De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/2.15

15. persécution sous dioclétien, maximien-galère et maximien-hercule.

Nous voici enfin arrivés à ces temps infortunés ; disons mieux, à ces heureux temps qui donnèrent au ciel tant de martyrs ; à ce règne de Dioclétien, qui fut comme inondé du sang des chrétiens. Et certes, quand même les règnes précédents auraient été pour l’Église aussi paisibles qu’ils furent en effet pleins de troubles et de sanglantes exécutions, celui-ci pourrait seul lui fournir assez de martyrs pour lui procurer la gloire d’être la mère d’une multitude presqu’infinie de Saints couronnés. Il est vrai, et l’on n’en peut disconvenir, que l’Église fut assez tranquille durant les premières années de ce prince, surtout dans les provinces de son obéissance ; de sorte que, s’il y eut alors quelques martyrs, ce ne fut point par les ordres de l’empereur qu’ils souffrirent, mais ou parce que les lois anciennes leur étaient contraires, ou que les gouverneurs et les juges aimaient le sang, ou qu’il s’y mêla quelqu’autre motif. L’année 293 donna commencement à la persécution. Dioclétien, pour rendre plus solennelle la dixième année depuis son avénement à l’empire, se fit dieu de son autorité privée, et voulut qu’on l’adorat[1]. Il fit couvrir de pierreries son habit et sa chaussure, quoique jusqu’alors les empereurs se fussent contentés des honneurs qu’on rendait aux magistrats, et qu’ils ne se distinguassent des particuliers que par une robe de pourpre ; et dès l’année suivante, Ménas, célèbre martyr d’Égypte, fut un des premiers qui signala sa foi à l’entrée de cette persécution[2]. Il arriva encore un événement qui contribua beaucoup à en augmenter la violence, et qui acheva de déterminer l’empereur à la perte des chrétiens. Il était dans l’Orient, où il offrait force sacrifices à ses dieux[3]. Et comme il cherchait l’avenir dans les entrailles des bêtes, les démons furent obligés d’abandonner leurs temples, en ayant été chassés par la vertu du signe de la croix que firent quelques chrétiens de la suite de l’empereur, ce qui troubla toute la cérémonie. Dioclétien en colère de cette aventure non-seulement voulut que tous les fidèles de sa maison ou qui demeuraient dans l’enceinte de son palais, sacrifiassent aux idoles, mais il envoya ses ordres aux gouverneurs des provinces et aux principaux officiers de ses armées, qui portaient que tout soldat qui refuserait d’immoler aux dieux serait cassé et déchu de tous les priviléges de la milice. Mais ce ne furent là que les préludes de cette effroyable persécution, qui commença l’année trois cent trois à désoler tout l’empire romain.

Maximien-Galère, que Dioclétien avait créé César, en fut le principal moteur, à l’instigation de sa mère, princesse entêtée, s’il en fut jamais, du culte superstitieux de ses idoles. Tout l’hiver se passa à délibérer de cette affaire : Dioclétien fut longtemps avant que de se résoudre, s’opposant toujours aux desseins furieux de Galère, soit qu’il eût horreur de répandre tant de sang innocent, soit qu’il fût bien aise d’en rejeter le crime sur un autre ; car il avait l’adresse de se servir du nom d’autrui pour satisfaire sa propre cruauté, voulant avoir le plaisir d’être cruel, sans en avoir la réputation. Et lorsqu’il faisait du bien, il le faisait sans prendre conseil de personne, pour en avoir tout le mérite ; mais lorsqu’il avait dessein de faire du mal, qu’il prévoyait devoir lui attirer la haine du public, il prenait pour lors l’avis de plusieurs afin que l’injustice leur fût attribué, et que toute l’indignation du peuple retombât sur eux. Cependant Galère l’emporta enfin sur toute sa résistance, et au commencement de l’année 303 l’édit fut dressé. Il privait les Chrétiens de tous biens, honneurs et dignités, déclarait qu’ils avaient encouru les peines portées par les anciens édits contre les impies, voulait qu’on procédât incessamment contr’eux, de quelque rang ou condition quels fussent… Galère, ayant obtenu ce qu’il souhaitait ne perdit point de temps ; il fit mettre le feu au palais par des gens apostés, et aussitôt en fit accuser les chrétiens. Et un second incendie étant survenu, qui leur fut encore imputé, on ne garda plus de mesure ; les choses furent poussées à l’extrémité, et on commença à exécuter l’édit avec une extrême rigueur, premièrement à Nicomédie, et ensuite dans toutes les provinces.

Au reste, quoique tous les auteurs ecclésiastiques sans en excepter aucun, aient écrit que cette persécution fut très-cruelle et qu’elle fit une multitude presqu’innombrable de martyrs, Dodwel ose lui seul soutenir contre toute l’antiquité, que la plupart des provinces ne s’en ressentirent point, et qu’à l’égard de celles où elle trouva quelqu’entrée, elle n’y fut ni rude, ni continuelle. Il a même à son ordinaire, recours à son argument favori, se déclarant en toutes rencontres en faveur des tyrans. Car il entreprend hautement La Défense de Dioclétien, faisant tous ses efforts pour le justifier du reproche que tous les siècles lui ont fait, d’avoir aimé le sang ; que son naturel n’y était nullement porté, et que, hors quelquelques malheureux qui périrent sur une accusation intentée contr’eux, à l’occasion de l’incendie de Nicomédie, on ne souffrit point, durant les six premiers mois de l’année 303, qu’aucun des gouverneurs tourmentés les chrétiens en façon quelconque ; qu’à la vérité on fit mourir quelques personnes du clergé, mais que pour ce qui concerne les laïques, il n’y en au aucun qui courût fortune de la vie, tant que Dioclétien gouverna l’empire ; Il ajoute que, durant tout le cours de la persécution, on la fit perdre à très peu de personne, si l’on en excepte ceux qui la perdirent par les ordres de Galère ; qu’au reste ces sortes d’exécutions ne se firent qu’aux solennités et aux jours de jeux et de spectacles, et seulement dans les principales villes. Il entasse ainsi quantité de faits, ou entièrement faux, ou revêtus des apparences les plus faibles, les appuyant quelquefois de certains passage de Lactance et d’Eusèbe, qu’il prétend favoriser son opinion. C’est ce que nous allons voir.

Ces deux auteurs disent que la persécution commença à Nicomédie ; mais on ne trouvera jamais que ni l’un ni l’autre ait dit qu’elle ait été fort modérée dans les provinces, si ce n’est dans les Gaules, ni qu’on n’y ait épargné le sang des chrétiens. Lactance, au contraire, après avoir décrit le massacre de Nicomédie, « où les plus proches parents de Dioclétien, aussi bien que les officiers de sa maison, se trouvèrent enveloppés par un ordre exprès de ce prince, qui, assis auprès du bûcher destiné pour eux, y mettait tranquillement le feu ; après que le même écrivain nous a fait voir tous les juges empressés à faire donner la question aux prétendus incendiaires, les principaux eunuques mis à mort, des personnes de tout sexes et de tout âges trainées au supplice, non séparément et l’une après l’autre, mais en troupe, à cause de leur nombre ; en sorte qu’on fut obligé de donner un fort grand circuit au bûcher, dans le milieu duquel on enferma ces innocentes victimes, à l’exception de quelques domestiques qu’on précipita dans le fleuve ; » après dis-je, que Lactance nous a fait cette affreuse peinture, il continue ainsi : « on avait déjà eu soin de dépêcher des courriers à Maximien Hercule et à Constance Chlore, pour leur faire part de l’édit, et pour les convier à en user de même dans les provinces de leur département… Le vieux Maximien, qui avait l’Italie pour son partage, obéit volontiers. » Ensuite Lactance commence ainsi le chapitre seizième : « Toute la terre était donc sans l’oppression, et depuis le levant jusqu’au couchant, si l’on met à part les Gaules, trois bêtes farouches se soûlaient de sang et de carnage. Non, quand j’aurais cent bouches et cent langues ; quand j’aurais un estomac de fer et une voix qui retentit comme l’airain, il ne me serait pas possible d’exprimer les diverses sortes de supplices que les juges mirent alors en usage pour tourmenter des saints dans toutes les provinces de l’empire. » Eusèbe s’explique à peu près dans les mêmes termes, au sujet de cette persécution[4]. Le même auteur la compare à une guerre civile[5] ; mais Lactance en donne une idée plus triste encore et plus funeste[6]. « S’il arrive quelquefois, dit-il, que la victoire rende des vainqueurs trop insolents, et qu’elle leur inspire des sentiments peu modérés, les excès où elle les porte envers les vaincus se terminent ou à la mort ou à la servitude. Mais on aura peine à croire qu’on puisse traiter avec une telle rigueur des hommes dont l’innocence est reconnue de tout le monde… On leur fait endurer des tourments recherchés et préparés avec art. C’est peu de les tuer, si la cruauté de leurs persécuteurs n’insultait encore à leurs corps, après leur mort : on s’acharne sur eux comme si l’on voulait sucer jusqu’à la dernière goutte de leur sang… » Et dans un autre endroit du même livre il compare les tyrans à des bêtes carnassières, avec cette différence, que les tyrans sont bien plus cruels ; « car, quel mont Caucase, dit-il, quel pays d’Hyrcanie a jamais nourri des lions ou des tigres aussi altérés de sang ?… Celui-là est véritablement plus inhumain qu’un tigre, qui d’un seul mot fait couler le sang dans toutes les parties du monde ; qui remplit tout d’effroi, de gémissements et de larmes ; qui fait voler la mort en tous lieux. Quel pinceau pourrait représenter l’inhumanité d’un tel monstre, qui, couché dans sa caverne, ne laisse pas de faire sentir ses dents meurtrières dans toute la terre, et qui, ne se contentant pas d’ôter la vie à des hommes, les démembre, brise leurs os, les réduit en cendres, leur envie le triste repos de la sépulture ? Enfin, il est impossible de dire tous les maux que les gouverneurs firent dans leurs provinces ; plusieurs volumes ne suffiraient pas pour recueillir les différents genres de tourments, de tortures et de morts qu’ils firent alors souffrir. »

« L’année 305, dit encore Lactance, les deux vieillards[7] ayant abdiqué l’empire, Maximien-Galère, se voyant seul revêtu de la souveraine puissance, s’appliqua tout entier à opprimer le genre humain, dont il venait d’être déclaré le maître… Parlerai-je de ses divertissements ordinaires ? Il faisait nourrir des ours, et quand il lui prenait envie de se réjouir et de passer agréablement quelques heures, il commandait qu’on amenât un tel homme qu’il nommait, et qu’on le jetât à ces animaux carnassiers, qui engloutissaient ce malheureux, plutôt qu’ils ne le mangeaient. Pour lui, il riait de tout son cœur lorsqu’il voyait les ours déchirer de bonne grâce les corps de ces misérables. » Et cela arrivait très-souvent, et non pas seulement, comme veut le faire croire Dodwel, aux fètes solennelles de l’amphithéâtre et du cirque ; car il ne se mettait jamais à table qu’elle ne fût arrosée de sang humain. « Et il regardait comme une grâce ou du moins comme une peine trop légère, l’exil, la prison et les métaux[8] ; mais il lui fallait, pour satisfaire pleinement sa cruauté, des feux, des lions et des ours. À l’égard des feux (c’est toujours Lactance qui parle), voici de quelle manière il les faisait servir à assouvir sa rage contre les chrétiens. Après qu’on avait lié le martyr, on lui mettait les pieds sur de la flamme, qui, poussant sa pointe contre la plante de chaque pied, en détachait peu à peu la chair et en découvrait les os. Ensuite on appliquait à chaque membre des flambeaux allumés, en sorte qu’il n’y avait aucune place sur le corps qui ne fût brulée en même temps ; et de peur que le martyr ne rendit trop tôt l’esprit, par l’extrême ardeur que tant de feux pouvaient allumer dans ses veines, on lui répandait de l’eau sur le visage, et on le forçait d’en avaler quelques gouttes, qui pussent tempérer l’excessive chaleur qu’il ressentait, et faire durer plus longtemps le plaisir de l’empereur. Mais lorsque sa chair desséchée peu à peu, s’entr’ouvrant comme une terre brûlée par le soleil, donnait passage à la flamme jusqu’aux entrailles, alors le patient mettait fin à sa vie et au divertissement de Maximien. On achevait, après cela, de réduire le corps en cendres, qu’on jetait enfin dans le fleuve ou dans la mer. »

Maximin-Galère, créé César par Maximien-Galère, et qui prit ensuite la pourpre de lui-même, ne se signala pas moins que ses collègues par sa cruauté. Lactance dit qu’il choisit l’Orient pour servir de théâtre à sa fureur, et Eusèbe rapporte en détail les tourments qu’il employait contre les chrétiens[9]. Brûler à petit feu, enfoncer des clous dans la chair, exposer aux bêtes, précipiter dans la mer, couper les membres, arracher les yeux, mutiler tout le corps, c’était là les essais de la cruauté de Maximin, auxquels il ajoutait les chaînes, la faim et les métaux. Il fut toutefois obligé de dissimuler à cause de Constantin, dont les lettres menaçantes lui faisaient souvent suspendre l’exécution de ses noirs projets : cependant lorsque quelque chrétien venait à tomber entre ses mains, il le faisait noyer secrètement durant la nuit. Eusèbe décrit avec beaucoup d’agrément et fort au long les ruses et les fourberies que ce prince mit en œuvre pour perdre les chrétiens[10]. « Il se servit pour cela du ministère d’un fameux fourbe d’Antioche. Cet homme feignit d’avoir reçu du Ciel un oracle qu’il avait lui-même composé, et auquel il faisait dire que c’était la volonté de Jupiter que les chrétiens fussent chassés de la ville et de tout le territoire d’Antioche : les magistrats des autres villes d’Asie suivirent l’exemple de la capitale. Maximin, de son côté, mit en usage toutes sortes de moyens pour engager les particuliers aussi bien que les personnes publiques à se déclarer contre les fidèles. Il fit comprendre aux uns et aux autres qu’ils ne pouvaient lui rendre de services plus agréables que de ne faire aucun quartier aux chrétiens ; que c’était là la voie la plus sûre et la plus courte pour obtenir de lui les grâces qu’ils en attendaient. » On supposa de faux actes de Jésus-Christ, qui contenaient ce qu’on prétendait s’être passé entre lui et Pilate. On contraignit, à force de tourments, de simples femmes à s’avouer coupables de toutes ces abominations dont on a tant de fois chargé les chrétiens, et qu’on les accusait de commettre dans leurs assemblées. Ces dépositions extorquées, et dont les juges donnèrent acte, furent publiées par l’ordre de l’empereur ; cela donna lieu en divers endroits à des persécutions particulières. Enfin, les édits contre les chrétiens parurent ; on les grava sur des plaques[11]de cuivre, et ils furent ainsi affichés et exposés dans toutes les villes de l’Orient. On se mit en devoir de les exécuter, et l’on y travaillait avec ardeur, lorsque Constantin et Licinius contraignirent Maximin de révoquer ses édits. Il périt enfin misérablement lui-même l’an 315, et l’Église commença pour la première fois à respirer sous des empereurs chrétiens.

Au reste, cette persécution durant l’espace de dix ans désola tout l’Orient ; à la vérité, il y eut quelques intervalles de relâche. Mais à l’égard des provinces de l’Occident, après en avoir essuyé tout le feu pendant deux ans seulement, elles jouirent d’une paix profonde, depuis le partage qui fut fait de l’empire, en 505. Ainsi Dodwel ne mérite aucune créance lorsqu’il veut nous persuader que non-seulement les Gaules et l’Espagne, mais même une partie de l’Afrique, n’en ont souffert aucune atteinte. Car il prétend que l’édit que Maximien-Hercule fit publier en Afrique était conçu en termes beaucoup plus doux que les édits de ses collègues, et avec des modifications qu’ils n’avaient pas ; car il ne décernait des peines que contre les chrétiens qui s’assembleraient pour célébrer les saints mystères, ou qui ne voudraient pas livrer les saintes Écritures. Mais nous ne voulons, pour renverser cette prétention de Dodwel, que le témoignage de l’auteur des Actes des saints Saturnin, etc., martyrs d’Afrique, dont il se fait fort, et qu’il se contente d’alléguer seul, pour appuyer son sentiment, puisque cet auteur dit, en termes formels, que l’édit, qui fut porté en Afrique, avait été fait et concerté par les empereurs et les Césars. On lit à la section 5 : « Ceux qui contrevenant à l’édit des empereurs et des Césars, s’assembleront… » Et à la section suivante, le proconsul dit : « Vous devez vous soumettre à l’ordonnance des empereurs et des Césars… » Et ces mêmes mots sont souvent répétés dans ces actes. Ceux de saint Félix, évêque de Tibiure, ville d’Afrique, s’expriment de la même sorte : On publia un édit des empereurs et des Césars… Mais enfin les chrétiens ne périssaient-ils pas également, soit qu’on les fit mourir comme chrétiens, ou parce qu’ils s’étaient trouvés aux assemblées de l’Église ; et par quelque motif qu’ils reçussent la mort, en perdaient-ils moins la vie ? On pourrait même répondre à cette chicane de Dodwel par les propres paroles de l’auteur, qu’il prétend lui être si favorable. « Ô l’impertinente question ! ô la ridicule demande ! disait un saint martyr au tyran qui l’interrogeait. Il ne s’agit pas, dites-vous, de savoir si je suis chrétien, mais si je me suis trouvé à l’assemblée des chrétiens, comme si l’on pouvait célébrer le saint dimanche sans être chrétien, ou qu’on pût être chrétien sans célébrer le saint dimanche. Sachez qu’il n’y a point de christianisme sans cette fête, et que cette fête ne peut être hors le christianisme. » Optat nous fournit encore de quoi répondre à Dodwel. Cet éloquent évêque de Milève, après avoir comparé à un ours affamé la persécution que Dioclétien et Maximien avaient excitée en Afrique, continue ainsi[12] : « En ce temps-là on vit des juges impies qui déclarèrent une guerre sanglante à tous ceux qui portaient le nom de chrétien… On contraignait les uns à démolir eux-mêmes les églises qu’ils avaient élevées au Dieu vivant ; les autres à renoncer Jésus-Christ ; ceux-ci à brûler de leurs propres mains l’Évangile et les autres lois divines ; ceux-là à donner de l’encens aux idoles… » Et parlant de Florus, proconsul de Numidie, « les fidèles, dit-il, sous le tyran Florus étaient traînés aux temples des faux dieux… » Au reste, il prend soin de marquer précisément le temps de cette persécution, en ces termes : « il peut y avoir soixante ans que la persécution dont je parle, comme un furieux orage, ravagea toute l’Afrique : plusieurs fidèles y périrent ; les uns méritèrent la couronne du martyre ; les autres ne remportèrent que celle de confesseur, et il y en eut aussi quelques-uns qui n’y trouvèrent qu’une mort funeste. »

Le même Optat est témoin comme quoi cette persécution dura jusqu’à l’année trois cent onze, que Sévère-César fut tué. « Dieu commanda aux flots de se calmer, et la tempête s’apaisa. » Maxence donna la paix à l’Église d’Afrique ; l’Italie en jouissait déjà, si toutefois un tyran comme Maxence eût pu donner la paix[13]. Maximien Hercule reprit même alors la pourpre, à la sollicitation de Maxence ; « et s’étant fait simple particulier, d’Auguste qu’il était, il se fit de simple particulier un persécuteur public[14]. »

Dodwel ne se contente pas d’avoir exempté l’Afrique de la persécution ; il en veut encore exempter l’Espagne, et il la met pour cela parmi les provinces échues à Constance, sur ce que Victor ne dit point qu’elle fût soumise à aucun des autres empereurs : il est vrai, mais Victor ne dit pas non plus qu’elle le fût à Constance, au lieu que Lactance dit formellement qu’elle obéissait à Maximien-Hercule, et il est surprenant que Dodwel n’ait pas observé ce fait, ou l’ait dissimulé. Le même auteur assure, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, que toute la terre gémissait, depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, sous la cruelle oppression de trois bêtes carnassières, si l’on en excepte seulement les Gaules. Les Donatistes, au rapport d’Optat, ne font aussi que les Gaules exemptes de la persécution ; c’est ce qui leur faisait demander des juges tirés de ces provinces. Ajoutez à cela quelques canons du concile d’Elvire, touchant ceux qui étaient tombés durant la persécution, et la confession qu’on croit que fit pour lors le grand Osius. Tout cela prouve sans doute que la persécution n’avait pas épargné l’Espagne.

Il semblerait qu’on pourrait conclure de ce que nous venons de dire, que toute cette persécution ne fit aucun martyr dans la Gaule. Cependant, non-seulement ses provinces, mais aussi presque toutes les villes réclament contre ce sentiment, et leur tradition la plus constante est qu’elles doivent la plupart de leurs martyrs à ce dernier âge des persécutions. Les savants estiment qu’il est facile de résoudre cette difficulté, en présupposant que dans les commencements de la persécution, Constance étant occupé de la guerre qu’il avait à soutenir contre les Barbares, plusieurs chrétiens furent emportés, soit par des émotions populaires, soit parce qu’il se trouva des gouverneurs dont le génie était enclin à la cruauté. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’Eusèbe met les Gaules au nombre des provinces qui furent, durant deux ans, agitées de ces mouvements[15], et personne ne peut nier que les édits n’y aient été publiés ; ce que Lactance même, quelque dévoué qu’il soit au père du grand Constantin, ne peut s’empêcher d’avouer. « Constance, dit-il[16], pour ne paraître pas condamner entièrement la conduite de ceux qui l’avaient précédé et renoncer tout à fait à leurs maximes, ne s’opposa pas à la démolition des lieux où les chrétiens s’assemblaient. » Il faut encore qu’il demeure d’accord que ce prince, même après avoir été salué empereur, ne se mit point en devoir de révoquer ces édits. « Car après sa mort, la première chose que fit Constantin, son fils et son successeur à l’empire, fut de rendre aux chrétiens le libre exercice de leur religion. Ce fut là la première ordonnance que fit ce grand prince, en montant sur le trône des Césars. »

On ne doit pas, au reste, inférer de là que la tradition des Églises des Gaules soit fausse, parce qu’il n’y a peut-être pas un seul de leurs martyrs qui paraisse avoir souffert sous le règne de Constance. Les martyrologes les mettent tous sous Maximien, ou sous Dioclétien et Maximien, aussi bien que les actes des martyrs mêmes, lesquels, quoiqu’ils ne partent pas de la première main et qu’on ne puisse pas dire que ce soient les véritables originaux, ne laissent pas toutefois d’être très-anciens, quelques-uns se trouvant dans des manuscrits qui ont neuf cents ans d’antiquité. Les actes de saint Firmin, évêque d’Amiens, sont datés du règne de Dioclétien et de Maximien, comme aussi ceux de saint Juste ou Justin, jeune enfant né à Auxerre et martyrisé dans le Beauvoisis ; ceux de saint Donatien et de saint Rogatien, de Nantes ; de sainte Macre, vierge, de Rheims ; de saint Caprais, martyr d’Agen, et de sainte Foi, vierge, de la même ville. Il y a même de ces actes qui marquent expressément que Maximien était alors dans les Gaules, et c’est ainsi que commencent les actes de saint Fuscien, de saint Victoric et de saint Gentien. « En ce même temps, disent ces Actes, le cruel empereur Maximien tenait sa cour dans les Gaules… » Il est marqué dans les actes de saint Crépin et de saint Crépinien, célèbres martyrs de Soissons, qu’ils furent interrogés par Maximien en personne. On lit les paroles suivantes dans les actes de saint Piat, conservés dans un très-ancien manuscrit de l’abbaye de Saint-Thierry, proche de Rheims. « Dans le même temps que Dioclétien associa à l’empire Maximien, son ancien compagnon de fortune et son frère d’armes, saint Piat fut associé au martyre par saint Quentin… » Les actes de saint Victor représentent Maximien comme un tyran qui faisait couler le sang des Saints par toutes les Gaules. Enfin, tous ces actes s’accordent avec les anciens historiens, qui témoignent que Maximien-Hercule faisait souvent des voyages dans les Gaules, qu’il y séjournait quelque temps, et particulièrement dans la Gaule-Belgique, où l’on trouve quantité de martyrs. Mais comme les révoltes devenaient fréquentes dans l’empire, les deux anciens empereurs se virent obligés de créer deux Césars, pour les associer au gouvernement, et les Gaules échurent à Constance. « Ce prince ne se fit pas seulement aimer, mais révérer des peuples de ces belles provinces ; ce qui augmenta encore l’attachement qu’ils avaient pour sa personne fut que sa puissante protection les mit à couvert des dangereux artifices de Dioclétien, et de l’humeur sanguinaire de son collègue[17]. »

Quelque rigoureux examen et quelqu’exacte recherche que Dodwel ait donc pu faire dans le dessein de diminuer l’idée qu’on a toujours eue de la dernière persécution, il n’y a personne qui ne voie qu’elle a été très-cruelle pendant les dix années qu’elle a duré. Cependant Dodwel ne se rend pas encore, et il ajoute à tout ce qu’il a déjà produit quelques remarques générales touchant cette multitude de martyrs qu’il ne saurait se résoudre de passer à l’Église. Il dit donc que le pouvoir de condamner à mort était réservé aux seuls gouverneurs de province et aux magistrats qui jugeaient avec les gouverneurs, encore fallait-il qu’ils fussent Romains ; qu’il y avait peu de jours dans l’année auxquels on exécutât les criminels ; qu’Eusèbe les réduit à trois ou quatre, et que, si l’on trouve dans cet historien quelques endroits où il semble vouloir faire concevoir un grand nombre de martyrs, il ne faut pas prendre les choses à la rigueur, étant aisé de remarquer, par la suite de son récit, qu’il n’a pas eu dessein qu’on les prît ainsi.

Quoique ce qui a été dit jusqu’ici pût suffire à résoudre ces légères objections, nous ne laisserons pas cependant d’y répondre encore en peu de mots. Certes, il importe peu de quelle autorité on a répandu le sang des martyrs, s’il résulte des faits incontestables que nous avons allégués que dans les bourgs et dans la campagne on a fait mourir des chrétiens aussi bien que dans les villes. D’ailleurs, nous ne disconvenons pas qu’on réservait pour les jours de spectacles la punition des plus insignes criminels ; mais on doit aussi convenir avec nous, que, pour les autres coupables, on les exécutait indifféremment tous les jours de l’année. Enfin, qu’Eusèbe exagère quelquefois des faits dont il diminue ensuite l’idée, c’est de quoi chaque lecteur peut juger en le lisant ; l’endroit que Dodwel rapporte pour prouver ce qu’il avance, est cité du chapitre 9 du livre 8 de l’Histoire ecclésiastique. Certainement Eusèbe y déclare positivement « que les tourments horribles qu’on faisait souffrir aux martyrs, dans la Thébaïde, ne furent pas comme un orage qui ne fait que passer et qui se dissipe en peu de temps ; mais que les tyrans s’y appliquèrent durant plusieurs années, avec une étrange opiniatreté ; en sorte qu’on en envoyait au supplice aujourd’hui dix, une autre fois vingt, et plus ; que souvent cela allait à des trente et à des soixante ; et qu’enfin on en a vu jusqu’à cent, tant hommes que femmes ou enfants, mis à mort en un seul jour. » Dodwel touche aussi quelque chose des persécutions excitées par Licinius et par Julien l’apostat, lesquelles ne peuvent, à la vérité, être comparées avec celles qui les ont précédées, mais qui ne laissent pas d’augmenter le nombre des martyrs. Nous en traiterons plus au long dans le recueil. Enfin, comme nous nous sommes jusqu’ici uniquement renfermés dans le dénombrement des seuls martyrs qui ont enduré sous les empereurs païens, de combien pourrions-nous encore en grossir le nombre, si nous voulions y ajouter tous ceux qui ont perdu la vie par les mains des Perses, des Goths, des empereurs ariens, des Vandales, et de tant d’autres hérétiques ou idolâtres, qui, de tout temps et dans toutes les parties du monde, ont déclaré la guerre à Jésus-Christ et à ceux qui croient en lui ? On peut voir dans notre recueil, ce que nous y avons inséré des martyrs qui, au quatrième siècle, ont souffert sous les rois de Perse et sous les rois des Goths. Mais nous n’avons pas cru devoir rien dire des autres, notre dessein ne nous permettant pas de nous étendre au-delà des quatre premiers siècles de l’Église.

Tous les titres, au reste, que nous avons produits, et toutes les preuves que nous avons avancées pour défendre la multitude des martyrs, nous paraissent avoir un tel caractère de vérité et de certitude, que nous nous persuadons aisément qu’il ne se trouvera personne qui veuille se joindre à Henri Dodwel, pour reprocher à l’Église catholique que c’est à tort qu’elle se glorifie de cette multitude innombrable. Il ne peut donc y avoir que cette demangeaison d’écrire contre l’Église romaine, si ordinaire et si naturelle aux hérétiques, qui ait pu porter Dodwel, personnage d’ailleurs très-docte, et à qui la savante antiquité n’est pas inconnue, à inventer un système si nouveau. Il a donné tête baissée et avec un peu trop de précipitation, pour ne rien dire de plus fort, dans une opinion si peu soutenable, et il a cru que, traitant les auteurs des martyrologes de conteurs de fables, il pourrait par ce seul mot leur ôter toute autorité et leur faire perdre toute créance, comme à des gens qui, en donnant à l’Église plusieurs martyrs, ne lui auraient en effet donné que de vains fantômes et les productions de leur imagination. Ce n’est pas qu’on veuille proposer ces sortes de livres comme infaillibles et exempts de toute faute ; on sait qu’il n’y a que l’Écriture sainte qui ait ce privilége ; mais aussi il ne s’ensuit pas de là que ceux qui les ont écrits aient usé de mauvaise foi en les composant, ou aient été des gens de légère créance, ni qu’on doive les accuser d’une hardiesse téméraire ; il est certain, au contraire, que les martyrologes n’ont été composés que par des hommes de poids et d’une probité reconnue ; qu’ils ont été tirés des plus anciens monuments et des calendriers des Églises particulières ; qu’ils ont été approuvés par les évêques et lus publiquement dans les assemblées des fidèles. Au reste, la fin qu’on s’est proposée en les écrivant a été d’engager les chrétiens à honorer les Saints, du moins par quelque souvenir, puisqu’il ne leur était pas possible de célébrer la fête de chacun en particulier, et afin que ces recueils fussent comme le symbole et la marque de l’union de toutes les Églises. Et même pour empêcher toute surprise et toute supposition, les Pères du concile in Trullo défendent la lecture des histoires apocryphes des martyrs, veulent qu’on les jette au feu, et frappent d’excommunication tous ceux qui les recevront[18].

  1. Eutrop. l. 9.
  2. Euseb. in chronic. Chron. Pase.
  3. Lact. de mort. pers. c. 10.
  4. Lib. 8, hist., c. 4.
  5. Lib. 1 de vita Const. Mag.
  6. Lib. 5, Inst., c. 9.
  7. Dioclétien et Maximien-Hercule.
  8. Ou les mines.
  9. Euseb. l. 8, hist. c. 14.
  10. Lib. hist. 9, ab init. ad init. ad c. 10.
  11. Ou des tables.
  12. Lib. 3, ad Parmen.
  13. Euseb. l. 8, c. 14.
  14. Oros.
  15. Lib. de mart. Palæst. c. 15.
  16. Ibid. c. 15.
  17. Eutrop. l. 10.
  18. Can. 63.