De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/3.4
4. distinction des véritables martyrs d’avec les faux.
Ces honneurs extraordinaires rendus aux martyrs servaient à distinguer les véritables d’avec ceux qui ne l’étaient pas, et empêchaient qu’on ne s’y méprît. Les vrais martyrs eux-mêmes n’avaient rien tant à cœur, en allant à la mort, que de n’être pas confondus avec les faux, ainsi qu’on peut le voir par la remarque que fait Eusèbe, après Clément d’Alexandrie : « Toutes les fois, dit cet historien[1], que les fidèles, je dis ceux qui sont dans l’Église catholique, sont cités devant les juges pour confesser la foi de Jésus-Christ, si le hasard veut qu’ils se rencontrent avec des hérétiques qui se donnent aussi, quoiqu’à tort, le nom de confesseurs, ces fidèles ont un grand soin d’éviter toute communication avec eux : ils s’en séparent ouvertement, et vont ainsi au martyre sans vouloir se mêler avec ceux que l’Église ne reconnaît pas pour ses enfants. Et il ajoute ensuite : nous l’avons vu pratiquer de la sorte à Apamée, sur le Méandre, par les saints martyrs Caïus et Alexandre. » C’est dans ce même esprit qu’agissait le concile de Laodicée[2], lorsqu’il défendit par un de ses canons d’aller prier dans les cimetières des hérétiques, et que par un autre il frappait d’anathème ceux qui imploreraient le secours de leurs martyrs. Il n’était pas même permis d’en honorer aucun, quoique mort pour la foi, avant que l’Église en eût autorisé le culte ; et le schisme des donatistes ne doit sa naissance qu’au chagrin d’une dévote entêtée[3], qui, ayant été reprise de ce qu’elle honorait comme martyr un homme que l’Église n’avait pas encore reconnu pour tel, quoiqu’en effet il eût répandu son sang pour la bonne cause, se sépara de la communion des catholiques, fort irritée de la défense qui lui avait été faite. Mensurius, prédécesseur de Cécilien dans le siége de Carthage, en avait fait une semblable à l’égard de ceux qui allaient s’offrir d’eux-mêmes au martyre[4]. Le concile d’Elvire défendit pareillement qu’on rendit aucun honneur à ceux qui, par un zèle indiscret, se feraient tuer en brisant les idoles[5]. On peut encore appliquer à cela ce que saint Cyprien écrit[6], dans une de ses épîtres : « nous tenons un registre où nous écrivons exactement les noms des confesseurs et le jour qu’ils sont morts, afin que nous puissions rendre à leur mémoire l’honneur qui est dû à celle des martyrs. » Et enfin, comme on a ci-devant remarqué, après que la persécution de Dèce fut éteinte, saint Grégoire Thaumaturge fit la visite de sa province, et ordonna partout qu’on célébrât des jours de fête en l’honneur de ceux qui avaient combattu pour la foi. Au reste, lorsque la paix eut été rendue à l’Église, les évêques ne furent pas moins soigneux d’empêcher que nul ne fût mis au nombre des martyrs, sans connaissance de cause ; on en fit un canon au premier concile de Carthage, tenu sous l’évêque Gratus, du temps du pape Jules. Nous en avons, parmi les lettres de saint Grégoire[7], une de ce grand pape à saint Augustin, évêque d’Angleterre, par laquelle il lui enjoint expressément de ne point exposer à la vénération du peuple le corps d’un homme qu’on croyait avoir souffert pour la foi, à moins que cette opinion ne fût confirmée par des miracles, et qu’on n’eût des preuves certaines et indubitables de son martyre. Et saint Martin, ayant pour suspect un certain martyr dont le nom et le temps de la mort étaient inconnus aux sacristains d’une Église de Touraine, eut recours à l’oraison pour s’éclaircir de la vérité, et Dieu lui fit connaître que son soupçon était bien fondé, et que ce prétendu bienheureux n’était qu’un martyr supposé[8]. On peut voir ce que le père Mabillon a écrit sur le sujet de la canonisation des Saints, dans la préface du cinquième siècle bénédictin[9].
On pourrait ajouter ici beaucoup d’autres choses touchant le culte des saints martyrs, leur invocation et les fêtes instituées en leur honneur ; mais comme il y a des ouvrages particuliers où toutes ces matières sont traitées à fond, nous finirons par un passage de saint Augustin, qui nous servira à exprimer quels sont sur cette matière les sentiments de l’Église, et quels sont les dogmes qu’elle enseigne. Ce saint docteur, écrivant contre Fauste qui accusait les catholiques d’avoir substitué les martyrs à la place des idoles, répond à cet hérétique en ces termes[10] : « Si les chrétiens honorent les saints martyrs, c’est, ou par le désir de participer à leurs mérites, ou dans l’espérance d’être secourus de leurs prières, ou pour s’exciter à imiter leurs vertus ; en sorte toutefois que les autels que la piété des fidèles élève sur leurs tombeaux, ne sont érigés à aucun martyr, mais au Dieu des martyrs. Car, qui est celui d’entre les prêtres du Seigneur, qui, prêt d’offrir le sacrifice sur un de ces autels, a jamais dit : C’est à vous, Pierre ; c’est à vous, Paul ; c’est à vous, Cyprien, que nous offrons ? Ce qu’on offre, c’est à Dieu qu’on l’offre, à ce Dieu qui a couronné les martyrs, mais souvent, à la vérité, dans les lieux où il les a couronnés, afin que la vue de ces lieux sacrés excite dans nos cœurs une charité plus ardente, un amour plus vif, et envers ceux que nous devons imiter, et envers celui par qui nous le pouvons. Nous révérons donc les martyrs de ce culte de société, d’estime, de dilection, dont nous honorons sur la terre les gens de bien, ces hommes de Dieu, ces hommes selon son cœur… Pour cet autre culte qu’on nomme le culte de lâtrie, nous croyons et nous enseignons qu’il n’y a que Dieu qui puisse en être l’objet ; et comme le sacrifice n’appartient qu’à ce culte, de sorte qu’on appelle idolatrie celui qui est offert aux idoles, nous ne l’offrons ni aux martyrs, ni aux autres saints, ni aux anges. Et si quelqu’un des nôtres venait de tomber dans une pareille erreur, on lui opposerait aussitôt la saine doctrine, afin qu’il pût revenir à lui, ou qu’on fût en droit de le fuir. » Le même Saint, quelques lignes après, à l’occasion de certains chrétiens qui s’enivraient sur les tombeaux des martyrs, dit ces paroles : « Il y a des vérités que nous enseignons, et il y a des abus que nous tolérons : nous sommes obligés de proposer les unes comme des préceptes auxquels on doit obéir, et de corriger les autres comme des transgressions qu’on doit éviter ; mais jusqu’à ce que nous puissions y remédier efficacement, nous sommes contraints de les souffrir avec patience. »
Agréez, Seigneur, que tout ce que nous avons écrit ici des saints martyrs soit consacré à la gloire de votre divine majesté et à l’édification de votre Église, et que celui de qui votre providence a bien voulu se servir pour exposer aux yeux des fidèles les combats et les victoires de vos généreux athlètes puisse obtenir, par leur intercession, la grâce d’être éclairé des lumières de leur foi et de brûler du feu de leur charité.
- ↑ Lib. 5, hist. c. 17.
- ↑ Can. 9 et 34.
- ↑ Nommée Lucille.
- ↑ Optat. l. 1. Aug. Brevit. coll. die, 3, c. 15.
- ↑ Can. 6.
- ↑ Epist. 12.
- ↑ Lib. 12, ep. 31.
- ↑ Sever. Sulp.
- ↑ Voyez aussi ses Lettres sur le culte des Saints inconnus ; dans le tom. I p. 209 et sqq. Op. posth. DD. Joannis Mabillonii et Theodorici Ruinart. Parisiis 1724, in 4.
- ↑ Lib. 20, c. 21.