De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/1.5

5. noms de plusieurs saints omis dans les calendriers anciens.

Mais bien loin que les noms des martyrs étrangers trouvassent place dans ces fastes sacrés, il arrivait souvent que les noms mêmes des martyrs du lieu ne s’y rencontraient pas ; ce qui pouvait provenir, ou de leur multitude, ou de ce que le feu de la persécution était quelquefois si violent que les fidèles ne pouvaient savoir ni leurs noms, ni l’endroit où leurs corps reposaient. Prudence, dans son Livre des Couronnes, assure que Rome possédait un nombre infini de martyrs qu’elle ne connaissait pas : saint Paulin, saint Léon et quelques autres Pères sont dans le même sentiment. On en a même découvert plusieurs dans ces derniers siècles, et de savants antiquaires[1] les ont déterrés avec les marbres qui les couvraient. Le révérend père Mabillon en loue quelques-uns, dans son voyage d’Italie. De ce nombre est Primitius ; une épouse fidèle fit son épitaphe, que le livre de Rome souterraine nous conserve. On y lit le nom de Gordien, qui fut égorgé sur les corps encore sanglants de ses enfants et de sa femme[2]. On y lit celui de Marcelle, environné de cinq cent cinquante martyrs[3] ; ceux de Simplicius, de Faustin, de Constance, à qui le fer ôta la vie, que le poison n’avait pu lui faire perdre[4] ; ceux de Servilien et d’un autre Simplicius[5], et enfin celui de Rufin, suivi de plus de cent de ses généreux compagnons[6]. Mais Rome n’a pas été la seule ville qui ait eu dans son sein de semblables trésors sans les connaître. Les autres villes d’Italie en ont aussi renfermé plusieurs, que les révolutions des temps ont mis au jour, par les ordres de la Providence. La terre de Milan couvrit le corps de saint Gervais et de saint Protais, durant plusieurs années, et il fallut que le ciel les découvrit à saint Ambroise. Combien d’illustres martyrs, et qui ne sont inconnus à aucun des chrétiens, dont les fastes n’ont jamais parlé ? Dodwel lui-même avoue que ça été la destinée de ceux qui ont souffert le martyre du temps des apôtres. Mais il est certain que cela se doit étendre jusqu’aux siècles qui ont suivi immédiatement ce premier âge du christianisme. Le calendrier de Buchérius, si souvent, cité, n’a point saint Ignace, que Trajan fit mourir, ni le pape Télesphore, ni Lucius, ni ceux qui souffrirent avec lui sous les Antonins, ni Apollonius, qui versa son sang sous l’empire de Commode, ni Quintus, qui accompagna le pape Sixte au supplice, ni Moïse et les autres, dont saint Cyprien relève la constance, qui furent immolés durant la persécution de Décius ou de Valérien, ni l’illustre vierge Sotère, parente de saint Ambroise, si fort exaltée par ce grand évêque. Enfin le pape Damase, successeur de Libère, a chanté dans ses vers[7] plusieurs martyrs qui ont été couronnés durant les dernières persécutions, qui cependant ne se trouvent pas dans ce calendrier, comme Pierre, Marcelin, Maur, Eutiche, Chrysante et Darie, et l’acolyte Tarsicius, qui aima mieux livrer aux Gentils son corps que les choses sacrées. La prose de saint Grégoire-le-Grand n’a pas moins retenti des louanges des martyrs que les vers de son prédécesseur. Nous avons diverses homélies de ce saint pape, qui ont toutes été prononcées à la gloire de ces illustres confesseurs de Jésus-Christ[8]. Il y en a une qui le fut au tombeau de saint Nérée et de saint Achilée, au jour de leur fète ; une autre à l’honneur de saint Processus et de saint Martinien, une autre pour saint Félix, une autre pour saint Jean et saint Paul, une autre enfin pour saint Mennas. Et toutefois le calendrier romain avait laissé tant de saints martyrs dans l’oubli.

Le calendrier de Carthage, quoique beaucoup plus ample que celui de Rome, ne laisse pas d’être fort défectueux et de passer sous silence plusieurs martyrs d’ailleurs très-connus dans l’Église ; il ne dit rien de Rutile, qui, après avoir longtemps fui devant les persécuteurs, tomba enfin entre leurs mains et finit sa vie par le feu ; ni de Mavilus, qui fut condamné aux bêtes, sous l’empire de Sévère ; ni de Laurent, ni d’Ignace, ni de Célérine, ni de Bassus, ni de Fortunion, ni de tant d’autres illustres Carthaginois, dont les noms et les actions héroïques se seraient perdus sans les lettres de saint Cyprien, qui a pris soin de conserver les uns et les autres. On peut dire la même chose des calendriers qui ont été faits dans les siècles postérieurs : nous le voyons par le fameux missel Mosarabique, qui ne fait aucune mention de quelques martyrs considérables d’Espagne, que les beaux vers de Prudence ont préservés de l’injure du temps ; Zoël de Cordoue, Cucuphe de Barcelone, la vierge Encratis, et surtout les dix-huit martyrs de Saragosse. Enfin, l’exemple de sainte Perpétue et de sainte Félicité, dont se sert Dodwel, pour prouver que l’on n’a rien omis dans ces calendriers, puisqu’on y a donné place à des femmes et à des esclaves ; cet exemple, dis-je, prouve tout le contraire de ce qu’il prétend. Et nous ne nous servirons, pour l’en convaincre, que des paroles propres de saint Augustin. Voici comme il parle, au sermon 283. « Nous célébrons aujourd’hui la fête de deux saintes martyres ; et il conclut ainsi : des hommes en ce jour ont aussi mérité l’honneur du triomphe ; oui, ce même jour a été témoin de la victoire que des hommes généreux ont remportée en répandant leur sang ; cependant ce n’est pas leur nom qui a rendu ce jour recommandable (mais celui de ces admirables femmes) ; non que leur sexe soit plus noble que celui des hommes, mais parce qu’il y a quelque chose de plus merveilleux à voir la faiblesse d’une femme triompher de l’ancien ennemi des hommes. »

  1. Aring, Reyney et Dubois.
  2. Lib. 3. c. 22.
  3. Lib. 4, c. 37.
  4. Lib. 2, c.19.
  5. Lib. 3, c. 22.
  6. Apud Bos. lib. 3, c. 27.
  7. Carm. 12, 21, 31, 35 et 36.
  8. Hom. 28, 32, 15, 54.