De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/3.1
§ III.
1. les causes et les motifs des persécutions.
Après avoir exposé le sentiment des Saints et la tradition de l’Église catholique touchant le grand nombre des martyrs qu’elle révère, l’ordre des choses demande que nous cherchions maintenant quels ont pu être les motifs qui ont porté les persécuteurs à répandre tant de sang innocent. Le premier et le plus apparent, après la religion, est la prévention où étaient les païens contre les chrétiens, dont la vie pure et sans tache, mais noircie par la calomnie, leur paraissait souillée des crimes les plus énormes et les plus criants. Ce préjugé si faux et si peu vraisemblable commença à prévenir les esprits, dès le règne de Néron : peu de temps après, les horribles forfaits d’homicide et d’inceste devinrent les principaux chefs d’accusation qu’on proposa contre eux, peut-être à l’occasion de quelques hérétiques qui, portant le nom de chrétien à faux, s’en trouvaient coupables, ou à l’instigation des juifs qui n’omettaient rien pour rendre les chrétiens odieux aux Gentils. De là vient qu’on rencontre si souvent, dans les actes des martyrs et dans les ouvrages des anciens Pères, ces termes de Festins de Thieste et de Noces d’Œdippe. Mais quoique les chrétiens se purgeassent de ces honteux et détestables reproches, avec beaucoup de force et une entière évidence, comme on peut le voir par leurs apologies[1], ils ne purent toutefois en effacer entièrement l’idée dans l’esprit du peuple et des magistrats ; de sorte qu’on ne manquait jamais d’attribuer aux crimes des chrétiens les calamités publiques, comme si les dieux irrités par de telles abominations n’eussent pu s’empêcher d’envoyer leurs fléaux sur un empire au milieu duquel elles se commettaient. « Si le Tibre, dit Tertullien[2], vient à sortir de son lit ; si le Nil ne sort pas du sien ; si le ciel refuse de la pluie ; si la faim ou la peste se font sentir, on crie aussitôt : qu’on donne aux bêtes les chrétiens. »
Un autre motif de l’effroyable aversion que les Gentils avaient conçue contre les chrétiens venait de ce que ceux-ci improuvaient et traitaient d’impiété les sacrifices que l’on offrait aux dieux tutélaires de l’empire, pour le salut de la patrie, pour la santé du prince et pour le bien de l’État, et de ce qu’ils ne voulaient pas jurer par le génie de la république ou par celui des empereurs. Ajoutez à cela l’éloignement qu’ils avaient des spectacles, des jeux et des fêtes qu’on célébrait, ou pour rendre grâces aux dieux des victoires obtenues sur les ennemis, ou pour honorer le jour de la naissance des Césars. On ne doit donc pas être surpris de voir des empereurs, d’ailleurs très-religieux et portés naturellement à la douceur et à la clémence, entreprendre de détruire le christianisme, qu’ils regardaient comme une secte de gens qui semblaient n’être pas moins les ennemis de leur personne que de leurs dieux. Il entrait aussi dans cette haine de la raison d’état ; les politiques pouvaient craindre que cette diversité de religions ne fût toute propre à fomenter des divisions, et à faire naître des guerres civiles et intestines. Enfin, le peuple qui s’imaginait que les chrétiens trouvaient à redire aux largesses que les princes lui faisaient, et qu’ils blåmaient les dissolutions qui accompagnent d’ordinaire les réjouissances publiques, en quoi il ne se trompait pas ; le peuple, dis-je, ne pouvait les souffrir, et avait une extrême joie lorsqu’il les voyait conduire à la mort. On peut encore joindre à toutes ces considérations, les inimitiés particulières et l’avarice des juges, qui, sous prétexte de religion et de police, s’emparaient des biens des chrétiens, soit qu’ils les missent à l’épargne du prince, soit qu’ils en profitassent eux-mêmes et qu’ils en grossissent leurs propres revenus. Mais ce qui conciliait et faisait agir tant de différents motifs était l’envie jalouse des prêtres des idoles. Ces hommes, dont le crédit était grand et l’âme fort intéressée, considéraient que le christianisme allait devenir la religion dominante, que leurs dieux commençaient à tomber dans le mépris, que la dévotion du peuple se refroidissait, qu’on n’offrait plus tant de sacrifices, qu’on ne consultait plus si souvent les oracles, et, ce qui était une suite de tout cela bien affligeante pour eux, que leurs rétributions diminuaient de jour en jour. Tant de motifs rassemblés n’étaient donc que trop suffisants pour animer les princes, les grands, les magistrats, les ministres de la religion, en un mot, tout le peuple, à la perte des chrétiens. L’exil, les tortures, la mort, tout semblait permis en cette conjoncture ; on ne faisait plus de distinction, surtout dans les grandes persécutions, ni d’âge, ni de sexe, ni de dignité. Hommes et femmes, jeunes et vieux, nobles et roturiers, libres et esclaves, tout était confondu ; on était digne du supplice, dès-là qu’on était chrétien. Un mot d’un saint martyr nous fera aisément comprendre quelle était la disposition des païens envers les adorateurs de Jésus-Christ ; c’est du bienheureux évêque Philéas, qui, après avoir fait le dénombrement des divers instruments qu’on préparait pour tourmenter plusieurs saints confesseurs, du nombre desquels il était, fait dire au juge qui les avait condamnés, « qu’on ne devait pas avoir la moindre considération pour ces scélérats, et qu’il fallait agir à leur égard comme s’ils n’étaient plus des hommes. » On ne doute point qu’il ne se trouve des personnes qui aient peine à comprendre que l’Église, battue de tant de vents contraires, exposée à un air si peu favorable, ait crû en si peu de temps jusqu’à couvrir de son ombre presque toute la terre entière, le troisième siècle de son âge. Car enfin, diront ces personnes, il est hors de toute vraisemblance qu’il se soit trouvé un si grand nombre d’hommes qui aient voulu embrasser une nouvelle religion, étrangère dans l’empire, dans le monde ; qui, outre les maximes dures et austères qu’elle prescrit à ses sectateurs, ne leur dissimule point qu’ils ne doivent attendre, en la suivant, que l’exil, la perte de leurs biens, la haine de leurs proches, de leurs amis, de tout le genre humain ; que les seuls avantages qu’elle peut leur procurer sont des tourments horribles et une mort cruelle. J’avoue que cette manière d’entendre une religion n’a rien qui ne soit contraire aux règles de la raison et de la politique humaine ; mais cependant c’est celle que Jésus-Christ a choisie. C’est la voie dans laquelle il a voulu que ses disciples marchassent, et par laquelle il a marché lui-même pour arriver à la gloire de son Père. C’est la doctrine qu’il enseignait à ses apôtres, « qui, à son exemple, non-seulement ont souffert la mort pour la foi et le nom de leur maître, mais qui ont souffert une mort prévue, et qui se sont fait suivre par des disciples qu’ils avaient soin de préparer à la mort, et à une mort cruelle et prochaine[3]. » Et si les martyrs portent des palmes et des couronnes, ce sont des couronnes et des palmes teintes de leur sang. Ils ont vaincu l’enfer et les tyrans, il est vrai, mais il a fallu qu’ils aient donné leur vie pour acheter cette victoire ; et lorsqu’au milieu des tourments ils combattaient contre les démons et contre des hommes pires que les démons mêmes, ils ne demandaient pas à Dieu de vaincre sans combattre, mais de combattre sans être vaincus[4]. Certes, on a vu des chrétiens, durant que la persécution et la peste ravageaient de concert quelques provinces d’Afrique, craindre que la peste, en les faisant mourir, ne leur enlevât la couronne du martyre[5]. On en a vu d’autres qui, ayant l’honneur d’être clercs, se plaignaient de l’incivilité du proconsul, qui leur préférait des laïques dans le choix qu’il faisait de ceux qu’il voulait envoyer à la mort. En un mot, « on ne se faisait chrétien que pour être martyr, et l’on craignait bien moins la cruauté des juges que leur compassion. Tourmentez, frappez, tuez, écrasez-nous, disait Tertullien aux magistrats de l’empire ;… mais sachez qu’à mesure que vous nous moissonnez, nous renaissons en plus grand nombre, sous la faux du moissonneur. C’est une semence féconde que le sang des chrétiens[6].