De la littérature des ouvriers



DE
LA LITTÉRATURE
DES OUVRIERS.

« Le peuple, sous bien des rapports, dit un écrivain démocrate, le peuple au moins tel qu’on le fait ne sort guère de l’enfance[1]. » Il y a effectivement entre l’état moral de l’enfant et celui du peuple de frappantes analogies. Dans l’un et dans l’autre, la raison ne jette que des lueurs indécises et courtes ; dans l’un et dans l’autre, l’esprit, comme un sol vierge, attend les impressions, les images et les idées qui en détermineront le caractère et la force. Avec quels soins la tendre vigilance d’une mère et d’un père doit cultiver et diriger les premiers développemens d’une intelligence enfantine ! À ce moment de la vie tout a son importance ; ce qu’on met dans la tête et dans l’ame d’un enfant décidera plus tard de sa destinée : pesez vos paroles et méditez vos leçons, car elles renferment l’avenir d’un homme. Nous ne connaissons rien de plus respectable et de plus sacré que les efforts sincères du peuple pour s’élever à la vie morale. Quand un artisan, après avoir demandé à l’industrieuse activité de ses bras le pain de chaque jour, dispute soit au sommeil, soit à des distractions grossières, quelques instans pour acquérir des connaissances qui doivent à la fois lui ouvrir l’esprit et de nouveaux moyens de travail et de bien-être, on ne saurait accorder trop d’estime à cette initiation laborieuse et volontaire.

C’est surtout depuis 1830 qu’on a considéré en France l’instruction populaire comme une dette que la société et l’état devaient scrupuleusement acquitter. D’autres peuples, surtout ceux dont la réforme religieuse du XVIe siècle a modifié les mœurs, nous avaient précédés dans cette voie. En Allemagne, en Suisse, en Angleterre, dans la péninsule scandinave, l’instruction se distribue depuis trois siècles au peuple sous la consécration de la morale de l’Évangile. Dans le temps même où la France, par l’éclat de sa littérature et la vivacité de ses idées, donnait des leçons à l’Europe, l’ignorance restait le partage d’une grande partie de ses enfans. Aussi, au moment suprême de la régénération politique, on vit dans les classes moyennes une fécondité singulière de pensées et de théories, tandis que le peuple manquait des notions les plus simples et les plus nécessaires. Cette disproportion nous a été funeste. Les idées fausses, les paradoxes, les passions coupables, purent souvent se donner pour complice l’ignorance populaire ; c’est là une des principales causes de l’association sinistre du bien et du mal dans l’histoire de notre révolution.

En instruisant le peuple, on travaille maintenant à remplir un grand vide dans la trame de la civilisation française, et, pour arriver à ce désirable but, les efforts sont universels. Le gouvernement, l’opposition, tous les partis politiques, les diverses écoles philosophiques, se sont mis à l’œuvre avec ardeur. Ce n’est pas trop d’un tel concours pour percer un peu d’aussi épaisses ténèbres. Le temps, de sages et patientes méthodes, les intentions droites et le zèle persévérant de générations nombreuses peuvent seuls élever la France au niveau des pays où depuis des siècles une instruction saine et morale circule au sein des classes laborieuses.

Mais voici que tout à coup, à peine au début d’une aussi longue carrière, nous entendons des cris de victoire et des chants de triomphe. On nous dénonce l’avènement du génie des lettres dans les classes populaires ; on nous signifie que, la bourgeoisie étant à bout d’idées et de verve, ce seront désormais les prolétaires qui écriront et penseront pour elle. S’il faut en croire quelques-uns, la civilisation intellectuelle se déplace et passe enseignes déployées dans les rangs de ceux qui hier encore ignoraient les premiers rudimens de toutes choses. Voilà une énorme assertion qui mérite qu’on s’arrête à l’examiner. Si elle est vraie, on ne saurait trop rechercher les causes d’une aussi merveilleuse révolution ; fausse, il importe d’en reconnaître l’illusion ou le mensonge.

Il fut un temps où la profession d’écrivain était jugée chose sérieuse et difficile. On n’y entrait qu’avec une vocation que l’on croyait sincère, qu’après des études longues et opiniâtres. Quand son nom n’était plus tout-à-fait inconnu, l’écrivain demandait à des travaux persévérans une réputation mieux établie et plus étendue. Enfin il avait pour la carrière qu’il avait choisie une sorte de culte et pour lui-même du respect. Sans doute, alors comme aujourd’hui, nombre d’esprits s’exagéraient leurs forces, et pour s’être mépris sur le genre, sur la portée de leur talent, ne dépassaient guère la médiocrité. Toutefois, dans les deux siècles littéraires qui ont précédé notre époque, dans l’âge de Corneille aussi bien qu’au temps de Voltaire, on trouvait chez les auteurs du second et même du troisième ordre une dignité, un amour du travail qui les soutenaient et corrigeaient autant que possible la stérilité d’une nature ingrate.

Aujourd’hui on se fait écrivain avec une facilité vraiment admirable, et rien ne paraît plus simple que de prendre une plume, de s’instituer auteur. Tout n’est-il pas accessible au génie qui saura se montrer d’autant plus libre et d’autant plus puissant qu’il ne sera pas retardé dans sa marche par le lourd bagage d’une science inutile ? Avec ce magnifique espoir, on s’aventure, on entreprend de réformer soit l’art, soit la religion ou bien la société ; souvent même on ne recule pas devant l’œuvre d’une triple régénération. Personne ne se reconnaîtra une vocation restreinte ; tous voudront mettre le pied sur le faîte : dans ce mouvement anarchique, on cherche en vain les combattans modestes, on n’aperçoit que des fronts qui appellent une couronne. De quel réveil amer sont presque toujours suivis ces rêves insensés !

Tous ces naufrages, aussi vastes que les espérances dont ils furent précédés, n’aboutissent pas seulement à des effets ridicules ; ils sont encore la cause de profondes douleurs. Ici nous entrons dans un ordre de maladies morales, qui, sans être nouvelles dans notre siècle, n’ont jamais eu un tel caractère de gravité malfaisante. De nos jours, le mécompte en fait de succès littéraires est allé jusqu’au désespoir, la vanité blessée s’est emportée jusqu’à la frénésie, et l’orgueil déçu est monté jusqu’au délire. Outre le malheur des individus, outre les catastrophes particulières, ce triste état de choses amène pour la société une déperdition de forces morales qui la paralyse souvent dans la puissance de son action. Les carrières utiles, les travaux sérieux, perdent tout ce que dévore une ambition folle, et il arrive que, dans un pays où, dit-on, le génie pullule, l’intérêt public est souvent réduit à n’avoir que des instrumens médiocres.

Il semblait que cette fièvre pernicieuse de l’ambition et de la vanité littéraire ne devait pas gagner au-delà des classes moyennes où elle fait tant de ravages ; mais le mal s’est étendu plus loin, et les classes ouvrières courent risque à leur tour de connaître ces agitations maladives qui portent le trouble dans l’ame et dans la vie. Cependant c’est un des avantages de ces rudes travaux où le corps surtout s’exerce et se fatigue, d’éloigner de ceux qui s’y livrent les soucis qui accompagnent toujours l’usage assidu de la pensée. Que de fois, en voyant vers la fin du jour l’ouvrier au bras vigoureux, aux larges épaules, à la démarche un peu alourdie par la fatigue, regagner le gîte où il doit trouver le repas du soir et le sommeil, nous avons songé à l’équité distributive de la Providence qui a voulu qu’avec la tâche de la journée finissent pour lui toutes les inquiétudes et tous les chagrins ! Son labeur a été pénible, mais du moins, quand il l’a terminé, il échappe à toutes ces douleurs artificielles et vives que nous crée à nous, hommes d’étude et du monde, le raffinement de nos passions. Des veilles ardentes n’allumeront pas son imagination, et n’attiseront pas dans son cerveau ces excitations redoutables qui tiennent l’esprit et le destin d’un homme suspendus entre le délire et le génie.

Voilà ce que nous avions cru jusqu’à présent : nous nous sommes trompé. Le démon de l’orgueil est venu heurter à la porte de l’artisan ; il s’est assis à son foyer, à son chevet. Avec lui sont venus les soucis rongeurs, les tourmens et les anxiétés. Adieu la simplicité du cœur, adieu la paix de l’ame, adieu ce repos profond et paisible qui régénère l’homme et fait disparaître comme par enchantement les fatigues de la veille ! Voyez cet ouvrier qui doit à son travail, à son habileté un pain abondant : il est heureux, il va cesser de l’être parce qu’il a laissé des pensées ambitieuses le circonvenir, l’assiéger, le maîtriser enfin ; son état, qui jusqu’alors avec raison était son plaisir et son orgueil, lui pèse ; il n’apporte plus à son atelier cette activité allègre qui lui permettait de faire plus et mieux que ses camarades ; son corps est présent, son ame est ailleurs. L’ouvrier rêve la gloire des lettres ; il aspire à un but qu’il ne peut atteindre. Bientôt il ne peut se dissimuler à lui-même la chimère de ses espérances ; alors il compare avec effroi son impuissance et son ambition, une immense défaillance lui prend au cœur, et sous cet affaissement cruel il se laisse tomber dans les bras de la mort.

Adolphe Boyer n’eut d’abord que la pensée raisonnable et modeste de s’instruire. Ouvrier, il voulut étudier l’organisation du travail. Il lut les ouvrages des économistes contemporains. Il en fit de nombreux extraits. Malheureusement, après avoir lu, Adolphe Boyer s’imagina qu’il pouvait écrire : au sage désir d’acquérir des notions utiles succéda une manie qui devait devenir funeste. Ce n’est plus l’ouvrier laborieux et intelligent qui consacre quelques loisirs à d’intéressantes études, c’est presque déjà un homme de lettres prétentieux qui trouve au-dessous de lui l’art de Guttenberg et des Estienne. Adolphe Boyer donne à exécuter à d’autres ouvriers le travail qu’on lui confie ; il a d’autres pensées, il veut faire un livre. Il ne soupçonne pas dans quelle carrière il s’engage. Il veut faire un livre sans songer à se demander s’il a dans la tête un système d’idées justes et fortes, s’il a su s’approprier ces idées par une élaboration profonde, et leur imprimer un caractère de nouveauté par l’application qu’il se propose d’en faire, par l’expression dont il saura les revêtir,

Le téméraire et novice écrivain ne s’est adressé aucune de ces questions ; aussi, lorsque quelques personnes consultées par lui sur le mérite de son œuvre et de son style lui en indiqueront la faiblesse et les fautes, il éprouvera une surprise amère ; la critique, même en prenant le caractère d’une confidence de l’amitié, lui causera de cuisantes douleurs, car elle lui révélera son néant qu’il ne soupçonnait pas. Voici encore d’autres tourmens ; autour de lui, personne ne croit à sa vocation d’écrivain. Sa femme le blâme de sacrifier à la satisfaction vaniteuse d’une publicité stérile des ressources si nécessaires à leur vie commune ; ses camarades le raillent, et leur bon sens impitoyable lui donne de nouvelles et affreuses lumières sur la pauvreté de ses conceptions et de son œuvre. On lui aurait à peine pardonné s’il avait eu du génie.

À toutes ces causes d’irritation et d’angoisses vint se joindre l’indifférence du public, quand le livre d’Adolphe Boyer parut. L’ouvrier s’était imaginé qu’en traitant de l’état des ouvriers et de son amélioration par l’organisation du travail, il deviendrait l’objet de l’attention générale : illusion qui ferait sourire si elle n’avait pas eu d’aussi lamentables effets. Après comme avant l’apparition de son livre, le nom d’Adolphe Boyer était inconnu. Il ne devait arriver à la célébrité d’un jour qu’à travers le suicide. Le livre de Boyer ne se vendit point, et l’auteur se vit dans l’impuissance de satisfaire aux engagemens qu’il avait souscrits pour jouir des honneurs de la publicité. Il se crut abandonné de tous et il s’abandonna lui-même ; il ne se sentit pas la force de rester dans un monde qu’il trouvait sourd à sa voix, et, avant de se donner la mort, il exprima cette pensée, que tout ouvrier qui aime la société et ses semblables doit finir comme lui. Voilà bien l’extravagance du désespoir. Pauvre insensé qui veut entraîner avec lui dans la mort ses compagnons et ses frères, qui dans son égoïsme les déshérite de la vie et de l’avenir ! Étrange réformateur qui, pour ne savoir pas supporter un premier revers, pense que le genre humain ne doit point lui survivre !

Le petit livre d’Adolphe Boyer n’est guère qu’une compilation de ses lectures. Quand il s’élève contre la concurrence illimitée, et veut substituer l’association à l’individualisme, il répète, il copie ce qui a été dit avant lui. La recomposition du conseil des prud’hommes, où il veut faire entrer par égales portions les délégués des fabricans et les représentans des travailleurs, serait une guerre organisée qui amènerait d’interminables conflits. Boyer, qui sans doute était démocrate, arrive à mettre l’industrie tout entière entre les mains du gouvernement ; puis, par une autre tendance contradictoire, il voudrait rattacher l’association des classes laborieuses à l’organisation du compagnonnage. L’incohérence des idées est peu rachetée par les qualités du style. Nous n’eussions pas demandé à l’auteur les habiles effets d’une plume exercée, mais nous avons cherché en vain une saillie originale, un trait individuel. Cependant les mots énergiques et simples ne sont pas rares dans les rangs populaires.

Le compagnonnage est la vie intime de certaines classes d’ouvriers. Jusqu’à présent il était resté dans le cercle obscur de ses habitudes et de ses mœurs exceptionnelles ; mais aujourd’hui on affiche pour lui de hautes prétentions, et le Livre du Compagnonnage s’étale au premier rang des publications démocratiques entre les ouvrages de M. de La Mennais et les pamphlets de M. de Cormenin. On appelle les regards du public sur les enfans de Salomon, les enfans de maître Jacques et les enfans du père Soubise ; on nous raconte l’histoire des gavots et des dévorans ; nous connaissons maintenant l’organisation intérieure de ces associations, la mère, le rouleur, les coteries et pays, le topage. Enfin les chansons du compagnonnage ne se contentent plus de la tradition orale ; elles passent dans la littérature écrite, et nous pouvons lire aujourd’hui la poésie de Bourguignon la Fidélité, de Guépin l’Aimable et de Vendôme la Clé des Cœurs.

Le menuisier qui s’est fait l’Hérodote du compagnonnage raconte que, lorsqu’il communiqua son dessein de faire imprimer les chansons des frères et amis, les uns lui riaient au nez, les autres lui disaient qu’une telle chose n’avait jamais été faite et ne devait jamais se faire. C’étaient, convenons-en, des compagnons de bon sens. Ils comprenaient dans leur instinct tout ce qu’il y avait de vanité périlleuse à livrer le secret de leurs délassemens et de leurs joies à un monde qui les prime par l’éducation et les lumières. Quand le peuple trouve l’oubli de ses fatigues dans l’explosion d’une allégresse naïve, personne assurément ne songe à soumettre à une critique frondeuse les chants grossiers et simples dont il fait retentir les airs. Mais aussi qu’on n’ait pas pour lui des prétentions qu’il désavoue, et qu’on n’expose pas ce qui le divertit à une publicité solennelle. C’est bien au peuple qu’on peut appliquer ce que le duc de Saint-Simon disait de lui-même, « qu’il ne fut jamais un sujet académique. »

Le Livre du Compagnonage n’est pas seulement l’œuvre d’un historien ; le compagnon qui l’a publié a une ambition plus vaste, il s’annonce en réformateur. Avignonais la Vertu, c’est le surnom d’Agricol Perdiguier, voudrait faire des diverses sociétés du compagnonage une seule et grande association. Les compagnons menuisiers, qui se partagent en deux sociétés, jalouses l’une de l’autre, devraient n’en plus former qu’une. Ce qu’Avignonais la Vertu dit aux menuisiers, il le dit également aux tailleurs de pierre, aux charpentiers, aux serruriers. Il invite aussi à entrer dans le compagnonage régénéré les mécaniciens, les typographes, les tailleurs. « Que le compagnonage, dit-il, se grossisse, s’étende et se rende puissant ; qu’il soit l’école de la jeunesse et l’espoir des travailleurs ; cela se peut, si nous le voulons bien. » Et encore : « Ayant réuni les hommes d’un même état en un seul faisceau, il faut, je le répète, faire alliance entre tous les corps d’état ; on pourrait, à des époques fixes, et au moins trois ou quatre fois par an, avoir dans chaque ville une assemblée générale, une espèce de congrès dans lequel chaque société d’état différent se ferait représenter par un ou deux députés pris dans son sein. Ces représentans de l’industrie et du travail, réunis de la sorte, connaîtraient parfaitement les crises de tous les états et les misères de tous les individus qui les exercent, et porteraient à bien des maux des remèdes efficaces. Si un corps de métier souffre plus qu’aucun autre, le congrès s’en occupera, et saura sans violence aucune équilibrer son gain avec sa peine. » Ce plan ne tendrait à rien moins, en rassemblant les travailleurs dans une association unique, qu’à créer un état dans l’état, et à investir la classe ouvrière du pouvoir législatif.

Quand au moyen-âge les artistes et les ouvriers qui élevaient les cathédrales et les manoirs formaient entre eux des associations gouvernées par des statuts rigoureux et secrets, ils ne faisaient qu’imiter les nombreux exemples que leur donnait la société au sein de laquelle ils travaillaient. Dans l’ordre religieux, dans l’ordre politique, ce n’étaient partout que des individualités qui cherchaient à vivre d’une vie propre. L’église, la noblesse et la chevalerie étaient partagées en d’innombrables corporations. Il était tout naturel que les artistes et les ouvriers eussent alors des privilèges, des règlemens, formant comme une législation civile et religieuse qui les suivait dans tous les détails de leur vie ; alors ils vivaient en confréries ayant un caractère mystique. Mais, à mesure que la liberté pénétra partout, dans l’art, dans la religion, dans les mœurs, dans les idées, ces associations perdirent non-seulement leur importance, mais même toute utilité, toute signification. Le compagnonage n’est plus que le débris informe d’une civilisation depuis long-temps éteinte ; s’il lui reste quelque vie, c’est par d’assez mauvais côtés qu’il subsiste encore ; c’est surtout l’amour des querelles, c’est surtout un esprit de corps étroit et barbare qui le caractérise. Il y a au sein du compagnonage des inimitiés déraisonnables et cruelles. L’ennemi de l’ouvrier n’est plus le noble, le chevalier, le prélat, c’est l’ouvrier lui-même.

Ce serait une singulière inconséquence que de vouloir, au nom du progrès, éterniser les formes du compagnonage. Ainsi la révolution française aurait tout nivelé ; sur les ruines de tous les privilèges, de toutes les juridictions exceptionnelles, de tous les préjugés d’esprit de corps, de caste et de province, elle aurait élevé l’unité de la nation, du sol et de la loi, l’égalité civile et l’énergique simplicité d’un pouvoir central ; mais il lui sera prescrit de reculer devant quelque vestige obscur et dégradé de la franc-maçonnerie du moyen-âge. On ne s’aperçoit donc pas qu’on déprime le peuple en le retenant dans les liens d’une vieille organisation sans rapport avec la société nouvelle. Nous regrettons infiniment que les hommes illustres auxquels le Livre du Compagnonage a été adressé, MM. de Châteaubriand, de Béranger, de Lamartine et de La Mennais, n’aient pas pris la peine, tout en remerciant l’auteur, de l’éclairer sur la pensée fausse qui sert de base à sa publication et à son entreprise. Ce qui est tout-à-fait en dehors de l’esprit et des développemens du siècle finit par s’éteindre et mourir : il n’y a de transformations possibles que pour les élémens d’où ne s’est pas retirée la vie générale. Régénérer le compagnonage ! Mais c’est éterniser la caste pour le peuple, c’est emprisonner l’ouvrier dans des mœurs inférieures et basses, c’est frapper au cœur l’émancipation morale et civile.

Que si maintenant cette prétendue régénération cachait une autre pensée, si elle devait servir de prétexte et de moyen pour former une espèce de ligue, d’association politique de la classe ouvrière, dont on voudrait pervertir les instincts et enflammer les passions, cette entreprise, si peu sensée et si impraticable qu’elle soit, ne devrait pas passer inaperçue des gens de bien et du gouvernement. L’idée de donner à tous les travailleurs prolétaires une organisation distincte qui les isolerait des autres citoyens est fausse et subversive de l’unité sociale. Dans ce système, où seraient les lumières et l’impartialité nécessaires à la rédaction des règlemens et des lois, et comment les prolétaires parviendraient-ils à imposer à la nation elle-même la législation qu’ils auraient décrétée ? La guerre civile est au fond de cette théorie.

La majorité de la classe ouvrière est saine ; elle aime le travail. Elle a le désir fort naturel d’améliorer sa condition, et quand elle cherche à accroître son bien-être par l’activité, par l’économie, ce louable effort veut être encouragé. Pourquoi donc les réformateurs qui parlent d’enrôler les ouvriers dans une confédération monstrueuse et unique ferment-ils les yeux devant les diverses associations philantropiques que des ouvriers laborieux ont su former entre eux ? Il y a en ce moment plus de deux cents associations créées et régies par des ouvriers : là, sur un fonds commun, on indemnise les malades, afin que l’interdiction de tout travail ne devienne pas pour eux une cause de misère ; on sert de petites pensions aux vieillards, et l’indigence ne vient plus flétrir les derniers jours de ceux que l’âge ou des infirmités éloignent des ateliers. La plupart de ces associations placent leurs fonds soit à la caisse d’épargne, soit au trésor. C’est dire assez que ceux qui en sont membres confondent leurs intérêts avec les intérêts généraux, et ne font pas d’un bouleversement social la condition de leur bonheur. Ainsi, sans bruit, sans faste, beaucoup de bien s’accomplit. Le gouvernement ne saurait accorder trop d’encouragement à ces créations utiles, et ici sa protection ne sera que justice, car les secours que distribuent ces associations allègent les charges des établissemens publics qui reçoivent les malades et les vieillards.

La sollicitude du pouvoir doit porter plus loin. La classe ouvrière se trouve, par la nature des choses, ouverte à toutes les suggestions, à toutes les erreurs, à toutes les passions. De tout temps, mais surtout aujourd’hui, les théoriciens chimériques et les ambitieux désappointés ont cherché dans le peuple un auditoire complaisant, un instrument docile. Plus que jamais les faux prophètes et les agitateurs exploitent la crédulité, l’ignorance, et aussi les sentimens mauvais que la pauvreté traîne parfois à sa suite. À les entendre, le peuple ne souffrirait plus si tel système triomphait, ou bien encore tous ses maux finiront le jour où l’ordre politique sera changé. Pour confondre ces sophismes, il n’y a pas de moyen plus sûr que d’aller droit aux questions même à l’aide desquelles on s’efforce de tromper les esprits. Le gouvernement ne doit céder à personne le soin d’étudier et de résoudre les problèmes d’économie sociale, tels que l’organisation du travail dans les professions industrielles, leur régime intérieur et l’accord de la liberté individuelle avec les droits de l’état, représenté par l’administration. Il dispose de moyens puissans pour remplir cette tâche : les deux chambres, la haute administration, le conseil d’état, les conseils supérieurs de l’agriculture, des manufactures et du commerce, forment une masse de lumières qu’il faut savoir faire rayonner sur les points encore obscurs de la science sociale.

Il importe de prouver au peuple qu’on songe à lui. Il importe de le convaincre que les maux et les abus dont il se plaint éveillent chez ceux qui le précèdent une sympathie active, et peuvent seulement trouver un remède efficace dans des connaissances supérieures à celles qu’il possède. Il importe de ne pas laisser s’accréditer dans les classes ouvrières cette opinion, qu’elles peuvent et doivent se réformer elles-mêmes en s’isolant de la bourgeoisie.

À ce propos, nous avons remarqué dans ceux des prolétaires qui s’essaient à manier une plume une singulière intolérance ; la moindre contradiction les irrite ; ces écrivains novices ne connaissent pas encore la liberté que comportent les débats de la presse. Voici un échantillon de la polémique d’Avignonais la Vertu. « Puissent les hommes de lettres qui ne veulent pas donner la main aux réformes ouvrières garder au moins le silence, et ne pas les entraver par des paroles peu réfléchies, que les ouvriers regardent comme des bravades indécentes ! » Ainsi la discussion n’est pas permise, et le silence devient une loi pour ceux qui ne souscriront pas à toutes les idées d’Avigno la Vertu. De nos jours, tout a été soumis à une controverse incisive, les principes et les formes de l’ordre social, la religion, la royauté ; mais la critique devra s’arrêter silencieuse devant le compagnonage !

Ce qui ne contribue pas peu à inspirer à quelques écrivains prolétaires cette impatience de toute discussion, ce sont les adulations que leur adressent plusieurs personnes en se disant les organes de la démocratie. Elles traitent le peuple comme les courtisans traitent les rois ; tout ce qu’écrit le peuple est beau, sa prose est forte, sa poésie sublime. On dit qu’un jour Louis XIV eut la faiblesse de montrer à Boileau quelques vers que de sa main royale il avait crayonnés. « Sire, lui répondit l’ami de Racine, je suis plus convaincu que jamais que rien n’est impossible à votre majesté, car elle a voulu faire de mauvais vers, et elle en a fait de détestables. » Est-il beaucoup de démocrates qui auraient le courage de déclarer au peuple que sa souveraineté peut aussi aller jusque-là ?

Avant de jeter un coup d’œil sur les Poésies sociales des ouvriers qu’on nous offre comme le symptôme d’un mouvement notable, nous voudrions déterminer en peu de mots le point où en sont les lettres aujourd’hui. Depuis vingt-cinq ans, la production littéraire a été immense, et depuis dix ans surtout il y a eu dans l’enfantement des œuvres de l’esprit une surexcitation singulière. Sous la restauration, on a beaucoup étudié, et les talens se développaient avec une sorte de gravité lente, mais féconde. Avec la révolution de 1830, l’effervescence gagna les imaginations : dans les genres qui demandaient surtout plus d’invention que de science acquise, on s’emporta par d’aventureux élans. On accumula les drames, les romans, les poèmes lyriques et épiques : quelques années virent éclore ce qui jadis eût suffi à la consommation d’un siècle. À ce paroxisme ont succédé la fatigue et l’abattement : tous les esprits sont las, et beaucoup semblent épuisés. Heureux ceux qui ont gardé dans le fond de leur ame quelque source vive d’où pourra jaillir encore à l’heure marquée l’inspiration ! Au milieu de cette lassitude générale, les études sérieuses retiennent encore la meilleure part : l’histoire, la philosophie, la science politique, trouvent, dans les progrès qu’elles continuent à faire et dans l’estime où on les tient, la récompense de n’avoir pas abusé d’elles-mêmes.

Il y a donc dans le domaine de l’invention et de l’art engourdissement et stérilité, et les œuvres qui se produisent sont inférieures à celles qui les ont précédées. À coup sûr, l’impulsion nouvelle qui viendrait nous tirer de cette torpeur serait bien accueillie de tous, et si, après avoir lu les Poésies sociales des ouvriers, nous eussions pu nous écrier : Deus, ecce Deus ! notre joie eût été grande. Mais nous avons été obligé de reconnaître que, si dans l’antiquité Apollon s’était fait berger, de nos jours il ne s’était pas encore fait compagnon.

Ce qui manque précisément aux poésies sociales publiées par M. Rodrigues, c’est le cachet de l’originalité populaire. Si on lisait ces vers sans les voir signés d’un nom prolétaire, on ne devinerait pas leur origine, et nous connaissons nombre de bourgeois capables d’en faire d’aussi méchans. C’est quelque chose de prétentieux et de médiocre où l’imitation domine ; nous n’y avons pas senti l’ame, nous n’y avons pas trouvé l’accent du peuple. Trois poètes contemporains ont laissé leur empreinte dans ces informes essais. Vous passez d’une réminiscence de M. de Béranger à une contrefaçon grossière du genre de M. de Lamartine et de M. Victor Hugo. La chanson, les méditations et les odes de ces trois lyriques ont produit dans la tête de quelques ouvriers une excitation qui n’a pu s’élever jusqu’à l’originalité individuelle. Dans les salles d’études de tous les colléges de la bourgeoisie, vous trouverez des vers de cette force, ni meilleurs, ni pires.

Nous nous abstiendrons de critiques de détails, nous ne relèverons pas la barbare emphase d’une poésie où l’on s’écrie :

Ami ! roulons notre ame avec toutes les ames
De ces beaux avenirs où roule l’univers ;

où un autre, c’est le cordonnier Savinien Lapointe, appelle la société

Radoteuse qui dort dans les cendres de l’âtre,

et apostrophe ainsi l’opinion publique

Ortie où l’être humain
Laisse un lambeau de lui quand il prend ton chemin.

Nous ne signalerons pas les offenses sans nombre faites à la langue, à la logique, au bon sens par une inexpérience présomptueuse. On s’est beaucoup moqué des gentilshommes qui s’imaginaient devoir tout savoir sans avoir rien appris ; que dirons-nous de ceux qui persuadent au peuple que, dès qu’il prend une plume, il est écrivain ? C’est un vieux dicton « qu’il n’y a pas en géométrie de route royale. » En effet, la science et l’art ont deux lois inflexibles qui ne sauraient plier ni devant les priviléges de la naissance, ni devant les faisceaux populaires : ces deux lois sont l’étude et le génie.

Oh ! si vous nous montriez quelque homme véritablement touché au front par une main céleste, si des accens et des pensers nouveaux s’échappaient avec une naïveté sublime de quelque génie populaire, la société ne manquerait ni d’acclamations, ni de reconnaissance. Mais le génie porte avec lui d’autres signes que le charlatanisme littéraire ou mercantile. À peine, au siècle dernier, le fils d’un pauvre jardinier d’Écosse eut-il dans quelques chansons plié le dialecte de son pays à la peinture originale des tourmens de l’amour, sa célébrité commença. Avant que Robert Burns eût rien publié, ses chants étaient dans la mémoire et dans la bouche des montagnards et des citadins. Telle est souvent l’allure de la gloire ; elle éclate irrésistiblement. Toutefois Burns ne fut pas heureux ; il mourut à trente-sept ans, en ne pouvant se plaindre que de lui-même, de ses passions ; ses contemporains ne lui firent pas défaut ; il eut les suffrages de Robertson, et pendant un temps l’appui de ce qu’Édimbourg comptait de plus illustre ; mais il dégrada, il détruisit lui-même l’admirable instrument dont Dieu l’avait armé. Quoi qu’il en soit, dans la littérature de son pays, son nom brille radieux entre tous les autres, parce que, sans imiter personne, c’était à la charrue, comme il l’a dit lui-même, qu’il était devenu poète. L’agriculture est une grande école : il y a, dans ce commerce laborieux et assidu que l’homme entretient avec la nature, une cause déterminante et féconde de nobles inspirations. Que d’hommes d’état et de guerre, que d’artistes la charrue a envoyés au monde !

« Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, écrit Rousseau dans ses Confessions, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. » Mais la fatalité l’emporte ; à seize ans, Rousseau quitte son pays, ses parens, un apprentissage à moitié fait, sans savoir son métier assez pour en vivre, et se livre à tous les hasards d’une destinée qui ne pouvait être que la misère. Cependant ce n’est pas encore la vocation littéraire qui le pousse, mais une inquiétude indomptable. Durant vingt-quatre ans, Rousseau traversera toutes les émotions et toutes les conditions de la vie, conversions religieuses, passions, domesticité, luttes contre le besoin, indépendance conquise par des travaux subalternes, jusqu’à ce que, dans un de ces rapides éclairs par lesquels Dieu se révèle à l’homme, il ait entrevu le monde immense de la pensée. Alors il sort de ce noviciat long et douloureux pour prendre séance au milieu des maîtres de son siècle, et ses contemporains ne peuvent se lasser d’admirer par quels inexplicables détours il a été conduit à la gloire.

Toutefois, il ne faut pas oublier que, dans le cours orageux et bizarre de sa première vie, Rousseau n’avait jamais été étranger aux lettres, à l’éveil et aux plaisirs qu’elles donnent à l’esprit. Dès son enfance, il dévorait des romans, les biographies de Plutarque et tous les livres d’histoire qu’il pouvait saisir. Ni ses voyages, ni ses aventures, n’interrompirent l’éducation incomplète, mais originale, qu’il ne devait qu’à lui-même ; aussi, quand son génie parla, sans avoir la culture de Voltaire et de Montesquieu, Rousseau n’était pas un ignorant. D’ailleurs Jean-Jacques, même avant d’être célèbre, avait pu, dans les entretiens des femmes, des grands seigneurs et des écrivains, se pénétrer de cette politesse indéfinissable et subtile qui corrigeait à son insu la rudesse naturelle de l’apprenti de Genève. Rousseau n’a pas été dans la situation d’un prolétaire auquel son genre de vie rend tout commerce impraticable avec le monde et les lettres. Nous en dirons autant d’un contemporain que plusieurs affectent de mettre à la tête des ouvriers poètes. M. de Béranger est un poète populaire plus qu’un poète du peuple. Il a passé sa vie avec les hommes les plus distingués de son époque ; il a connu tour à tour Lucien Bonaparte, Benjamin Constant, M. Thiers. On dit qu’il ignore la langue d’Horace : nous ne savons pas si, de sa part, c’est une coquetterie de plus ; mais certes sa poésie ne porte pas moins l’empreinte du travail et de la réflexion que celle du chantre de Venouse. Rien de moins naïf que son talent, qui est, au contraire, le résultat des savans efforts d’un esprit juste et fin. Par des lectures assidues, M. de Béranger s’est initié lui-même à tout ce que notre langue a de secrets et de ressources. C’est ainsi que non-seulement il a su donner à son style cette concision profonde qui est un des procédés d’Horace et de Tacite, mais qu’il a su encore rendre plus pénétrante et plus solide la sagacité naturelle de son jugement. M. de Béranger a peut-être autant de critique dans l’esprit que d’imagination, et la chanson n’absorbe pas toutes ses forces. Dans les jugemens que le poète peut porter sur les questions qui préoccupent le siècle, on retrouve sans doute ses instincts et ses sympathies démocratiques, mais la rectitude de son bon sens le préserve tant des conceptions chimériques que des déclamations grossières. Ceux qui s’imaginent que M. de Béranger les approuve, les suit dans leurs exagérations, dans leurs théories folles, parce qu’il juge à propos de se taire, connaissent peu la raison droite, le tact délicat et la judicieuse ironie avec lesquels, au fond de sa solitude et de sa pensée, il se réserve d’apprécier ses contemporains.

Si les esprits les mieux doués n’arrivent que par l’étude à une fécondité heureuse, un travail opiniâtre est plus indispensable encore à la médiocrité. Il arrive que dans la jeunesse on saisit étourdiment une plume, on prend l’effervescence de l’âge, l’ardeur du sang pour une vocation réelle, et, dans les rêves de l’orgueil, la vivacité du tempérament se traduit en supériorité de l’esprit. Un moment arrive où ces illusions, si tenaces qu’elles soient, doivent tomber. Alors, dans cette déchéance que la plus haute présomption ne peut se dissimuler à elle-même, il ne reste plus qu’une ressource, le travail. On peut appliquer à la république des lettres cette parole du Christ, qu’il y a plusieurs places dans la maison de son père. L’écrivain à qui l’expérience a donné la vraie mesure de son talent, peut encore conquérir un rang honorable par des efforts persévérans auxquels il ne risquera plus d’imprimer une direction fausse. Mais ce travail si nécessaire de tous les jours, de tous les instans, comment l’ouvrier s’y livrera-t-il ? Désertera-t-il l’atelier ? Alors comment se procurera-t-il le pain de chaque jour ? S’il prétend concilier l’exercice de son état avec des études littéraires, il éprouvera combien les grandes fatigues du corps nuisent au développement de l’esprit, et aussi combien des préoccupations étrangères portent le trouble dans la vie et l’ouvrage de l’artisan. Il n’y a qu’une situation favorable aux travaux de l’intelligence, c’est cette médiocrité de fortune qui ne tombe jamais jusqu’à la détresse et ne s’élève pas non plus à l’opulence. Un grand seigneur fort riche qui aimait la peinture et s’y livrait en amateur, montra un jour au Poussin un tableau qu’il venait d’achever. Après avoir accordé quelques éloges à l’ouvrage : « Il ne vous manque, monseigneur, ajouta Poussin, pour devenir très habile, qu’un peu de pauvreté. » Cet illustre peintre, qui, quoique gentilhomme, avait senti parfois dans sa jeunesse le besoin aiguillonner son génie, savait que l’art a deux ennemis, le découragement amer qu’inspire l’indigence, et l’apathique mollesse que traînent après elles de trop grandes prospérités.

Et quel temps choisirait-on pour exciter de pauvres ouvriers à hasarder des œuvres informes ! Précisément une époque où tout semble avoir été dit et pensé. Dans leur ignorance, ces écrivains s’imagineront être nouveaux en reproduisant des sentimens mille fois exprimés : ils ne sauront pas que sur les mêmes traces les maîtres de l’art ont passé ; ils ne soupçonneront même pas les difficultés innombrables que dans tous les genres l’artiste aujourd’hui trouve sur sa route. Il y a deux cents ans, le bon sens donnait ce conseil aux écrivains :

Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
Qu’écrivain du commun et poète vulgaire.

Despréaux avait prévu les Poésies sociales. Et l’on dirait aujourd’hui aux ouvriers : Ne soyez plus maçons, quittez la truelle, déposez le rabot, abandonnez vos ateliers ! Pourquoi ? pour que ces malheureux, ainsi abusés, viennent s’exposer aux dédains de la foule et contribuent à dégrader l’art, qui n’est déjà que trop compromis. Les vrais intérêts des lettres ont donc tout à redouter de cette invasion de nouveaux producteurs sans originalité, sans mission, sans génie. Eux-mêmes, ces artisans qu’on déplace, qu’on veut pousser de l’échoppe au Parnasse, seront-ils plus heureux ? On ne sait pas tout ce que le rêve insensé d’une gloire impossible apporte de perturbation douloureuse dans l’organisation et la destinée d’un homme. Que de victimes obscures fait partout la manie des lettres ! Dans une ville de province vivait content un jeune cordonnier ; il soutenait sa mère et sa sœur en continuant l’état que lui avait légué son père, dont il parle ainsi dans ces vers manuscrits qu’on a mis sous nos yeux :

Mon père, pauvre cordonnier,
Avait le bon sens roturier :
De ses conseils je me rappelle.
Jeune, il me nomma Sans-Souci,
Et me dit : Pour chasser l’ennui,
Dès le matin
À ton joyeux refrain
Accorde, en battant la semelle.

Amis, depuis que j’ai goûté
De ses principes de gaieté,
Le plaisir m’est toujours fidèle.
Je vis heureux, je vis content ;
Un roi peut-il en dire autant ?
Dès le matin
À mon joyeux refrain
J’accorde en battant la semelle.

Jusque-là tout était bien, et la muse du cordonnier ne s’égarait pas ; mais cette facilité à rimer la chansonnette dégénéra en une ambition à laquelle des livres de science et de haute poésie qu’on lui prêta trop facilement, apportèrent un aliment funeste. Ces lectures, auxquelles l’artisan n’était en aucune façon préparé, lui ôtèrent toute sa gaieté ; il fit encore des vers, mais des vers mélancoliques où l’on retrouve d’incohérentes réminiscences de son instruction de la veille, et des symptômes de désordre dans l’esprit. En effet, sa raison ne tarda pas à faiblir ; tant de sentimens nouveaux, d’idées profondes l’avaient, non pas agrandie, mais accablée, et la tristesse de l’ouvrier est devenue folie. Aujourd’hui il ne travaille plus ; quand on lui présente ses outils, il les rejette, disant que maintenant l’ouvrage ne presse plus. Cependant sa mère et sa sœur manquent de pain, et l’on s’occupe en ce moment de réclamer pour elles quelques secours auprès de l’administration. Voilà pour le sort des individus.

Maintenant la dignité du peuple gagne-t-elle beaucoup à toutes ces prétentions littéraires ? Quand le plus démocrate de tous nos philosophes, Jean-Jacques Rousseau, veut nous montrer dans Émile le type de l’homme libre, du plébéien, il écarte de lui tous les oripeaux de la vanité littéraire ou mondaine, et lui apprend un art mécanique ; il n’en fait pas un académicien, mais un ouvrier. « Je veux absolument qu’Émile apprenne un métier, dit Jean-Jacques, je veux qu’il ne soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres… » Vous l’entendez, vous tous qui entreprenez de broder sur la veste de l’artisan la palme académique. Mais continuons. « J’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète. » Cette fois la leçon est directe, et profitera, nous l’espérons, à ceux qui associent un cordonnier aux premiers poètes de notre temps. Dans Rousseau, c’est une idée fondamentale et persévérante, et non pas une boutade. « La sphère des connaissances d’Émile ne s’étend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route est étroite et bien marquée ; n’étant point tenté d’en sortir, il reste confondu avec ceux qui la suivent ; il ne veut ni s’égarer, ni briller. Émile est un homme de bon sens, et ne veut pas être autre chose ; on aura beau vouloir l’injurier par ce titre, il s’en tiendra toujours honoré. » Le bon sens, l’horreur d’un faux éclat, une persévérance modeste et digne dans une carrière utile et obscure, voilà à quels signes Rousseau reconnaît l’homme vraiment libre ; et, pour mieux réussir à enraciner dans l’ame de son élève ces sentimens et ces principes, il lui montre « les égouts de la littérature dans les réservoirs des modernes compilateurs ; journaux, traductions, dictionnaires, Émile jette un coup d’œil sur cela, puis le laisse pour n’y plus revenir. » Celui qui a écrit ces lignes aurait-il jamais conseillé à personne de quitter l’équerre ou la lime pour la plume, et d’abandonner d’estimables et utiles travaux pour de stériles barbouillages, sans profit et sans honneur ?

En vérité, certaines personnes qui se donnent pour les avocats du peuple ont singulièrement perdu le sens intime de la démocratie. Faut-il donc leur rappeler quelles sont les vertus qui de tout temps ont été prêchées au peuple par les théoriciens et les réformateurs républicains ? Ces vertus sont la modestie, le goût d’une vie obscure, l’abjuration de toute vanité, une immolation perpétuelle de l’amour-propre à l’intérêt commun. C’est même le génie des républiques de pousser à une exagération farouche ces difficiles vertus ; souvent c’est par l’exil et la mort qu’elles ont corrigé l’orgueil des individus, et qu’elles ont inculqué dans l’esprit de tous des leçons de modestie. Aujourd’hui que fait-on ? On éveille dans les cœurs la vanité la plus irritable de toutes, la vanité du poète : dans les ames qui, jusqu’alors, étaient restées simples et tranquilles, on jette l’agitation et le calcul de sentimens factices. Vous imagineriez-vous, par hasard, faire ainsi des citoyens ? Eh ! le jour où vous viendriez fonder votre république, au milieu de tant d’ambitions provoquées, le pouvoir suprême aurait mille candidats, et la loi pas un sujet obéissant.

Au surplus, les flatteurs du peuple ne lui prodiguent pas des adulations sans motifs. Ils espèrent qu’en retour le peuple leur vouera une admiration sans bornes pour leurs systèmes et leurs œuvres. On s’ouvre ainsi des chances nouvelles pour être salué du titre de grand homme. Les classes moyennes sont animées d’un méchant esprit de critique, elles raisonnent, elles discutent sur les théories qu’on leur apporte ; il y a dans leur sein de mauvais esprits qui prétendent en signaler les contradictions, les plagiats ; il y a là aussi un goût difficile et délicat qui ne supporte pas de voir certaines convenances oubliées et enfreintes. Cette société est si corrompue ! Ne pourrait-on échapper à ces censures incommodes en faisant appel à un public plus inexpérimenté ? Chez le peuple, la foi est plus vive, la crédulité plus grossière, l’admiration plus facile ; on peut sans danger lui parler philosophie et métaphysique, on n’a pas à craindre de sa part d’objections impertinentes, tirées soit de l’histoire, soit de la nature des choses. Cela rappelle un peu la prudence de Sganarelle s’informant préalablement auprès de Géronte s’il entend le latin.

Le peuple mérite plus de respect et ne doit pas être traité comme un sujet à expériences. Ce n’est pas sur lui qu’il faut essayer des doctrines informes qui ne peuvent séduire que la plus profonde ignorance. Il y a certains docteurs qui, à l’égard du peuple, semblent dire : Faciamus experimentum in anima vili. Apparaît-il à quelques esprits une imagination chimérique, une idée fausse, une théorie folle ; ils les jettent au peuple, et c’est là ce qu’ils appellent le pain des forts. Ainsi on représente le communisme comme ayant peut-être des tendances exagérées, mais comme formant une transition nécessaire entre la vieille civilisation et un âge nouveau, et on traite avec une pitié dédaigneuse les pauvres esprits qui ne comprennent pas cette admirable marche de la Providence.

Il y a dans cette apologie à la fois détournée et téméraire du communisme un bien étrange oubli des premiers principes de la nature et de la sociabilité humaine. Comment le communisme pourrait-il conduire à un ordre politique nouveau, puisqu’il est la négation même des lois qui président à la formation de l’homme social ? Là où l’individualité est méconnue, proscrite, dans ses sentimens, ses pensées et ses droits, comment voulez-vous bâtir une humanité ? Là où le communisme prétend imposer ses maximes, ni l’état ni la famille ne peuvent s’élever. Le plus grand effort du communisme est d’aboutir à quelque secte infime et obscure dont les membres ne tendent pas à se disputer les lambeaux de la chose qu’ils disaient commune.

Le communisme et le panthéisme, nous dit-on, sont liés ensemble comme l’effet à la cause. Quand le panthéisme tend à devenir la philosophie d’un peuple, le communisme ne tarde pas à s’y établir. En vérité, ceux qui dogmatisent ainsi n’ont pu mettre leurs espérances que dans la plus ignorante crédulité de leurs lecteurs. Il y a de grandes nations chez lesquelles, depuis des siècles, le panthéisme est l’ame des systèmes religieux et philosophiques, et dans ces nations tous les droits civils de l’individu et de la famille sont expressément reconnus par les lois. Dans l’Inde, les successions sont déférées aux descendans suivant l’ordre naturel ; à défaut des descendans, la succession passe aux ascendans les plus proches ; à défaut de ces derniers, à la ligne collatérale. La législation contient aussi des dispositions nombreuses sur le partage que peut faire un père à ses fils tant de la propriété qu’il a gagnée par son industrie que de la propriété que lui ont laissée ses ancêtres, et ces dispositions consacrent l’égalité des partages. Enfin nous trouvons dans les lois de l’Inde le principe de notre code civil, que nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision. En Chine, les mêmes notions de droit privé prévalent. À la mort du père et de la mère, le fils aîné entre en possession de tous les biens et de la puissance paternelle sur les frères. Cependant ces derniers sont libres de se séparer ou de rester dans la maison. En cas de séparation, l’aîné est obligé de leur donner une portion des biens égale à celle qu’il garde pour lui-même. Voilà, ce nous semble, une assez large part faite à la liberté ainsi qu’aux droits des individus, et cependant dans l’Inde, en Chine, dans ces immenses contrées dont l’histoire est si vieille, la civilisation si profonde et si raffinée, le panthéisme est au fond des dogmes et des incarnations. S’imaginer que les progrès que peut faire l’esprit humain dans la généralisation des idées implique nécessairement l’anéantissement du sens et du droit individuel, c’est mentir à l’histoire et à la nature des choses. Plus l’homme, par ses conceptions, étend la sphère du grand tout au sein duquel il se meut, plus il éprouve le besoin de se maintenir libre, individuel et fort, par une réaction qui est une des lois de sa vie morale.

Le communisme n’a donc rien à voir dans les grands systèmes de la philosophie humaine. Et cet incohérent assemblage des aberrations les plus tristes, s’il est réprouvé par la science, ne réveille pas une répugnance moins vive chez les hommes qui ne consultent que le bon sens. Ainsi l’Atelier, qui sert d’organe aux intérêts moraux et matériels des ouvriers, a, dans plusieurs circonstances, accablé les théories communistes de la réprobation la plus énergique. La conscience du peuple s’est soulevée contre d’aussi monstrueuses chimères. Puisque nous avons cité l’Atelier, nous dirons l’impression que nous a laissée la lecture de cette feuille, qui paraît tous les mois depuis plus d’un an. Cette feuille a d’abord le mérite d’être exclusivement rédigée par des ouvriers, par des ouvriers qui n’ont pas la pensée, nous citons leurs expressions, de sortir de l’humble et honorable position qu’ils occupent, et qu’on ne saurait accuser, dans la mission qu’ils se donnent, ni d’ambition ni d’ignorance. À ces ouvriers, des gens de lettres, des journalistes, des écrivains courtisans du peuple, offrirent leur concours ; il fut refusé. Les prolétaires ont voulu seuls tenir la plume, et seuls parler de leurs affaires. C’est bien. Le point de départ était excellent. Des ouvriers laborieux et purs consacrent quelques loisirs, un peu de leur argent et de celui de leurs frères, à publier par mois quelques pages où les intérêts de la classe ouvrière sont exposés et défendus. C’était déjà beaucoup que la prétention littéraire ne vînt pas gâter cet utile et modeste projet, et, si on eût su également se préserver de la passion politique, la publication eût été irréprochable. Quand nous regrettons les invasions de l’Atelier dans la politique, notre pensée n’est pas de dérober aux regards des ouvriers le spectacle de la chose publique ; mais quel intérêt ont les travailleurs à ce qu’à la discussion de leurs affaires on associe des déclamations outrées sur les évènemens du jour, et des réminiscences révolutionnaires où les jacobins sont exaltés aux dépens des girondins ? Dans l’Atelier, il y a deux tendances, la tendance industrielle et la tendance politique : nous serions fâché que la seconde finît par étouffer la première. Ce n’est pas sous les inspirations d’un sombre fanatisme que les ouvriers parviendront à éclairer les questions et à convaincre les esprits. L’homme qui se sent libre et digne de le devenir de plus en plus ne parle pas à ses semblables la menace et l’injure à la bouche ; il a de la modération dans son langage, parce qu’il a de la fermeté dans le cœur. D’ailleurs, la discussion des problèmes industriels ne comporte pas les allures d’une polémique farouche. Dans les questions encore si obscures pour tous de l’organisation du travail, la passion n’est pas la lumière. L’Atelier a eu le courage de repousser le communisme, et le bon sens de se taire sur les Poésies sociales ; une idée juste et des sentimens honorables ont mis à ses rédacteurs la plume à la main ; qu’ils ne permettent pas à des exagérations politiques de dénaturer leur entreprise. Qu’ils travaillent pour eux, non pour d’autres.

Au surplus, quand on considère la vie rude et pénible qu’ont à mener les classes laborieuses, on demeure convaincu que, parmi les ouvriers, les hommes les plus remarquables par leur bon sens et leur activité ne sont pas ceux qui se hâtent de prendre une plume. Voyez dans les ateliers quels sont les hommes qui exercent sur leurs camarades l’influence la plus sérieuse et la plus légitime : ce ne sont pas ceux qui écrivent, mais ceux qui agissent. Ce sont ces travailleurs à l’ame aussi forte que le corps, qui trouvent toujours moyen d’ajouter quelques heures de plus à la tâche ordinaire, et dont l’expérience a toujours un bon avis à donner aux autres ouvriers, aux jeunes apprentis. Sans phrases, sans charlatanisme, ces hommes intelligens et modestes se trouvent naturellement les chefs de la classe ouvrière ; ce sont eux qui en connaissent l’esprit et les besoins, et qui pourraient le mieux éclairer sur les réformes nécessaires les publicistes et les gouvernans.

La division du travail, qui assigne aux uns l’action, aux autres la pensée, est donc toujours dans la nature des choses. S’il est incontestable que de nos jours le peuple ait un sentiment plus vif de ses misères, et de l’obligation qu’a la société de s’occuper de les adoucir, il n’est pas vrai qu’illuminé tout à coup par des clartés merveilleuses, il se trouve aujourd’hui doué du génie philosophique et littéraire. La prose et les vers qui, dans ces derniers temps, ont été publiés avec des noms d’auteurs appartenant à la classe ouvrière, manquent de toute vie originale : l’imitation en est le caractère. Nous ne disons point que le génie individuel ne puisse briller dans les rangs du peuple, mais il n’a point paru.

Il n’y a pas plus à fonder une littérature prolétaire qu’une caste ouvrière dont l’organisation politique et les intérêts seraient hostiles à la bourgeoisie. Ne comprendra-t-on jamais que le véritable génie de la démocratie est d’unir et non pas de séparer ?

Sans doute, le mouvement démocratique qui pousse le monde doit réagir puissamment sur les lettres ; mais les ministres de cette réaction ne peuvent être pendant bien long-temps encore que les classes moyennes. C’est l’ambition de l’esprit humain, dans ces époques où tout est soumis à la juridiction souveraine de la pensée, de tout saisir et de tout embrasser. Surtout aujourd’hui les connaissances de tout genre ne se perfectionnent que par les comparaisons que l’esprit établit entre elles ; or, pour bien comparer, il faut beaucoup connaître. Qui peut mieux satisfaire à ces conditions de la science et de la pensée que l’homme des classes moyennes ? Il peut beaucoup apprendre et tout saisir ; il n’est pas emprisonné dans l’orgueil d’une caste aristocratique ; il n’est pas la proie de la misère et de l’ignorance qui entravent dans les classes ouvrières l’essor de la pensée. Il aura précisément cette liberté morale qui permet de tout voir et de tout dire. Tout élever à une généralisation juste et féconde, associer la théorie à la pratique, la spéculation scientifique à l’invention industrielle, voilà le propre du génie démocratique dont nous sommes tous les soldats. L’influence de la démocratie sur les lettres est chose trop essentielle pour qu’il n’y ait point de danger à laisser s’accréditer au sujet d’un fait aussi fondamental des assertions mensongères et des sentimens faux. Cette influence ne se voit clairement que depuis cinquante années ; elle a des siècles pour se développer, et il lui sera donné d’enfanter de grandes choses. Elle aura aussi, comme elle a déjà, ses intermittences, ses langueurs et ses contresens : c’est donc le devoir de la critique, dont ici les préoccupations sont plus philosophiques que littéraires, de signaler les écueils où elle pourrait trouver un naufrage accidentel.


Lerminier.
  1. M. de La Mennais, Esquisse d’une Philosophie, t. I, p. 247.