De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/1.6
6. noms de martyrs omis dans les nouveaux calendriers.
Mais pourquoi remonter si haut, et quel besoin de recourir à des exemples si éloignés, puisqu’on peut observer la même chose dans les calendriers d’aujourd’hui, qui, bien loin de comprendre les noms des martyrs qui ont souffert dans les royaumes et dans les pays étrangers, ne comprennent pas même les noms de ceux qui ont rougi de leur sang la terre la plus proche ? La plupart des Églises ne reconnaissent pas leurs propres patrons, et il arrive souvent que les martyrs ou les évêques d’une Église reçoivent d’un peuple étranger l’honneur que leur propre peuple ne songe pas à leur rendre. Cela provient, selon ma pensée, de ce que leurs sacrées reliques ont été transférées dans un autre lieu que celui qu’ils ont honoré de leur mort, ou parce que leurs actes se sont perdus. « Saint Patrocle, au rapport de saint Grégoire de Tours[1], était peu honoré du peuple de Troyes ; sa sainteté était obscure, et son nom aussi peu connu que l’histoire de son martyre ; mais, dès qu’elle eut été trouvée, on vit s’élever une magnifique église sur son tombeau, et sa fête célébrée tous les ans avec un concours et une dévotion incroyable. » Voici encore une autre raison que Fronton allègue du peu de martyrs qui se rencontrent dans les anciens calendriers[2] ; c’est, dit ce docte chanoine régulier, que l’on n’y insérait que les noms des saints dont la fête était solennisée par l’assemblée du peuple et par l’oblation publique du sacrifice ; ce qu’il prétend appuyer d’un passage de saint Grégoire-le-Grand[3] : « Nous avons, dit ce saint pontife, les noms de presque tous les martyrs, recueillis dans un volume et distribués dans tous les jours de l’année, auxquels nous avons accoutumé de célébrer solennellement la messe à leur honneur. Ce n’est pas, ajoute-t-il, que ce recueil contienne toutes les circonstances de leur mort, ni les divers tourments qu’ils ont endurés ; on y a seulement marqué le nom du Saint, le jour et le lieu de son martyre. Ainsi l’on peut, chaque jour du mois, honorer plusieurs fidèles de divers siècles et de différentes provinces, comme ayant reçu ce jour-là la couronne du martyre. » Voilà l’un des plus anciens martyrologes, où l’on fait chaque jour mémoire de plusieurs martyrs. Celui qu’on attribue à saint Jérôme[4], qui précède certainement tous ceux qui ont du moins paru jusqu’ici, met pareillement à chaque jour plusieurs martyrs. Fronton trouve encore de quoi fortifier son sentiment, dans ces paroles de saint Astère, évêque d’Amasée[5] : si quelqu’un, dit-il, avait assez de dévotion envers les martyrs pour vouloir honorer par une fête particulière la mort et les souffrances de chacun d’eux, toute l’année serait pour lui une fête continuelle. Et c’est ce qui a donné lieu sans doute à établir les solennités générales qui renfermassent tous les martyrs d’une province. Le calendrier de Carthage en marque plusieurs : il y a une homélie de saint Chrysostome des martyrs d’Égypte ; et rien n’est plus ordinaire dans les écrits des saints Pères que ces sortes de discours, qui ont pour titre, des martyrs, ou de tous les martyrs.
Au reste, comme ces deux calendriers nous fournissent les noms de plusieurs Saints qui jusqu’ici nous étaient inconnus, et nous ôtent d’une manière presqu’infaillible et par leur seule lecture tout ce qui pourrait nous rester de doute touchant quelques autres, nous avons cru les devoir joindre aux actes que nous rapportons, comme un supplément de ceux qui nous manquent. Et il ne faut point douter que si nous avions les calendriers des autres Églises, nous n’en tirassions les noms d’un très-grand nombre de martyrs. Ce qu’il est facile de prouver par quantité de passages des Pères, où par occasion il est fait mention de plusieurs solennités de Saints. Théodoret en nomme sept ou huit : c’est, disait ce Père aux Grecs de son temps, en leur reprochant le dérèglement de leurs mœurs, qui se faisait voir jusque dans les actions les plus saintes ; c’est par de grands repas que le peuple célèbre la fête des saints martyrs, Pierre, Paul, Thomas, Sergius, Léonce, Antoine, Maurice… On en trouve aussi dans Maxime[6], évêque de Madaure. Gildas le sage, qui dans le cinquième siècle nous a laissé un si triste tableau des désastres de l’Angleterre, marque entre les martyrs anglais, Alban, de Vérolame, Aaron et Julien, tous deux de la ville de Chester. Les calendriers de France, rapportés par saint Grégoire de Tours[7], nous en ont encore fourni quelques-uns. On y peut joindre Timothée et Appollinaire, célèbres à Rheims, et connus par le testament de saint Remy ; Eutrope, premier évêque de Xaintes, que Fortunat chante dans ses vers ; Amarand, révéré par le peuple d’Alby, et avec qui un évêque Eugène partagea la gloire du martyre, durant la persécution d’Hunneric ; Mallosus et Victor, à Cologne ; Antolien, en Auvergne ; Baudil, à Nîmes, et Quentin, dans le Vermandois, dont saint Éloi releva pour la seconde fois les sacrées reliques du lieu qui les couvrait. Grégoire de Tours étend sa recherche jusqu’aux martyrs étrangers : il nomme saint Clément, pape, avec saint Jean et saint Paul ; Sergius, Côme, Damien, Comitius, tous quatre fameux dans l’Orient ; Isidore dans l’île de Chio, et Polieucte, à Constantinople. Je sais que le témoignage de cet historien, souvent trop crédule, n’est pas toujours recevable dans les faits qu’il rapporte et dans le récit des miracles qu’il nous débite avec une bonne foi peu éclairée, surtout ceux qui sont arrivés dans des temps éloignés du sien ; on ne peut toutefois lui refuser créance pour les noms des martyrs dont il nous a donné le catalogue. Mais aussi qu’on n’aille pas s’imaginer que les martyrs de France, qu’il n’y a pas compris, soient pour cela des Saints nouvellement déterrés, puisqu’il s’en faut beaucoup que son catalogue soit exact, et qu’il en nomme plusieurs, dans son histoire, dont il ne parle nullement dans son livre des martyrs, tels que sont Cassius et les autres martyrs d’Auvergne, Crepin et Crepinien, de Soissons ; Caprais, d’Agen… Et ne devons-nous pas à saint Ouen la connaissance de saint Piat de Tournay, de sainte Colombe de Sens, de saint Lucien, de saint Julien et de saint Maximien de Beauvais, lorsque, dans la vie de saint Éloi, il nous apprend que ce saint évêque de Noyon fit des châsses pour les corps de ces saints martyrs ? C’est ainsi que Prudence et le missel Mosarabique nous ont conservé la mémoire de quelques Saints d’Espagne, que Procope nous a fait connaître des Saints de Constantinople, et que d’autres auteurs ont fait passer d’autres Saints jusqu’à nous.