De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/2.7

Traduction par Abbé Godescard.
Chanoine de Ram (p. 61-63).

7. persécution sous sévère.

Eusèbe est si fort persuadé que sous l’empereur Sévère la persécution fut générale, qu’il n’a point fait difficulté d’avancer[1] « que, dans toutes les Églises du monde, il y eut des fidèles qui combattirent et donnèrent leur vie pour la véritable religion. » Dodwel, ne pouvant résister à la force de ces paroles, en paraît ébranlé, jusqu’à avouer que « la persécution, à la vérité, se répandit dans toutes les provinces de l’empire ; » mais se repentant aussitôt de cet aveu, et se mettant peu en peine de ce qu’on pourra penser d’une rétractation si soudaine et si mal colorée, il écrit que très-peu de martyrs souffrirent alors ; « ce qu’il est facile, dit-il, de prouver par l’histoire même d’Eusèbe, où cet auteur, ni n’en rapporte un grand nombre, ni ne dit point en avoir omis un grand nombre. » Mais je ne comprends pas comme on peut faire dire à Eusèbe tout le contraire de ce qu’il dit en effet, et ce qu’il confirme par plus d’un endroit de ce sixième livre, et particulièrement au chapitre second, où, à l’occasion de la persécution qui s’excita à Alexandrie, il se sert de ces mêmes termes : « lorsque le feu de la persécution était le plus allumé, et qu’un nombre infini de fidèles recevait tous les jours la couronne du martyre. » Il est vrai qu’il n’en nomme que très-peu, parce que cela n’a aucun rapport à son dessein, soit qu’il en eût donné une liste dans un ouvrage exprès, soit qu’en cet endroit il ne parle des martyrs qu’en passant, et qu’il n’ait en vue qu’Origène, comme la suite le fait assez connaître. Mais il marque positivement, au chapitre premier, qu’il en passe sous silence une infinité ; « car, après avoir dit qu’il n’y a point d’endroit où il n’y ait eu des martyrs illustres, il ajoute que c’est à Alexandrie que la persécution a fait de plus grands ravages, où plusieurs généreux athlètes souffrirent. » Il ne nomme ensuite que Léonide[2]… Il ne laisse pas cependant, dans la suite de ce récit, de faire mention d’autres martyrs que des disciples d’Origène, lorsqu’il dit, à la louange de ce grand homme, que les martyrs de Jésus-Christ, soit qu’ils fussent connus d’Origène, soit qu’ils lui fussent inconnus, « recevaient de lui toute sorte d’assistances et de bons offices, et il les rendait à tous indifféremment, avec une promptitude merveilleuse, sans craindre le préfet Aquila, successeur de Létus. » Mais nous avons encore un témoin de cette persécution, d’un très-grand poids ; c’est Clément d’Alexandrie, qui, au rapport d’Eusèbe, écrivait ses stromates ou tapisseries, sous l’empire de Sévère. Il parle ainsi, au livre second. « Nous voyons tous les jours comme de nouveaux débordements de martyrs ; on les tourmente à nos yeux, on les brûle, on les égorge… » Et certes, la consternation était si grande parmi les chrétiens d’alors qu’un auteur de ce temps-là, nommé Jude, écrit que la venue de l’antéchrist, prédite de siècle en siècle, n’était pas fort éloignée[3].

Mais de tous les écrivains ecclésiastiques, il n’y en a point qui ait laissé un tableau plus fidèle de cette persécution que Tertullien, ni qui l’ait représentée avec des couleurs plus vives. Elle lui a donné lieu de composer plusieurs ouvrages, d’où nous tirerons seulement quelques passages, pour servir de montre et d’échantillon, puisqu’autrement il faudrait copier ses livres entiers. Voici le premier crayon qu’il en fait, dans son apologétique[4] : « vous attachez les chrétiens à des croix… vous les liez à des poteaux… vous leur arrachez les entrailles avec des ongles de fer… on nous coupe la tête, on nous expose aux bêtes… on nous brûle tout vifs… on nous relègue dans des îles désertes… Il se plaint qu’on viole impunément les tombeaux des chrétiens… qu’on les appelle, par une raillerie sanglante, des fagots de sarment[5], » parce que, par une cruauté inouïe, on les attachait à des pieux revêtus de javelles de sarment, comme d’une robe, auxquelles on mettait le feu ensuite. Enfin, il conclut de cette sorte cette éloquente pièce[6] : « Courage donc ; ne vous relâchez point, ô équitables juges ! mais plus équitables encore au goût du peuple, si, pour lui complaire, vous vouliez immoler tous les chrétiens : persécutez, tourmentez, condamnez, exterminez-nous… » Car le peuple et les magistrats étaient également animés à la perte des chrétiens, ce qui fait dire à Tertullien[7] : « toutes les fois que vous vous déchaînez contre les chrétiens, vous le faites en partie de votre propre mouvement et en partie pour obéir aux lois ; mais il arrive souvent que le peuple qui nous hait vous prévient et, sans attendre vos arrêts, se jette sur nous de son autorité privée, nous poursuit à coups de pierres et nous fait périr par le feu. » Je prie le lecteur de remarquer en passant, que cela était fort ordinaire au peuple de répandre le sang des chrétiens et de pousser sa fureur jusqu’à les massacrer tumultuairement et sans aucune forme de justice ; ce que Dodwel nie cependant plus d’une fois dans sa dissertation. Au reste, il importe peu que cette apologie ait été écrite à Rome ou à Carthage, puisqu’étant adressée aux premiers officiers de l’empire, il paraît assez que la persécution dont elle parle n’était pas renfermée dans un seul endroit ; et Tertullien même s’y sert souvent du mot de président, qui était un terme affecté aux gouverneurs de province, et qui désignait leur rang et leur dignité. Il ne parle pas de cette persécution d’une manière plus favorable et d’un ton plus radouci, dans ses autres ouvrages. Il dit, dans son premier livre aux nations, « que les chrétiens confessent dès qu’ils sont interrogés, qu’ils se font gloire d’être condamnés, et qu’il faut employer la violence pour les contraindre à nier ce qu’ils ont une fois confessé sans violence… » Dans son exhortation aux martyrs, qu’il nomme des martyrs désignés et prêts de souffrir, il les encourage à endurer généreusement toutes sortes de supplices. Enfin il s’écrie, dans son Scorpiaque[8] : « La canicule est montée sur l’horizon : le cinocéphale vomit de tous côtés le feu de sa rage ; la persécution est allumée : ici le glaive, là les flammes, là le cirque, tout est mis en usage pour tourmenter les chrétiens. Les prisons sont remplies de fidèles qui, n’ayant éprouvé que les fouets et les ongles de fer, soupirent après le martyre qu’ils n’ont fait que goûter en passant. Pour nous autres qui ne nous trouvons pas sous la main des persécuteurs, nous sommes destinés à leur fournir le plaisir de la chasse, et nous attendons à tous moments qu’on lâche sur nous une meute de bourreaux… notre nom seul nous rend l’abomination des hommes… l’on nous produit devant les puissances de la terre, l’on nous interroge, l’on nous met à la question, l’on nous égorge. » L’Octave de Minutius Félix parle comme l’apologétique de Tertullien[9]. « Est-il un spectacle plus digne de toute l’attention du ciel qu’un chrétien combattant contre la douleur ? Il est tranquille aux menaces des tyrans ; les plus affreux supplices ne lui font pas faire le moindre mouvement irrégulier ; le bruit de la mort ne l’épouvante pas, et il foule aux pieds toutes ses horreurs… » Et voulant montrer que toute la valeur des héros de l’ancienne Rome n’avait rien qui pût égaler la grandeur du courage des héros du christianisme, « Combien, dit-il, en a-t-on vu parmi nous, qui n’ont pas seulement mis un bras dans un brasier ardent, comme Mutius Scévola fit autrefois, mais qui s’y sont lancés tout entiers, sans faire entendre le moindre gémissement ! Le sexe le plus faible et l’âge le plus tendre se moquent des gibets et des tortures, affrontent les bêtes les plus farouches, et vont hardiment à la mort, sous quelque effrayante figure qu’elle se présente à eux. » Et l’on ne peut douter que la persécution, dont Minutius fait ici la description, ne fût alors allumée dans Rome et celle-là même durant laquelle Natal, après avoir abjuré l’hérésie des Théodotiens, eut les épaules déchirées de coups de fouets, pour le nom de Jésus-Christ, et pour cette considération fut reçu à la communion de l’Église, par le pape saint Zéphirin, auquel il montra les flétrissures et les plaies dont son corps était couvert.

Mais Tertullien, direz-vous, dans son apologétique de l’édition de Junius, nomme Sévère parmi les empereurs qui n’ont rien entrepris contre les chrétiens. Je le veux ; quoique les autres éditions, quoique les manuscrits, quoiqu’Eusèbe même qui cite cet endroit, aient l’empereur Vère, et non l’empereur Sévère ; j’accorde à Dodwel que ce soit ce dernier dont il soit fait partout mention, qu’en peut-il inférer, sinon que cette persécution fut très-sanglante, sans que Sévère l’eût autorisée par son édit ? Cependant Spartien dit le contraire, et il en rapporte un de ce prince contre les chrétiens. C’est en vain que Dodwel en rejette la cause sur l’importunité du peuple, qui l’arracha à l’empereur, fatigué des clameurs continuelles du cirque et du théâtre, et qu’il prétend détourner par-là de la personne de Sévère le nom odieux de persécuteur ; et ce n’est pas avec plus de succès qu’il entreprend de diminuer la violence et l’injustice de cet édit, en disant qu’il ne fut pas moins décerné contre les juifs que contre les chrétiens. Ainsi Dodwel aura bien de la peine à justifier Sévère du juste reproche que toute la postérité peut lui faire d’avoir ensanglanté son règne par une cruelle persécution, d’autant plus qu’au rapport de Spartien, il aimait à répandre le sang, et qu’il avait en effet répandu celui d’une infinité de personnes. En sorte que le sénat, après sa mort, porta ce jugement : qu’il devait, ou jamais ne venir au monde, ou jamais n’en sortir, parce qu’il avait été, et trop cruel, et tout ensemble trop nécessaire a la république. Mais voyons maintenant si la durée de cette persécution a répondu à sa violence.

Dodwel la renferme toute dans l’espace de deux ans, et il la fait finir aux jeux séculaires qui furent célébrés la douzième année du règne de Sévère ; « ce prince, dit Dodwel, ne voulant pas qu’une si grande solennité fût souillée par le sang ou déshonorée par les supplices. » Dodwel cependant ne se souvient plus qu’il a dit ailleurs que ces jeux publics ont souvent fait naître des persécutions, et il ne l’a dit qu’après Tertullien[10]. « Les chrétiens, dit ce Père, dans son apologétique, ne sont regardés comme ennemis de l’empire que parce qu’ils refusent de rendre aux empereurs un honneur ou vain, ou criminel… Ô ! qu’on a raison de condamner notre conduite ! De quoi aussi nous avisons-nous, de censurer par une vie sainte les plaisirs des Césars, et d’insulter à leurs divertissements par une chasteté outrée et une sobriété hors de saison ? Pourquoi, durant ces jours de réjouissances, ne pas orner de festons et de couronnes de fleurs les portes de nos logis ? Et pourquoi ne faisons-nous pas pâlir le soleil en plein midi, par un grand nombre de flambeaux allumés ? N’est-ce pas, après tout, une chose tout à fait honnête, lorsque la solennité l’exige, de changer votre maison en un agréable lieu de prostitution, et pouvez-vous mieux honorer le prince, que d’en faire un temple de Vénus ?… » C’était cette conduite sage et modeste qui rendait les chrétiens odieux aux gentils ; cette sainte tristesse qu’ils faisaient paraître durant les solennités profanes faisaient croire qu’ils étaient chagrins des prospérités de l’État et ennemis de la fortune des empereurs.

Au reste, il est certain que cette persécution dura plus de deux ans en Afrique, puisque, pendant tout le temps qu’elle y fut allumée, on y compte six gouverneurs[11], outre Minuce Timinien, dont il est parlé dans les actes de sainte Perpétue. J’avoue que le feu n’en fut pas toujours égal ; tantôt plus âpre et tantôt plus modéré, selon que les gouverneurs étaient portés à la cruauté ou à la douceur. La même persécution ne fut pas non plus de moindre durée dans l’Égypte, comme on peut facilement l’inférer de l’histoire d’Eusèbe[12]. Car cet auteur nous apprend que, la dixième année de Sévère, Léonide, père d’Origène, souffrit le martyre ; que ce savant homme n’avait pour lors que dix-sept ans ; que l’année suivante il fut chargé du soin d’enseigner la doctrine chrétienne aux catéchumènes ; que quelque temps après il renonça à la profession de grammairien pour se donner tout entier à l’étude de l’Écriture sainte ; qu’il vendit tous ses livres, moyennant seulement quatre oboles ; que celui qui les acheta devait lui fournir chaque jour pour sa nourriture. Il vécut ainsi plusieurs années, poursuit Eusèbe, en vrai philosophe… « durant plusieurs années il marcha nu-pieds… durant plusieurs années il s’abstint de boire du vin… » Enfin Eusèbe, après avoir fait l’éloge de toutes les vertus d’Origène, poursuit de cette sorte : « sa vie étant donc un modèle exposé aux yeux des hommes, il y en eut plusieurs qui devinrent les imitateurs de sa vertu ; en sorte que, parmi les gentils mêmes… il s’en trouva qui, ayant été arrêtés, endurèrent généreusement le martyre. Plutarque fut le premier de ces heureux disciples… » C’est ce qui nous a obligés de mettre leur mort environ vers l’année deux cent dix, parce que ce terme de plusieurs années, dont Eusèbe se sert tant de fois dans ce récit, ne peut se restreindre à un moindre nombre que de sept ou huit. Au reste, cette supputation s’accorde avec celle que fait Sulpice-Sévère, qui met trente-huit ans entre la persécution de Sévère et celle de Dèce. Or, Dèce n’étant monté sur le trône qu’en l’année deux cent quarante-neuf, il faut nécessairement prolonger la persécution de Sévère jusqu’en l’an deux cent onze, qui fut la dernière de son règne.

  1. Lib.6, hist. c. 1.
  2. Père d’Origène.
  3. Euseb. l. 6, с. 7.
  4. Сар. 12.
  5. Cap. 30.
  6. Сар. 50.
  7. Apolog. 37.
  8. Cap. 1.
  9. Ce célèbre avocat de Rome y écrivait ce dialogue au même temps que Tertullien publiait son apologétique.
  10. Сар. 35.
  11. Tertullien à Scapula.
  12. Lib. 6, c. 1 et c. 2.