De la manière de négocier avec les souverains/XV

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Chapitre XV
MOYENS DE S’INSINUER
DANS LES BONNES GRACES
D’UN PRINCE
ET DE SES MINISTRES



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QUelque élevez que ſoient les Princes, ils ſont hommes comme nous, c’eſt-à-dire ſujets aux mêmes paſſions, mais outre celles qui leur ſont communes avec les autres hommes, l’opinion qu’ils ont de leur grandeur, & le pouvoir effectif qui eſt attaché à leur rang leur donnent des idées differentes de celles du commun des hommes, & il faut qu’un bon Negociateur agiſſe avec eux par rapport à leurs idées, s’il veut ne ſe pas tromper. Il faut donc qu’il ſe dépouille en quelque ſorte de ſes propres ſentimens pour ſe mettre en la place du Prince avec qui il traite, qu’il ſe tranſforme ; pour ainſi dire en lui, qu’il entre dans ſes opinions & dans ſes inclinations, & qu’il ſe diſe à lui-même après l’avoir connu tel qu’il eſt, ſi j’étois en la place de ce Prince avec le même pouvoir, les même paſſions & les mêmes prejugez, quels effets produiroient en moi les choſes que j’ai à lui repreſenter ? s’il fait ſouvent cette reflexion, elle lui ſera d’une grande utilité pour regler ſa conduite & ſes diſcours à l’égard du Prince avec qui il traite, & pour s’inſinuer agreablement dans ſon eſprit.

L’un des meilleurs moyens de perſuader et de plaire : pour y réüſſir, il faut qu’un Negociateur s’applique à dire des choſes agreables & à adoucir par le choix des termes, du ton, de l’air, & des manieres de s’exprimer celles qui ſont fâcheuſes par elles-mêmes.

Le Princes ſont accoûtumez dès leur naiſſance à la ſoumiſſion, aux reſpects, & aux loüanges de ceux qui les environnent, cela les rend plus ſenſibles & plus faciles à irriter par les contracdictions, par les diſours trop libres ou trop familiers, par les railleries, & par certaines veritez qui n’ont pas accoûtumé de frapper leurs oreilles. Il faut qu’un bon Negiciateur évite autant qu’il eſt poſſible de choquer la fierté naturellement attachée à leur condition, il ne doit pas les loüer avec fadeur, ni leur applaudir baſſement dans les choſes blâmables ; mais il ne doit pas auſſi perdre les occaſions de leur donner les loüanges qu’ils ont meritées, & s’il a le cœur & l’eſprit bien fait, il ſaura les leur donner avec choix & avec dignité.

La grande habitude que les Souverains ont à s’entendre loüer, les rend d’ordinaire plus délicats que le commun des hommes en matiere de loüanges ; il faut que celles qu’on leur donne ſoient ingenieuſes & bien placées pour être reçûës agreablement, ils reſſemblent en cela à ces hommes friands, qui ſe ſont rafiné le goût par le long uſage des méts les plus delicieux, & leurs Courti‚ans ſont ſans ceſſe occupez à leur apprêter des loüanges bien aſſaiſonnées.

C’eſt le plus grand art d’un habile Courtiſan, que de ſavoir loüer bien à propos. Le meilleur moyen d’y réuſſir eſt de ne donner jamais fauſſes loüanges, c’eſt-à-dire, de ne pas attribuer à un Prince de belle qualitez qu’il n’a point, de relever & de faire valoir celles qu’il a, & de ne le loüer que dans les choſes qui ſont veritablement loüables.

Il ſeroit donc à ſouhaiter qu’on ne s’amusât point à loüer, du moins que legerement, les Princes ſur leurs richeſſes, ni ſur la beauté de leurs maiſons, de leurs meubles, de leurs bijoux ; de leurs habits, & autres choſes vaines qui leur ſont étrangeres ; mais qu’pn les loüât ſur celles qui ſont eſſentiellement à eux, & qui meritent d’être loüées ; ſur les marques qu’ils donnent de grandeur de courage, de juſtice, de moderation, de clemence, de liberalité, de bonté, de douceur, & ſur toutes leurs actions veritablement vertueuſes, ſur les talens & les lumieres de leur eſprit, leur ſageſſe, leur capacité dans les affaires & leur application aux grandes choſes. On y peut encore entrer les agrémens exterieurs de leurs perſonnes, ſur tout avec les jeunes Princes ; mais ces ſortes de loüanges paroiſſent plus convenable aux Dames qui en ſont ſouvent plus touchées que des autres loüanges qu’on peut leur donner, & un habile Négociateur ne doit pas les negliger auprès des Princeſſes en credit lorſqu’il trouve les occaſſions favorables de les bien placer. Il y en a pluſieurs qui ſe ſont inſinuez agreablement dans leur eſprit par cette voye & qui s’en ſont ſervi utilement pour proſperer les affaires de leur Maître, mais il y en a auſſe qui ſe ſont attiré des affaires fâcheuſes pour s’être trop attachez à leur plaire, ce qui a beſoin d’une prudence exacte pour s’y bien conduire, ſelon les occaſions.

Il y a de certaines marques d’attachement accompagnées du reſpect qui eſt dû aux Souverains & aux Souverraines, qui contribüent beaucoup à leur rendre agreable un Negociateur qui les cait bien mettre en uſage ; il eſt difficile de s’empêcher de concevoir de l’affection pour ceux qui nous en témoignent, & elle eſt produite plus ordinairement par des aſſiduitez, des ſoins, des complaiſances, & de petits ſervices ſouvent réiterez, que par des ſervices importans.

J’ai connu un illuſtre & habile Ambaſſadeur qui ne negligeoit aucuns de ces ſoins, & qui jouant ſouvent avec un grand Prince, ſe laiſſoit perdre exprès pour le mettre de bonne humeur, ce qui ne manquoit pas de lui réüſſir & de lui en faire avoir de Audiances plus favorable ſur les affaires qu’il avoit a traiter avec lui, & la perte mediocre qu’il faiſoit an joüant de cette ſorte n’étoit pas comparable aux grandes utilitez qu’il a tirées d’avoir réuſſi à lui plaire.

Le même expedient a contribué à l’élevation d’un des derniers Papes, qui n’étant encore que Prelat, joüoit ſouvent a grande Prime avec une parente du Pape. Un jour qu’il y avoit une ſomme conſiderable ſur le jeu, le Prelat la laiſſa tirer à la Dame, quoiqu’il l’eut gagnée, & il jetta les cartes ſous la table, après les avoir fait voir adroitement au Maître de Chambre de cette Dame qui étoit derriere lui. Ce Maître de Chambre raconta enſuite à la Dame la complaiſance du Prelat, el en fut ſi touchée qu’elle reſolut d’employer ſon credit qui étoit grand, pour le faire Cardinal, & elle y réüſſi.

Ce qui a été dit des manieres de s’acquerir les bonnes graces du Prince ſe peut appliquer à ſes principaux Miniſtres ; un habile Negociateur doit trouver les moyens de les intereſſer dans le bo ſuccès de ſa negociation, & de maintenir les conditions du traité qu’il fait avec leur Maître. Il faut pour cela qu’il ſache y menager leurs avantages particuliers ſans les commettre & qu’il employe toute ſa dexteritè & ſa diſcretion pour les mettre etat de profiter de ſes bonnes intentions à leur égard ; c’eſt ce qu’il a occaſion de pratiqer lorſqu’il eſt employé à traiter de la part d’un grand Prince avec un Prince inferieur. Comme ce dernier y reçoit d’ordinaire quelque ſecours d’argent ſous le titre de ſubſides, la liberalité du plus puiſſant doit s’étendre ſur le Miniſtre qui a contribué à leur union, & il y a pluſieurs Princes ſur tout dans les Pays du Nord qui trouvent bon que leurs Miniſtres profitent de ces occaſions, pourvû qu’on ne leur laiſſe pas appercevoir qu’elles entrent dans les conditions du traité, & qu’elles ne paſſent dans leur eſprit que pour une eſpece de regale produit par le ſeul mouvement de la generoſité du Prince qui le fait.

Mais quand un Negociateur traite de la part d’un petit Prince, avec un Prince puiſſant, il n’a pas les mêmes moyens ; parce que ſon Maître n’eſt pas en état de les lui donner, & que les Miniſtres d’un puiſſant Prince n’ayant que de grands objets devant les yeux ne ſont pas touchez par de petits interêts, & ne cherchent leur établiſſement que dans les bonnes graces de leur Maître. Comme ce grand reſſort manque au Negociateur de cette eſpece, il doit y ſuplèer par beaucoup de : ſoupleſſe & de dextérité dans les manieres de negocier pour ſe rendre agréable au Miniſtre avec qui il traire.

Il faut pour cela qu’il témoigne toûjours du zele & de l’attachement pour les interêts de la Cour où il ſe trouve, qu’il donne part au Miniſtre de toutes les nouvelles avantageuſes à cette Cour qui vienent à ſa conoiſſance, qu’il s’en réjouïſſe avec lui, ainſi que des avantages particuliers qui regardent le Miniſtre & ceux de ſa faumille, qu’il parle toûjours avantageuſement des affaires du Prince auprès duquel il ſe trouve, ainci que de ſes qualitez perſonnelles, & qu’il ne tombe jamais dans la faute groſſiere de certains Miniſtres Etrangers, qui ayant à vivre dans une Cour pour pluſieurs années ; s’y rendent deſagreables & ſuſpects au Prince & à ſes Miniſtres en décriant leur conduite & leurs affaires, en loüant exceſſivement celle de leurs ennemis, & fiaſant toûjours des propheties à l’avantage de ces derniers ; c’eſt un deffaut de jegement qui n’eſt pas pardonnable à un Negociateur, & dans lequel cependant on voit tomber pluſieurs qui ſe paſſionnent ſans ſavoir pourquoi dans les affaires genrales & dont l’indiſcretion va juſqu’a ſaire paroître une mauvaiſe volonté impuiſſante contres les interêts de la Cour où ils ſe trouve devant des Courtiſans, qui ne manquent pas d’en faire lr rapport.

Il y en a qui s’imaginent qu’ils ſe feront acheter en tenant cette conduite ; mais c’eſt une ſauſſe idée qui ne leur rèüſſit preſque jamais ; s’ils en uſent ainſi pour contenter leurs paſſions particulieres, ils donnent des preuves de leur incapacité ou de leur peu de fidelité, en ſacriſiant les interêts de leur Maître a leurs fantaiſies, & un Prince bien conſeillé doit rappeler ceux qui tombent dans ce défàut ; parce qu’un homme paſſionné fait d’ordinaire de fauſſes relations de l’état de la Cour où il ſe trouve, & que les fauſſes relations font prendre de fauſes meſures au Prince qui les reçoit.

Mais un Miniſtre qui ſe rend agreable dans le Pays où il eſt, y trouve des facilitez qui ont ſouvent autant de rapport à lui & à ſes manieres d’agir honnêtes & engageantes qu’aux interêts dont il eſt chargé.

Quelque corruption & quelque malignité qui regne dans le cœur des hommes ; il y en a peu qui ne ſe laiſſent toucher par la droite raiſon, ſur tout lorſque celui qui la poſſede dans un certain dégré de perfection, cherche toûjours a l’employer pour leur être utile & agreable, autant qu’il eſt en ſon pouvoir.

Tout homme d’eſprit qui deſire fortement de plaire à un autre homme avec qui il eſt en commerce, y réüſſit d’ordinaire, & trouve les moyens d’en être favorablement écoutè.

Que ſi un Negociateur trouve en la perſonne d’un Prince ou d’un principal Miniſtre un eſprit mal-fait ou prévenu juſqu’au point de n’être ſuceptible d’aucune raiſon, ni touché de ſes veritables interêts, il ne doit pas pour cela abandonner la pourſuite de ſon deſſein, il faut qu’il faſſe ce que feroit un bon Horloger, qui auroit une horloge détraquée, il travailleroit à redreſſer ce qui y ſeroit deffectueux ; un Negociateur doit regarder d’un même œil, & avec le même sang-froid, les obſtacles qui s’oppoſent au ſuccès de ſa negociation ſans ſe paſſionner contre celui qui ne veut ou ne peut entendre ſes raiſons : ce ſont des épines qu’il trouve en ſon chemin & qu’il doit écarter avec patience ; les conjonctures changent & les hommes les plus fermes & les plus opiniâtres ne ſont qu’inconſtance & que legereté ; toutes leurs penſées, toutes leurs réſolutions ne dèpendent que de l’Etat où ſe trouve alors leur imagination qui eſt ſuſceptible de diverſes idées ſouvent fort oppoſées ; ainſi il ne faut jamais déſeſperer de faire changer leur mauvaiſe volonté en une meilleure quand on y employe de bons moyens, comme il ne faut jamais trop ſe confier à leur faveur juſques à croire qu’elle durera toûjours.