De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/2.2

Traduction par Abbé Godescard.
Chanoine de Ram (p. 53-54).

2. persécution sous domitien.

Après la mort de Néron, l’Église respira un peu et demeura tranquille durant les troubles qui agitèrent l’empire ; mais, Domitien étant monté sur le trône, la persécution reprit de nouvelles forces. « Car cet empereur, dit Eusèbe[1], fit gloire d’être le successeur de Néron, dans son impiété et dans la guerre sacrilége que ce détestable prince avait faite à Dieu. » Dodwel ne peut se défendre d’admettre cette persécution, mais il l’abrège le plus qu’il peut. Selon lui, à peine a-t-elle duré un an ; il veut de plus qu’elle ait été fort modérée, qu’on n’y ait point répandu de sang, qu’on n’y ait vu ni supplices, ni tortures. Il prétend prouver son peu de durée, par un argument invincible, tiré de Brutius, rapporté par Eusèbe[2], qui raconte que Domitille, nièce du consul Flavius Clémens, fut envoyée en exil avec d’autres chrétiens, l’année du consulat de son oncle, et la quinzième du règne de Domitien. Or, ce prince entra au mois de septembre dans la quinzième année de son empire et de sa charge de tribun, et au même mois de l’année suivante il fut tué, après avoir fait cesser la persécution, ainsi que l’assure Tertullien : donc, selon Dodwel, on ne peut étendre la persécution au-delà d’une année. Voici les paroles de ce Père, dans son apologétique. Domitien, qui avait une portion de l’âme de Néron, avait voulu d’abord faire quelques essais de cruauté ; mais il ne continua pas, et ayant rappelé ceux qu’il avait exilés… » Dodwel conclut de ce passage que Domitien eut à la vérité quelque dessein de former une persécution, mais qu’il ne fit que l’ébaucher ; qu’il voulut être cruel, mais qu’il ne le fut pas en effet ; qu’il se contenta de reléguer ceux qui confessèrent Jésus-Christ, sans répandre leur sang ni leur ôter la vie ; et si l’on en veut croire cet apologiste des tyrans, les monuments de l’Église les plus certains ne peuvent nous fournir, durant ce petit intervalle, que des noms de chrétiens exilés.

Mais toute l’induction qu’on peut tirer de cet endroit de Brutius, dont Dodwel se sert pour prouver le peu de durée de cette persécution, ne conclut autre chose, sinon que la tempête excitée par Domitien contre l’Église l’ébranla avec plus de violence, la quinzième année de cet empereur, mais qu’elle avait déjà commencé à l’agiter plusieurs années auparavant. Et Eusèbe lui-même, qui sans doute avait lu Brutius (car nous devons à Eusèbe tout ce qui nous reste de cet auteur) ; Eusèbe, dis-je, en met le commencement deux ans avant l’exil de Domitille, et il est suivi en cela par l’auteur de la chronique pascale. Le savant père Pagi, marchant sur les traces de ces deux anciens historiens, le fixe en l’année 93, quoique le cardinal Baronius le fasse remonter deux ans plus haut. Saint Jérôme n’est pas moins contraire à l’opinion de Dodwel, puisqu’il attache le martyre de saint Jean à la quatorzième année de Domitien. Et certes il y avait déjà longtemps que ce prince impie voulait passer pour dieu et se faisait rendre les honneurs divins, ainsi que nous l’apprenons, non-seulement d’Eusèbe et des autres auteurs chrétiens, mais des païens mêmes. Enfin les actes de saint Ignace, martyr, écrits par un auteur contemporain et reconnu par Dodwel, prouvent invinciblement que cette persécution a été beaucoup plus longue qu’on ne prétend : ces actes portent qu’Ignace soutint plusieurs tempêtes que la fureur de Domitien avait excitées contre l’Église. Il importe donc peu que les chrétiens exilés par Domitien aient été rappelés du vivant de cet empereur, comme Tertullien semble l’insinuer, ou sous le règne de son successeur Nerva. Eusèbe attribue ce rétablissement à ce dernier, sans s’arrêter au passage de Tertullien, qu’il ne laisse pas de citer ; et il appuie son sentiment sur le témoignage de ceux qui ont écrit l’histoire de ce temps-là. Clément d’Alexandrie dit la même chose[3], et Dion de Xiphilin fait rappeler par Nerva ceux qui avaient été convaincus d’impiété sous son prédécesseur ; c’est ainsi qu’il nomme les chrétiens. Enfin saint Jean ne retourna de son exil à Éphèse, qu’après que Domitien eut été tué, et que le sénat eut cassé tout ce qui avait été fait par cet empereur.

Au reste, le seul exemple de saint Jean montre assez que cette persécution ne demeura pas dans les bornes qu’il plaît à Dodwel de lui prescrire, et qu’elle fut, au contraire, poussée jusqu’à répandre le sang des fidèles ; car, quoique la vie de cet apôtre eût été conservée par un miracle, il n’en avait pas été moins condamné à la perdre. L’Apocalypse a consacré la mémoire du martyre de saint Antipas, qui souffrit à Pergame, dans le même temps. Dodwel veut que ce fut par une émotion populaire ; mais d’où l’a-t-il appris ? Du moins les actes de ce martyr portent qu’il fut à la vérité arrêté par un peuple furieux et animé contre les chrétiens, mais ils ajoutent qu’il fut conduit devant le juge. Ce magistrat le menaça de lui faire endurer les supplices prescrits par les lois romaines, s’il n’obéissait aux édits des empereurs, et s’il continuait à mépriser le culte des dieux. Et sur le refus qu’il en fit, il fut traîné devant le temple de Diane, et enfermé dans un taureau d’airain, qu’on avait fait rougir au feu, où il finit sa vie. Tout cela, ce me semble, a fort l’air d’une persécution ouverte. Mais rien n’est plus à notre avantage, que ce que Brutius dit, dans la chronique et dans l’histoire d’Eusèbe. Il y dit formellement que, sous Domitien, plusieurs chrétiens endurèrent le martyre… que de ce nombre fut Domitille qui, avec beaucoup d’autres, fut envoyée en exil. Et sans doute la considération du sexe et les égards qu’on eut pour la naissance de ces personnes adoucirent leur peine. Mais pour ceux que rien ne distinguait dans le monde, on doit dire, ou qu’ils périrent par divers supplices, ou qu’ils furent dépouillés de tous leurs biens, ou qu’un bannissement honteux fut leur partage. Et ce n’est nullement là une simple conjecture, puisque Dion le rapporte ainsi, en termes exprès. « La même année, dit cet auteur, Domitien fit mourir plusieurs chrétiens, et entr’autres le consul Flavius Clémens, quoiqu’il fût oncle de l’empereur, et qu’il eût épousé Flavie Domitille, sa parente très-proche, l’un et l’autre ayant été accusés du crime d’impiété. Ce crime fit périr un très-grand nombre de ceux qui abandonnant l’ancienne religion des Romains avaient embrassé celle des Juifs (car les païens appelaient les chrétiens, des gens convaincus de judaïsme, d’athéisme et d’impiété). L’empereur eut quelqu’égard pour Domitille ; il se contenta de l’exiler dans l’île Pandataire : mais pour Glabrion, prévenu du même crime, il fut tué par l’ordre de Domitien, quoiqu’il eût été le collègue de Trajan, dans une des plus considérables magistratures de l’empire. » Ainsi on peut dire, avec Tertullien, que cet empereur éprouva la constance des chrétiens par le fer et par l’exil : ainsi l’on peut recevoir sans scrupule les monuments qui nous dépeignent le combat et la mort de quelques martyrs, qui furent couronnés durant la persécution de Domitien.

Les édits de Domitien ayant été cassés par l’autorité de Nerva et par un décret du sénat, l’Église commença à jouir, avec tout l’empire, du calme qui, sous ce nouvel empereur, succéda à tant d’orages. Dodwel veut qu’il n’ait point été interrompu jusqu’au règne de Dèce, et que durant tout ce long intervalle, hors quelques persécutions particulières et locales, les chrétiens eurent toute liberté de professer leur religion, et même de l’étendre et de se multiplier. Mais quoiqu’il soit vrai que les persécutions ne se soient pas de telle sorte répandues par toute la terre, qu’il ne se soit passé aucun jour, et peut-être aucune année sans qu’il y ait eu beaucoup de sang répandu, il n’est pas moins vrai qu’elles ont été très-fréquentes depuis le règne de Domitien jusqu’à celui de Dèce, mais seulement locales, et souvent renfermées dans un canton ou dans une province ; soit que la mauvaise disposition des gouverneurs et leur génie porté à la cruauté les y excitassent ; soit que cela arrivât par une subite émotion du peuple, ou à l’instigation des prêtres des faux dieux ; soit enfin que le prince même y eût part. Nous ferons voir, en un mot, qu’il y en a eu que des édits publics ont autorisées, et qui ont ôté la vie à beaucoup de martyrs.

  1. Hist. lib. 1, с. 17.
  2. Brutius apud Eus., lib. 3, с. 18.
  3. Lib. de divite salvando.