De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/2.6

Traduction par Abbé Godescard.
Chanoine de Ram (p. 58-61).

6. persécution sous marc-aurèle.

Nous avons déjà remarqué que Dodwel attribue à l’empereur Antonin la mort de saint Polycarpe, de Justin et de quelques autres martyrs, contre le sentiment général des savants, qui la font arriver sous le règne de Marc-Aurèle. Nous ne nous arrêterons pas davantage à éclaircir ce différend, ayant assez d’autres preuves de la persécution excitée par cet empereur. Nous ne saurions toutefois nous empêcher d’observer en passant que Dodwel se trompe encore, lorsqu’il prétend qu’on ne peut inférer de la première apologie de saint Justin que la persécution dont il parle se soit étendue à plus de trois martyrs, parce que l’apologie n’en nomme que trois, puisque, dès le commencement même de l’ouvrage, l’auteur insinue l’idée d’une persécution presque générale. Voici ses paroles : « ce que nous venons de voir arriver dans votre ville, ô Romains ! par l’ordre d’Urbicius, et ce que les gouverneurs ordonnent contre toutes les règles de la justice et de la raison… ce sont sans doute les démons qui font leurs efforts pour nous procurer la mort… » Il fait ensuite le récit de celle de Ptolomée et de ses compagnons, que le préfet, sans avoir égard à leur innocence, venait d’envoyer au supplice pour avoir confessé le nom de Jésus-Christ. Mais voyons maintenant ce que Dodwel pense de la persécution de Marc-Aurèle.

« Il soutient que l’empereur n’eut aucune part à cette persécution, et que le nombre des martyrs qu’elle enleva fut bien moins considérable qu’on ne le croit communément. Il le réduit aux seuls martyrs de Lyon ; il ne veut pas même qu’ils aient souffert pour la cause de la religion, mais parce qu’ils furent convaincus, sur la déposition de leurs esclaves, de meurtre et d’inceste. Il n’est donc pas étonnant, dit-il, que le plus doux et le plus clément des empereurs ait donné un édit contre les chrétiens, mais on doit plutôt admirer sa modération et son équité, en ce qu’il n’a pas voulu que les peines portées par cet édit tombassent indifféremment sur tous les chrétiens, son intention étant qu’il n’eût d’effet qu’à l’égard de ceux de Vienne et de Lyon. Il ajoute que cela se passa la septième année de l’empire de Marc-Aurèle, parce que ce fut durant la solennité des jeux, qui selon lui n’arrivait que tous les cinq ans, et non la dix-septième, suivant le calcul d’Eusèbe. Que pour les autres persécutions qui parurent dans les autres provinces, sous le même empereur, elles n’étaient que des suites de celle de Lyon, et voici comme il explique la chose. Aussitôt, dit-il, que la mort des chrétiens de Lyon fut sue dans la Grèce[1], et que les motifs, quoique supposés, en eurent été publiés parmi le peuple, il se fit dans cette province un soulèvement général contre tous ceux qui faisaient profession du christianisme, qui toutefois n’eut aucune suite sanglante, à cause que les magistrats des villes, qui d’ordinaire dans ces rencontres étaient les seuls qui remuassent, n’avaient pas le pouvoir de condamner à mort. Ce fut cette émotion populaire qui donna lieu à l’apologie d’Athénagoras. Les mêmes nouvelles, et avec les mêmes fausses circonstances, étant aussi passées en Asie, y excitèrent les mêmes mouvements de fureur contre les chrétiens, ce qui obligea pareillement Apollinaire et Méliton d’écrire pour la défense de leurs frères, que la calomnie opprimait en tant de lieux. » Il faut maintenant répondre en détail à tous ces chefs.

En premier lieu, nous faisons voir dans l’avertissement que nous avons mis à la tête des actes des martyrs de Lyon, que leur mort doit être rapportée à la dix-septième année de Marc-Aurèle, et nous le prouvons par l’histoire d’Eusèbe, qui se trouve en cela conforme à sa chronique. Pour ce qui regarde les jeux de Lyon, qui, au sentiment de Dodwel, ne se célébraient que tous les cinq ans, nous ne voyons pas qu’il l’appuie d’aucune raison démonstrative ; il n’en a que de probables : mais nous lui opposons le témoignage de M. de Marca et celui du P. Pagi, qui trouvent que ces sortes de jeux se solennissaient souvent chaque année ; mais, quand bien même la solennité ne s’en serait faite que tous les cinq ans, on n’en pourrait rien tirer de certain, puisque tantôt on les reculait, tantôt on les avançait, et, l’ordre étant une fois rompu, on ne songeait plus à le rétablir. On n’estime pas, au reste, qu’en ce qui regarde l’époque qui doit fixer le commencement du pontificat d’Éleuthère, on doive abandonner Eusèbe et les anciens écrivains ecclésiastiques, pour suivre Eutiche, auteur grec du dixième siècle. Il faut maintenant voir si ces saints martyrs ont été condamnés, ou comme coupables de deux des plus grands crimes, ainsi que le prétend Dodwel, ou seulement comme chrétiens. Il n’y a pour cela qu’à ouvrir la lettre que les Églises de Vienne et de Lyon écrivent aux Églises d’Asie : « on y rencontre d’abord, que le gouverneur de Lyon ayant demandé à Attale s’il était chrétien, Attale répondit qu’il était chrétien ; et la lettre ajoute qu’il fut aussitôt mis au rang des martyrs. Le même Attale, pendant qu’on lui faisait faire le tour de l’amphithéâtre, avait un écriteau attaché devant lui, où on lisait ces mots, en latin : « C’est ici Attale le chrétien. » Et enfin la même lettre porte, en termes exprès, « que ceux qui ne rougissaient point d’avouer ce qu’ils étaient se voyaient sur l’heure chargés de fers comme étant chrétiens, sans être prévenus d’aucun autre crime. » Il est vrai, nous n’en disconvenons pas, que de pareils forfaits ont été souvent imputés aux chrétiens ; mais autre chose est d’être accusé, autre chose d’être convaincu ; et il est clair, par la seule lecture du rescrit de l’empereur, qu’il fut donné contre les chrétiens, comme chrétiens, et non comme coupables d’inceste et d’homicide. « Car ce prince » ordonne que ceux qui confesseraient fussent mis à mort, et qu’au contraire ceux qui renonceraient fussent renvoyés absous. » Si donc l’édit eût été décerné contre des criminels d’homicide et d’inceste ainsi que Dodwel le soutient, les chrétiens qui auraient nié ces crimes auraient dû être déclarés innocents, et les apostats qui les auraient avoués auraient dû être envoyés au supplice ; et cependant il arrivait tout le contraire, car on faisait mourir ceux qui confessaient Jésus-Christ, et ceux qui le renonçaient étaient mis en liberté. C’est encore une pure idée de Dodwel, et qui est sans fondement, que cette restriction qu’il donne à l’édit de Marc-Aurèle, le réduisant aux seuls chrétiens de Vienne et de Lyon ; ce qu’il aurait bien de la peine à montrer, puisque ni la lettre de ces Églises, ni aucun autre monument de l’antiquité ne sauraient lui en fournir aucune preuve. Au reste, il faut comprendre dans cette persécution le martyre de saint Benigne de Dijon, celui de saint Symphorien d’Autun, et ceux de quelques autres martyrs. Nous croyons aussi qu’on doit rappeler à ce règne de Marc-Aurèle la mort de plusieurs martyrs qui ont souffert en Bourgogne, et que la conformité des noms a rangés sous celui d’Aurélien[2].

D’ailleurs, si les martyrs de Lyon ont souffert, la dix-septième année de Marc-Aurèle, il est impossible que ç’ait été à leur occasion qu’Athénagoras ait composé son apologie pour les chrétiens. Or, cette pièce même nous fournit un argument d’où l’on peut inférer que la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, qui est une relation de la mort de ces Saints, n’était pas venue à sa connaissance. Car, parlant des calomnies dont on noircissait l’innocence des chrétiens, il dit « qu’elles ont si peu d’apparence de vérité, qu’il n’y a imposteur au monde assez impudent pour oser dire qu’il ait été témoin des crimes qu’on leur impute. Nous avons, ajoute-t-il, des esclaves ; les uns en ont plusieurs, les autres en ont peu ; ils sont témoins de toutes nos actions, et nous ne pouvons rien leur cacher de tout ce que nous faisons ; cependant on n’en trouvera point jusqu’ici qui ait osé déposer contre nous rien de pareil. » Si la lettre des Églises eût été connue à Athénagoras, eût-il pu parler ainsi ? Car, voici ce qu’on y lit : « on prit aussi quelques esclaves païens qui servaient chez des chrétiens, lesquels… nous accusèrent faussement… de faire des repas de Thieste et des noces d’Œdipe[3]… et d’autres crimes… » Nous passons volontiers à Dodwel ces persécutions excitées par les cris tumultueux du peuple, et fortifiées de l’autorité des magistrats des villes ; mais il faut aussi, qu’il demeure d’accord avec nous, qu’elles empruntaient ensuite le glaive de ceux qui avaient droit de s’en servir, et que souvent une émotion populaire devenait une information juridique, lorsque du peuple elle passait aux gouverneurs des provinces et aux officiers de l’empereur. Athénagoras nous le dira encore, en termes formels : « On outrage l’innocence ; on attaque la réputation des gens de bien, par des calomnies, et le nombre des calomniateurs est si grand que les proconsuls et les juges délégués par vous dans les provinces ne peuvent suffire à l’instruction de tant de procès, ni à entendre toutes les accusations qu’on porte devant eux. » Voici encore quelque chose de plus fort ; nous le prendrons dans l’apologie de Méliton[4]. C’est que l’on vit en ce temps-là des édits impériaux donner du poids à la persécution. « On voit de nos jours, dit-il, des choses inconnues aux âges supérieurs ; la piété est persécutée ; la vertu est inquiétée par de nouveaux édits qui courent toute l’Asie, et d’impudents délateurs… se servent des rescrits du souverain pour exercer impunément leurs infâmes brigandages sur des personnes de mérite… » Il est vrai que Méliton semble douter si ces ordonnances sont en effet émanées des empereurs ; mais cela ne nous fait rien, puisqu’enfin elles rendaient permises les horribles violences qu’on faisait aux chrétiens, et qu’elles armaient la cruauté, impuissante d’elle-même, d’une autorité sacrée. « Si ces choses, dit Méliton à l’empereur, se font par vos ordres, elles sont bien faites, et nous recevons sans murmurer une mort dont une main auguste a signé l’arrêt. » Ce même apologiste nomme Sagaris, évêque, qui souffrit alors le martyre sous Servilius Paulus, proconsul d’Asie. Polycrate joint à ce même martyr l’évêque Traséas et quelques autres fidèles, et Appolonius fait aussi mention de Traséas[5].

Tout cela nous fait voir qu’Eusèbe a parlé juste, quand il a dit que, sous l’empire de Marc-Aurèle, l’animosité et la fureur des peuples firent par tout le monde un nombre presqu’infini de martyrs. « Car ces émotions populaires, entraînant avec la multitude des gouverneurs et les juges, les poussaient jusqu’à répandre beaucoup de sang. » Nous en voyons un exemple dans la mort des martyrs de Lyon, qu’Eusèbe propose exprès, afin qu’on pût connaître par-là ce qui se passait dans les autres provinces. L’auteur de la chronique pascale[6] s’accorde avec Eusèbe, en mettant sous chaque année de Marc-Aurèle les noms de divers martyrs. Nous avons un écrivain plus ancien encore que cet auteur et Eusèbe même ; c’est Théophile, évêque d’Antioche, qui vivait sous Marc-Aurèle. Voici comme il parle[7] : « Jusqu’ici l’on n’a point cessé de persécuter les chrétiens qui adorent le vrai Dieu ; la sainteté de la vie qu’ils mènent n’a pu les garantir de la fureur des persécuteurs. On assomme les uns à coups de pierres, on égorge les autres, et l’on voit tous les jours des fidèles déchirés impitoyablement de verges, etc… » Enfin Denys, évêque de Corinthe, nous apprend que sous Marc-Aurèle les mines étaient peuplées de chrétiens ; c’est dans une lettre qu’il écrit au pape Sotère, « où il le loue de la charité qu’il a de fournir aux fidèles qui travaillent aux métaux les choses nécessaires à la vie. » Et c’est en vain que Dodwel nous vante si fort la clémence de Marc-Aurèle ; Capitolin nous le dépeint tout autrement, et non-seulement comme un prince adonné à toutes sortes de superstitions, mais encore comme un juge inexorable et d’une sévérité outrée contre ceux qui étaient prévenus de grands crimes. On sait assez, et Dodwel lui-même n’en disconviendra pas, que les chrétiens étaient mis, en ces temps-là, par les empereurs et leurs sujets, au nombre de ces fameux coupables. Mais, après tout, l’ingratitude de Marc-Aurèle ne parut que trop à l’endroit des chrétiens, puisque bien loin de leur témoigner sa reconnaissance pour avoir par leurs prières obtenu de la pluie à son armée réduite par la soif aux dernières extrémités, dans la guerre qu’il faisait aux Marcomans, il s’avisa d’attribuer ce secours imprévu et miraculeux à son Mercure[8]. On voit, dans le cabinet du roi, une médaille d’argent qui confirme ce fait, rapporté par Dion[9]. Tertullien veut qu’à l’occasion de cette pluie, Marc-Aurèle ait donné un rescrit en faveur des chrétiens : les auteurs ecclésiastiques, comme Apollinaire, Eusèbe et d’autres, parlent aussi de cette pluie ; mais presque tous les savants rejettent comme supposé ce rescrit de Marc-Aurèle, qui se trouve à la fin de l’apologie de saint Justin[10] : ils ne croient pas non plus que la légion toute composée de chrétiens, qu’on appelait la Fulminante, doive son nom à cette aventure. Eusèbe même remarque que les païens[11] ont parlé de ce miracle, sans toutefois l’attribuer aux prières des nôtres. Les uns veulent que ce soit un effet des charmes de la magie, et les autres, une récompense de la piété de l’empereur envers les dieux. Rome conserve encore aujourd’hui dans la colonne Autonienne un monument de cette merveille, mais attribuée, suivant l’opinion des Gentils, à la puissance de Jupiter ; car, parmi plusieurs bas-reliefs qui représentent les belles actions de Marc-Aurèle, on voit un Jupiter donnant de la pluie[12]. Baronius nous a laissé une description de cette fameuse colonne, au second tome des annales, mais nous l’avons plus heureusement et plus sensiblement représentée dans les estampes de Pierre Saint-Bartoli.

Sous l’empereur Commode, nos affaires, dit Eusèbe[13], demeurèrent dans un état assez tranquille, et, par la miséricorde de Dieu, l’Église jouit d’une profonde paix par toute la terre. Après sa mort, Pertinax qui lui succéda, ayant aussi été tué, Didius Julianus fut élevé par des soldats à l’empire. Mais comme il se trouva alors partagé entre trois concurrents ; Sévère, qui s’empara de la Pannonie ; Niger, qui se rendit maître de l’Orient ; et Albin, qui se saisit des Gaules ; pendant que tout était en confusion dans l’État et que trois grandes armées portaient la guerre et le trouble dans toutes les parties du monde, le calme et la paix régnaient dans l’Église. Cette paix ne fut interrompue que vers la dixième année de Sévère, et la deux cent deuxième de Jésus-Christ, quoique durant ce temps elle fût un peu altérée par le martyre de quelques chrétiens[14]. Car l’on ne peut différer plus tard que jusqu’en deux cents la mort des martyrs Scillitains, qui souffrirent en Afrique, sous le proconsul Saturnin. Le consulat de Claudius, marqué dans leurs actes, en est une preuve convaincante.

  1. La Grèce est appelée ici Hellas : il y a une ville de Thessalie qui se nomme de même.
  2. Voyez Franc. Bosquet, l. 2, hist. eccl. Gallic., c. 26 et seq.
  3. C’est-à-dire, de faire des repas où l’on sert de la chair d’homme, et d’avoir des commerces incestueux.
  4. Apud Euseb. l. 5 hist., c. 26.
  5. Lib. de Pasch. apud Eus. l. 5, c. 18. Epist. ad Vict. Lib. advers. Cataphryg. apud Eus. l. 5 hist.
  6. Ou d’Alexandrie.
  7. Lib 3 ad autholicum, sub fin.
  8. Dio Xiphil.
  9. P. Pagius ad an. 174.
  10. Lib. 5, hist. c. 5.
  11. Capitolin, Claudien, Thémistius.
  12. Jupiter Pluvius.
  13. Lib. 5 hist. c. 21.
  14. Euseb. et alii.