De la manière de négocier avec les souverains/XVII

◄  Chap. XVI
Chapitre XVII
AVIS
AUX AMBASSADEURS
ET AUTRES MINISTRES
QUI NEGOCIENT
DANS LES PAYS ETRANGERS.



Chapitre XVII. modifier



UN ſage & habile Negociateur doit non ſeulement être bon Chrétien ; mais paroître toûjours tel dans ſes diſcours & dans ſa maniere de vivre, & ne point ſouffrir dans ſa maiſon de gens libertins & de mœurs déreglez, ni qu’on tienne des diſcours licencieux & de mauvais exemple à ſa table & en ſa preſence.

Il doit être juſte & modeſte dans toutes ſes actions, reſpectueux avec les Princes, complaiſant avec ſes égaux, careſſant avec ſes inférieurs, doux, civil & honnête avec tout le monde.

Il faut qu’il s’accomode aux mœurs & aux Coûtumes du Pays où il ſe trouve, ſans y témoigner de la repugnance & ſans les mépriſer, comme font pluſieurs Negociateurs qui loûent ſans ceſſe les manieres de vivre de leur pays pour trouver à redire à celles des autres.

Un Negociateur doit ſe perſuader une fois pour toutes qu’il n’eſt pas aſſez autoriſé pour réduire tout un pays à ſe conformer à ſa façon de vivre, & qu’il eſt bien plus raiſonnable qu’il s’accommode à celle du Pays où il eſt pour le peu de temps qu’il y doit reſter.

Il ne doit jamais blâmer la forme du Gouvernement & moins encore la conduite du Prince avec qui il negocie, il faut au contraire qu’il louë tout ce qu’il y trouve de loüable ſans affectation & ſans baſſe flaterie. Il n’y a point de Nations & d’Etats qui n’ayent pluſieurs bonnes Loix parmi quelques mauvaiſes, il doit loüer les bonnes & ne point parler de celles qui ne le ſont pas.

Il eſt bon qu’il ſache ou qu’il étudie l’histoire du Pays où il ſe trouve, afin qu’il ait occaſion d’entretenir le Prince ou les principaux de ſa Cour des grandes actions de leurs Ancêtres & de celles qu’ils ont faites eux-mêmes, ce qui eſt fort capable de lui acquerir leur inclination, qu’il les mette ſouvent ſur ce matieres, & qu’il ſe les faſſe raconter par eux, parce qu’il eſt ſûr qu’il leur fera plaiſir de les écouter, & qu’il doit rechercher à leur en faire.

Il faut qu’un Negociateur conſidere ſans ceſſe les fins pour leſquelles ſon Prince l’envoye dans un pays étranger, qu’il faſſe toutes les choſes qui peuvent le conduire à ſon but, & qu’il s’abſtienne de celles qui peuvent l’en éloigner.

Les deux fins principales d’un Negociateur ſont, comme il a été dit, d’y faire les affaires de ſon Maître & d’y découvrir celles d’autrui. Le moyen de réüſſir à l’une & à l’autre eſt d’acquerir l’eſtime, l’amitié & la confiance du Prince & de ceux qui y ſont en credir, il faut pour cela qu’en travaillant à leur plaire, il s’applique avec ſoin à leur ôter tous les ſoupçons & les ombrages qui pourroient l’en éloigner, qu’il les perſuade de ſes bonnes intentions à leut égard, & qu’il excuſe les mécontentemens paſſez par des paroles honnêtes, ſans toutefois donner le blâme à ſon Maître, ni même aux Miniſtres qui l’ont précedé dans ſon emploi à moins que ces derniers ne l’ayent merité par une conduite qu’on ne puiſſe juſtifier.

Lorſqu’il a obtenu quelque choſe d’important pour le ſervice de ſon Prince, il ne doit pas perdre de temps pour en ſolliciter l’expedition, & il doit au contraire n’engager ſon Maître, ni s’engager lui-même que le plûtard & le moins ſouvent qu’il le pourra, il faut qu’il ait auparavant des ordres bien poſitifs par écrits, afin qu’il ne puiſſe être blâmé ni déſavoüé ſur ce qu’il aura promis.

Il eſt neceſſaire qu’il travaille à être toûjours bien inſtruit & des premiers de tout ce qui ſe paſſe non ſeulement dans la Cour où il eſt, mais encore dans les autres Cours où il doit entretenir de bonnes correſpondances, ſans avoir égard à la peine d’écrire, & à la dépenſe des Lettres qui y eſt très-bien employée, ces connoiſſances lui étant fort utiles dans ſes negociations.

Un Negociateur bien inſtruit & naturellement éclairé trouve ſur chaque conjoncture des raiſons & des expediens pour faciliter le ſuccès de ſes deſſeins, il donne ſouvent des ouvertures utiles à ſon Prince, il entretient agréablement celui auprès duquel il ſe trouve, & il a l’art de lui faire voir per le côté le plus avantageux aux interêts de ſon Maître, les divers évenemens dont il a ſoin d’être inſtruit des premiers par des avis bien circonſtanciez.

Il eſt ſur tout très eſſentiel à un Negociateur de ſavoir parfaitement tout ce qui ſe paſſe de conſiderable dans la Cour de ſon Prince, tant pour ſon propre uſage, que pour pouvoir répondre juſte aux fréquentes queſtions qu’on lui fait à cet égard, & comme la multiplicité des affaires dont le principal Miniſtre de ſon Prince ſe trouve chargé l’empêche d’inſtruire exactement chaque Negociateur de ce detail, il faut qu’il ait des correſpondances reglées avec quelques un de ſes amis de la Cour qui prennent le ſoin de l’en informer, afin qu’il ſoit en état de diſſiper les faux bruits que ſement ſouvent les ennemis de ſon Maître ſur l’état de ſes affaires, & d’empêcher les préjudices qu’ils pourroient faire à ſes interêts dans le Pays où il ſe trouve.

Il eſt encore neceſſaire qu’il ſache bien le plan de la Cour qu’il ſert, le genie, l’humeur & le qualitez de ſon Prince ; les inclinations & les interêts de ceux qui y ſont en credit, & quelle part ils peuvent avoir aux reſolutions qui s’y prennent ; car ſi ces conoiſſances lui manquent, il eſt ſujet à se tromper dans ſes vûës & à travailler en vain ſur de faux principes ; la diviſion entre les principaux Miniſtres d’un État eſt très-préjudiciable aux negociations, & aux affaires du Souverain, en ce que lorſqu’un de ces Miniſtres appuye une negociation & le Negociateur qui en eſt chargé, l’autre travaille ſouvent à la détruire ou à en éluder l’effet.

Un Negociateur doit toûjours faire des relations avantageuſes, des affaires de ſon Maître dans le Pays où il ſe trouve, il faut pour cela qu’il évite de débiter des menſonges, comme font ſouvent certains Miniſtres de nos voiſins qui ne font aucun ſcrupule de publier des avantages imaginaires en faveur de ceux de leur parti. Outre que le menſonge eſt indigne d’un Miniſtre public, il fait plus de tort que de profit aux affaires de ſon Maître, parce qu’on n’ajoûte plus de foi aux avis qui viennent de ſa part ; il eſt vrai qu’il eſt difficile de ne pas recevoir quelquefois de faux avis, mais il faut les donner tels qu’on les a reçûs, ſans s’en rendre garand ; un habile Negociateur doit établir ſi bien la reputation de ſa bonne-foi dans l’eſprit du Prince &: des Miniſtres avec qui il negocie, qu’ils ne doutent point de la verité de ſes avis lorſqu’il les leur a donnez pour ſûrs non plus que de la verité de ſes promeſſes.

Il doit prendre garde en écrivant à ſon Prince de ne ſe pas trop avancer dans le compte qu’il lui rend du ſuçcès de la negociation à moins qu’il n’ait de bons titres par écrit des aſſûrances qu’il lui en donne, parce que les hommes ſont naturellement changeans & trompeurs, & qu’il ſeroit juſtement accuſé de legereté s’il avoit avancé à ſon Maître des choſes qu’il ſeroit obligé de retracter, & il vaut toûjours mieux qu’il faſſe & qu’il obtienne plus qu’il ne promet par ſes dépêches, afin d’agir ſûrement & de ſurprendre agreablement par la concluſion des choſes qu’on a deſirées.

Il eſt bon qu’un ; Negociateur faſſe en ſorte qu’il revienne de plus d’un endroit à ſn Maître qu’il eſt agreable & eſtimé à la Cour où il l’à envoyé, de même qu’il eſt utile que le Prince ou l’Etat auprès duquel il reſide, ſoit informé qu’il eſt bien dans l’eſprit du Maître qu’il ſert, & il a pour cela beſoin des offices & des témoignages de ſes amis, tant de ceux qu’il a laiſſez auprès de ſon Maître, que de çeux qu’ils s’eſt acquis dans le Pays où il eſt envoyé.

Un Ambaſſadeur doit éviter de recevoir au nombre de ſes principaux domeſtiques des gens du Pays où il ſe trouve, ce ſont d’ordinaire des eſpions qu’il introduit dans ſa maiſon.

Il doit un bon exemple à ſes domeſtiques pour les détourner de toutes ſortes de dèbauches, & pour être plus en droit de les châtier quand ils y tombent, car il eſt garand de toutes les fautes qu’ils commettent.

Un Negociateur ne doit recevoir aucun preſent du Prince ou de l’Etat auprès duquel il reſide ſans le ſû & le conſentement de ſon Maître, excepté ceux que l’uſage a établi, qu’on donne aux Miniſtres publics à leur départ ; celui qui reçoit ſe vend, ç’eſt une eſpece de trahiſion de ſe livrer ainſi à un Prince Etranger, & c’eſt ſe mettre hors d’état de ſoûtenir avec vigueur les interêts de ſon Maître.

Un Ambaſſadeur doit ſe ſouvenir qu’il repreſente ſon Prince l’orſqu’il s’agit de la fonction de ſon emploi, & être ferme à en maintenir tous les droits ; mais lorſqu’il n’en eſt plus queſtion, il faut qu’il oublie ſon rang pour vivre d’une maniere aiſée, commode & familiere avec ſes amis, civile & ſociable avec tout le monde ; s’il en uſe autrement, & s’il prétend être toûjours comme eſt Montjoye Saint-Denis, dans les jours de ceremonie[1], il ſe montre fort au-deſſous de ſon emploi en penſant le ſoûtenir avec une gravité ridicule & hors de ſaiſon.

C’eſt un deffaut aſſez ordinaire aux petits eſprits de s’entêter de cette dignité, ſans conſiderer que ce n’eſt qu’un rôle qu’ils joüent pour peu de temps, que les vains honneurs qu’ils exigent ſouvent mal-à-propos & contre l’intention du Maître ne les regardent poin, & que la reputation d’être un galanthomme, ne regarde qu’eux.

Ils doivent auſſi prendre garde de proſtituer leur dignité, comme font ceux qui vont dans des cabarets & autres lieux malhonnêtes & mal ſéans, & qui ont pour amis & pour confidens des hommes notez par leurs vices & par leurs débauches.

Un Negociateur ne doit pas être facile à promettre, mais exact à executer ce qu’il a promis, on s’offenſe moins d’un refus que d’un manque de parole.

Lorſqu’il a bien établi ſon credit & la foi en ſes promeſſes, il eſt en état de rendre de grands ſervices à ſon Prince & de trouver du ſecours dans les beſoins preſſans, pendant qu’un fourbe connu pour tel eſt abandonné en pareils cas de tous ceux qui le connoiſſent.

  1. Nom qu’on donne en France au Roi d’Armes, ou premier Herault, lorſqu’il eſt vêtu de ſa cotte d’armes.