit Mengs, élève l’ame au-dessus de l’humanité. ll faut bien que le beau soit le chemin, qui conduit au bien, puisque c’est celui qu’a pris la nature et que par-tout elle a étalé sous les regards de l’homme, dont elle voulait faire un être sensé et bon, des tableaux dont les variétés ne sont jamais que des beautés nouvelles. Voyez comme elle a relégué loin de lui, dans les rochers, sous les eaux, au fond des bois, les êtres qui, quoique anneaux nécessaires dans la grande chaîne, ne pouvaient procurer à l’homme aucune jouissance immédiate et n’auraient fait que troubler son repos on fatiguer ses regards. Elle a eu une autre attenlion non moins remarquable, celle de donner à chaque objet un caractère extérieur analogue à son essence ; elle a voulu que l’homme ne fût pas trompé par les apparences. Jetez les yeux sur ces plantes funestes dont les livides couleurs et l’odeur fétide annoncent le poison dont elles se nourrissent, et que l’observateur juge au premier coup-d’œil, comme le physionomiste lit sur le visage de l’homme. Voyez les traits que la nature a donnés à la colombe, voyez ceux qu’elle a donnés au tigre. Quelquefois, il est vrai, elle a caché l’épine sous la fleur ; mais ici c’est, une utile leçon qu’elle nous donne. Le hasard ne pouvait que nous préparer une foule de dangers dont mille accidens pouvaient nous cacher la présence ; la nature nous en offre l’emblème et nous avertit par-là de nous tenir sur nos gardes. Au reste, c’est l’histoire de l’homme qu’elle semble lui présenter : nous ne l’avons, hélas ! que trop prouvé ; nous avons appris de la nature la route qui mène au cœur nous avons appris d’elle à exercer un empire puissant sur les facultés de notre semblable, et nous nous servons de cet empire comme d’un moyen de trahison pour verser le poison dans son ame, égarer sa raison et dépraver tous ses goûts.

Si la nature a cherché à captiver l’homme par l’attrait du plaisir, c’est qu’en mère sage elle nous a traités comme des enfans chéris dont elle connaissait toute la faiblesse. L’homme qui veut l’imiter doit donc se proposer les mêmes vues qu’elle ; c’est d’elle qu’il apprend à embellir tout ce qu’il veut offrir aux regards.de ses semblables, et comme elle il ne doit employer ces moyens puissans, mais critiques, que pour entrainer l’homme vers un but utile. Les beaux-arts considérés dans leur essence, tels qu’ils doivent être dans les mains de l’homme, sont donc les vrais enfans de la nature ; et ils se sont livrés à une vaine déclamation, ceux qui ont avancé légèrement que les arts ne sont que les enfans du luxe ; ils en deviennent plutôt les instrumens, lorsqu’on cesse de connaître leur destination et qu’on en détourne le véritable emploi. Il n’est donc point autant philosophique qu’on a pu le croire, ce dédain pour les arts et leurs chefs-d’œuvre, que quelques hommes ont affecté dans les divers âges. Sans doute que si le bien n’avait qu’à se montrer aux hommes pour maitriser leurs facultés et commander leur amour, il faudrait bien se garder de le décorer d’ornemens étrangers ; et l’austère philosophie dicterait alors de sages leçons en préchant aux hommes les maximes d’une extrême simplicité. Mais l’homme institué par la nature ne peut profiter utilement des leçons qui se trouvent en contradiction avec elle. Sa sensibilité, le besoin qu’il a d’être ému, le sentiment de sa faiblesse qui le ramène toujours auprès des objets agréables propres à le distraire, ce besoin du bonheur qui le fait tendre continuellement vers une sorte de bien-être quelconque et auprès de tout ce qui semble lui promettre des jouissances, toutes ces impulsions naturelles sollicitent en faveur de l’homme les mêmes ménagemens et les mêmes moyens de service que la nature bienfaisante a pris à son égard ; et une philosophie sage doit maintenir entre ses préceptes et l’institution naturelle de l’homme, cette harmonie, cette relation absolument nécessaire, pour que l’une puisse exercer utilement son influence sur l’autre et prévenir ou ramener les écarts où elle peut quelque fois conduire.

Cette influence salutaire, les beaux-arts peuvent l’exercer avec succès. « J’ai toujours cru, dit le philosophe de Genève, que le bon n’était que le beau mis en action et qu’une ame bien touchée des charmes de la vertu, doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de beautés ». De cette observation ne peut-on pas induire la proposition réciproque et dire que le sentiment du beau doit nécessairement donner celui du bien ? Si l’un tient essentiellement à l’autre, et que, comme le dit Rousseau, ils aient tous les deux une source commune, l’un peut-il se montrer sans l’autre, ou sans y conduire infailliblement ? Mais comment Rousseau qui sentait ces vérités, a-t-il pu se laisser entraîner si loin dans son indignation contre le vice, en accusant les arts d’être les auteurs des maux dont il a fait une peinture si énergique ? Si le bon dérive du beau, comment celui-ci peut-il être la cause réelle et première du mal ? comment les arts qui procèdent envers l’homme comme la nature elle-même, peuvent-ils être essentiellement des fléaux pour le genre humain ? De grands maux ont accompagné de tout tems la culture des arts, cela n’est que trop vrai ; mais encore une fois, ce sont les hommes qu’il faut en accuser : s’ils ont abusé d’une chose bonne en elle-même, ce n’est pas à cette chose que la philosophie doit s’en prendre.

Comme il serait dangereux pour l’homme de suivre toujours aveuglément l’impulsion du plaisir, vu que sa sensibilité dégénère bientôt en faiblesse, et que la pente qui mène à la dépravation étant excessivement rapide, l’homme n’est plus le maître de s’arrêter dans sa chute, les arts doivent fuir tout ce qui peut égarer le sentiment : ils peuvent, dit Sulzer, devenir des Sirènes dangereuses qui n’attirent l’homme auprès d’elles que pour le perdre. Voilà pourquoi Platon bannit de la musique le mode lydien qui ne lui semble propre qu’à détruire le courage en disposant l’ame à la douleur, et le mode ïonien qui lui paraît capable de la corrompre par sa mollesse, tandis qu’il en conserve deux autres qu’il juge propres à exciter un noble enthousiasme ou une tranquillité douce.

C’est en considérant les beaux-arts sous ce juste milieu, que l’on aperçoit de quelle utilité ils peuvent devenir parmi les hommes. En les conduisant au bien, comme le fait la nature, par l’impulsion la plus douce, et ne leur faisant acheter leur bonheur que par des plaisirs, quelle reconnaissance ne mériteront -ils pas de l’homme sensible et heureux qui leurdevra presque tout ce qu’il goûtera de jouissances pures et de délassement journalier aux peines de la vie ! Ils seront sans cesse à ses yeux des miroirs réfléchissant cet ensemble de beautés harmoniques qui constituent l’ordre fondamental ; ils deviennent le supplément de la nature : en réunissant ses beautés éparses qui auraient pu ne frapper que rarement, ils les mettent en évidence sous les sens du plus grand nombre, et renforcent souvent utilement celles qui n’auraient agi que faiblement sur des organes imparfaits ou peu exercés[1]. En répétant le beau naturel, ils le rendent familier, ils accoutument les ames à ce sentiment, à ce tact qui sait le découvrir par-tout où il est ; ainsi les arts, en formant le goût, mettent peu à peu l’ame dans une telle situation qu’elle ne petit plus supporter des disconvenances sans être choquée par le sentiment qu’elle éprouve de l’absence de l’ordre. Or qu’est-ce que le mal moral, sinon une disconvenance, une faute contre l’ordre fondamental des choses ? Ainsi le goût moral dérive du goût ordinaire, et le sentiment du beau, mène, comme nous l’avons dit, à celui du bien ; l’on ne peut désirer l’un sans souffrir de l’absence de l’autre. Le méchant est un homme dont le sentiment s’est dépravé et qui a cessé de goûter cet ordre naturel et cette harmonie fondamentale qui font l’essence des beautés de tous les genres. D’après ces réflexions, je croirais pouvoir dire que le méchant sera rarement un homme de goût, même en fait des productions de la nature et des arts. La pensée de J. Jacques est profonde, et de quelque côté qu’on étende les observations que l’on peut faire à cet égard, cette vérité réparaît sans cesse et toujours avec une force nouvelle. Combien de secours il a prêté à la cause des beaux-arts par une seule maxime ! il ne s’est pas douté qu’avec deux mots seulement il avait renversé tout le systéme d’accusation qu’il a soutenu si éloquemment contre eux.

Mais, cessons de généraliser nos réflexions sur les arts et considérons les avantages particuliers de la Peinture, sous le double rapport des agrémens et de l’utilité qui en résultent.

Voyez d’abord quelle source féconde de plaisirs elle présente, quelles jouissances précieuses elle peut procurer à chaque instant aux hommes ! La Peinture embellit nos habitations ; elle nous y fait retrouver les beautés de la nature qui nous ont charmés ailleurs et qui nous charment encore par le souvenir ; elle nous retrace ces beaux sites, ces rochers agrestes, ces forêts majestueuses, ces bocages frais qui nous donnèrent par fois de vives émotions, de fortes secousses ou une douce mélancolie. L’image de ces objets réveille les pensées qu’ils inspirèrent et reproduit nos jouissances en y ajoutant un charme de plus, celui qui naît du prodige de l’imitation que nous remercions vivement du bienfait qu’elle nous présente.

La Peinture anime la solitude là plus retirée ; elle réunit sous un même point de vue et au méme instant le spectacle des contrées diverses et des productions les plus lointaines de la nature. Elle porte l’esprit dans des régions nouvelles et expose devant lui le tableau de tous les climats et de toutes les saisons. Elle rassemble à peu de frais les productions variées des trois règnes, et supplée en partie à l’impuissance assez fréquente de mettre la nature elle-même en spectacle aux yeux du curieux ; elle épargne ainsi les voyages ou les transports pénibles, et l’Art offre toujours un second plaisir à côté de celui que donne l’objet imité.

La Peinture évoque le souvenir des tems passés, et l’on revoit avec satisfaction les faits et les personnages dont l’esprit s’est occupé ; on aime à s’associer à tous les tems, à tous les lieux, et faire, pour ainsi dire, par intervalles, quelques visites au genre humain. On parcourt avec intérêt ces monumens divers, ces vestiges des antiques constructions, derniers restes que le tems achève de dévorer, tour ces augustes échantillons des chefs-d’œuvre de nos ancêtres ; et ces copies fussent-elles même peu fidèles, l’imagination, dans ce genre d’objets sur-tout, aime, à se reposer sur quelque chose de visible ; et, pourvu que ce qui frappe les yeux ressemble en quelque chose aux fantômes qu’on s’était formés d’avance, on s’associe de bonne-foi aux monumens que rappellent ces ruines, ou croit avoir vu les œuvres de l’antiquité.

La Peinture est le plus riche des arts de dessin, puisqu’elle copie les productions des autres, ce que ceux-ci ne peuvent faire à son égard ; elle est encore le plus riche, parce qu’elle embrasse un plus grand nombre d’objets et une plus complète intégrité, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans leur imitation ; c’est ce-qui la rend plus propre que les autres arts à former le goût ; elle y concourt puissamment en reproduisant fréquemment et les beautés diverses de la nature en elle-même, et les traits du beau répandus avec profusion sur les chefs-d’œuvre de l’antiquité.

Mais les plaisirs les plus vifs que donne la Peinture, sont ceux qu’elle fait naître lorsqu’elle s’adresse au cœur. Demandez-en compte à ce fils sensible que la nécessité arrache du sein paternel, à celui qu’une vénération religieuse entraîne chaque jour auprès de l’image de ses aïeux et qui y trouve d’abord un attendrissement qui rend plus impérieux ensuite et plus puissant le langage de la vertu que lui prèchent ces portraits respectés. Avec quelles délices un époux vertueux et sensible ne contemple-t-il pas l’image d’une compagne chérie dont il est séparé ! Et si l’on ôtait à l’amant passionné le portrait de la jeune amie dont il cherche sans cesse les traits adorés dans ce miroir bienfaisant, ne serait-ce pas lui ôter plus que la vie ? Et toi, douce amitié ! combien n’as-tu pas de grâces à rendre à cet Art enchanteur qui fait oublier l’absence et satisfait à chaque instant tes vœux ! Tes désirs moins ardens se contentent des jouissances qu’il te procure ; l’image d’un ami te suffit dans le calme qui t’environne, elle remplit avec plus de succès l’intervalle qui vous sépare.

Enfin il n’est pas de jouissances pures que la Peinture ne puisse procurer ; c’est beaucoup dire à son avantage : les plaisirs innocens épurent le cœur, l’habitue d’en goûter tend à la longue à améliorer les mœurs. La Peinture n’est pas toujours muette aux yeux du vulgaire et tous les hommes sont appelés à jouir de ses bienfaits. L’imitation, qui frappe assez généralement tout le monde, donne une sorte de plaisir aux personnes les moins sensibles aux productions des arts. Qui ne sait pas que l’homme des champs, l’agriculteur le plus simple, se réjouit quand il rencontre l’image des instrumens de ses travaux ou des animaux qui sont habituellement sous ses yeux ? Mais il contemple sur-tout avec un vif intérêt le portrait des personnes qu’il aime, et ce plaisir va quelquefois jusqu’à l’enthousiasme. D’autres fois I’image d’un bienfaiteur qui n’est plus fait couler ses larmes en abondance ; les pleurs de la reconnaissance ne coulent pas sans volupté. Or c’est un effet bien salutaire de la peinture, que celui qui renouvelle une des plus douces vertus dans le cœur humain, et qui augmente ainsi la masse du bien parmi les hommes.

Les effets de la Peinture sur l’homme privé ne se bornent donc pas aux jouissances journalières qu’elle lui procure ; l’utilité morale en est souvent un autre fruit plus précieux. Nous venons de citer quelques occasions où cette utilité n’est pas équivoque, nous allons en indiquer d’autres.

L’image des grands hommes, qui ne se présente jamais sans rappeler leurs vertus ou leur génie, peut ranimer l’amour des unes ou exciter une utile admiration de l’autre ; elle peut faire rougir le vice, et par un enthousiasme qui agrandit les facultés de l’âme, développer des forces inconnues et soutenir de longs efforts par une émulation puissante.

Des traits historiques bien choisis, pris dans des circonstances et avec des accessoires analogues aux moyens de l’Art, produisant de grands effets ; ils retraceront avec énergie la vicissitude des événemens, l’inconstance de la fortune. Qui ne sentira pas toute l’incertitude de la vie humaine à la vue de la mort d’Eschyle, cette mort fût-elle même qu’allégorique ? La Peinture peut offrir sans cesse aux yeux du Sybarite les misères de l’humanité, et à force de l’importuner par l’image des maux qui sont aussi près le lui que du dernier indigent, jeter peut-être dans son ame quelques semences utiles de réflexion. Elle peut montrer à l’homme toute sa faiblesse ; elle peut l’épouvanter par le spectacle des douleurs qui le menacent. Elle peut lui présenter les funestes effets des passions qui égarent la raison et des vices qui la dégradent. Que ne peut pas sur une ame capable de sentir, le tableau du vice dans toute sa laideur ? l’effet en ser bien plus assuré que celui du discours le plus éloquent ; il est plus facile d’ébranler l’imagination que l’esprit, et l’œil offre le chemin le plus court pour arriver à l’ame. « Maîtres, dit J. Jacques, peu de discours ; donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûrs de leurs effets  ». Rappelons-nous celui qu’il nous rapporte de ce jeune homme introduit par son père dans un hôpital de débauchés livrés à d’infames maladies et aux plus affreuses douleurs, et qui se souvint de la leçon toute sa vie. C’est ainsi qu’en agissaient les Spartiates qui enivraient des Ilotes et les jetaient sous les yeux de la jeunesse.

Si la Peinture ne présente pas le vice en action réelle, c’est un bienfait de plus que nous lui devons : elle répète des scènes qui pourraient ne pas frapper souvent les regards, dont on ne saurait trop désirer la rareté, mais qu’on ne saurait trop rappeler aux hommes. Elle multiplie l’image des douleurs et celle des crimes, sans augmenter la masse des maux sur la terre, et les fait servir utilement à l’humanité et à la vertu, sans que la nature ou la raison aient à gémir sur l’exemple même.

Un spectacle inattendu, en donnant à l’ame une secousse imprévue, peut y jeter quelquefois tout-à-coup le germe de la vertu. Pourquoi ne verrions-nous pas se répéter l’influence de l’image de Palémon ? Mais si vous voulez qu’en général vos tableaux exercent un effet puissant sur l’ame des spectateurs, mettez-y en action l’espèce d’ébranlement et de sensations que vous voulez produire ; choisissez vos personnages dans la classe d’hommes que vous avez en vue, et affectez-les de la même manière que vous voulez affecter ceux-ci : c’es-à-dire, au lieu de ne présenter, par exemple, que le châtiment du crime, placez auprès de ce spectacle le crime lui-même dans l’épouvante ; le scélérat sera ébranlé par l’effroi de son semblable, vous aurez établi ainsi une espéce de conducteur qui transmettra l’ébranlement dans son âme, et vous aborderez cette ame par le seul point peut-être où elle soit accessible. Je pourrais développer cette idée qui me paraît très-importante, l’appliquer à tous les genres d’effets que se promet la Peinture, et l’appuyer d’une foule d’exemples tirés de l’expérience de tous les jours ; mais le lecteur m’entend et je dois lui épargner ce qu’il saura voir lui-même. Poursuivons notre objet. En présentant l’image de ces aspects sombres et sauvages, de ces sites imposans par le caractère de grandeur, d’aspérité, et de désordre qu’ils déploient, des scènes terribles et des grandes catastrophes de la nature, enfin de tous ces objets capables de maîtriser toutes les facultés de l’homme, et de lui faire sentir vivement sa dépendance, la Peinture peut remplir ainsi l’ame d’une terreur salutaire, lui donner des pensées profondes et anéantir en elle le sentiment des petites choses.

D’autres fois, en saisissant la nature là où elle se pare de beautés d’un genre plus doux, là où elle brille de toute son harmonie et de tous ses charmes, l’Art ramènera l’homme auprès d’elle et aux plaisirs de l’innocence qu’elle seule peut faire goûter. Quelques scènes choisies parmi ces hommes simples, exempts de vices et de remors et se livrant à des jouissances pures dont la nature champêtre accroît les délices, pourront produire à cet égard les plus heureux effets. Dubos a cessé de lire dans le cœur de l’homme, quand il a avancé cette étrange assertion, « qu’il n’est rien dans l’action d’une fête de village qui puisse nous émouvoir  ».

La nature, dans toutes ses œuvres, dans tous ses tableaux, dans tous les détails du grand théâtre où elle étale ses merveilles, donne sans cesse des leçons à l’homme, et celui qui lit journellement dans ce beau livre toujours ouvert, toujours intelligible, méprise trop le vice pour s’y laisser entraîner, et ne connaît que de nom ces passions dangereuses qui subjuguent l’ame ou ces vices honteux qui la corrompent. Or la Peinture peut répéter presque toutes les leçons de la nature ; elle fait plus : elle les fait entendre là où la nature ne peut les donner elle-même ; elle les répète au sein des villes, dans les prisons où nous enfoncent le tracas des affaires et les soins de la vie ; elle les porte dans les palais du riche, et va y arracher des soupirs ; elle y présente le repos et le bonheur attachés à la vie simple de l’homme libre et retiré, et appesantit sur la tête de leurs hôtes malheureux le poids accablant de l’espèce d’existence à laquelle ils se sont condamnés. Elle leur montre la nature dans un aimable désordre à côté des écarts sompteux auxquels l’opulence s’est livrée et effaçant avec ses modestes attraits toute la vaine symétrie que le luxe a imaginée. Ce rapprochement force l’homme à goûter des beautés simples et à reconnaître la vanité de ce qui l’entoure. Ce genre de contraste ne se fait jamais mieux sentir qu’en Peinture ; le tableau du plus beau jardin n’inspire aucun intérêt à côté du plus simple paysage. Ainsi l’art dirige ses effets contre les ouvrages de l’art même, pour ramener l’homme auprès de la nature. celui dont nous nous occupons, qui, comme les autres, est l’enfant de cette nature, n’agit pas ici en fils ingrat ; c’est un hommage qu’il fait rendre à celle dont il tient lui-même tout son mérite. Et remarquez que c’est là la seule circonstance où la Peinture soit un miroir fidelle des beautés, du mérite ou de la médiocrité des formes, puisqu’en tout autre cas elle embellit les objets les plus indifférens, lorsqu’ils sont pris dans la nature ou que du moins ils ne sont pas en contradiction avec elle.

Si je parlais maintenant des avantages que présente la Peinture, des usages même indispensables auxquels on l’emploie dans toutes les sciences physiques, dans l’histoire de la nature, la théorie des arts, les récits des voyageurs, ceux des historiens, non-seulement pour le service de telle génération qui passe, mais pour transmettre à la postérité le dépôt général des connaissances humaines et des arts utiles, dépôt magnifique qui, comme nous l’avons dit, rend l’homme riche toutes les pensées et de toutes les découvertes de l’espèce entière, j’entreprendrais un tableau dont les détails multipliés passeraient de beaucoup les bornes que nous devons nous proposer ici. Je ne qu’indiquer les principaux avantages, d’un art dont l’emploi si répandu peut tout embellir et multiplier autour de l’homme les charmes de l’existence : art sublime, qui fait le plus grand honneur au génie humain, qui réveille l’attention et excite l’intérêt de tous les siècles et de tous les peuples, de l’homme de la nature comme de l’homme policé, de l’enfant comme de l’homme fait qui raisonne sur ses sensations : art précieux, qui peut faire quelque chose pour le bonheur de l’homme et contribuer à le rendre meilleur.

J’ai beaucoup omis sans doute des avantages qui peuvent être le fruit de ce bel art ; mais il n’est pas aisé de tout dire, et j’en ai assez dit pour ceux qui connaissent ces avantages et les apprécient ; j’en ai encore assez dit pour les ennemis des arts, qu’une plus longue énumération ne convaincrait pas mieux.

Si la Peinture, comme d’autres branches du génie on de l’industrie de l’homme, a plus d’une fois été placée au rang des choses inutiles, ce n’a pu être que d’après les abus qu’en font journellement ces artistes glacés qui méconnaissant la vraie destination des arts, et incapables de la concevoir et de s’élever jusqu’à elle, ne font des tableaux que pour faire de la penture. Ces productions oiseuses, que les hommes bornés ne manquent jamais de confondre avec l’Art lui-même, ressemblent à ces plantes inutiles qui se multiplient de toute part auprès des autres dans un jardin négligé. Cet abus qui, malheureusement, n’est pas le plus à craindre, devrait sans doute être réformé dans les arts comme dans les lettres ; ce serait un hommage rendu au génie et à la raison. « Je ne voudrais pas, dit un célèbre Anglais, que la presse, cette source publique de la renommée, fût ouverte à l’esprit seul, s’il n’apporte pour tout mérite qu’une beauté stérile, et s’il n’a d’autre but en fixant son image sur le papier, que d’y contempler, épris de lui-même, ses vains agrémens et ses charmes inutiles  ». Mais il se présente un reproche plus important, celui des dangers et des conséquences funestes qui suivent la culture des arts d’imitation. Celui-ci, je l’avoue avec amertume, ne me paraît, hélas ! que trop fondé. Il tient de trop près à la question morale et politique que j’examine, et j’ai trop à cœur les intérêts des mœurs et de la vertu, ces seuls fondement de la félicité humaine et de la durée des empires, pour ne pas entrer ici dans quelques détails. Je dirai la vérité toute entière et je la dirai avec courage ; quel est l’écrivain assez lâche qui peut caresser les vices et la dépravation des hommes et ménager les ennemis des mœurs ? L’indignation de l’homme de bien s’enflamme d’elle-méme contre les corrupteurs de l’innocence qui dépravent les générations entières et versent à grands flots leur poison dans la société ; or l’indignation de la vertu ne compose jamais avec le crime.

Observons d’abord combien les passions de l’homme s’allument facilement ; son cœur est un bûcher qu’une étincelle embrase quelquefois sur-le-champ. La jeunesse est un instant de crise où les passions fermentent sur-tout avec plus de violence ; c’est une fièvre inflammatoire dont la plupart des circonstances extérieures sont propres à aggraver le caractère. Les désirs germent et se développent avec une promptitude accélérée à chaque instant par une foule d’objets qui frappent les yeux du jeune homme ; chaque occasion nouvelle augmente son agitation et son inquiétude. Il trouve dans les livres et dans les productions des arts de quoi satisfaire l’avide curiosité qui le poursuit ; il cherche à déchirer le voile qui l’importune et à envisager librement ce que les circonstances journalières ne lui montrent pas assez à découvert. C’est alors que les romans, la peinture et la sculpture secondent puissamment son imagination.

Je consulte les productions trop ordinaires des écrivains et des artistes, et je frémis à la vue des maux qu’elles préparent. Il n’est pas même besoin de porter d’abord les yeux sur celles qui partent d’une main coupable, pour apercevoir les dangers sans nombre qui menacent l’innocence et la faiblesse, et les traits enflammée qui vont attiser les passions. L’une des Muses de Praxitèle n’excita-t-elle pas une sorte de désirs violens chez un chevalier romain ? Un Amour de cet artiste produisit le même effet sur des filles de Rhodes. On sait qu’un jeune homme devint amoureux d’une Vénus que possédaient les habitans de Gnide : Venus autem alia, dit Clément d’Alexandrie, erat in Cnido lapis, et erat pulchra ; alius eam amavit et cum lapide Veneris habet consuetudinem….. Tantùm ars valuit, ajoute-t-il, ad decipiendum, quae homines amori deditos illexit iis barathrum . Cet auteur rapporte qu’une peinture exerça le même pouvoir sur un autre jeune homme. Un connaît l’histoire de celui qui se laissa enfermer dans un temple pour assouvir une passion de ce genre, et le délire de ce jeune Athénien qui n’ayant pu obtenir d’acheter une statue qu’on admirait au Prytanée, dont il était devenu passionné, lui fit un sacrifice et se donna la mort à ses pieds…… Pères de famille ! tremblez au récit de ces exemples qui ne sont point aussi éloignés de nous que vous pourriez le penser ! Je rougirais d’en rapporter ici quelques uns qui ne seraient que trop propres à prouver que les modernes, en fait d’excès, ne le cèdent pas aux anciens. Je me contenterai de dire que j’ai été plus d’une fois témoin de l’agitation excessive que produisaient sur de jeunes personnes des peintures faites avec beaucoup de vérité et de fraîcheur, quoique d’ailleurs très réservées. Qui n’a pas été dans le cas de faire fréquemment la même observation ? Le pouvoir de l’imitation sur une imagination échauffée n’est pas une chimère ; il est telle situation de l’ame et telle agitation des sens, où les ouvrages de l’Art cessent d’être une pure imitation aux yeux de ceux qui les contemplent ; on ne voit ni l’ouvrage ni l’artiste, on n’est frappé que de l’objet représenté : l’imagination est trop occupée pour que l’Art ait sur elle la moindre prise.

Mais que dirai-je de ces peintures obscènes qui présentent aux yeux d’une jeunesse avide et passionnée tous les écarts de la dépravation ; tout ce qu’une imagination déréglée peut concevoir de plus lascif ? quels funestes effets ne produiront pas sur elle ces objets dangereux ! ils jetteront dans tous les sens une effervescence et un embrasement que rien ne pourra, plus éteindre : l’impression profonde qu’ils auront faite étendra ses effets sûr le reste de la vie. Il faut connaître tout ce que l’agitation des sens soulevés avec fureur a d’impérieux sur toutes les facultés de l’homme, pour sentir combien il est difficile d’opposer ensuite des digues à ce torrent une fois déchainé. Et que deviendra l’innocence à la vue de ces images qui ont jeté le poison avec la rapidité de l’éclair, avant même que l’attention ait eu le tems de se développer ? les livres ont fait sans doute beaucoup plus de mal aux mœurs ; mais combien les peintures dont nous parlons produisent un effet plus prompt et plus assuré ! le livre peut rester fermé, les traits empoisonnés qu’il contient n’en jaillissent qu’a la lecture, et il faut du tems pour lire. Mais une peinture frappe les yeux d’elle-même, elle présente à la fois et dans un instant tout le poison qu’elle peut verser dans le cœur ; elle saisit les sens indépendamment de la volonté et avec ces puissans instruments, elle a bientôt achevé son ouvrage. Un regard, même involontaire, en attire toujours un autre, et qui ne résiste pas est déjà vaincu. La vue frappée par les objets, dit Plutarque, ne peut s’empêcher de voir tout ce qui s’offre à elle, utile ou inutile, bon ou mauvais ; mais il n’en est pas ainsi de l’esprit, dont on se sert à sa volonté . D’ailleurs, dans les livres, la corruption est quelquefois masquée sous des équivoques qui échappent à l’innocence ; mais dans la Peinture, il n’y a pas d’équivoque.

C’est peut-être une question à résoudre de savoir quels sont ceux qui peuvent faire le plus de mal aux mœurs, des peintres dépravée qui prostituent leur pinceau, ou des écrivains dont la plume corrompue distille le venin de leur imagination. Les derniers ont sans contredit multiplié les productions des autres, et ces productions en sont devenues susceptibles d’une influence bien plus puissante par leur application aux écrits qu’elles accompagnent ; ainsi les unes et les autres se prêtent un funeste secours pour corrompre et dégrader le cœur humain et se disputent l’horrible gloire du succès !….. Sans les infames sonnets de l’Arétin, les gravures obscènes de Marc-Antoine n’auraient pas paru, ou les productions arbitraires de l’imagination de cet artiste ou du peintre qui les lui aurait fournies, eussent été moins célébres et moins recherchées.

C’est à cette foule d’écrits pervers dont nous sommes inondés, que nous devons la plus grande partie de ces compositions scandaleuses qui se multiplient aujourd’hui dans tous les genres de peinture, comme nous devons tous nos tableaux mythologiques aux rêveries des poëtes. Les écrivains présentent les sujets sous mille formes et développent aux artistes des compositions nombreuses auxquelles ceux-ci donnent un corps ; c’est ainsi que pour en rendre l’effet plus universel et plus assuré, ces derniers les traduisent pour les sens les plus faciles à aborder, et préparent un poison propre à attaquer, pour ainsi dire, l’ame sur plusieurs points à la fois et à accélérer sa défaite. Tous les moyens de l’Art sont employés pour parvenir à ce but affreux avec plus de célérité. La miniature, en rendant portatifs instrumens de la corruption, ménage ainsi une attaque continue de tous les lieux et de tous les instans. La Gravure dont les anciens n’ont pas connu les avantages, mais dont ils ont aussi ignoré les funestes abus, la Gravure centuple les productions d’un coupable crayon et fournit au libertin les moyens de tapisser ses cabinets des objets favoris dont il aime à repaître sans cesse son imagination, et qui servent ainsi à nourrir habituellement le feu qui le consume et la débauche qui l’abrutit.

O vous ! artistes ou écrivains qui transmettez sur le papier, sur la toile ou sur le marbre les abominables conceptions qu’enfante votre imagination corrompue, avez-vous calculé la mesure de maux que vous allez verser dans la société ? Quel démon vous inspire ce funeste délire ? Vous trouvez donc une sorte de jouissance à entrainer le plus grand nombre possible de vos semblables dans la fange où vous vous traînez ? votre espoir est donc de concourir à dépraver, s’il se peut, le genre humain tout entier, et à faire disparaître l’innocence de dessus la terre ? vous avez donc souri à l’aspect des générations futures perdues de vices et de corruption par la contagion que vous soufflez vers elles ?…. Malheureux ! je vous compare au scélérat qui attend le tranquille voyageur sur sa route, et lui enfonce impitoyablement un poignard dans le sein ; à cet homme lâche et cruel qui prépare dans l’ombre une vengeance secrète, et choisit du fer ou du poison ce qui peut le mieux servir ses noirs projets ; je vous compare à toutes les espèces de monstres que le tems a produits pour le malheur des hommes, et par-tout je ne trouve que des crimes au-dessous des vôtres. Celui qui déchire le sein de son frère, qui désole une famille, qui brûle la maison de son voisin, ne commet qu’un forfait individuel ; les vôtres se perpétuent et se renouvellent à chaque instant : ils étendent leurs effets sur les générations successives. Les scélérats ordinaires n’attaquent que l’individu, et vous attaquez l’espèce entière.

Hommes vertueux et éloquens ! vous qui pouvez faire entendre parmi nous une voix puissante et terrible, appelez sur ces êtres coupables la malédiction de vos contemporains et des tems à venir ; élevez votre voix contre les ennemis de la morale et des vertus, faites-la retentir dans tous les siècles, et que vos cris et vos plaintes amères portent jusqu’à nos derniers neveux, à côté des productions du crime, toute l’indignation de la vertu qui s’éleva contre elles !… Eh quoi ! tant de plumes corrompues célèbrent les vices les plus affreux et les embellissent ! tant d’écrivains consacrent la perversité des mœur, ridiculisent l’innocence ou la séduisent ! et si peu de voix s’élèvent en faveur de la raison et de la vertu ! je promène mes regards sur les champs de la littérature et des arts, et par-tout je rencontre des sujets d’amertume et de douleur : les plus grands génies des nations ont payé leur tribut à la corruption de leur siècle et ont préparé celle des siècles suivans….. Non on ne peut calculer tout le mal que peut faire dans la société un grand nom à côté de la licence, semblable à ces divinités remplies de vices, que Platon accuse de ne présenter aux hommes que de grands excès justifiés par de grands exemples. Si les productions des hommes célébres servent à étayer puissamment le crime par l’appui qu’elles lui prêtent et la séduction dont elles l’entourent, il est un ordre inférieur d’écrivains qui ne produisent pas des maux moins funestes, parce que leurs œuvres étant à la portée d’un plus grand nombre de lecteurs, et se trouvant d’ailleurs plus multipliées, elles versent le poison en plus grande abondance et sur une surface plus étendue. Je ne parle pas même ici des auteurs de ces livres affreux où l’obscenité est exposée dans toute sa laideur, et dont je rougirais de prononcer seulement les titres ; je n’indiquerai que ces nombreux éditeurs de romans licencieux ou ridicules, qui, à la fois, corrompent le goût, aliènent la raison et dépravent le cœur. Ces romans, en accoutumant l’esprit au merveilleux des aventures, à de vaines futilités, à des riens renouvelés sous mille formes, rendent insipide toute lecture sérieuse ; en présentant sans cesse des personnages pris hors de la nature inconnue à leurs auteurs, ils donnent une fausse idée du monde et des choses et accoutument à ne chercher que des chimères. En parlant sans cesse à l’imagination, ils éteignent les facultés de l’esprit ; en remuant les sens à chaque instant, ils développent toute la fureur des passions ; en présentant le vice sous des couleurs agréables, ils le font aimer et accoutument à persifler les mœurs et toutes les vertus sociales. Les romans n’ont-ils pas été le dépôt de toutes les maximes licencieuses des auteurs dépravés ? n’en a-t-on pas fait des tableaux de la débauche en action ? Un auteur célèbre a dit : « Il faut des spectacles dans les grandes villes et des romans chez les peuples corrompus  ». Les romans ont d’abord préparé la corruption ; faut-il donc augmenter le mal par la cause du mal même ? ou faut-il employer cette cause pour détruire son propre effet ? Dans ce dernier cas, quel siècle eut jamais plus besoin de romans que le nôtre ?…. Ecrivains sensibles qui avez conservé une ame pure et qui voudriez faire germer la vertu dans tous les cœurs, écrivez donc des romans et faites comme ces médecins habiles qui savent tirer parti des poisons les plus actifs en faveur de la santé de l’homme. Assez long-tems on a abusé du bien pour produire le mal, qu’au moins une fois les instrumens du crime deviennent, entre les mains des hommes, ceux de la vertu, et que les romans guérissent les plaies affreuses qu’ils ont faites aux mœurs, comme la peau de ces animaux malfaisans, qui arrête l’effet du venin mortel qu’ils viennent de répandre. Ainsi prenant vos semblables par leurs propres faiblesses, et sacrifiant en apparence aux futilités de votre siècle, vous combattrez les vices des hommes par leurs vices mêmes.

Le philosophe qui s’intéresse à la cause des mœurs ne doit consulter que son zèle, rien ne doit l’arréter dans sa louable et pénible mission. Eh ! qu’importe au sage le dédain des sots ou des rnéchans ? J’avoue qu’il est peu de fruit sans doute à attendre des leçons de vertu que l’homme de bien cherche à jeter dans la société ; mais les générations se succèdent, les hommes vertueux de tous les siècles applaudiront à ses efforts, et ne fit-il qu’un prosélyte à la vertu, il aura honoré sa carrière. Si les hommes sont sourds à la voix de la raison, il gémira sans doute, mais il aura rempli son devoir et il ne trouvera pas moins dans le suffrage de sa conscience la récompense qu’il aura méritée.

Et vous, jeunes gens, sur qui la génération actuelle aimerait à mettre ses espérances, mais en qui elle ne trouve que des sujets d'inquiétude et de douleur, essayez d'envisager l'état de dégénération où vous vous êtes plongés au premier développement de vos facultés naturelles ; jetez les yeux avec attention sur les objets déplorables qui vous occupent et sur la sphère où vous vous traînez. Ce premier essai de la réflexion vous fera rougir, ce sera un premier pas vers la raison qui doit vous éclairer. Quittez les lectures dangereuses qui vous séduisent et ne vous donnent pas même les faux plaisirs qu’elles vous promettent. Ces livres qui vous trompent, sont des serpens dont vous n’apercevez pas la cruelle piqûre, mais un jour elle se fera sentir ! Repoussez ces leçons affreuses du vice et de la corruption qui ne vous préparent que des tourmens et des remords. Vous croyez jouir : vous courez après des fantômes qui se jouent de votre faiblesse. Vous vous repaissez des songes d’autrui, vous vous jetez dans les détails de mille aventures chimériques qui vous étourdissent, vous dévorez des volumes ; et que vous reste-t-il de ce ridicule emploi d’un tems précieux qui ne reviendra plus ? Votre raison s’égare, votre tête se dérange, vos sens s’enflamment, vous perdez votre innocence et vous allez peut-être vous jeter dans les derniers excès de la débauche ! Mais ce qui du moins sera le ftuit assuré de ces lectures qui remplissent vos plus beaux jours, c’est que votre esprit, loin de se cultiver, s’étouffe pour toujours ; les facultés que la nature vous avait données resteront dans l’état de nullité où vous les retenez, et vous ne cueillez pour l’avenir que des épines qui vous déchireront le cœur. Le tems de l’instruction et du perfectionnement de l’homme sera passé pour vous, et il ne vous restera que le vide affreux que vous aurez creusé sous vos pas. O jeunes gens ! connaissez mieux la route du bonheur ! déchirez le voile qui couvre vos yeux et pénétrez-vous de la dignité de l’homme ; cherchez des jouissances que le remords ne trouble jamais et qui puissent dans chaque âge vous faire goûter les mêmes douceurs. Brisez ces hochets ridicules qui vous amusent ; élevez-vous au-dessus des riens qui vous séduisent, et reconnaissez enfin toute la petitesse du rôle auquel vous vous destinez.

Un jour vos semblables chercheront en vous des hommes, vos enfans chercheront des pères et la patrie des citoyens. Combien vous serez méprisables de n’avoir à offrir aux uns que des êtres dégénérés et l’exemple scandaleux du crime ! à ceuxlà que de coupables modèles propres à perpétuer dans leurs descendans leur vices et leur dépravation, et à celle-ci qu’un fardeau odieux et déshonorant !

Jeunes gens ! entendez ma voix ! voyez devant vous la carrière brillante des arts et de l’instruction ! voyez le grand livre de la nature où chaque page vous promet un plaisir nouveau ! Ah, c’est ici que l’on trouve des jouissances pures et toujours complètes ! c’est ici que la volupté est sans mélange ! Je voudrais pouvoir vous apprendre quels sont les plaisirs que donnent l’étude et les mœurs ! La culture des arts jettera des fleurs sur tous les instans de votre vie ; l’étude de la nature et des merveilles innombrables qu’elle offrira à vos regards vous donnera une riche moisson de connaissances utiles qui animeront l’univers sous vos yeux et vous feront trouver de l’intérêt dans tout ce qui se présentera à vous. Votre vue s’étendra, vos pensées s’agrandiront, votre ame s’élèvera, et alors seulement vous apprendez ce que c’est que d’être homme. A mesure que votre œil mesurera l’étendue de l’horizon nouveau que vous aurez découvert, vous vous apercevrez de la briéveté de la vie et vous sentirez vivement tout le prix du tems que vous dépensez aujourd’hui avec tant de légèreté. La culture des sciences dévelopera peut-être en vous de grands talens dont vous alliez étouffer le germe ; et vous élèvera jusqu’au niveau des hommes célèbres que leur génie a immortalisés ; du moins elle vous donnera les moyens, de remplir par-tout un poste honorable et de servir utilement votre patrie. Songez que vous devez à la société le tribut de vos facultés et que la patrie a le droit de vous demander compte de votre existence.

Pour vous qui aimez à vivre dans le monde et au sein des cercles nombreux que vous parcourez, au lieu de cette écorce légère qui n’en impose qu’à des sots, portez-y des talens réels, des connaissances certaines, et vous pourrez vous applaudir des suffrages que vous y rencontrerez ; et quand la nécessité ou les les circonstances vous rendront à vousêmes, vous trouverez encore dans la solitude de quoi vous suffire, et par-tout vous porterez avec vous un fonds précieux que le tems ne pourra vous ôter.

On trouve dans le code de toutes les nations des lois qui punissent les attentats contre les gouvernemens, on en trouve qui veillent à la sûreté particulière ; les législateurs des peuples ont tout fait pour l’intérêt matériel des hommes, ils n’ont rien fait pour les mœurs. Quel est celui qui attaque les bases fondamentales des empires ? quel est le véritable ennemi du bonheur social ? N’est-ce pas celui dont la plume corrompue, dont le crayon ou le ciseau égaré préparent un poison funeste destiné à couler dans toutes les branches du corps politique et à le dépraver dans toutes ses parties ? celui qui éteint les vertus actuelles ou qui étouffe le germe des vertus naissantes au moment de leur développement ? celui qui renverse tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes et leur apprend à fouler aux pieds leurs devoirs ? celui qui porte le sommeil d’une lâche volupté dans des ames dont les élans vigoureux eussent été capables des plus grandes choses ? celui-là enfin qui ne respecte rien et qui bouleverse toutes les notions d’ordre, de justice et de vrai bonheur ? On a dit que les mœurs sont la première richesse des États ; n’aurait-on énoncé qu’une vaine maxime ? et serait-il vrai qu’iI importe peu pour la prospérité d’un empire, qu’il n’y ait ni foi publique ni aucune espèce de probité parmi les citoyens ? Est-il indifférent pour le bien général ou pour le bonheur privé des hommes, que la porte soit ouverte à tous les excès et que toutes les vertus sociales soient avilies ? Croirai-je qu’il faut chercher la vraie gloire et l’image de la prospérité des nations dans l’existence éphémère d’un peuple de Sybarites au corps enervé et à l’ame corrompue, plutôt que chez un peuple de sages et de héros ? Croirai-je que j’ai reçu tout ce que j’ai droit d’attendre de la société avec laquelle j’ai contracté, lorsque mon voisin ne pourra, il est vrai, me couper la gorge, mais qu’il pourra impunément séduire mon épouse ou déshonorer ma fille ? Où est d’ailleurs la garantie de la sûreté publique et de la force des lois, quand on a appris à tout mépriser ? où est l’homme politique, quand l’homme moral n’existe plus ? et qu’est-ce donc que le citoyen, si ce ne doit être un homme ?….

Mais quoi ! faudra-t-il enchaîner la plume et le pinceau et leur prescrire les sujets de leurs choix ? l’imagination et le talent, comme la pensée, ne s’éteindront-ils pas dans les entraves qu’on leur opposera ? Eh ! il s’agit bien de talent et de génie quand on hasarde la perte irréparable des mœurs et que l’on joue le bonheur des hommes ! Est-ce donc sur le mérite d’un livre, d’une statue ou d’un tableau que reposent les fondemens des États et le sort des citoyens ?….. Mais non, un frein salutaire n’étouffe pas le génie, qui n’est capable que de grandes choses. Quel est l’artiste animé de ce feu divin, qui dédaignera les objets sublimes de son art et qui chancellera dans sa belle et vaste carrière, parce qu’il sera défendu aux imitateurs de s’abaisser à de viles productions ? Cette défense ne le concerna jamais, son propre génie la lui a faite depuis long-tems ; elle ne s’adresse qu’au talent médiocre ou au délire d’une imagination égarée, et l’un et l’autre n’ont que trop besoin de régulateur.

La liberté civile de chaque citoyen ; a pour limite naturelle l’intérêt de chacun des membres de la société ; l’exercice de cette liberté doit s’arrêter là où commence le préjudice de ces membres ou de quelqu’un d’entre eux. Ce terme, que posent le pacte social et les lois fut-il jamais regardé comme une vexation, comme une entrave attentatoire aux droits naturels du citoyen ? n’en est-il pas au contraire le plus ferme appui et la garantie la plus évidente ? N’est-ce pas pour ma propre sûreté qu’il m’est défendu d’attenter à celle de mon voisin ? et si je pouvais troubler son existence, n’aurait-il pas le même droit à mon égard ? Le premier qui se soulève contre son semblable ne se soulève-t-il pas contre la société entière, et tous les membres ne trouvent-ils pas en lui un ennemi commun ? La liberté individuelle qui n’aurait pas de bornes serait donc une monstruosité ; elle ne peut se concevoir un seul instant, c’est l’image de l’affreux chaos. Cette théorie simple et claire de la liberté de l’homme social, sentie et développée par tous les publicistes, doit s’appliquer avec rigueur à chacune des branches de la liberté civile en exercice. On a souvent comparé la liberté de la presse, à laquelle j’assimile celle des arts, à ces armes dont les hommes peuvent abuser et dont les lois néanmoins ne proscrivent pas l’usage. Les lois ont raison quant au géméral ; mais que dirait-on de ces lois, si, parce qu’elles permettent le port de ces armes, elles ne punissaient pas l’assassin qui s’en serait servi pour égorger son frère ? Non, les lois ne doivent pas limiter la carrière des lettres et des arts, mais elles doivent frapper l’ennemi des mœurs qui abuse de son talent pour détruire la morale publique ; elles ne doivent pas guider froidement le pinceau de l’artiste, mais le lui arracher des mains quand il le prostitue.

Les arts appartiennent au législateur, il doit les conserver à leur noble destination ; il doit veiller à ce qu’une main perfide ne se serve de leurs attraits, comme d’un parfum séduisant, pour couvrir un breuvage empoisonné. Sulzer qui, pour la gloire des beaux-arts, et pour arrêter leur dégénération, voudrait que les artistes fissent preuve de génie et de talent, voudrait encore qu’ils fissent preuve de leur jugement et de la droiture de leurs intentions. Je ne trouve rien de mieux vu ; c’est ainsi que pour prévenir les funestes effets d’une éloquence insidieuse, les réglemens de Solon ordonnaient que tout homme qui se dévouait au ministère de la parole dans la tribune publique, subirait avant tout un examen sur sa conduite ; c’était à la probité, comme on l’a dit, à servir de caution au talent. Pourquoi ne verrions-nous pas revivre parmi nous des lois aussi sages que tant d’abus semblent commander, sur-tout dans l’exercice des arts et de tout ce qui a sur l’homme un puissant empire ? Puissent les législateurs, se proposant enfin le vrai bonheur et le perfectionnement de l’homme social, travailler utilement à la restauration des mœurs et à l’extirpation de toutes les sources empoisonnées qui versent dans la société un venin corrupteur tendant à tout dépraver, et à saper avec force les fondemens des États !

Si cessant de considérer la dégénération des arts sous le rapport des mœurs, et dans les conséquences funestes qui en dérivent nécessairement, nous ne nous attachons qu’à les envisager sous le rapport du goût, nous sentirons que la politique soit encore, sous ce nouveau point de vue, mettre la plus grande importance à prévenir leur dégradation, puisque la dignité des arts, la beauté, l’élégance de leurs productions, peuvent devenir de vrais objets de spéculation Nous sentirons que des arts, dans leur prospérité, répandent sur tous les ouvrages susceptibles de proportion, d’élégance et d’agrément dans les formes, ce goût qui les fait rechercher avec empressement ; et qu’ainsi les arts étendent alors l’influence la plus salutaire sur une foule de branches importantes de commerce avec l’étranger. Nous sentirons aussi tout le mal que peut faire un seul artiste, qui, à l’aide d’une nouveauté bizarre, s’empare d’une sorte de considération, se constitue l’arbitre et le directeur du goût national et fait courir après des frivolités. Chez un peuple naturellement avide du nouveau, iI sera facile à un tel homme d’usurper une grande influence et de diriger le style universel. Dès-lors le mauvais goût gagne de proche en proche, et toutes les productions des artistes reçoivent l’empreinte rétrécie des idées qui sont en vogue ; dès-lors tout dégénère, et il est difficile de calculer jusqu’où peuvent s’étendre les effets d’une fatale nouveauté. Non-seulement tous, les arts s’en ressentent, mais en portant le sentiment loin de la nature et des règles fondamentales d’ordre et d’harmonie, elle tend à donner aux hommes des idées fausses, dans tous les genres. Or on a vu plus d’un exemple de ces hommes dont je parle et des révolutions qu’ils opèrent dans le goût général. Alors l’étranger, qui n’a pas suivi la même impulsion, s’aperçoit de cette dégénération, il cesse de rechercher qui faisait autrefois l’objet de ses désirs, et qu’il payait chèrement, lors des époques plus heureuses des arts, dont au reste il a su profiter pour les perfectionner chez lui. Et ainsi la prospérité commerciale, fruit d’une industrie bien dirigée, change, avec le goût, de région et de latitude, comme l’été brillant suit sur le globe la marche du soleil, et semble récompenser ou punir les nations de leur mépris pour les leçons de la nature.

Nous avons vu quels sont les effets de la Peinture sur l’homme privé : suivons ces effets dans leurs conséquences politiques, et continuons d’examiner quels moyens la législation et les gouvernemens peuvent employer pour régulariser à leur gré et selon leur vue l’influence des arts d’imitation.

La culture et le perfectionnement des arts suppose un peuple formé dès long-tems, qui a conséquemment des mœurs, des habitudes propres, un caractère national. Les productions des arts, comme tout le reste, tirent d’abord leur caractère de celui de la nation ; devenues ensuite comme des miroirs qui répètent tous les détails des goûts, des habitudes, des opinions, elles renforcent tout cela et fortifient ainsi le caractère national à qui elles doivent leur existence : c’est un effet qui reflue sur sa cause et la corrobore en lui rendant ce qu’il en a reçu.

Lorsqu’un peuple se corrompt, la dépravation s’introduit dans les arts, et, à l’aide de leur influence, elle s’accroît avec une rapidité funeste et fait les plus affreux ravages. D’autres fois une classe d’artistes pus corrompus que la masse du peuple introduit des écarts inconnus jusque-Ià et met ainsi, dans son déréglement, les arts en contradiction avec les mœurs publiques. Cette opposition dure peu, et la contagion ne tarde pas de se répandre et de se mettre, pour ainsi dire, en équilibre. L’ennemi de la société est distinct de la société même, et l’artiste est bien plus coupable que celui qui est emporté par ce torrent invincible qui, chez une nation dégénérée entraîne tout à une dépravation commune. Quoi qu’il en soit les effets sont les mêmes dans les deux cas, et le législateur doit marcher, par un double chemin, au-devant du mal, soit en établissant d’une part des institutions politiques propres à corriger insensiblement et par des effets inévitables, les mœurs et le caractère des peuples, ou à les maintenir, s’ils y sont encore, dans la sphère du bien ; soit en s’emparant d’un autre côté des arts eux-mêmes, comme d’un levier puissant capable d’aider vigoureusement l’impulsion donnée aux mœurs publiques, ou en réprimant sévèrement leurs premiers excès. On sait que les Ephores de Lacédémone confisquèrent la lyre de Therpandre à laquelle ce musicien avait ajouté une corde ; ainsi en agissaient les Thébains qui condamnaient à l’amende les sculpteurs et les peintres qui blessaient la décence dans leurs ouvrages.

Au reste si l’on veut faire des arts l’un des régulateurs des mœurs, il faut songer à leur assurer une influence permanente, qui soit la même chez les générations qui se succèdent ; il faut prendre garde que leurs productions n’aillent parler à la postérité un langage opposé à celui que vous leur donnez aujourd’hui ; Voilà le but important qu’il faut se proposer et qu’il est difficile d’atteindre. Ici se présentent de grandes considérations. Les arts reçoivent le dépôt des goûts de la génération qui passe : le goût des peuples change et les ouvrages des arts restent. C’est en vain que vous penseriez donner à la Peinture cette influence salutaire que vous cherchez, je ne dis pas sur la postérité, mais sur nos contemporains mêmes aux diverses époques de leur vie, si nous n’acquérons enfin de la consistance dans nos goûts, si nous ne fixons une fois pour toutes nos idées sur les vraies convenances dont la nature seule peut nous suggérer la conception et l’emploi. Apprenons à sentir comme le veut la raison, et commandons à nos neveux de sentir comme nous,c’est-à-dire, mettons-les après nous dans le chemin de la nature. Si nous trouvons une fois un ordre de choses qui prouve la raison, ayons le courage de nous y arrêter, et que tout ce qui nous entoure, que tous les ouvrages de nos mains, reçoivent dans leurs formes l’empreinte durable d’un goût solide et d’un choix sensé. Sans cette heureuse révolution dans nos jugemens, nous apprêterons à rire à nos descendans, et nous ne paraîtrons en effet que ridicules à leurs yeux. Législateurs des peuples, pesez cette importante réflexion ; elle est plus importante qu’on ne pense.

Nous marchons depuis long-tems dans une route qui nous écarte de la nature ; il ne nous est plus possible de calculer la quantité de cet écart, et plus nous avançons, plus nous nous éloignons du chemin que nous avons abandonné. Nous finissons par donner dans tous les travers, et dans tous les excès du ridicule, et lorsque nous sommes arrivés au comble de la démence, nous croyons avoir atteint le dernier degré du bon goût. Le vrai beau est toujours le même, il est inaltérable ; et nous méprisons, nous foulons aux pieds aujourd’hui ce que nous recherchions hiers avec ardeur. Nous proscrivons ensuite nous-mêmes les objets de notre choix et nous faisons justice des ridicules objets de notre enthousiasme épémère ; mais ce qui est étrange, c’est que cette réforme, n’amène que des nouveautés plus ridicules encore et auxquelles nous réservons le même sort. Comment ce qui fut bien, il y a huit jours, peut-il être si mauvais aujourd’hui ? où sont les fondemens de deux jugemens si opposés sur le même objet ? cet objet n’est-il donc pas resté le même, ou les organes de nos sensations se sont-ils altérés ? pourquoi l’habit qui vous convenait hier vous sied-il mal aujourdhui ? vous avez donc mal choisi hier, ou vous avez tort aujourd’hui de condamner votre choix. Mais il y a plus : vous êtes convaincu que dans huit jours votre habit sera ridicule, et vous l’endossez aujourd’hui comme une preuve de votre goût ! quelle étrange inconséquence !

Mais les effets de tout ceci sont loin de n’être que ridicules. Placé à côté des vains objets du goût journalier, le beau se trouvera à son tour victime de la même inconstance, et la nature elle-même ne deviendra-t-elle pas fatigante par sa beauté constante et invariable ? L’ame accoutumée au changement fréquent de sensations, en cherchera sans cesse de nouvelles et ne pourra plus supporter qu’un instant l’ordre actuel des choses. Bientôt il voudra que tout change à son caprice ; ainsi, ne pouvant réformer un grand nombre d’objets, nous nous dédommagerons sur ceux qui seront en notre pouvoir. Alors des changemens multipliés s’introduiront dans tout ce qui tient à l’ordre social, et l’empire de la mode s’étendra sur tout. Des arts de luxe elle passera dans les arts utiles, dans les sciences même ; elle s’étendra sur l`opinion, sur les mœurs ; ah ! c’est par-là sur-tout qu’elle versera les plus grands maux dans la société. L’inconstance et la légèreté deviendront le caractère national ; on voudra sans cesse des habits nouveaux, des spectacles nouveaux ; on s’ennuiera des plaisirs même l’on courra après de nouvelles jouissances. Il faudra d’autres lois, un autre gouvernement. On dédaignera tout ce qui annoncera quelque permanence. Il n’y aura plus parmi les hommes d’attachemens solides ; l’amitié ne durera qu’un jour, les liens les plus sacrés ne seront plus que le jeu d’un instant ; le cœur éteint par les changemens n’éprouvera plus de sentimens, et les sens conserveront seuls leur empire. Le goût balsé et incapable d’un tact raisonné ne sera plus ébranlé que par la nouveauté ; et encore, au milieu de cette variété éternelle qui finit par tout confondre, il n’y aura plus que le bizarre qui frappera. Cest ainsi que l’odorat sans cesse affecté par une trop grande variété d’odeurs, ne peut plus l’être à la fin que par les exhalaisons les plus actives ; il ne s’agit plus de l’émouvoir, il faut l’irriter. De légers changemens seraient trop insuffisans, ils satisferaient trop faiblement le désir insatiable du nouveau, devenu la passion générale et le besoin de tous les instans. On passera donc rapidement et brusquement d’une extrémité à l’autre, et d’après le goût présent, on pourra toujours juger avec certitude de celui qui aura précédé.

Nous avons dit que cette inconstance, en étendant ses effets sur les mœurs, produit alors des conséquences funestes. Quel coup ne porte-t-elle pas à toutes les vertus morales ? L’innocence sera persiflée avec la simplicité qui l’accompagne ; la mémoire de nos aïeux sera toujours suivie de l’idée que nous trouverons dans tout ce qu ils auront fait, et dans tous les objets qui les ont entourés ; le fils haussera les épaules devant l’image respectable de son grand-père, et la forme d’un vêtement éteindra dans son cœur la piété filiale, la première de toutes les vertus.

Telles sont les suites nombreuses et inévitables d’une versatilité qui ne paraît d’abord qu’un simple caprice sans conséquence, mais qui finit par tout détruire. Exemple frappant et funeste de grands effets produits par de légers accidens !……

Au milieu de ce bouleversement d’idées, de cette dépravation universelle du goût, que deviendront les beaux-arts ? L’artiste ne sera-t-il pas entraîné dans le torrent par un impulsion irrésistible ? il imprimera à ses œuvres la trace fugitive du goût de ses contemporains et ira présenter à nos descendans l’image de nos travers. C’est en vain que vous lui supposerez du génie et que vous mettrez sous ses yeux les chefs-d’œuvre de l’antiquité : l’institution naturelle de l’homme est plus forte que le génie ; l’influence journalière et constante des objets extérieurs exerce des effets inévitables ; elle imprègne l’imagination d’une rouille que rien ne peut effacer. D’ailleurs l’artiste historien doit être exact dans toutes les parties de son récit ; il doit observer la fidélité du costume dans tous les détails de l’exécution. Ainsi, par-là, tout ce qu’il transmettra sur la toile des actes de vertu ou d’héroïsme de la génération à laquelle il appartient, ne paraîtra que de ridicules caricatures aux yeux de la postérité ; et non-seulement ces exemples seront perdus pour elle, mais ils deviendront funestes à la vertu même.

Si l’image de la bonne simplicité de ses ancêtres vient à frapper les yeux d’une jeunesse dépravée, cette simplicité n’a-t-elle pas à essuyer les sarcasmes les plus outrageans ? C’est ainsi qu’une légèreté qui corrompt le goût, finit par corrompre le cœur ; la dépravation des mœurs amène le mépris des antiques vertus, il n’y a rien qu’elle respecte. Les bas-reliefs d’argile des anciens temples de Rome furent tournés en ridicule, lorsque les victoires de Scipion eurent introduit parmi les Romains le goût des richesses, et du luxe de l’Art. Ces modestes colonnes que l’on y élevait dans les premiers tems, au lieu de statues à la gloire des héros, auraient-elles pu soutenir les regards d’un peuple corrompu ? Au lieu de rappeler aux Romains le souvenir des grandes actions et d’élever leur ame, elles n’eussent excité chez eux que le rire de la pitié et leur eussent appris à mépriser l’héroïsme même.

Je n’examinerai pas l’influence des modes sur la prospérité du commerce ni les richesses que l’on dit être le fruit de l’espèce d’activité et de consommation qu’elles entraînent. J’ai indiqué leurs effets sur les arts et les principales conséquences morales qui en résultent, conséquences funestes dont on ne petit mesurer toute l’étendue. Je laisse à d’autres le soin de mettre dans la balance ces conséquences avec les avantages que l’on trouve dans la versatilité de nos goûts ; cet examen n’est pas de mon sujet. Les modes, dit-on, soutiennent le luxe et le luxe fait la prospérité des États. Fort bien ; je connais de reste les maximes que l’on a coutume de débiter gravement sur cette matière y et je sais combien l’on a pris de peine pour justifier les nations modernes du luxe étonnant qui se développe tous les jours chez elles dans une progression effrayante. Eh ! que n’a-t-on pas dit, puisqu’on est allé jusqu’à avancer que le luxe peut retarder la chute des empires ? Étrange égarement de la prévention ou de l’esprit de système ! Vains sophismes qui s’élèvent contre l’expérience des siècles, et qui ne feront jamais oublier que toutes les républiques de l’antiquité, que tous les grands États, ne sont tombés que par le luxe ! On a vu des nations vigoureuses, semblables à un mur d’airain, repousser les efforts de vingt peuples réunis ; on les eût vues avec des mœurs et du courage, défier l’univers entier ; et elles ont succombé sous le poids de la mollesse, faible cause en apparence qui frappe sans bruit, mais avec succès ; ennemi perfide qui couvre sa victime de fleurs, et lui enfonce le poignard dans le sein en l’enivrant de parfums ! Un grand État sans mœurs n’est plus que le cadavre d’un colosse qui ne tombe que plus promptement et qu’un souffle peut renverser : je crois voir une plante robuste qui a résisté aux efforts des aquilons et que la piqûre d’un insecte fait périr.

« A mesure que le luxe, dit Montesquieu, s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier ; à des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une ame corrompue par le luxe a bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhegge commença de connaître, fit qu’elle en égorgea les habitans  ».

On indique le luxe comme une mine féconde d’où doivent sortir les richesses des peuples. Je sais que l’industrie nourrit le commerce et que celui-ci enrichit les États, mais l’industrie ne peut-elle s’exercer que sur des frivolités funestes, et le commerce n’a-t-il d’autre aliment que le luxe ? Serait-il vrai que, pour enrichir les nations il faut les corrompre ? Quelle est cette étrange source de prospérité publique, dont l’effet le plus prompt et le plus certain est de dépraver l’homme social ? Au reste, s’il est un peuple que le luxe puisse enrichir c’est celui qui est assez sage pour en fournir les matériaux aux étrangers, en les méprisant pour lui-même ; les besoins factices des autres peuples font alors sa richesse et il conserve encore ses mœurs ; c’est ainsi qu’en ont agi quelques nations célèbres.

On a dit que le Français vend ses frivolités à ses voisins. J’avoue que si le Français n’avait d’abord caressé toutes les futilités des modes et leur rapide variété, que pour en inspirer le goût aux autres peuples et tirer ensuite parti des besoins qu’il leur aurait fait naître, en laissant de côté pour son propre compte des colifichets dont il aurait la sagesse de savoir se passer, j’avoue que ce trait de politique eût été un coup de maître. Je passe si l’on veut, sur l’espèce de philosophie qu’il y aurait au reste à faire de pareils présens à ses voisins et à leur tendre de tels pièges ; car, avouons-le en passant, un peuple n’est jamais plus grand ni plus fort que quand il donne aux autres l’exemple des mœurs et de la simplicité ; c’est même vainement qu’il pourrait espérer de conserver long-tems ses mœurs après avoir corrompu ses voisins : le mal refluerait tôt ou tard sur lui-même. Or quant à nous, nous sommes même bien éloignés d’avoir en notre faveur l’espèce d’avantages dont nous parlions tout à l’heure. C’est d’abord pour nous que nous travaillons, et le luxe, de nos grandes villes absorbe presque toutes les productions de nos manufactures et de nos magasins de modes. Nous ressemblons à cet égard si l’on veut me permettre une comparaison de cette nature, à un marchand de confitures et de friandises, qui aurait bientôt ruiné sa santé et sa fortune, s’il se nourrissait du fonds de sa boutique.

Et quand nous le voudrions, pourrions-nous jamais établir avec l’étranger un échange continuel et considérable dans ce genre de commerce ? La succession des changemens est trop rapide : il n’y a nulle proportion entre la distance et l’intervalle du transport, d’une part, et les variations presque journalières de nos goûts, de l’autre. L’étranger qui aurait une fois adopté notre versatilité, dédaignerait des objets surannés au moment où il les recevrait ; nous en voyons l’exemple dans les villes de province, qui ne veulent plus des modes de la capitale, lorsqu’elles parviennent un peu tard : il faudrait que la communication se fît ici avec la rapidité du télégraphe  ; ce qui donnerait l’avantage de trouver journellement, dans la petite ville la plus éloignée, un échantillon du costume national du jour.

Comment le négociant étranger se déteminerait-il à exposer sa fortune aux chances hasardeuses d’une bizarrerie qui peut le ruiner au premier moment ? comment les magasins étrangers s’ouvriraient à ce commerce dangereux, si nos négocians de l’intérieur ont eux-mêmes à se plaindre de l'inconstance des modes ? Cette observation suffirait seule pour prouver que les modes, bien loin de donner une activité réelle au commerce, doivent au contraire à la longue l’étouffer entièrement, à mesure que la légèreté des goûts s’étend sur un grand nombre d’objets de consommation. Le véritable nerf du commerce, sa plus sûre garantie, seraient cette stabilité de goût, cette uniformité de choix, qui répandraient la confiance et porteraient le négociant à se pourvoir abondamment d'objets qu’il saurait être toujours de mise. C'est alors sur-tout que l'étranger accueillerait avec sécurité les productions de notre industrie. Si nous voulons qu’il trouve du prix aux œuvres de nos mains, cessons donc de les décrier nous-mêmes, car il y a là une bizarre inconséquence. Si nous l’invitons à reconnaître le mérite de nos usages en les adoptant, il a du moins le droit d’exiger que nous reconnaissions nous-mêmes ce mérite, et que nous prouvions, par notre constance, que nous le regardons comme réel.

Espérons que nos législateurs sages et eclairés, sachant apprécier la véritable grandeur des nations, et pénétrés surtout de cette importante vérité, que les détails les plus futiles en apparence sont plus souvent ceux qui méritent d’attirer toute leur attention, espérons, dis-je, qu’ils sauront fixer enfin une légèreté de caractère, qui peut faire tant de mal dans une république. qu’ils sauront.bannir les instrumens dangereux de toute dépravation sociale et diriger avec succès vers de grands objets d’utilité publique l’activité et l’industrie d’un peuple que ses talens, ses lumières, son courage et sa philosophie peuvent élever au-dessus de toutes les nations modernes. C’est alors seulement que les idées générales de la nation étant fixées, et qu’ayant enfin acquis un goût solide, aussi invariable que le beau naturel, qui en sera l’objet, les arts pourront parvenir chez elle au plus haut point de perfection et y exercer un empire universel, puissant et toujours assuré.

Mais passons aux circonstances particulières où la politique peut tirer parti des arts d’imitation et spécialement de celui qui nous occupe. L’exemple est sans contredit ce qu’il y a de plus puissant pour déterminer les hommes à marcher vers tel ou tel but : l’exemple donne l’amour de la gloire, il fait naître l’émulation, et l’émulation enfante les plus grandes choses. En présentant aux regards des citoyens les grands hommes qui ont servi l’État, on peut électriser les ames et produire même un plus grand effet qu’avec le récit de toutes les belles actions de leur vie ; quand on ne ferait que renouveler ainsi dans les cœurs l’hommage que commande le souvenir de leurs vertus. On aurait beaucoup fait sans doute. Si l’histoire de I’Art chez les anciens n’offre pas des résultats positifs sur ce genre d’influence, c’est que chez eux on ne récompensait dans les peintres ou les statuaires que le génie et le talent. Les artistes qui se consumaient en travaux et en efforts pendant l’écoulment des olympiades, ne songeait qu’à rivaliser avec succès dans les concours publics, et les prix étaient décernés aux plus habiles. Les Grecs ont tout fait pour la gloire des arts et presque rien pour en diriger l’influence ; aussi cette influence a-t-elle été plus funeste que les ennemis qui ont achevé de les soumettre. Leurs artistes élevèrent quelquefois des monumens à l’héroïsme, mais ces imitations furent perdues pour leurs contemporains. Demandez à l’histoire si le tableau de Panaenus ressuscita les vainqueurs de Marathon, et si c’est au génie d’Apollodore que la Grèce dut les héros de Leuctres et de Mantinée. Je crois qu’il ne suffit pas de récompenser l’artiste comme artiste : que signifierait le prix des jeux pythiens accordé chez nous au peintre qui aurait excellé dans le tableau d’une Diane à la chasse ou d’une Marchande de fleurs ? Que l’on me dise si le tems où Athènes brilla de plus de vertus, de courage et de gloire, fut celui où elle accordé, aux dépens de l’État, les mêmes honneurs funèbres au peintre d’Ulysse dans les enfers, qu’à ses plus grands héros ? Les sociétés de savans, moins obligées de veiller sur les mœurs que ceux qui gouvernent les hommes, décernent-elles leurs couronnes à l’éloquence seule, sans égard à la vérité ? Les encouragemens publics donnés au seul talent dont perdre d’ailleurs le fruit de l’imitation, accoutument à l’indifférence du choix, et ne font rechercher dans les ouvrages de l’Art que le mérite de l’exécution. Sans doute il faut faire quelque chose pour le perfectionnement des arts ; mais il faut tenir compte de leur vraie destination, et certes c’est beaucoup faire pour leur gloire.

Les gouvernemens peuvent doubler le bénéfice que les arts présentent à l’homme dans leurs productions, et sur-tout l’utilité qui en peut être le fruit. C’est à eux à mettre dans tout son jour le noble emploi qu’on en peut faire pour augmenter les jouissances pures de l’homme de bien par des imitations dignes de la nature. C’est à eux qu’il appartient de donner aux artistes cette impulsion qui les entraîne dans la carrière du beau et dans le vrai chemin du génie ; et à leur commander, par l’attrait puissant de la gloire, l’emploi du talent et des charmes de l’imitation pour embellir la vertu et conduire hommes vers elle. C’est à eux à faire rencontrer fréquemment sous les yeux du citoyen des images qui lui présentent des leçons utiles et lui rappellent ses devoirs. Enfin ils peuvent multiplier tous les effets moraux que nous avons indiqués ailleurs, et y joindre une influence plus directe, par le concours des circonstances qu’ils peuvent réunir.

Je crois que pour atteindre avec plus de certitude les divers buts que l’on peut se proposer, il faut que les productions des arts soient offertes aux hommes avec méthode, et que par exemple, les ouvrages de pur agrément, ou qui ne sont destinés qu’à présenter l’art, le mérite du travail ou le souvenir de l’artiste, ne doivent pas être confondus avec les peintures dont on attend quelque effet moral. Ne placez jamais le nom d’un grand artiste à côté de celui d’un héros ; la gloire du premier, aux yeux d’une multitude superficielle, effacerait celle du second : que l’on ignore, s’il se peut, à quel pinceau l’on doit tel ou tel ouvrage. Je voudrais pas non plus que les portraits des grands hommes fussent confondus dans les galeries avec une foule d’autres objets parmi lesquels l’attention partagée serait distraite à chaque instant, mais que leur image se présentât dans les lieux fréquentés par les classes de citoyens qui ont à profiter de l’influence de ces images. Les Grecs peignaient sur les murs des édifices l’histoire des dieux et des guerriers célèbres, et les Etrusques, sur les vases qui servaient à leurs usages journaliers. J’aimerais voir les héros sur les places d’armes, dans les écoles militaires, dans les arsenaux et même au milieu des camps ; les hommes d’état, dans les salles d’assemblées publiques ; les savans et les philosophes qui auraient honoré le genre humain par leurs lumières et leurs travaux, dans les bibliothèques, comme on le pratiquait à Alexandrie et à Pergame ; les citoyens vertueux, sur les places publiques et jusque dans les vestibules de nos maisons, comme ces bustes dont les anciens Romains ornaient leur atrium. Ainsi par-tout l’homme social trouverait des leçons convenables à ses devoirs et des modèles à suivre dans les diverses circonstances de sa vie.

Je crois que ces grands établissemens où l’on réunit les chefs-d’œuvre des maîtres de toutes les nations ne doivent être consacrés qu’à la gloire des arts ; ce doit être là le temple où le génie vient s’alimenter des conceptions du génie, où l’émulation vient s’embraser d’un feu salutaire, où l’imagination vient recevoir les inspirations sublimes des arts y accorde aux enfans qu’il s’est choisis. Mais ce n’est pas là que vous devez attendre l’effet des leçons de sagesse et de vertus sociales que vous réservez aux hommes ; les galeries ne sont guère fréquentées que des curieux, et les curieux n’y viennent pas chercher des leçons de morale. Dans cette foule de sujets réunis, combien d’ailleurs y en a-t-il qui nuiraient puissament à votre but ! introduisez la multitude dans ces sanctuaires de la Peinture, elle se portera vers tout ce qui flattera les sens, et tout le reste deviendra muet à ses yeux. Une Vénus attachera bien davantage les regards d’une indiscrète jeunesse, que l’image du héros le plus célèbre. Dites-moi si le tableeu qui représentait la victoire de Léosthènes attirait autant de spectateurs au Pyrée, que celui d’Hélène la courtisane, laquelle ne reçut ce nom qu’à cause de l’extrême affluence de ses admirateurs ?

J’ai parlé tout à l’heure de monumens élevés à la mémoire des grands hommes : il se présente à ce sujet une considération de la plus haute importance. Je sais que l’observation que je veux faire n’est pas nouvelle ; mais j’en dois faire ici une application expresse, par la raison que les monumens fournis par les arts à la reconaissance publique qui les élève, devenant permanens, les abus en sont bien plus dangereux que ceux d’un hommage passager. Les peuples, en honorant la mémoire des morts, doivent être extrêmement circonspects sur ces sortes d’honneurs ; les prodiguer, serait les avilir ; un hommage prostitué cesserait d’exciter l’émulation ; il produirait d’autres maux encore. Les faiblesses ou les vices de certains hommes offerts à la vénération publique feraient suspecter les vertus réelles des autres et détruiraient l’influence que leur image eût produite. Le censeur Scipion fit un grand acte de sagesse, lorsqu’il fit abattre dans Rome toutes les statues qu’une foule de particuliers s’étaient élevées eux-mêmes sans un ordre exprès du sénat.

C’est dans les fêtes solennelles que les arts peuvent paraître dans tout leur éclat ; c’est à eux à en faire les frais, et la Peinture peut y fournir pour sa part un ample tribut. La politique se servit souvent des fêtes publiques pour distraire le peuple, et lui faire oublier le poids de ses chaînes en les couvrant de quelques fleurs. Dans les États libres, elles doivent avoir un autre but, celui de rassembler le peuple en famille, de ranimer parmi les citoyens la concorde et la fraternité et d’inspirer à toutes les ames l’amour de la patrie. C’est à remplir ces vues avec succès que doivent s’attacher les artistes, c’est là que doit concourir la réunion de leurs talens. J’ai parlé de fêtes solennelles ; je crois que l’appareil des fêtes publiques doit être auguste et présenter ce caractère de grandeur que le peuple doit trouver dans tout ce qui se rapporte à son gouvernement et à ses lois. Eh ! qui ne sait pas qu’il faut maitriser l’imagination de la multitude pour lui commander le respect ou exciter son enthousiasme ? C’est par les sens qu’on saisit l’aine et qu’on l’ébranle ensuite à son gré. Je n’entends pas, que tout doive être imposant dans nos fêtes : le peuple finirait par se fatiguer, et ce ne serait pas la peine de le rassembler pour l’ennuyer à si grands frais. Que le plaisir ait aussi son tour ; que le développement des tableaux que vous avez offerts à ses yeux, que les sentimens dont vous l’avez occupé finissent toujours par la joie, vous en obtiendrez le plus grand succès ; ce dénouement lui apprendra à lier les idées de patrie et de vertus sociales au sentiment de son bien-être, son premier besoin ; et vous prévoyez les conséquences de cet heureux rapprochement.

Je connais tout le prix de ces fêtes modestes et sans éclat, que la simplicité seule embellit et qui sont une image naturelle de l’innocence ceux qui en jouissent. J. Jacques Rousseau aurait voulu faire revivre dans les murs de Genève les fêtes et les jeux de Lacédémone, je regrette de ne pouvoir former ce vœu ppour ma patrie ; mais nous ne sommes pas des Spartiates, et, disons-le franchement, ces fêtes contrasteraient avec nos mœurs actuelles. Nous sommes trop loin de la nature pour goûter cette innocente simplicité que réclame si vivement le philosophe genevois ; nos goûts altérés par un luxe universel ne pourraient la supporter. Prenons garde qu’au milieu du faste qui nous entoure, nos fêtes publiques ne devinssent ridicules par leur modestie, et que nous ne leur enlevassions ainsi toute espèce d’intérêt, précisément par le mérite même que nous voudrions leur donner. Ce n’est pas sans danger que ce qui se fait au nom du peuple se montre au-dessous de ce que fait le particulier. Quand la solennité ne serait pas commandée par la raison, nous devrions encore nous servir du luxe, comme ces médecins adroits qui tirent parti de la gourmandise d’un enfant pour lui rendre la santé.

Les anciens, en chargeant d’or, d’ornemens, de richesses de tout genre, les statues de divinités qui remplissaient leurs temples, et qu’ils offraient aux regards du peuple, ne montrèrent point un si grand défaut de jugement qu’on a pu le croire. J’en dis autant de ces couleurs dont on peignit si souvent les statues, et les dimensions colossales qu’on donnait à celles des dieux. Nous pouvons juger de l’effet que produirait sur le peuple cet appareil de grandeur qui s’emparait des sens et parlait puissamment à l’imagination. Un auteur rapporte que sur la fin du règne de Charles VI, les troupes impériales occupant la ville de Plaisance passèrent devant une église au-devant de laquelle était une statue gigantesque de St. Christophe, aussi élevée que le portail ; les soldats furent tellement frappés à la vue de ce colosse, que le désordre se mit dans leurs rangs . Nos amateurs ont pu gémir souvent sur l’emploi des couleurs et de la dorure que les anciens, les Grecs même, ces pères du bon goût, appliquèrent fréquemment sur les plus belles statues ; on voulait émouvoir la multitude, on savait par quels moyens on peut y parvenir. Les ouvrages les plus achevés ne sont pas ceux qui l’affectent ; une grossière ressemblance avec la nature frappe mieux le regard du vulgaire, qu’une perfection ou une sorte de beautés qu’il ne saurait apercevoir . Ceci me mène à une autre observation.

Si la Peinture peut être utilement employée dans nos fêtes, ce n’est pas en présentant des images de vertus républicaines personnifiées, vaines et froides allégories que le peuple ne saisit point, qui ne disent rien à son imagination, et qui ne seraient propres qu’à le ramener peut-être à là longue à la stupide idolâtrie des anciens. Renonçons à des appareils philosophiques peu faits pour instruire la multitude et moins encore pour l’égayer.

Il me rest à faire quelques réflexions sur les relations immédiates des arts avec l’état politique des gouvernemens qui les protègent. Les arts peuvent faire la gloire des empires, comme ils peuvent aussi les renverser. C’est aux lois à veiller à ce qu’il ne s’introduise rien dans l’État qui entraîne les hommes dans une direction opposée à l’impulsion que tendent à donner aux mœurs publiques les institutions politiques la législation fondamentale ; voilà ce qui fit la force du gouvernement de Lycurgue.

Dans une bonne législation, tout doit être homogène, tout doit tendre au même but. Les divers ressorts mis en jeu par le législateur doivent agir de concert avec harmonie ; si quelqu’un d’entre eux contrarie le jeu des autres, la machine est bientôt désorganisée. Les Romains étaient essentiellement un peuple de guerriers ; tout aurait dû chez eux concourir à n’y entretenir que les vertus militaires qui faisaient la force de l’État. Comme il n’est rien de si opposé et de si nuisible ) la mâle discipline qui doit régner parmi des soldats que le luxe, le luxe devait perdre Rome et la perdit en effet. Virgile sentait que l’influence des arts peut nuire aux mœurs d’un peuple conquérant, lorsqu’il fait dire à Anchise prédisant Ies destinées de Rome : « O Romains ! laissez à d’autres le soin d’animer le marbre et l’airain, de parler avec élégance, de décrire les astres et leurs mouvemens dans les cieux ; pour vous, souvenez-vous que les seuls arts qui vous conviennent, sont ceux de gouverner les peuples, de leur imposer des lois, de traiter avec modération ceux qui reconnaitront votre puissance, et de combattre sans relâche ceux qui se soulèveront contre elle  ».

Montesquieu ne balance pas de mettre au nombre des causes de la décadence des Romains, la corruption des mœurs, qui, en s’introduisant parmi eux, se trouva en opposition avec les antiques institutions de l’État qui le soutinrent encore, lorsque déjà il était ébranlé jusque dans ses fondemens. Il parle des arts qui n’étaient cultivés que par des esclaves et des lois établies par Romulus, qui n’avaient permis que deux sortes d’exercices aux gens libres, l’agriculture et la guerre. « Comme l’opulence, dit cet écrivain célèbre, est dans les mœurs et non dans les richesses, celles des Romains qui ne laissaient pas d’avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n’en eurent point ». Cependant il observe que, quelle que fût sa corruption, Rome ne succomba pas tout de suite ; elle dut son soutien à un reste de valeur que la mollesse n’avait pas encore tout à fait étouffé : « Les vertus guerrières restèrent, après qu’on eut perdu toutes les autres  ».

Si les arts exercent, comme nous l’avons vu, un si grand empire sur les mœurs publiques, combien il importe donc aux législateurs d’en diriger l’influence dans le sens des institutions politiques ! C’est sous ce rapport seul qu’ils doivent être protégés. Je dis protégés, les arts doivent l’être ; mais ils sont le patrimoine du génie, c’est au génie seul que doivent être accordés les encouragemens publics ; sans quoi l’on n’aurait bientôt que des artistes ; bientôt le peintre le plus froid croirait servir aussi utilement l’État avec son pinceau, que le militaire avec son épée ; d’ailleurs ce serait entraîner les arts à une prompte dégénération. Il est dangereux d’ouvrir une porte aux honneurs et aux récompenses ; une multitude ignorante et présomptueuse s’y jette en foule et vient rivaliser fièrement avec le talent : la médiocrité inonde le public de ses vaines productions, et la société perd ainsi un grand nombre de bras qui auraient pu lui être utiles ailleurs.

Si l’on a une fois oublié chez un peuple la vraie destination des arts, le gouvernement ne tarde pas de l’oublier lui-même ; les abus et la corruption s’élèvent des diverses classes de citoyens jusqu’aux magistrats, et il n’est plus rien qui puisse arrêter le mal dans ses progrès. D’autres que nous ont retracé les étranges abus que les Athéniens firent des beaux-arts, lorsque la chute de Thèbes ramena parmi eux la paix et les plaisirs et qu’ils cessèrent d’être occupés au-dehors. On sait qu’ils sacrifièrent tout à la passion du théâtre, jusqu’aux trésors destinés à l’entretien des flottes et des armées ; que des histrions étaient gorgés de voluptés, tandis que les généraux manquaient de subsistance ; enfin que la représentation de quelques pièces de théâtre absorba les sommes mises en réserve pour les besoins de l’État et coûta plus cher que les guerres les plus longues qu’elle avait eu à soutenir contre les ennemis de sa liberté.

On a vu des peuples sacrifier les deniers publics à un luxe immodéré dans les arts, acheter avec des sommes excessives des peintures insignifiantes, rassembler à grands frais les productions des artistes étrangers, doubler les besoins de l’État, et épuiser le trésor public pour avoir des statues ou des tableaux. Il n’y avait pas beaucoup de sagesse à payer si chèrement des objets qui ne pouvaient devenir, chez de tels peuples, que des instrumens funestes de corruption. Nous savons qu’il n’est rien de si puissant sur les hommes que l’exemple de ceux qui les gouvernent ; et si la corruption qui se développe chez le citoyen s’élève graduellement jusqu’à la magistrature, les faiblesses des gouvernemens exercent une action bien plus prompte et plus sûre sur le particulier. « Quand les talens agréables, dit Millot, sont plus considérés que les autres, quand ils absorbent les récompenses dues aux services, quand on épuise pour eux des richesses que réclame la patrie, quand ou se pique de les apprécier, en regardant tout le reste avec dédain, alors les mœurs, les lois, les principes, le gouvernement, tout menace ruine. Athènes l’éprouva……. Parrhasius se montrait avec insolence une couronne d’or sur la tête, vers le même tems où Socrate et Phocion burent la ciguë  ».

La Grèce fourmillait de statues ; le nombre qui en était répandu dans toutes les villes étonne l’imagination. La vanité usurpa mille fois le prix des vertus et apprit à prostituer leurs couronnes. On vit paraître au triomphe du vainqueur d’Ambracie deux cent quatre-vingt-cinq statues de bronze et deux cen trente statues de marbre. Après deux victoires de Paul Emile, les statues et les tableaux occupèrent deux cent cinquante chariots de transport. Ce n’est là qu’un faible échantillon des ouvrages de l’Art transportés si fréquemment de la Grèce à Rome, et de ceux qui restèrent encore, soit dans les villes de la Grèce même, soit dans celles de l’Asie mineure. Etaient-ce là les images d’autant de héros ? On sait qu’Alexandre, à la vue de celles qu’il trouva à Milet, demanda comment les Perses avaient pu subjuguer une ville si fertile en grands hommes.

C’est bien moins par amour pour les beaux-arts que par vanité, que les consuls romains ornèrent si souvent leurs triomphes de tous ces chefs-d’œuvre de la Grèce. Ils apprirent ainsi à leurs concitoyens que les arts pouvaient servir au luxe, après avoir payé leur tribut à l’orgueil. D’abord on voulut avoir des statues pour décorer ses habitations, et bientôt on s’en éleva soi-même sur la place publique. Que devinrent les modestes effigies des anciens guerriers de Rome, à côté des chefs-d’œuvre de l’Art, taillés ailleurs en l’honneur d’hommes vulgaires, et qui venaient étaler les écarts d’un orgueil étranger ? Que devinrent ensuite les images des héros grecs eux-mêmes, au milieu de cette multitude de statues érigées au sein de Rome par la déplorable vanité d’une foule de particuliers obscurs dont on ne connaissait pas même les noms ?

Les productions des arts peuvent être quelquefois de vraies richesses pour les villes qui les possèdent, lorsque leur acquisition n’est funeste ni à l’État ni aux mœurs. L’affluence des étrangers qu’elles attirent coopère à la prospérité publique par l’activité qu’elle ajoute au commerce et par la circulation du numéraire que viennent verser journellement de riches voyageurs et des amateurs de tous les pays. C’est un tribut constant que paie la curiosité, une richesse réelle laissée en échange d’un enthousiasme et de quelques souvenirs qui vont augmenter au-dehors la gloire de l’État et au-dedans à sa prospérité physique. Mais nous trouvons dans l’histoire des circonstances où ces productions n’eussent été pour les villes qu’elles ont embellies, que comme ces vains hochets d’un luxe exagéré, que le riche voudrait arracher de sa maison en flammes, et qui l’empêchent d’échapper lui-même à l’incendie. Les chefs-d’œuvre des artistes grecs ont fait long-tems d’Athènes la ville la plus florissante de la Grèce ; mais si Athènes avait eu, du tems de Thémistocle, autant de monumens, de statues, de tableaux qu’elle en posséda sous Périclès, le héros de Salamine aurait-il pu décider aussi facilement les Athéniens à abandonner à la fureur des Perses une ville embellie et somptueusement décorée aux dépens du trésor public, comme il le détermina à quitter ces murs et ces amas de pierre où il n’eut pas de peine à les convaincre que ne pouvait consister la patrie ? Ne sont-ce pas les richesses de l’Asie qui s’étaient introduites à Egine, et sur-tout les chefs. d’œuvre de son école, qui avaient préparé sa chute, en excitant depuis long-tems la jalousie et la cupidité des Athéniens ? Les deux mille statues que possédaient les Volsiniens ne furent-elles pas la cause de leur perte, en décidant les Romains à s’armer contre eux pour les en dépouiller ? Mais de telles circonstances ne sont plus à craindre ; et l’ami des arts ne peut que féliciter sa patrie, lorsqu’elle s’enrichit de leurs chefs-d’œuvre.

Je voudrais pouvoir resserrer ici les conséquences principales qui découlent nécessairement des observations que j’ai faites dans le cours de cet ouvrage ; mais les vérités que j’ai présentées sont nombreuses et pourraient difficilement se rapprocher sous un seul point de vue ; elles tiennent à un trop grand nombre de détails, pour ne se réduire qu’à quelques points principaux de théorie philosophique, à quelques maximes isolées de morale ou de politique. Si j’ai suivi mon sujet avec méthode, elles se seront présentées à leur place et se seront tracées d’elles mêmes dans la mémoire de mes lecteurs ; il serait inutile de les rappeler.

J’ai écrit comme j’ai senti, craignant peu de heurter les préjugés, les faux goûts, ou les écarts dangereux d’une licence qui, s’introduisant dans l’ordre social, y détruit tout sentiment de morale et de vertus. Ma conscience me parlait un langage pressant, je l’ai rendu avec franchise ; que n’ai-je pu lui conserver la même force qu’il avait pour moi !

Ce sujet pouvait être traité avec plus d’éloquence, d’érudition, de connaissances philosophiques ; mais il ne pouvait l’être avec plus de zèle. Quelques fleurs mal choisies, je le répète, et le défaut d’ornemens étrangers, pourraient-ils faire mépriser des vérités utiles qui méritent la plus sérieuse attention par leur influence sur le bonheur des hommes, et qui, pour être mal exposées,n’ en sont pas moins importantes ? Je sais que la vérité ferait bien d’imiter quelquefois envers la légèreté des hommes le procédé d’une coquette adroite à qui une toilette savante ménage des tromphes plus assurés ; mais la vérité connaît rarement autant d’art, il lui coûte trop de recourir l’artifice.

Si ce léger essai d’une plume novice décèle la faiblesse de son auteur, on pourra dire du moins : Il consacra ses premiers efforts à la cause des mœurs ; et je me trouverai bien plus flatté de ce témoignage, que de quelques applaudissemens donnés à un vain savoir ou à une éloquence oiseuse.


FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.


  1. C’est ainsi que l’accord parfait enseigné par là nature même, ne fait que renforcer des beautés que des oreilles délicates ont su apercevoir ; il les rend sensibles à celles pour qui elles seraient restées perdues. La nature ne fait qu’indiquer, pour ainsi dire, les harmoniques d’un son principal, et l’harmonie en les développant avec évidence, seconde la nature et supplée ainsi à l’imperfection des organes.

    Je crois qu’on peut la seconder en effet, en entrant dans ses vues, et qu’il n’est pas toujours vrai qu’en modifiant les proportions qu’elle nous présente, on fasse plus mal qu’elle, comme l’a avancé Rousseau. Pouvons-nous dire qu’il nous est donné de sentir immédiatement toutes les beautés et toute la délicatesse des œuvres de la nature ? Y a-t-il donc une proportion réelle entre ces œuvres et le degré

    de perfection de nos organes ? Qui pourrait s’occuper de réfuter cet étrange paradoxe de Jean - Jacques, a qu’il n’y a pas de meilleure harmonie que l’unisson, parce que, selon lui, c’est la plus naturelle» ? Quel est l’homme bien organisé qui pourra trouver dans l’accord parfait un tout plus mauvais que la simple résonnance du corps sonore ? Est-il des oreilles auxquelles le premier déplairait plus que celui-ci ? J’ai toujours pensé qu’au contraire la différence de désagrément ou de beauté que nous trouvons dans les sons de diverses natures qui frappent nos oreilles, ne vient que du développement plus ou moins sensible, ou nul, ou dénaturé, des sons harmoniques ; c’est-à-dire, que tantôt ils se trouvent rendus dans-leur proportion la plus naturelle avec le son principal, tant par leur distance que par leur intensité, ce qui produit de beaux sons ; tantôt ils se trouvent affaiblis ou entièrement étouffés, et d’autres fois ils ne sont plus que des sons étrangers pro« duits à des intervalles dissonnans et formant, par leur ensemble, un résultat qui blesse l’oreille. Je crois conséquemment que les sons qui nous plaisent le plus, sont ceux qui portent avec eux leurs harmoniques dans leurs justes intervalles et d’une manière plus sensible ; cette opinion paraît entièrement d’accord avec l’expérience. On sait qu’il faut une oreille bien plus exercée pour distinguer ces sons partiels dans le son d’une pincette, que pour les apercevoir dans celui d’une corde de violoncelle. Pour qu’un son nous plaise, il faut qu’il se soutienne avec une intensité décroissante, c’est-à-dire, qu’il ne s’éteigne que par degrés ; il se développe mieux à l’oreille, elle a le tems de l’apprécier, de l’analyser ; cet amortissement graduel est celui qui s’accommode le mieux à notre manière de sentir. Notre une n’est pas faite pour recevoir des impressions d’un instant qui portent tout avec elles, et dont il faut apprécier sur-le-champ la totalité ; voilà pourquoi un son quelconque nous choque toujours, lorsqu’il est sec, qu’il finit aussitôt qu’il a commencé ; et le plus beau son finit par nous fatiguer, s’il est prolongé long- tems avec son intensité primitive, parce que, dès que nous l’avons apprécié, l’oreille est satisfaite et n’a plus rien à lui demander, ’ : à moins qu’une harmonie savante ne déploie pendant sa durée des richesses successives qu’elle en fait rejaillir, qui en détruisent alors la monotonie et le rendent toujours nouveau : semblables à ces fleurs variées qui s’élèvent par-dessus un vaste tapis de verdure et font par-tout avec lui un accord heureux de couleurs et une diversité enchanteresse. Je compare un son plein et moelleux qui déploie successivement les harmoniques qu’il engendre, à un assemblage de beaux objets qui se présentent d’abord à «ies yeux tous à la fois et qui défilent ensuite l’un après l’autre. Si la vue d’un bel édifice nous plaît au premier coup-d’œil, elle nous donne plus de plaisir encore, lorsque nous saisissons ensuite les détails et les rapports des parties entre elles.

    Le beau dans le son, comme le beau visible d« quelque espèce qu’il soit, ne consiste que dans l’harmonie ; tout est harmonie dans la nature, tout doit être harmonie dans les productions des arts.

    Cette note qui pourra paraître longue n’est pas étrangère-à l’objet dont nous nous occupons : elle tend à’justifier le procédé des arts qui modifient quelquefois les lois de la nature, mais qui ne s’écartent d’elle que pour mieux l’imiter.