De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/2.12
12. persécution sous dèce.
Personne jusqu’ici ne s’était encore avisé de douter que la persécution excitée contre l’Église, par l’empereur Dèce, n’eût été très-sanglante et très-cruelle, et les auteurs modernes étaient en cela d’accord avec les anciens historiens. Dodwel est le premier qui a découvert que les uns et les autres sont, ou d’infâmes calomniateurs, ou des imposteurs ridicules, et qui ont eu si peu d’égards pour la vérité et pour la vertu, qu’ils n’ont pas craint de donner, dans leurs écrits, une idée fausse et injurieuse d’un prince que le sénat n’a pas fait difficulté d’égaler à Trajan, d’un empereur que sa piété a mis au nombre des dieux, lequel, quoiqu’il crût être obligé de répandre le sang des chrétiens, pour le bien de la république et pour donner quelque chose à la religion du peuple, n’en avait toutefois usé ainsi qu’en se faisant une extrême violence, mais qu’il avait bientôt laissé agir sa douceur naturelle et cette noble ambition qui le possédait de faire la félicité de son siècle, comme il faisait déjà le bonheur de son empire. C’est avec de tels ou de semblables traits que Dodwel fait l’éloge de Dèce : mais que cet empereur soit mis, si l’on veut, au rang des bons princes, en ce qui ne regarde point la cause des chrétiens, je ne m’y oppose pas ; mais je ne puis m’imaginer qu’il se trouve quelqu’un, hors Dodwel, qui nie que la persécution dont il a été l’auteur n’ait été très-violente, et n’ait coûté la vie à un très-grand nombre de fidèles, dans toute l’étendue de l’empire romain. « Une bête feroce, dit Lactance[1], un monstre exécrable, Dèce enfin est venu, après plusieurs années, pour ravager l’Église… Et comme s’il n’avait été élevé que pour cela seul à ce haut degré de puissance, à peine son impiété a-t-elle commencé à attaquer Dieu, que Dieu l’en a précipité. » Lactance, comme l’on voit, prétend que la mort honteuse de Dèce est une juste punition de sa fureur contre le christianisme. Saint Denys d’Alexandrie, le grand Constantin et plusieurs autres auteurs ecclésiastiques disent la même chose[2], mais surtout saint Cyprien[3], qui commence ainsi un de ses livres : « La paix vient enfin d’être rendue à l’Église ; Dieu s’est déclaré pour elle ; il l’a vengée de ses ennemis, et nous jouissons, sous son auguste protection, d’une tranquillité dont les incrédules croyaient le retour difficile, et les impies le jugeaient tout à fait impossible… » Ces paroles de saint Cyprien marquent assez que la persécution avait été violente. Le même Saint, dans une de ses lettres[4], félicite l’Église sur sa constance et sur sa foi. Car, après avoir exalté la victoire des martyrs qui avaient déjà reçu la couronne et encouragé ceux qui combattaient encore pour l’obtenir, il parle de la grandeur de leurs supplices, en ces termes : « Toute leur rigueur n’a pu ébranler la foi de ces Saints, quoiqu’on leur fit de nouvelles plaies dans celles qui n’étaient pas encore fermées, quoique ce ne fût plus sur leurs membres, mais sur leurs blessures, que les bourreaux exerçaient leur cruauté… Les entrailles étaient détachées du corps, le sang coulait de tous côtés… »
Cependant, malgré tant d’autorités si pressantes, Dodwel soutient toujours que cette persécution a été fort modérée, et qu’elle n’a jamais été poussée jusqu’à répandre le sang des chrétiens ; et cela est si vrai, dit-il, que lorsqu’elle fut apaisée, la plupart de ceux qui avaient été arrêtés durant la plus grande violence furent trouvés sains et saufs. Et c’est cela même que les chrétiens de ce temps-là trouvaient de plus cruel dans cette persécution : ils reprochaient aux Gentils que leur intention, en tourmentant les fidèles qui étaient déférés à leur tribunal, était de tirer de leur bouche, non la vérité, mais le mensonge, et de perdre l’âme en même temps qu’ils faisaient périr le corps. C’est pourquoi la plupart des martyrs n’étaient livrés à la mort qu’après l’avoir été à toutes sortes de tourments. Souvent même on prenait soin de leurs plaies, par l’ordre exprès des juges, afin qu’étant refermées on pût les rouvrir par de nouvelles tortures, et faire de nouvelles plaies sur les anciennes cicatrices, ce qui est le comble de la cruauté ; et c’est celle qu’on exerça sur Origène, au rapport d’Eusèbe[5]. Ajoutez à tant de différents supplices la prison, avec toutes ses horreurs, ses chaînes, son obscurité, sa puanteur, ses horribles machines où l’on enfermait les pieds ; l’exil et les incommodités qui l’accompagnent ; les mines, ces tombeaux souterrains, où des hommes sont enterrés tout vivants[6]. En un mot, la rage, la fureur et l’inhumanité des juges et des bourreaux étaient montées à un tel excès, durant cette persécution, que saint Cyprien, qu’on n’accusera jamais de relâchement en matière de discipline, ne peut s’empêcher d’avouer que la chute des chrétiens trouvait en quelque sorte sa justification dans la cruauté des persécuteurs[7]. Et certes, Optat n’était pas d’un autre sentiment que nous, lui qui compare à un lion rugissant la persécution qui s’éleva en Afrique, par les ordres de Dèce et de Valérien[8]. Ce n’est donc pas une marque certaine qu’une persécution a été modérée, si quelques martyrs, réservés à de plus grands supplices, viennent tout d’un coup à recouvrer leur liberté, soit par la mort des tyrans, soit par une disposition secrète de la miséricorde de Dieu, qui veut bien donner la paix à son Église. Au reste, il est certain que cette persécution de Dèce emporta un très-grand nombre de fidèles en Afrique, comme on le fait voir dans les remarques sur les actes de saint Cyprien. Outre ceux-là, saint Fabien souffrit à Rome, sainte Agathe en Sicile, et saint Saturnin dans les Gaules.
Elle ne fit pas moins de progrès en Espagne, comme on le peut sûrement conjecturer d’une lettre écrite au nom de saint Cyprien et des autres évêques d’Afrique[9], par laquelle ces prélats disent que leur sentiment est qu’on dépose Martiale et Basilide, évêques espagnols, convaincus d’avoir pris des billets d’idolatrie. L’Église grecque se ressentit aussi bien que la latine de ce trouble excité par Dèce dans tout le monde chrétien. Eusèbe décrit les tourments que souffrit Origène, à Césarée[10] ; mais il ne dit point qu’il eût donné des marques de faiblesse, comme quelques-uns le prétendent. Enfin cette tempête fut si furieuse à Néocésarée, que saint Grégoire de Nysse, dans la vie de saint Grégoire Thaumaturge, nous dépeint cette ville comme une place prise d’assaut, où un vainqueur barbare et insolent fait tout passer au fil de l’épée. Les environs n’en étaient pas plus paisibles, puisqu’on dit qu’après que cet orage fut passé, ce saint évêque fit le tour du diocèse, pour y instituer des fêtes dans tous les lieux où il avait été martyrisé quelque chrétien. Ce fut alors que souffrirent saint Troade et saint Alexandre, qui de philosophe s’étant fait charbonnier, fut de charbonnier fait évêque et placé sur le siége de Comane par saint Grégoire Thaumaturge. À l’égard de ce qui se passa à Alexandrie et dans toute l’Égypte, nous en avons un témoin oculaire et irréprochable dans saint Denys, évêque de la ville patriarcale[11]. C’est dans une lettre qu’il écrit à Fabius, évêque d’Antioche, où, après avoir rapporté les noms de quelques martyrs, il ajoute qu’il y en a eu un très-grand nombre qui ont été déchirés et mis en pièces par les Gentils, dans les autres villes et dans les bourgades, sans compter une multitude infinie qui périt dans les déserts, par la faim et la soif, le froid et la nudité, le fer des voleurs et les dents des bêtes carnassières. Et dans une autre lettres à Domitius et à Didime, « il faut, leur dit-il, que vous sachiez que les hommes et les femmes, les jeunes gens et les vieillards, les soldats et les villageois, de tout âge et de toute condition, ont tous remporté des couronnes… » En un mot, la persécution fut si violente, qu’au rapport du même saint Denys, les fidèles s’imaginaient être enfin arrivés à ces jours malheureux prédits par le Seigneur dans son Évangile. Ce fut pour s’en mettre à couvert que saint Paul, premier ermite, s’enfuit dans le désert, suivant le témoignage de saint Jérôme, qui prend de là occasion de raconter de quelle sorte on éprouva la constance de deux martyrs, l’un desquels fut frotté de miel depuis les pieds jusqu’à la tête, et en cet état exposé en plein midi aux aiguillons d’un essaim de mouches, et l’autre, couché mollement sur un lit de roses, fut livré aux caresses impudiques d’une courtisane aussi belle qu’effrontée.
Dodwel rapporte l’endroit d’une lettre[12] écrite par saint Cyprien et les autres évêques d’Afrique, par lequel il prétend prouver que la persécution que l’empereur Gallus excita contre l’Église fut beaucoup plus cruelle que n’avait été celle de son prédécesseur Dèce. Car ces prélats avertissent par cette lettre le pape saint Corneille, « que le Ciel leur a fait entendre par des signes et par des révélations que le jour du combat approchait ; qu’il devait dans peu s’élever un ennemi redoutable, et qu’il fallait se préparer aux plus furieux assauts et aux attaques les plus sanglantes que les fidèles eussent jamais essuyés. » Dodwel infère de ces paroles que la persécution de Gallus ayant été, selon saint Cyprien, bien plus âpre que celle de Dèce, celle de Dèce a fait peu de martyrs, puisque, selon le même Saint, celle de Gallus, pour n’avoir pas été de longue durée, en avait couronné fort peu. Je réponds à cela que, quand bien même cet endroit de la lettre des évêques d’Afrique devrait s’entendre de Gallus et non de Valérien, ainsi que plusieurs auteurs, et entr’autres celui de l’édition d’Oxfort, soutiennent qu’il le faut entendre ; je réponds, dis-je, que l’induction de Dodwel n’en aurait pas plus de force ; car enfin, si nous avons prouvé avec quelque sorte d’évidence, que le nombre des martyrs qui ont souffert sous Dèce a été très-considérable, que peut-on inférer de cet endroit, sinon que bien loin de diminuer le nombre des martyrs en général, il faut, au contraire, l’augmenter. Mais il est vrai que la persécution de Gallus peut en un sens être appelée plus rude que celle de Dèce, en ce qu’elle s’éleva tout-à-coup comme un vent furieux, qui en un instant arrache, abat, renverse tous les arbres d’une forêt, ou qui disperse en moins de rien, écarte, dissipe, coule à fond une flotte. Telle fut cette persécution à l’égard du pape saint Corneille, de son clergé et de son peuple, comme nous l’apprenons de saint Cyprien[13]. « L’ennemi, dit-il, s’est présenté ; il a jeté l’épouvante dans le camp de Jésus-Christ ; mais il s’est retiré avec la même vitesse qu’il était venu ; » car tous les chrétiens, s’étant réunis comme en un gros, se présentèrent au martyre, ainsi que nous l’apprend encore le saint évêque de Carthage, par ces paroles : « Votre peuple (c’est à saint Corneille qu’il parle), votre peuple apprenait de vous, dans ce combat, à se rallier aux prêtres comme à ses chefs, à tenir ses rangs serrés, et à marcher à l’ennemi, non par détachements, mais en corps d’armée. » Il répète la même chose et presque aux mêmes termes, dans la lettre qu’il écrit à Lucius, qui avait succédé à Corneille, mort en exil. Pacien, évêque de Barcelone, reproche à Novatien, dans une de ses lettres, qu’il n’avait jamais rien souffert pour la foi, au lieu que saint Corneille avait eu à soutenir en plus d’une rencontre les emportements d’un prince furieux. Mais ce qui ne doit laisser aucun doute que cette persécution n’ait été très-cruelle, c’est que Dieu voulut bien faire connaître par diverses révélations aux évêques d’Afrique qu’ils devaient recevoir à la participation de la sainte Eucharistie ceux qui étaient tombés durant la dernière persécution, de crainte qu’étant privés d’un si puissant secours, ils manquassent de forces pour le martyre. Le traité que saint Cyprien écrivit alors, et qu’il adresse à Démétrien, marque assez qu’elle fut de la dernière violence. « Vous chassez de leurs maisons, lui dit-il, des gens qui sont innocents et que Dieu chérit pour leurs vertus : vous les dépouillez de leurs biens, vous les chargez de chaînes, vous les jetez dans des prisons obscures, vous les faites périr par le fer et par le feu… vous livrez leurs corps à de longs tourments, vous ajoutez supplices à supplices ; et votre cruauté ne se contentant pas des tourments ordinaires, devenue ingénieuse pour perdre tant de Saints, elle en invente de nouveaux, inconnusjusqu’ici aux tyrans les plus inhumains. »
L’on croit pouvoir attribuer cette persécution à une cause qui n’était pas moins funeste. C’est une peste horrible, qui, ravageant toute la terre, porta l’empereur Gallus à faire un édit qui obligeait toutes sortes de personnes, sans aucune distinction, de sacrifier à Apollon le libérateur. « Ces jours passés, écrit saint Cyprien au pape Corneille[14], il arriva ici une émotion populaire, à l’occasion de certains sacrifices qu’il était ordonné par un édit exprès dans le cirque, d’offrir pour la santé publique, et l’on cria par deux fois qu’il fallait me donner au lion… » Ce fut encore en cette rencontre qu’il composa le livre qui a pour titre : Exhortation au martyre, où il avoue « qu’on ne peut savoir le nombre des martyrs du nouveau Testament, et que ce sont ceux que saint Jean, dans son Apocalypse, désigne par ces paroles : J’ai vu une multitude innombrable de personnes de toute nation… » Il assure la même chose dans son livre des témoignages[15].
- ↑ Lib. de mortibus persecut., c. 4.
- ↑ Apud Eus. l. 7, c. 1. Constant. Mag. ad Sanct. cætum.
- ↑ Lib. de Lapsis.
- ↑ Epist. 10.
- ↑ Hist. l. 6, c. 59.
- ↑ Lucian. Epist. inter Cypr. 22. Cypr. Epist. 39.
- ↑ Epist. 56.
- ↑ Lib. 5 ad Parmenianum.
- ↑ Epist. 67.
- ↑ L. 6, c. 59.
- ↑ Apud Euseb. l. 6, c. 41.
- ↑ Epist. 57.
- ↑ Epist. 60.
- ↑ Epist. 59.
- ↑ L. 3, c. 16.