De la mort des persécuteurs de l’Église/Dissertation/1.2
2. objections générales de dodwel.
« Dodwel nous objecte, en premier lieu, que, si le nombre des martyrs eût été aussi considérable que nous le prétendons, il eût été presque impossible que leurs noms se fussent perdus. Car comme, suivant le témoignage de saint Cyprien[1], on en faisait mémoire tous les ans, leurs noms étaient écrits dans les fastes de l’Église, afin qu’on pût célébrer leur fête selon le rang qu’ils avaient dans ces martyrologes. Au reste, ces sortes de registres étaient tenus avec beaucoup de soin et d’exactitude, comme on peut le voir par les louanges que ce saint évêque donne, dans une de ses lettres, à un nommé Tertule, dont il prise extrêmement la diligence et l’application à s’acquitter de ce ministère[2]. Cette même lettre nous apprend que, tout occupé qu’il fût de ses fonctions épiscopales, il ne laissait pas de donner ses soins pour tenir en bon ordre ces fastes sacrés. Il est encore certain qu’on y écrivait les noms de tous ceux qui mouraient pour la foi ; on ne faisait alors aucune différence des personnes. Les martyrs d’une condition servile ou peu relevée, les enfants, les femmes, les catéchumènes mêmes y avaient leur place, aussi bien que les martyrs d’une naissance illustre et d’une qualité distinguée ; témoin ce jeune enfant qui souffrit avec saint Romain, témoin encore sainte Félicité et sainte Blandine, toutes deux esclaves, et tant d’autres martyrs d’un nom obscur, que ni l’âge, ni l’état, ni le sexe moins noble n’excluaient pas du rang d’honneur qu’on donnait à tous ceux qui perdaient la vie pour Jésus-Christ, et dont les actes et les noms, ayant été recueillis avec un si grand soin, devaient être parvenus jusqu’aux siècles suivants. De plus, le commerce continuel que la charité entretenait entre les Églises faisait passer les noms des martyrs dans les provinces étrangères, par le moyen des lettres circulaires, dont quelques-unes sont venues jusqu’à nous, tant était grand, ajoute Dodwel, l’application qu’avaient les premiers chrétiens à instruire la postérité de tout ce qui regardait les martyrs ; de sorte que rien n’a dû échapper à sa connaissance.
Jetons maintenant les yeux, continue ce savant Anglais, sur ce qui nous reste de ces sacrés monuments ; consultons les anciens auteurs, qui avaient encore entre les mains les mémoires que nous n’avons plus, combien y trouverons-nous peu de martyrs ? Le calendrier de Buchérius fut fait au quatrième siècle, et à peine y trouve-t-on, dans chaque mois, trois ou quatre martyrs ; et plus les martyrologes remontent vers les premiers temps de l’Église, plus ils sont succincts. Les homélies que les saints Pères prononçaient aux solennités des martyrs en contiennent un très-petit nombre. Eusèbe en reconnaît peu, soit dans son livre des martyrs de la Palestine, qui nous reste, soit dans son recueil des anciens martyrs, que nous avons perdu, et dont il nous apprend quelque chose dans son histoire ecclésiastique. Le Livre des Couronnes, que Prudence avait exprès composé à la gloire des martyrs, n’en fait pas un grand dénombrement : et Origène ne dit-il pas en termes formels, écrivant contre Celse, que le nombre de ceux qui ont versé leur sang pour Jésus-Christ est très-peu considérable ? On trouve, outre cela, peu d’édits contre les chrétiens, et avant Dioclétien l’on compte peu d’empereurs qui les aient persécutés ouvertement, du moins si nous en croyons deux témoins irréprochables et nullement suspects : Tertullien dans son apologétique, et Lactance dans l’ouvrage admirable qu’il a laissé de la mort des persécuteurs. On sait même que la plupart des empereurs qui passent pour les ennemis déclarés de l’Église étaient des princes d’un esprit paisible et dont les inclinations étaient assez portées à la douceur, et que, pour les autres, ils étaient amis des chrétiens ; ils les protégeaient hautement et pourvoyaient à leur sûreté par des rescrits et des ordonnances. Il y a apparence que les gouverneurs des provinces n’étaient pas fort cruels, sous des empereurs si moderés, et l’on peut croire que ces premiers officiers de l’empire aimaient à faire leur cour à leurs maîtres, en imitant leur clémence. Saint Ambroise nous en assure, dans une de ses lettres[3] : Je sais, dit-il, que plusieurs magistrats païens se sont vantés d’avoir rapporté à Rome les haches et les faisceaux de leur magistrature, sans les avoir trempés dans le sang. » Voilà un abrégé des objections de Dodwel ; il faut maintenant répondre à chacune en particulier.