De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Deuxième Étude


DEUXIÈME ÉTUDE


LES PERSONNES


CHAPITRE PREMIER.

Principe de la dignité personnelle.


Monseigneur,


Puisque c’est à l’occasion d’un fait personnel que j’ai conçu l’idée de mon livre, permettez-moi d’abord de revenir sur ce fait, auquel vous n’êtes pas étranger, et de vous poser une question. Le particulier, dit la logique, reproduit le général ; le fait est nécessairement l’expression de l’idée. En partant d’un fait, nous n’arriverons que mieux à la loi, tandis que le contraire serait impossible. Telle n’est pas, j’en conviens, la méthode des révélateurs ; mais c’est celle du sens commun, et je ne fais pas précisément un traité de théologie.

I

Je vous demanderai donc, Monseigneur, à vous qui savez la loi écrite et la non écrite, la sacrée et la profane, par quelle cause, sous l’impression de quelle influence, en vertu de quel droit, un homme que je n’avais jamais vu s’ingère de publier, moi vivant, ma biographie, sans mon consentement et contre ma volonté formelle ?

Lorsque M. de Mirecourt me dépêcha son secrétaire pour me demander des détails sur ma vie privée, je le renvoyai aux registres de l’état civil, au Journal de la Librairie et aux feuilles périodiques. Lorsque ensuite M. de Mirecourt, muni de votre épître, m’honora de sa visite, je l’engageai à me laisser tranquille, et même à quitter son métier de biographe. Sans moyen d’action contre lui, que pouvais-je davantage ?

Mais la morale, qui régit le chrétien aussi bien que le socialiste, la morale, vous le savez, Monseigneur, s’étend plus loin que les garanties du Code. Je vous demande donc encore une fois comment, abstraction faite même de la diffamation, un biographe peut impunément toucher à ma personne ? Cela vous fait sourire, episcope, dont le métier est de surveiller, inspecter, signaler, et censurer le prochain. Attendez-moi un instant, et vous ne rirez guère.

La propriété est inviolable. Sous aucun prétexte il n’est permis d’y poser la main, de l’employer à quoi que ce soit, d’y faire aucun changement, de l’amoindrir, à plus forte raison de s’en emparer, sans la permission du propriétaire. L’art. 675 du Code civil ne permet pas même qu’on y regarde. L’infraction au respect de la propriété donne lieu à une action qui peut aller, suivant la gravité du cas, depuis la simple indemnité jusqu’à la peine afflictive et infamante, jusqu’à la mort.

Voilà ce qu’a fait le législateur civil pour la propriété, pour la chose de l’homme. Et le législateur divin est allé plus loin encore : il a défendu de la désirer ; il a fait de cette convoitise un péché mortel : Non concupisces.

Mais pour le moi de l’homme, on n’y a pas regardé de si près. Il est livré à l’inspection du premier venu, abandonné à l’indiscrétion des biographes, à l’exploitation des libellistes, à l’insulte des zélateurs, armés du glaive de la parole et du stylet de l’écriture, pour la défense de la religion et de l’ordre. Toute licence leur est accordée de s’emparer de ce moi, d’en faire ce que bon leur semble, de regarder au fond, de s’y installer, de le torturer, berner, vilipender, sous réserve de certaines exorbitances dont le magistrat, sur la plainte du patient, se réserve l’appréciation.

D’où vient, je vous prie, cette différence ?

L’existence de tout homme en société se divise en deux parts, étroitement unies, il est vrai : la vie publique et la vie privée.

La première, je vous l’accorde, est du domaine public ; cela résulte de la définition. Attaquez la vie publique, pourvu que la défense soit libre ; je n’ai rien à objecter. Mais la vie privée, à qui est-elle ? Comment le secret de mon intérieur, de mes habitudes, toujours ridicules ou basses par quelque endroit, peut-il être divulgué ? Comment cette divulgation peut-elle devenir une spéculation ? Comment mon âme peut-elle servir d’épave à un entrepreneur de libelles, être vendue à l’encan, comme un esclave ? Quand même ces biographies, illustrations ou charges, ne contiendraient rien de calomnieux, elles sont indécentes : il n’est pas bon, pour la liberté et l’honneur d’un peuple, que les citoyens, mettant en scène l’intimité de leur vie, se traitent les uns les autres comme des valets de comédie et des saltimbanques. Voulez-vous préparer un pays à la servitude ? faites que les personnes se méprisent, détruisez le respect… Qui peut donc justifier une pareille licence ? Vous devez le savoir, Monseigneur, vous qui prêtez parfois la main à de semblables expéditions ?

Qu’un officier de police puisse à toute heure du jour et de la nuit m’arrêter à mon domicile, sur une dénonciation secrète, sur un soupçon, sans déclaration de délit ; qu’on me jette ensuite à Mazas ; que je sois retenu préventivement des semaines, des mois, dans une cellule qui, d’après les principes du droit pénal, ne devrait s’ouvrir tout au plus qu’au condamné ; qu’on me juge ensuite sur les notes d’un agent invisible, avec qui je ne serai pas confronté ; que pour aller plus vite encore on m’expédie sans jugement, clandestinement, à Cayenne ou à Lambessa : c’est une violence qui ne tombe que sur le corps, et qu’explique, sans la justifier, l’état de guerre sociale où nous sommes et le régime de dictature qui en est la conséquence.

Mais la vie privée, mais la conscience dans ses manifestations intimes, insondables, quelle raison d’État peut en autoriser la violation ? Ah ! si vous nous avez ravi l’habeas corpus, laissez-nous du moins l’habeas animam. Après tout, cet arbitraire exercé sur notre chair, témoignage de la puissance d’un principe, nous honore ; qui vous autorise à y ajouter l’infamie ?

Je commence donc par poser ce principe, que je nomme principe de la dignité personnelle, comme fondement de la science des mœurs : Respecte-toi.

Ce principe établi, je dis qu’il a pour conséquence de respecter chez les autres, autant qu’en nous-mêmes, la dignité. La charité ne vient qu’après, bien loin après : car nous ne sommes pas libres d’aimer, tandis que nous le sommes toujours de respecter, et que dignité, comme nous la verrons plus bas, c’est Justice.

Or, pour qui considère nos habitudes de licence, nos goûts de calomnie, notre régime policier, notre esprit d’insolidarité, notre insouciance du bien public, nos inclinations de serfs et de laquais, il est évident que le respect de la dignité individuelle est oblitéré dans les âmes : je ne voudrais que ce seul fait pour conclure que notre société n’a pas de mœurs.

Je généralise donc ma question, et, sans m’occuper davantage de ce qui me concerne, je demande : Comment le respect de la dignité individuelle, qui, d’après la définition que nous avons donnée des mœurs et le préjugé que nous avons de la Justice, devrait être la pierre angulaire de la société, s’est-il affaibli à ce point dans la conscience de notre nation ?

Car il ne s’agit plus ici d’un sacrifice exceptionnel, commandé par le salut public : c’est un système de déconsidération générale, qui, compromettant la dignité de tous les citoyens, compromet celle de la nation tout entière.

Vous dirai-je toute ma pensée, Monseigneur ? Cette explication que je vous demande, il vous est difficile de l’apercevoir : vous la portez sur le front, entre les deux yeux. C’est donc à moi de vous la lire ; réfutez-moi, si vous pouvez, il y va de votre plus précieux intérêt : car, si vous me permettez cette métaphore, qui n’a nullement trait à votre personne, je frapperai le berger, comme dit l’Écriture, et gare le troupeau !

II

Le fait que je dénonce a son principe dans la notion de cet Autre (Étude Ire, p. 83), que la philosophie éclectique nous montre placé derrière la conscience, lui soufflant ses droits et ses devoirs, et que l’imagination plastique des premiers peuples transforma tout d’abord en un sujet externe, animal, soleil ou génie, auteur et gardien de la loi, adoré sous le nom de Dieu.

Le christianisme, venu dans un temps de malheur, a tiré ensuite de ce concept transcendantal toutes les conséquences dont il était gros contre la dignité de l’homme et sa propre estime ; et c’est à son influence qu’est dû le mépris des personnes qui distingue notre société française.

In medias res, comme dit Horace. J’ai posé la question sur un fait : je vais la démontrer par l’histoire.


CHAPITRE II.

Identité de la dignité personnelle et du droit chez les anciens. Subordination de l’idée religieuse

III

Si l’on étudie avec attention le système des institutions sociales chez les anciens, on ne tarde pas à s’apercevoir que ce système reposait tout entier sur deux idées subordonnées : la Justice, qui concernait le sujet humain, dérivant de lui seul, formulée et organisée pour lui seul ; et la Religion, relative à l’être surnaturel, auteur supposé des lois et formules juridiques, d’après la suggestion mystique de la conscience.

Chez les races gréco-latines, qui firent toujours passer le pouvoir religieux ou sacerdotal après le pouvoir politique ou judiciaire, sans les séparer toutefois d’une manière radicale, le Droit fut la même chose que la dignité ou prérogative personnelle ; la Religion était la garantie, la caution, pour ainsi dire, fournie par les dieux, de cette même prérogative, dont la loi, émanée d’eux-mêmes, n’était que la détermination. La dignité, comme la volonté, la liberté, étant indéfinie de sa nature, la Religion intervenait avec ses préceptes pour lui donner des bornes.

Ainsi le Droit, la chose capitale de la société, avait le pas sur le culte, qui lui servait d’étai. La même subordination s’observait entre le magistrat, organe de la Justice chargé de dire le droit, juri dicundo, d’après la formule consacrée, et le prêtre, ministre ou héraut de la garantie divine, chargé d’en découvrir le signe dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes.

La langue latine témoigne vivement de la nature de ces idées, disons mieux, de ces pouvoirs et de leur subordination.

Le droit, en latin jus, est, d’après la définition des auteurs, ce qui est propre ou qui a rapport à chacun, jus est suum cuique tribuere. C’est, en chaque individu pris comme centre d’action, sujet d’inhérence indépendant et souverain, ce qui constitue l’ensemble de sa dignité, soit comme faculté, attribution, prérogative, convenance ; soit comme moyen d’action et de jouissance, apanage, propriété.

C’est ce que rend sensible la série des vocables formés du même radical : jugis, jugum, jungere, juger, juvare, jubere, contracté de jus-habere, juxtà, etc. Dans tous ces mots, le thème ju exprime adéquateté, connexité, continuité, inhérence, juxtà-position, congruence, justesse. Il est absurde de dériver jus, de Jous, Jovis, le même que Ζεὺς ou dies, diù, djoù comme si le droit était la pensée de Jupiter (pourquoi pas de Junon ?), plus absurde encore de faire venir Jovis de Jéhovah.

En français, de même qu’en latin, on dit qu’une chose est juste, qu’elle nous va, qu’elle nous joint, quand elle s’adapte avec précision à une autre pour laquelle elle est faite. Et tel me paraît être le sens primitif de l’allemand recht, traduit plus tard par directum, duquel nous avons fait droit. Recht est ce qui va droit, rectà, comme dit Molière dans Pourceaugnac :

Votre fait
Est clair et net,
Et tout le droit
Conclut tout droit.

De là notre mot droiture, qui cadre si bien avec allures, tournures et mesures, traductions littérales des mots par lesquels le grec et le latin expriment les mœurs. C’est abuser de la métaphore que de prendre texte de semblables expressions pour définir le Droit, comme a fait M. Oudot, Direction de la liberté par l’intelligence.

Pour en finir avec l’étymologie de jus, j’observerai que ce mot est le genre dont les pronoms meum, tuum, suum, sont les espèces, c’est-à-dire qu’il indique le propre de l’homme, sans désignation de personne ; ce que donne à entendre la définition rapportée plus haut : Jus est suum cuique.

De la notion, essentiellement subjective, du droit, jus, dérive celle de la Justice, Justitia, définie par Ulpien : Justicia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi, la Justice est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et mieux encore par Cicéron : Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, la Justice est une disposition du cœur, formée par l’intérêt commun, par laquelle nous reconnaissons à chacun sa dignité.

Cette conception latine du Droit, de la Loi et de la Justice, ne laisse place à aucune équivoque : la question assez ridicule, si le droit vient du devoir ou le devoir du droit, n’y saurait naître ; la langue s’y oppose. Le droit pour chacun est ce que suppose sa nature, que réclament son existence et sa dignité ; la Justice est la reconnaissance par chacun de ce droit, que détermine et sanctionne d’ailleurs la Religion, véritable mère de la Loi. Le droit est attaché à l’homme, comme l’attribut au sujet, indépendamment de toute constitution sociale. La loi ne fait que le déclarer, et, au nom de la religion, en commander le respect. Telle est la conception romaine ; c’est au fond celle de tous les peuples.

IV

Ainsi, par son origine et sa base, le droit est tout individualiste, égoïste. L’idée de mutualité ne s’y rencontre pas : elle est remplacée par le commandement divin. Le respect du droit d’autrui, d’après cette théorie, ne vient pas en moi de la même source que le sentiment de ma propre dignité ; il vient d’une autre cause. En réalité, l’homme ne connaît qu’un droit, qui est le sien ; il ne soupçonne le droit en autrui que grâce à la religion. La personnalité est ici prédominante ; qui s’en étonnerait ? L’homme connaissait la société et les dieux depuis trop peu de temps pour avoir pu s’oublier lui-même ; il ne comprenait que son droit, sa dignité propre, deux termes pour lui synonymes, comme le montre la définition de Cicéron, et comme on le voit par le rapprochement des radicaux, δίκη, justice, dignitas, dignité.

Dans ces conditions, peut-on dire que la Justice existe ?

Est-ce de la Justice que ce sentiment postiche, inspiré par la crainte des dieux et dans l’intérêt général, communi utilitate comparata, de respecter le droit d’autrui comme le sien propre ?

Ce n’est pas rien assurément que cette sanction d’un pouvoir supérieur, pris à témoin et comme garant du droit de chacun, protecteur de la dignité de tous, dans les limites posées par la loi, c’est-à-dire par les paroles ou formules sacrées (lex de lego, je parle). Et nous pouvons soupçonner déjà que la contemplation du surnaturel trahit quelque chose de naturel qui ne se montre pas encore, mais qui apparaîtra sans doute à fur et mesure de l’éducation des âmes et du progrès de l’humanité.

Mais, quelque espoir que nous en concevions pour l’avenir, la religion, symbole de la Justice, n’est pas la Justice. Elle la supplée, que dis-je ? elle implique sa négation, puisqu’elle la remplace ; et vienne le jour où, la critique ayant soufflé sur la foi, la religion sera écartée, la Justice sera perdue, et la morale, et la société avec elle.

Mais ne devançons pas les événements.

Chez tous les peuples, le Droit se pose, au début, comme dignité personnelle, placée sous l’égide de la religion, et la Justice est le respect de ce Droit. C’est ainsi que les voyageurs l’ont retrouvée chez les sauvages de l’Océanie. Le tabou est la consécration publique des personnes et des objets que l’on veut préserver de toute atteinte en les affranchissant du risque de guerre et du commun usage. Dans une superstition d’anthropophages se découvre l’origine de la Justice et des lois.

Qu’est-ce maintenant que cette religion ? Qu’on me permette encore une étymologie : c’est dans les mots que se trouve la raison des mœurs, le secret des croyances et la clef de l’histoire.

V

Le mot religion, sur lequel on a débité et l’on débite encore tant de fadaises, ne signifie pas lien ou liaison, comme l’ont cru à première vue les étymologistes, qui se sont empressés de faire la religion synonyme de sociabilité. Religio, religare, relier, cette homonymie fait fureur. Depuis le 2 décembre, date apparemment de notre renaissance religieuse, je l’ai rencontrée plus de trente fois. Elle est devenue, pour beaucoup de gens sans religion, un argument décisif en faveur d’une religion ou réligation nouvelle. Mais, je le répète, ni le mot religion ne signifie lier, ni la chose qu’il exprime n’est l’union ou la communion des âmes, bien que la religion ne se conçoive guère sans une foi commune et un signe de ralliement. Les anciens étaient fort peu socialistes. La religion, quoiqu’elle recommandât la Justice, parfois même la charité, n’était nullement en eux une inspiration de la philanthropie ; et c’est avec peu d’intelligence que les nouveaux mystiques, pour faire passer leurs théories sociétaires, ressassent une idée qui n’exista jamais que dans leur cerveau, et qui prouve tout juste que la religion est morte, l’inintelligence du vocable indiquant la mort de l’idée.

Religio, ou relligio, dont le radical lig reparaît dans p-lic-are, f-lec-tere, supp-lic-are, ployer, courber, et par dérivation, lier, est un vieux mot qui veut dire inclinaison du corps, révérence, courbette, génuflexion. On s’en servait exclusivement pour désigner l’hommage de l’homme à l’autorité divine. Les auteurs latins ne le prennent jamais dans un autre sens. La question méritant d’être éclaircie, je citerai quelques textes.

Relligio deorum est une expression courante, qui évidemment ne signifie pas l’association ou la république des dieux, dont les hommes ne s’inquiétaient guère, mais bien le respect des dieux, qui, pour les raisons que j’ai dites, leur importait beaucoup plus.

Quand le mot relligio est employé seul, le génitif deorum est toujours sous-entendu, comme dans ce vers :

Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tant la religion put conseiller de crimes !

Le poëte parlant d’une guerre religieuse et des massacres qui l’accompagnèrent, il est clair que la religion ne se peut prendre pour le lien social ; il veut dire le fanatisme de la divinité.

Par la même raison, religio hominum, religion des hommes, ne se dit point, ne se rencontre nulle part : c’est une contradiction.

César, guerre des Gaules, lib. vi, n. 16, écrit : Natio est omnis Gallorum admodum dedita religionibus. « Toute la nation des Gaulois est excessivement adonnée aux religions. » Et comme exemple, il cite les sacrifices humains, dans lesquels le principe social n’a rien à faire.

Cicéron, Pro Cluentio, n. 194 : Mentes deorum possunt placari pietate, et religione, et precibus justis. « La colère des dieux peut être apaisée par la piété, la religion et d’humbles prières. » Aussi les Romains n’y manquaient pas. Dans tous les événements, heureux ou malheureux, qui intéressaient à un haut degré la république, le sénat ordonnait des révérences, supplicationes : c’est le mot officiel, synonyme de relligiones. Ce n’est pas d’aujourd’hui que sont inventés les Te Deum.

C’est d’après cette acception du mot relligio, que Cicéron, De leg, n 26, justifie contre les mages disciples de Zoroastre la coutume d’élever des temples à la Divinité :

« Nous savons fort bien, dit-il, que l’esprit de Dieu est partout, ubicumque diffusum ; mais nous croyons, nous autres grecs et Latins, que cette coutume ajoute à notre piété et impose un respect salutaire, religionem utilem, aux villes : car, comme l’a dit avec une si haute raison Pythagore, la piété et la religion envers les dieux ont d’autant plus d’influence sur nos âmes que nous contemplons de plus près leurs simulacres. »

En effet, on ne salue guère que les gens qu’on rencontre : le mot de Pythagore est d’une grande sagesse.

Virgile, Æneid., lib ii, v. 188 :

Neu populum antiqua sub relligione tueri.

Le cheval de bois, dit Sinon, ayant été construit par l’ordre de Calchas en remplacement du Palladium, les Grecs lui donnèrent cette dimension gigantesque afin qu’il ne pût être introduit dans la ville et protéger le peuple, comme auparavant, sous son antique religion. La religion du symbole est mise pour la religion de la divinité.

Ibid., v. 715 : Énée donne rendez-vous à ses compagnons sous un vieux cyprès, respecté par la religion des ancêtres :

_____________Antiqua cupressus
Relligione patrum multos servata per annos.

Ibid., lib. viii, v. 349 : Dès le temps d’Évandre, la religion du Capitole rendait craintifs les paysans :

Jam tum relligio pavidos terrebat agrestes.

Impossible de voir dans tous ces passages la moindre idée de lien social.

Ibid., lib. xii, v. 176-193 : Serment d’Énée, avant de combattre Turnus. Il invoque tous les dieux connus et inconnus, toute religion de l’air et toute divinité de l’océan :

______________Quæque letheris alti
Relligio, et quæ cæruleo sunt numina ponto.

La synonymie établie dans ce vers entre numen et relligio prouve ce que j’avance, que ce dernier mot ne s’entendait que des dieux, dont il marquait spécialement et par excellence la respectabilité. On disait aux dieux, en leur parlant : Vestra Relligio, comme nous disons à un prince : Votre Majesté.

Quel est Énée lui-même ? Avant tout un héros religieux, le digne auteur du peuple romain, le digne aïeul des Césars, pius Æneas. Toute l’Énéide est le développement de cette idée, dont la politique d’Auguste et la constitution de Rome est le commentaire. M. Granier de Cassagnac (Histoire des classes ouvrières) s’est trompé dans l’interprétation qu’il donne du mot pius, et les passages qu’il cite suffisent pour le convaincre. Pius est un superlatif de religiosus ; il signifie respectueux jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice. De là le verbe piare, dont nous avons fiait expier. Que Turnus périsse, dit Junon au xe livre de l’Énéide, et que son sang dévoué satisfasse à la vengeance des Troyens :

Teucrisque pio det sanguine pœnas.

Il s’agit là d’un dévouement à la façon de celui de Curtius. C’est pour cela que le mot pius, pietas, sert à exprimer l’affection filiale et la tendresse paternelle. Dans la paternité, dit Tertullien, ce qu’il y a de plus doux n’est pas l’autorité, c’est la piété : Gratius est nomen pietatis quam potestatis. Les passages de Papinien et des Pandectes expriment la même idée.

Suétone remarque de Tibère, 69, qu’il était circa deos negligentior, quippe addictus mathematicæ, persuasionisque plenus cuncta fato agi, « très-négligent des dieux, adonné qu’il était à la magie, et plein de l’idée que tout est gouverné par le destin. » Ne semble-t-il pas que Suétone continue la pensée de Virgile, en marquant l’abîme qui séparait le religieux, le pieux Auguste, de son indévot successeur ? En effet, si tout arrive fatalement, les dieux sont inutiles, et leur religion une duperie.

Un dernier exemple. Tite-Live, lib. v, c. 21 et 28, raconte que Camille, assiégeant une place, avait promis à l’Apollon de Delphes le dixième du butin. Les envoyés qui portaient l’offrande ayant été, pendant la traversée, pris par des pirates et conduits à Lipara, la part du dieu allait passer aux mains des corsaires, quand le chef remontra aux siens qu’ils feraient mieux de s’abstenir d’un objet consacré, et de renvoyer libres les messagers romains. Tant, ajoute l’historien, il sut pénétrer la multitude d’une juste religion, justa religione implevit. Le droit des gens n’existant pas pour des pirates, il n’y avait que la considération des dieux qui pût les décider à un tel sacrifice. Où diable, aurait dit Molière, la religion va-t-elle se nicher ?

J’ai rapporté tout à l’heure la synonymie de pius et de religiosus. En voici une autre qui répand sur la question un nouveau jour : c’est celle de relligio et timor, verecundia, reverentia, la crainte. D’où provenait ce respect particulier de l’homme pour la Divinité ? D’un sentiment de crainte, ainsi que Lucrèce l’a dit dans ce vers :

Primus in orbe Deos fecit timor…
« C’est la crainte qui a fait les dieux dans le monde. » Seulement Lucrèce se trompait en rapportant cette crainte à

une impression physique : elle était l’effet du sentiment de Justice qui, dans toute âme neuve, n’est pas sans un mélange de terreur. Virgile est bien plus dans la vérité que Lucrèce quand il dit :

Si genus humanum et mortalia temnitis arma,
At sperate deos memores fandi atque nefandi ;

« Si vous méprisez le genre humain et les armes mortelles, croyez qu’il est des dieux qui se souviennent du crime et de la vertu ! » La crainte et le respect, en grec et en hébreu, de même qu’en latin, s’expriment par le même mot ; rapporté à Dieu, ce mot est synonyme de religion. Tout le monde connaît cette parole du psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse : initium sapientiæ timor Domini.

VI

Le mot relligio étant le seul qui ait pu prêter à l’équivoque, il est inutile de chercher dans les autres idiomes des témoignages. Partout l’analogue de religio signifie marque de respect, adoration, piété, dévotion, culte ; ou bien chose sacrée, cérémonie sacrée : ce qui revient au même. Le grec dit προσκύνησις, prosternement, qui répond à relligio ; εὐσεβεία piété, l’équivalent de pietas ; ἱερα, ἱερεὒς, sacrifices, prêtre, en latin sacra, sacerdos. L’hébreu parle absolument de même : hischthahhaoth, ou hischthahhaouïah, marque ta prostration religieuse. « Tu ne leur rendrais pas de religion, » dit le Décalogue, parlant des dieux étrangers : lo thischthahhaouch. La Vulgate traduit : No adorabis ea, ce qui, au point de vue de la corrélation étymologique, manque d’exactitude. L’adoratio est le baiser jeté du bout des doigts à l’idole ; il eût fallu, si le verbe avait été usité dans ce sens : Non religabis te coram eis. Quant à pietas, εὐσεϐεἲα, il a pour correspondant hébreu khesed, que la Vulgate traduit tantôt par sainteté, tantôt par miséricorde. — Ps. iv, 4 : Sachez que Jéhovah protège ses dévots ; Vulg. : Scitote quoniam mirificavit Dominus sanctum suum, khasid lo. Ps. xi, 2 : Sauve-moi, ô Dieu, car il n’y a plus de religion ; Vulg. : Salvum me fac, quoniam defecicit sanctus, khasid. II Paral. vi, 42 : Souviens-toi des dévotions de David, grand faiseur de révérences, comme on sait, khasdeï. La Vulgate, qui a perdu le fil de l’idée, porte : Memento misericordiarum David.

C’est du mot khasid, piété, dévotion, que furent nommés les Hassidéens, espèce de mômiers juifs, que la religion rendait d’autant moins sociables.

Du reste, et quelque intimité qu’il y ait dans l’hébreu entre la religion et la loi, elles ne se confondent pas. En vertu de la religion, khasid, qui lui est due, Jéhovah impose à Israël l’observation de son pacte, pactum, fœdus, testamentum, en grec διαθήκη, en hébreu berith, dont le sens radical indique le sacrifice qui présidait, chez les anciens, à la conclusion des traités et à la promulgation des lois. Autre chose est d’après la Bible la religion de Jéhovah, et autre chose son pacte. C’est à tort que Bergier, et Mgr Gousset après lui, ont confondu ces deux termes, et qu’ils ont dit, d’après la fausse étymologie de relligio, que la religion est l’alliance de l’homme avec la Divinité.

Les écrivains du siècle de Louis XIV s’expriment comme les Latins, les Grecs, les Hébreux.

« Toute religion, dit Labruyère, exprime une crainte respectueuse de la Divinité. »

Tout ce qui compose le culte des dieux (cultus, de colere, cultiver, parer, honorer, religionner) se déroule en une série homogène : offrandes, sacrifices, libations, prières, hymnes de louanges, invocations, propitiations, purifications, pardons, expiations, vœux, processions, feu sacré, eau lustrale, consécrations, statues, temples, etc. Faites de la religion le lien ou l’alliance sociale, et tout cela devient inintelligible, absurde.

Pour achever la démonstration, disons enfin que, parallèlement aux formes et cérémonies du culte, le droit avait aussi ses formules, qui pour être moins pompeuses n’en tenaient pas une moindre place dans l’existence du père de famille et du citoyen : comme si, en réglant ce qui convient à la dignité des dieux, le législateur n’avait fait que préluder au règlement de la dignité de l’homme ; comme si religion n’était que la forme mystique de la Justice, ou la justice la réalité de la religion.

VII

Le respect est donc l’élément de la religion, il est toute la religion. À quelles conditions peut-il exister ? Suffit-il d’ériger une statue, un signe quelconque, et de dire, comme Aaron ou Jéroboam : Israël, voilà tes dieux, pour que le peuple se prosterne et adore ? Bien fou qui le croirait. Les prêtres des différents cultes ont l’habitude de s’accuser les uns les autres et de se reprocher leur idolâtrie : cette calomnie mutuelle prouve simplement qu’ils ne se connaissent pas.

L’homme n’accorde de religion à rien de ce qui tombe sous les sens. Une divinité visible, tangible, mesurable, est une contradiction.

Le Dieu, protecteur du droit, que toute multitude placée dans des conditions favorables tend à se créer, et dont le prêtre n’a plus ensuite qu’à fabriquer le symbole ou l’idole, ce Dieu n’est d’abord autre chose que l’Essence, supposée réelle quoique invisible, de ce qui apparaît à cette multitude, à l’instant où se fonde le culte, comme bien suprême et principe tout-puissant, être souverain. En qualité de souverain être, cette Essence, que l’entendement conçoit par-delà le phénomène, et que l’imagination revêt bientôt d’une âme, d’un moi, d’une figure, devient ensuite sujet ou substratum de la Justice : c’est à elle, en conséquence, que le croyant adresse ses révérences et ses vœux.

Ainsi, après la religion d’Ormuz ou de la Lumière intelligible, symbolisée par le feu, il y eut la religion d’Osiris, ou de la Vie, symbolisée par le bœuf et les autres animaux ; puis la religion de la Beauté, qui fut sous le nom d’Aphrodite celle des Grecs ; puis la religion de la Famille, célébrée à Rome sous le nom de Vesta ; puis la religion du Christ, c’est-à-dire de la Rédemption ou de la Liberté. On connaît encore la religion de la Force, Thor ou Hercule ; de la Richesse, Mammon, Ops ou Jéhovah, etc. Toutes ces religions ne sont que des réalisations de concepts, servant à exprimer, selon le sentiment des peuples divers, soit le souverain bien, soit la souveraine puissance ou la souveraine sagesse, lesquelles souverainetés sont prises ensuite pour protectrices des sociétés qui se dévouent à elles, et considérées en conséquence comme sources du droit et gardiennes de la vertu.

Supposons qu’aujourd’hui, le christianisme écarté, il reste dans les âmes assez de sentiment religieux et de force poétique pour faire convoler le peuple en une foi nouvelle, et que l’idée de cette foi soit le Progrès, par exemple la Femme libre, ou toute autre fantaisie produite par le courant de l’opinion : il ne manque pas de sectes, au moment où j’écris, qui aspirent à traduire en dogme théologique les éléments plus ou moins obscurs de leur illuminisme.

D’abord la religion, ainsi déterminée dans son idée, se poserait comme simple affirmation de cette idée, puis en vertu de la tendance de l’esprit à chercher la réalité ou le substratum de ce dont il a l’idée, on se demanderait quelle est la cause dont les effets apparents donnent lieu à l’idée, quel est le sujet de cette cause, quelle en est l’essence, quels en sont les attributs. Enfin, l’importance accordée à l’idée comme principe théorique s’attachant au sujet qui la fournit, et prenant la forme du respect, de la crainte ou de l’amour, on aurait du même coup le dieu et le souverain, toutes les conditions transcendantales de la Justice.

C’est ainsi que nous voyons tous les jours des novateurs, athées hier ou panthéistes, retomber insensiblement dans la religion, et affirmer : 1o un Dieu, c’est-à-dire une essence de la nature et de l’humanité, idéale, incompréhensible et indémontrable, et comme telle, sainte et respectable ; 2o une Foi, c’est-à-dire un ensemble de dogmes métaphysiquement déduits de la conception première, à ce titre supérieurs à l’expérience et à la raison ; 3o une Immortalité, car, comme nous aurons occasion de le faire voir, si le sujet de la Justice est Dieu, la sanction morale est également Dieu, en qui dès lors s’accomplit la destinée de l’homme.

Je reviendrai sur cet intéressant sujet de la constitution des dieux et de leur haute juridiction : il suffit quant à présent d’avoir marqué, d’une façon authentique, le rapport qui unit la Religion et la Justice.

Déjà l’on voit que la première n’a pas de raison d’être sans la seconde : la théologie en convient elle-même. C’est pour notre justification que le Christ, le Fils de Dieu, s’est fait homme, qu’il a souffert la mort, et institué son Église. Déjà l’on pressent que la religion pourrait bien n’être qu’une mythologie de la Justice : car si la première est respect, la seconde est dignité, et il suffit pour les identifier de supprimer l’intermédiaire, que l’une pose comme auteur et garant de l’autre. Mais cette identification exige des siècles, et nous ne sommes qu’aux débuts de l’hypothèse.

En résumé, la société antique comprenait deux choses : d’abord le droit de l’homme, dignitas, jus, qui s’exprimait par la manifestation de ses prérogatives, la distinction du tien et du mien, et n’impliquait aucune révérence. Devant l’homme, l’homme restait debout ; il saluait de vive voix, ave, et ne s’inclinait pas. Il y avait ensuite le respect des dieux, relligio, qui se manifestait par l’agenouillement, signe d’infériorité, et avait pour objet d’obtenir, par la crainte de ces invisibles essences, le respect du droit, c’est-à-dire d’inculquer la Justice.

L’homme de l’antique Italie, d’ailleurs si religieux, faisait ainsi du droit la chose principale, de la religion l’accessoire. Bien mieux, la religion servant à consacrer le droit faisait elle-même partie du droit, c’est-à-dire du privilége ou de la dignité patricienne ; elle en constituait, pour ainsi dire, la première division. De là la double expression de droit divin et droit humain, pour exprimer le privilége de la consécration religieuse, sans laquelle la prérogative individuelle restait comme non avenue. De là aussi la définition que Modestin donne du mariage, juris humani et divini communicatio, participation du droit humain et divin, pour dire que l’épouse partageait toutes les prérogatives, civiles et religieuses, de son mari. Cette subordination, très-réelle, de l’élément religieux à l’élément juridique, n’était pas dans la pensée du législateur peut-être ; elle était dans l’institution. L’humain, dans ce système, l’emportait sur le divin ; et la religion n’ayant sa raison d’être que dans la Justice, le sacerdoce n’était aussi qu’une attribution du magistrat.


CHAPITRE III.

Exaltation et déchéance de la personne humaine chez les anciens.

VIII

Ce n’est pas à vous, Monseigneur, théologien et jurisconsulte, qu’il est besoin de démontrer qu’une pareille conception de la Justice et de ses garanties ne pouvait donner lieu à une théorie exacte et à une constitution durable. À quelque point de vue qu’on se place, que l’on envisage ce système du côté de l’homme ou du côté des dieux, la loi est scindée ; la Justice, qui devrait exprimer la fraternité et l’union, est établie sur un double antagonisme.

On commence par supposer que l’homme ne doit rien à l’homme, qu’il n’en dépend pas, qu’il n’a rien de commun avec lui, que leurs droits respectifs n’ont entre eux rien de connexe et de solidaire. Le droit est tout individuel, unilatéral, univoque. Il ne se complique par lui-même d’aucun devoir, il n’a rien de social. Si bien que pour rendre l’homme à l’homme respectable on est obligé de créer entre eux un autre respect, le respect de la Divinité.

Une telle combinaison ne soutient pas l’examen. Si le droit est primitivement dans la personne humaine, s’il constitue son apanage, comment ce droit ne peut-il aller jusqu’à se reconnaître en autrui ? Comment l’homme est-il incapable de faire droit à l’homme ? À quoi bon cette garantie fantastique des puissances célestes ? N’est-il pas à craindre que tôt ou tard, la philosophie attaquant la foi, la fierté virile fasse table rase de la religion ? Alors, si le droit ne sait trouver dans le droit sa propre sanction, que devient la Justice ? Et si la Justice périt, que devient la société ?

Que si l’on prétend au contraire qu’à Dieu seul il appartient d’attester la loi, de la garantir et d’en procurer l’observance, qu’ainsi le sentiment que chacun a de son droit ne devient respect du droit des autres que par un effet de la religion, il faut dire que la Justice est en nous une prétention sans fondement, et que l’homme est le vassal de la Divinité. Dès lors c’est la dignité humaine qui est en péril, et de nouveau la religion s’en allant, adieu la Justice et la société.

Impossible d’échapper à ce dilemme. Toute cette jurisprudence doublée de religion est comme une épée que les uns se flattent de faire tenir debout sur le pommeau, les autres sur la pointe, et qui perd toujours l’équilibre.

L’histoire confirme pleinement cette critique.

IX

La société gréco-romaine élevait haut la personne : là est sa gloire. Dans la théologie qu’elle s’était faite, une sorte de consanguinité unissait les hommes et les dieux ; ils traitaient pour ainsi dire de famille à famille, de puissance à puissance. Dans l’Iliade, tous les malheurs des Grecs viennent de la colère d’Achille, à qui Agamemnon a perdu le respect, ἠτιμῄσεν, devant l’armée. Les dieux s’interposent pour réconcilier les deux chefs ; mais l’Olympe se divise à son tour ; une partie se déclare pour les Grecs, l’autre pour les Troyens. Homère, le chantre de ces individualités susceptibles, devient le théologien, le législateur des Grecs. Chaque ville, chaque tribu choisit un Immortel, avec qui elle se lie comme par un contrat. Les rois descendent de Jupiter ; Jupiter est la souche commune de laquelle sont issus les dieux et les héros. Quelle exaltation d’amour-propre devait exciter chez les Hellènes cette merveilleuse épopée dont le pivot, l’idée unique est le respect, l’honorabilité de la personne !……

On trouve dans la Bible des idées analogues. Jéhovah n’engendre pas, à la vérité ; mais au-dessous de lui est une chaîne d’élohim qui se lie, sans solution de continuité, au genre humain. — Je vous le dis, s’écrie le Psalmiste, vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut : Ego dixi : dii estis, et filii Excelsi omnes. Cela se prenait, au temps de David, un peu plus au positif que dans la théologie chrétienne. Le psaume VIII, que je suppose du temps des Juges, est un chant de triomphe, où le poëte, après avoir salué la grandeur incommensurable de Jéhovah, célèbre en vers magnifiques la quasi-divinité de l’homme :

« Quand je contemple ta gloire, ce ciel œuvre de tes doigts, cette lune et ces étoiles que tu as créées, je me dis : Qu’il est grand le mortel, que tu te souviens encore de lui ! le fils d’Adam, que tu le visites ! Tu l’as placé un peu au-dessous des dieux, elohim ; tu l’as couronné d’honneur et de gloire, et tu l’as établi sur les œuvres de tes mains. »

Ne semble-t-il pas que l’homme ne se donne un Dieu que pour grandir d’autant sa propre nature ?

La cité latine est empreinte du même esprit. Romulus est fils de Mars, les Jules descendent de Vénus, Numa est l’époux d’Égérie. Mais, sans parler de cette mythologie, quelle histoire que celle de Coriolan insulté par le peuple, et que Rome vaincue ne peut fléchir qu’en lui opposant la dignité de Véturie, sa mère ! Tite-Live, écrivant sous Auguste, et faisant de la morale patriotique, a dénaturé la tradition. Selon l’idée antique, le patricien offensé et proscrit ne devait rien à personne. Il portait en lui sa patrie ; la seule loi de laquelle il relevât était sa prérogative, sa dignité. Coriolan est inflexible, parce qu’il est dans son droit. Ni la majesté du peuple, représenté par les députés ; ni la religion des dieux, présente à ses yeux dans le cortége des prêtres, n’ébranlent son courage. Il ne cède que lorsque sa mère, qu’il cherchait dans la foule des matrones, unissant sa destinée à celle de la ville, lui dit en le repoussant : « Je n’embrasse pas celui qui veut me faire esclave !… » Mais en cédant à sa mère Coriolan ne cède qu’à lui-même : ce n’est pas un citoyen qui s’incline devant l’inviolabilité de la patrie ; c’est un proscrit qui fait grâce aux proscripteurs en considération de sa famille. La fierté de la mère eut raison de l’orgueil du fils, non pas en le combattant, mais en s’identifiant avec ses ennemis. Ces deux âmes se comprenaient l’une l’autre. Qui les comprit jamais dans nos écoles ?

Ce sentiment profond de la dignité personnelle, qui sous la république avait brillé de tant d’éclat, on le retrouve, mais avec une teinte de résignation auparavant inconnue, sous la tyrannie des Césars. Lisez Tacite : ses sombres annales sont pleines de récits de suicides accomplis pour échapper à l’insulte des despotes. Ce que le Romain craignait le plus n’était pas la mort, c’était l’outrage dans le supplice, ne illuderet. Avec quelle complaisance il raconte les derniers moments d’Othon, et l’enthousiasme que produisit sur le soldat cette noble et digne fin !

« Vers la chute du jour, mourant de soif, il prend pour tout réconfort une gorgée d’eau froide. Puis il se fait apporter deux poignards, en choisit un, qu’il place sous son oreiller, et s’endort d’un paisible sommeil. À l’aube, il se perce le cœur, jette un cri et expire. On se hâta de l’enterrer comme il l’avait recommandé, de peur que sa tête ne fût coupée et livrée aux outrages. Le corps fut porté par les gardes prétoriennes. Fondant en larmes, elles célébraient ses louanges et lui baisaient les mains. Quelques soldats se tuèrent sur son bûcher, non qu’ils se sentissent coupables et qu’ils eussent peur, mais par émulation de bravoure et amour de leur prince. Dans les camps, à Bedriacum, à Plaisance, partout sa mort recueillit le même tribut d’admiration et d’éloges. »

Tacite ajoute : « Un monument simple fut élevé à Othon : il restera ! » On dirait qu’après la lâche et misérable fin de Néron, après les atrocités exercées sur le cadavre de Galba, ayant à raconter bientôt le supplice ignominieux de Vitellius jeté aux gémonies, l’historien de cette horrible époque éprouve comme une consolation romaine du trépas d’Othon, mort avec honneur et en homme libre.

Tout le système romain était fondé sur ce principe de la dignité patricienne.

« Chacun, dans la Rome aristocratique, prenait rang pour son talent et son labeur (solertia, industria) : chevalier, s’il n’avait que de la fortune ; patricien, s’il n’avait que de la naissance ; sénateur, s’il avait rempli une chaise curule ; odilitius, prætorius, consularis, censorius, triumphalis, selon les honneurs qu’il avait obtenus. C’est ce que la langue parlementaire des Romains nommait la dignité d’un homme. » (Franz de Champagny, les Césars, t. Ier.)

Les priviléges de la dignité romaine étaient : l’exemption de la prison, de la torture, de la peine capitale, des charges publiques ; le droit du mariage, du testament, la puissance paternelle, le domaine de propriété, etc.

Le droit personnel engendrait ainsi le droit réel : de là vient que le plébéien ne pouvait s’élever à la propriété ; il n’avait que la possession.

Le but des nations vaincues, leur effort constant, était d’obtenir le droit aux honneurs, la Justice ; mais la censure était là qui les refoulait et maintenait la pureté de la race et de la constitution.

De ces mœurs énergiques, dont le christianisme a éteint jusqu’à l’idée, naquit le stoïcisme, formule suprême de l’antique vertu, qui fleurit surtout parmi les nourrissons de la Louve, et compte dans ses rangs tout ce que les siècles postérieurs virent paraître d’âmes fortes et d’inflexibles caractères.

Mais, il faut le redire, quelque altière que fût cette institution, elle ne pouvait donner lieu à une véritable Justice, et la société antique ne tarda pas à s’en apercevoir. Au fond, malgré les belles sentences et les actes d’héroïsme dont les auteurs abondent, la morale des anciens, avec ses quatre divisions cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, est une morale d’individualisme, incapable de faire vivre une nation. Pendant quelques siècles, les sociétés formées par le polythéisme eurent des mœurs : elles n’eurent jamais de morale. Et l’absence d’une morale solidement établie en principes réagissant sur la pratique, les mœurs elles-mêmes finirent par disparaître. Ce n’était pas tout, vraiment, que d’inspirer à un Alcibiade et à un Lysandre, à un Coriolan et à un César, une haute opinion de leur dignité ; il eût fallu leur apprendre encore à déduire du même principe les règles de la Justice universelle : or, la société polythéiste n’en avait tiré que des lois d’exclusion et de privilége.

C’est ce qui résulte, non-seulement des faits trop bien constatés de l’histoire grecque et latine, mais encore de la réaction que souleva, parmi les philosophes et les hommes d’État, l’exagération odieuse de la personnalité.

X

Les nobles Doriens, conquérants du Péloponèse, avaient donné l’exemple du brigandage : ce fut justement parmi eux que naquit la répression. Lycurgue fit de Sparte une communauté.

Pythagore après lui, et Platon ensuite, font consister la perfection de la République en ce que personne n’ait rien à soi, ne s’appartienne même pas.

Aristote professe les mêmes maximes : il dit que chaque citoyen doit se persuader que nul n’est à soi, mais que tous sont à l’État.

Cicéron, témoin des luttes civiles que faisait naître le débordement de la personnalité aristocratique, regarde l’amour de la patrie comme le premier des devoirs, et il en fait naître tous les autres.

Ces idées, devenues depuis lieux communs, étaient alors nouvelles : il faut donc admettre que jusque-là la société avait reposé sur un principe contraire.

Alors se propagea dans les masses cet esprit de centralisation du pouvoir et d’écrasement des volontés qui, sorti du cerveau de quelques penseurs, devait finir, en Italie comme en Grèce, par engendrer le despotisme. Les Césars ne furent que les successeurs d’Alexandre et de ses héritiers, lesquels à leur tour n’avaient fait qu’appliquer, comme Épaminondas, Phocion, Philopœmen, avec plus ou moins de bonne foi, les leçons des philosophes.

Alors l’Europe individualiste, qui avait vaincu l’Orient absolutiste dans les guerres médiques ; qui dans l’héroïque Hellade avait créé la philosophie et les arts, et dans la sévère Italie fondé le droit ; l’Europe, en dépit de son génie, devint une contrefaçon de l’Orient. Ce n’est pas tout à fait ce qu’avaient demandé les philosophes ; mais c’en fut l’équivalent. Toute volonté doit s’incliner devant la volonté générale, avaient dit les théoriciens ; et il se trouva que la volonté générale n’était autre que celle de l’Empereur, maître absolu, comme les rois d’Orient, de la terre et des hommes.

XI

Quelques écrivains de l’école catholique se sont prévalus de cette réaction pour en induire que l’antiquité n’avait eu aucune connaissance du droit naturel ; que sous l’influence du polythéisme la liberté individuelle était sacrifiée, la conscience esclave, et qu’avec le christianisme seulement avait commencé l’émancipation de la personne. Et chose étrange, ce serait, à les entendre, l’insuffisance du polythéisme qui aurait été la cause de cette servitude générale.

« L’homme, dit M. Huet, est né pour s’appartenir sous la direction supérieure de la raison éternelle ou de Dieu ; il ne va pas tout seul et par soi, n’étant point l’être absolu. Vient-il à rejeter Dieu, son soutien intérieur et nécessaire ? incapable de se conduire, il cherche, il mendie des appuis au dehors ; il s’aliène, se livre à l’État, chargé de penser et de vouloir pour lui. L’État fait office de Dieu. C’est ce qu’on vit sous le paganisme : la domination des anciens États sur l’homme fut une forme de l’idolâtrie. » (Règne social du Christianisme, p. 72.)

Un autre, M. Bordas-Demoulin, cité par le précédent :

« La piété, la justice, la vertu étaient l’obéissance à la volonté du législateur. Le Juif ne s’informait point de ce qui était bon et mauvais en soi, mais de ce que Moïse avait dit. Ainsi agissait le Gentil touchant sa législation ; et Lycurgue, Numa, Solon… » (Lettre à l’archevêque de Paris sur les droits des laïques et des prêtres dans l’Église.)

C’est confondre les époques, et raisonner comme celui qui, prenant les fantaisies de la multitude pour l’esprit de la Révolution, soutiendrait qu’en 1789 et 1848 l’idée de liberté n’existait pas, et que l’empire l’a fait naître.

M. Franz de Champagny, catholique comme MM. Huet et Bordas-Demoulin, mais qui avait à déprimer le paganisme sous un autre point de vue, les réfute en ces termes :

« La morale philosophique de l’antiquité est presque toujours égoïste ; elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs. C’est pour lui-même, c’est pour sa propre dignité, c’est pour son orgueilleuse satisfaction qu’elle forme et qu’elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrui, parce que l’injustice troublerait l’équilibre de son âme et l’enlaidirait à ses propres yeux ; le sage doit être juste, mais il n’a pas besoin d’aller au delà. »

« Les devoirs sont tous renfermés par Cicéron dans la Justice et l’honnêteté ; l’honnêteté est justement ce culte de soi-même, ce maintien de sa dignité propre, auquel l’antiquité attachait une importance si singulière. » (Les Césars, t. II, p. 431 et 432.)

Où, demanderai-je à M. de Champagny, les moralistes de l’antiquité avaient-ils pris leur doctrine, leur idéal ? Dans la tradition, sans doute. Donc si cette tradition engendra une morale d’égoïsme, c’est qu’elle avait eu son point de départ, dans des institutions favorables à l’exaltation de la personnalité. Platon, dans ses dialogues, critiquant la démocratie de son temps, ne cesse de préconiser les anciens. Or, qu’étaient-ils, ces anciens ? Des nobles, des aristocrates.

L’histoire entière de Rome et de la Grèce, depuis les temps fabuleux, est d’accord avec M. de Champagny : c’est l’histoire de la personnalité humaine, ou, comme rappelèrent les anciens, de l’héroïsme, de ses hauts faits, de ses fondations, puis, par la cause que j’ai rapportée, de sa corruption et de sa chute. La tyrannie est relativement moderne : elle est née de la démocratie insurgée partout, vers le vie siècle avant Jésus-Christ, contre l’esprit nobiliaire. Elle s’affaiblit bientôt, à la suite de la grande guerre médique ; après quoi les excès de la démagogie poussèrent de nouveau les esprits vers un système d’autorité concentrée et amenèrent la domination macédonienne.

La même chose arriva pour l’Italie. À l’antique patriciat, dont le type héroïque est Coriolan, succéda une démagogie écrasante, qui se résolut presque aussitôt en empire. Il est même à remarquer que le nom d’imperator qui servit à désigner la nouvelle autorité, est la traduction du grec τυραννος ou τυρανος, tyran, c’est-à-dire commandant, patron, maître.

C’est cette horreur de la démagogie qui, jointe à l’antique esprit du patriciat, rendait l’amour de la patrie si faible chez les anciens, et produisit ces guerres civiles, ces proscriptions, ces émigrations, ces trahisons, dont les siècles postérieurs offrent moins d’exemples. On sait quelle peine le sacerdoce juif eut à ramener de Babylone les débris de la nation. Du temps de Sertorius, une partie des Romains avait passé en Espagne, ce qui faisait dire à ce chef :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

Au soin que Virgile se donne dans son poème palingénésiaque de recommander l’amour de la patrie, on voit combien ce sentiment était rare :

Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit…
Hic manus ob patriam pugnando vulnera passi.

Point de respect pour la prérogative personnelle, point de patrie. Alcibiade tantôt sert ses compatriotes, tantôt leur fait la guerre, selon qu’ils usent envers lui d’animadversion ou de bienveillance ; et le peuple ne lui en garde aucun ressentiment.

Tacite, à l’occasion de la loi Papia Poppœa, rendue par Auguste contre les célibataires, explique parfaitement ce passage de l’antique indépendance à un régime de réglementation sans frein :

« Les premiers hommes, dit-il, encore sans passion mauvaise, sans scélératesse, n’avaient pas besoin de peines et de coercitions, pas plus que d’encouragements. Ne faisant rien d’eux-mêmes contre les bonnes mœurs, suivant la loi du bien par la seule inclination de leurs cœurs, la crainte de l’amende ou du châtiment n’avait sur eux aucune prise. Mais quand l’égalité commença à disparaître, qu’à la place du sentiment des mœurs et du respect des institutions, — pro modestia ac pudore, — l’ambition et la violence marchèrent à découvert ; alors commencèrent les oppressions de toutes sortes, et à leur suite la tyrannie des lois. Quand on fut las des princes, on se livra aux faiseurs de lois. Elles furent d’abord simples comme il convenait à des natures simples : telles furent celles de Minos, de Lycurgue, de Solon, de Numa. Avec le temps, la faculté de légiférer devint un autre moyen de discorde et de trouble : on ne se contenta pas de statuer sur les choses d’intérêt commun ; l’inquisition atteignit jusqu’à la vie privée, et la corruption de la république fut marquée chaque année par la multitude des décrets : In singulos homines latœ quœstiones, et corruptissima republica plurimœ leges. Autant on avait souffert du déluge des crimes, autant on souffrait maintenant de l’avalanche des lois : Utque antehac flagitiis, ita nunc legibus laborabatur. » (Annal., lib. iii, c. 25, 26 et 27.)

Il en fut de même encore pour les Juifs, dont M. Bordas-Demoulin prend tout simplement la fin pour le commencement. Chacun sait que le Pentateuque ne fut composé que vers les derniers temps du royaume de Juda ; que les idées messianiques, ou de royauté absolue, ne naquirent qu’à la suite de la captivité, à l’imitation des empires d’Assyrie et de Perse ; qu’auparavant la liberté individuelle, comme celle des cultes, avait été excessive ; que les rois, chefs féodaux plutôt que souverains absolus, la protégeaient eux-mêmes, contre le vœu du sacerdoce, champion du droit divin et de l’intolérance. C’était bien autre chose encore du temps des Juges, où chacun faisait ce qu’il voulait, observe tristement l’écrivain sacré.

Des faits si palpables que l’écrivain qui les contredirait ne mériterait pas même d’être lu ne devraient pas avoir besoin d’être relevés ; mais c’est le propre des doctrines fondées en transcendance de tout intervertir et de tout confondre.

Le droit antique, personnel dans son principe, a défailli lorsque, impuissant à déterminer la loi sociale, et trouvant la religion des dieux insuffisante pour le maintien de l’équilibre, le législateur s’est mis à créer la religion de l’État.

Qu’est-ce que l’homme devant les dieux ? avait demandé le prêtre.

Qu’est-ce que l’homme devant la cité ? demanda à son tour l’homme d’État.

Et le communisme, l’impérialisme, l’utopie envahirent la terre ; on fit bon marché de la personne humaine, de sa liberté, de sa dignité ; à force de nier l’individu, on finit par nier le droit, et au lieu de citoyens il n’y eut plus que des sujets et des fidèles.

XII

L’homme veut être respecté pour lui-même, et se faire respecter lui-même. Seul il est son protecteur, son garant, son vengeur. Dès que, sous prétexte de religion des dieux ou de raison d’État, vous créez un principe de droit supérieur à l’humanité et à la personne, tôt ou tard le respect de ce principe fera perdre de vue le respect de l’homme. Alors nous n’aurons plus ni Justice ni morale ; nous aurons une autorité et une police à l’ombre de laquelle la société, comme le voyageur à l’ombre de l’upas, s’affaissera.

Étant donnée la Justice identique à la dignité individuelle, la civilisation grecque et latine devait périr par l’exagération d’une force sans contre-poids (ax. 5). Le frein du pouvoir n’y fit pas plus que la béquille religieuse : ce n’est pas du dehors que doit venir la balance de la liberté, c’est du dedans. Quand la personnalité eut perdu le champ de bataille du forum et de l’agora, elle se livra, sous le couvert de l’empereur, à la dévastation des provinces, à l’accaparement des terres, à l’usure, à l’orgie domestique ; chose inouïe, la corruption sembla gagner jusqu’aux dieux. L’homme foulant aux pieds ses mœurs, les dieux devinrent infâmes ; il n’y eut pas de turpitude qui ne trouvât son modèle et sa justification dans quelque divinité. Que pouvaient contre ce torrent l’idéalisme de Platon, l’exégèse d’Évhémère, le mysticisme d’Apollonius de Thyane, la réforme de Julien ? Chez les nations primitives, l’opinion plaçant les dieux du delà de l’humanité et des mœurs mortelles, leurs histoires ne faisaient pas scandale : on les respectait comme d’augustes mystères. À la fin, le sens ou la religion des mythes étant perdu, les dieux déshonorés s’en allèrent ; l’homme resta seul, avec des institutions sans base et des mœurs sans principe. Tout s’engloutit, républiques, cités, partis, caractères : il ne resta que l’empire, chaos démocratique et social, où se remirent à fermenter les éléments d’un monde nouveau ; et la première période de l’âge religieux de l’humanité, et la plus brillante, fut close.


CHAPITRE IV.

Transition religieuse. — Le Christianisme tire les conséquences des prémisses posées par le Polythéisme et la Philosophie : condamnation de l’humanité.

XIII

En principe, le polythéisme a reconnu que la notion du droit avait son point de départ dans la dignité de l’homme. En fait, il n’a pas su développer cette notion ; tout au contraire, par la garantie extérieure et supérieure qu’il donnait à la Justice, il l’a perdue.

Pour vous, Monseigneur, qui regardez le polythéisme comme l’œuvre du démon, ce dénoûment n’a rien que de naturel ; pour moi il est des plus graves, le polythéisme étant une religion, la religion, au même titre que le christianisme.

Produit fatal du polythéisme, l’empire, tout le monde en convient, accéléra la dissolution, d’autant mieux qu’il chercha son appui dans la restauration des idées religieuses. Pour la première fois l’impuissance de ces deux grandes institutions, l’État et l’Église, fut dévoilée.

La situation réclamait un remède qui, dépassant la mythologie et la politique, s’adressant à la conscience du genre humain, saisirait le mal dans sa source. La philosophie se présenta la première.

Stoïciens, pythagoriciens, cyniques ; au fond ces trois sectes étaient en parfaite communauté de vues, et avaient une pleine conscience de leur œuvre. Avec des maximes différentes, un mysticisme plus ou moins prononcé, chacune avait sa catégorie d’auditeurs : la philosophie du Portique, plus savante, plus sévère, plaisant davantage aux classes élevées ; celle de Diogène, plus rude, allant mieux au peuple ; celle de Pythagore, aux âmes religieuses.

Stoïciens, pythagoriciens et cyniques furent les vrais précurseurs du Christ.

Sauver à la fois la civilisation et la liberté, la conscience et la raison ; fonder la Justice, que le polythéisme n’avait fait que saluer, n’ayant su en trouver la formule ; abolir la servitude et la misère ; créer enfin la morale, que tout le monde sentait, voulait, mais que la sagesse des anciens avait laissée sans principe : quel programme ! quel rôle !

L’œuvre de réforme commença par la religion. C’était la pierre d’achoppement où la conscience de l’humanité devait une seconde fois se briser. Ils comprenaient à merveille, les novateurs de l’ère actiaque, tout ce qu’il y avait de monstrueux pour l’époque dans les cultes établis. Pleins de mépris pour une idolâtrie licencieuse, sans naïveté et sans bonne foi, ils jugeaient, et la suite montra s’ils avaient raison, que la première chose à faire était de porter la cognée à l’arbre immense du polythéisme.

Mais ils crurent, en rejetant les simulacres avec toutes les superstitions et les fables qui s’y rattachaient, qu’il convenait de maintenir, comme base de la science des mœurs, la notion théologique, l’antinomie de l’homme et de Dieu : c’est ce qui dès l’origine égara la réforme.

« Les stoïciens faisaient de la philosophie tout à la fois la science des choses divines et humaines, la contemplation de l’Être infini et l’étude pratique de la vertu.

« Ils concevaient la matière comme le principe passif des choses ; tandis que Dieu, qui est uni à la matière comme l’âme au corps, en est le principe actif, la cause ou la raison.

« Le monde est animé, vivant ; Dieu en est l’âme ; et comme cette âme n’est au fond qu’une même chose avec la matière, le monde est Dieu, ou Dieu est le monde. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« La règle suprême des mœurs est de vivre conformément à la nature universelle. Le bien, comme le devoir, consiste dans la volonté de rester constamment fidèle aux lois de la nature. » (Tissot, Histoire de la philosophie).

La philosophie allemande de l’absolu ne va pas au delà. Comme le Portique elle aboutit au dogme de la fatalité, et se résout par le quiétisme.

Du reste, la morale des stoïciens abonde en maximes superbes. On connaît leur devise : Sustine et abstine, patience et détachement. — Il n’y a pas d’autre bien que la vertu, disaient-ils, pas d’autre mal que le vice ; la douleur même n’est rien. — Chose inouïe pour des païens, Musonius Rufus défend tout rapport d’amour hors mariage.

« L’intempérance, dit-il, est une grande occasion de pécher : tenez-vous en garde contre elle deux fois par jour. — Évitez les paroles obscènes, parce qu’elles conduisent aux actions. — N’ayez qu’un seul habit (conseil renouvelé par l’Évangile, Marc, x, 9). — Après une bonne action, la peine qu’elle a pu coûter est finie, il nous reste le plaisir de l’avoir faite ; après une mauvaise action, le plaisir est passée et la honte subsiste. »

Ce qui caractérise les stoïciens, c’est qu’ils prêchent sans cesse la probité, la frugalité, l’empire sur soi-même, les bonnes œuvres, l’humanité, la philanthropie, et malgré leur dureté, plus apparente que réelle, la miséricorde. Ce sont eux qui ont fait entrer dans la langue vulgaire ces mots sacramentels, reçus de l’antiquité, et que le christianisme revendique aujourd’hui comme son idée propre. À force d’élévation, la morale stoïcienne est tendue, orgueilleuse même : effet des circonstances au milieu desquelles elle s’est produite. Le christianisme est loin de cette vigueur, et quoi que disent ses apologistes, il ne peut soutenir la comparaison. Ni les Évangiles ni les Épîtres ne sont à la hauteur de Sénèque, d’Épictète, de Marc-Aurèle, de Perse. Aussi le premier élan du stoïcisme passé, la morale, continuant de s’appuyer sur un principe hors nature, ne pouvait que redescendre.

L’erreur des stoïciens avait été, comme je l’ai dit, de renouveler l’hypothèse transcendantale. Sous ce rapport ils ont laissé peu à faire à leurs successeurs. Connais-toi toi-même, Rien de trop, Suis Dieu, sont trois préceptes qui pour le stoïcien marchent de pair. — Obéir à Dieu, c’est la liberté, dit Sénèque. — Point d’honnête homme sans religion, dit-il ailleurs ; la vertu humaine ne peut se soutenir sans l’assistance de la Divinité, Neque enim potest tanta res sine adminiculo numinis stare (Ép. 41 et 75). Songe que Dieu te regarde, et que le spectacle le plus agréable pour lui est celui de l’honnête homme aux prises avec l’adversité.

Le regard de Dieu ! la vertu stoïque ne peut s’en passer, elle a besoin de cette gloriole. Où es-tu, chaste Épicure, qui disais que, les dieux ne s’occupant pas des hommes, les hommes devaient faire le bien sans s’occuper des dieux ?…

La philosophie stoïcienne ne fut point acceptée. On ne lui reprocha pas de compromettre, par sa théorie de l’âme du monde, la liberté déjà abîmée sous le despotisme ; on ne dit point qu’elle poussait trop à la résignation, quand il fallait prêcher surtout la résistance. Au contraire, sa morale parut trop énergique, sa foi trop raisonneuse ; le sage qu’elle avait conçu était encore, même au sein de Dieu, trop indépendant, trop fort. Les âmes déprimées se sentaient si faibles ! Ce Dieu infini, absolu, solitaire, les effrayait ; elles le voulaient plus près, plus occupé d’elles, en communion plus fréquente.

Peut-être, si l’on eût fondu en une même doctrine le stoïcisme et le pythagorisme, eût-on obtenu davantage.

« Plus théologique que celle de Zénon, l’école de Pythagore rapprochait davantage l’homme de la Divinité ; il entretenait plus vivant le sentiment de la vénération religieuse, et par suite d’une logique moins sévère, il se prêtait de meilleure grâce aux pratiques extérieures du culte. Il abandonnait moins l’homme à lui-même ; par le jeûne, par la frugalité de la vie, par les observances religieuses, il l’aidait à soutenir sa vertu et à garder l’équilibre de son âme… » (Franz de Champagny, les Césars, t. II.)

Mais il serait plus aisé d’accoupler le serpent avec la colombe que d’opérer la fusion de deux sectes. Les stoïciens devaient accuser les sectateurs de Pythagore de ramener la superstition et les mensonges du sacerdoce, pendant que ceux-ci reprochaient à leurs rivaux d’incliner à l’impiété, à l’athéisme. Toute transaction était impossible.

Passons sur les cyniques.

La raison pratique, alors comme aujourd’hui, demandait une chose ; la veine religieuse, non encore épuisée, en produisit une autre. Le christianisme se présenta. Qui était-il ? d’où sortait-il ? Je ne perdrai pas le temps à le chercher ; je me bornerai à dire ce qu’il devint rapidement, par la nécessité même de sa position.

XIV

L’histoire de l’établissement du christianisme peut se résumer en quelques pages.

Obéissant à la loi des oppositions fatales, qui veut que tout système épuisé soit remplacé par son contraire, le christianisme se pose en contradicteur de la religion déchue. Ne demandez pas s’il comprend son époque, s’il se comprend lui-même. Il nie le paganisme, c’est le paganisme qu’il accuse de la dissolution sociale : voilà son idée fixe, voilà son plan.

« Ils ont changé (les idolâtres), dit l’Apôtre, la gloire du Dieu incorruptible en simulacres d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de serpents ; ils ont servi la créature à la place du Créateur, que tous les siècles doivent bénir, amen. C’est pour cela que Dieu les a livrés aux passions de leurs cœurs, à l’impureté, à la fougue de leur sens réprouvé. C’est pour cela que nous les voyons pleins d’iniquité, de malice, de fornication, d’avarice, de perversité, d’envie, d’homicide, de chicane et de tromperie ; brouillons, calomniateurs, ennemis de Dieu, insolents, superbes, inventeurs de crimes, sans respect pour leurs parents, sans raison, sans retenue, sans charité, sans foi ni loi. » (Rom., i, 23-31.)

Le tableau n’a rien de philosophique, il respire la calomnie et la haine. Qu’attendre de réformateurs qui procèdent avec ce discernement, avec cette modération ?

Ainsi le christianisme, dans la conscience qu’il a de lui-même, n’est pas une conciliation comme la cherchèrent les empereurs ; ce n’est pas non plus un développement comme Apollonius et Jésus lui-même en avaient eu l’idée, legem non solvere, sed adimplere : c’est une antithèse.

Or, comme toute antithèse ne peut, par sa nature, donner qu’une idée incomplète ; comme d’un autre côté toute réaction, dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique, est égale à l’action, il était dès lors permis de prévoir que la nouvelle formule ne contiendrait comme toutes les autres qu’une part de la vérité, si tant est même qu’il y eût de la vérité en elle ; puis, qu’elle irait dans l’évolution de son principe aussi loin que le polythéisme était allé dans l’évolution du sien, ce qui veut dire qu’elle finirait par une chute semblable.

Suivons l’histoire de la palingénésie chrétienne.

Puisqu’on ne sortait pas de l’idée religieuse, et qu’on persistait à regarder le principe transcendantal comme indispensable à la constitution de la Justice, la première chose que le christianisme avait à faire était d’épurer le concept théologique, et de sanctifier, pour ainsi dire, la Divinité, déshonorée par la révélation antérieure. En cela il suivait la route ouverte par la philosophie, il n’avait rien encore d’original.

Un seul Dieu, dégagé de tout attribut physique et anthropomorphique, purgé de tous les scandales dont les anciens mythologues avaient le plus innocemment du monde couvert leurs Immortels ; un Dieu infiniment saint, mais distinct de la matière, cause de toute souillure ; un Dieu principe et sujet véritable de la Justice, que sa grâce communique à l’homme : tel devait être, d’après la loi de contradiction historique, et tel fut en effet le premier article de la foi chrétienne.

On voit dès à présent ce qui servira à l’Église, à peine formée, à démêler son dogme à travers le dédale des opinions que fera bientôt surgir cette première donnée, et à constituer son orthodoxie. Sa règle de foi, son critère, sera la contradiction au paganisme, ou pour mieux dire le renversement du système païen, et la séparation du christianisme d’avec toutes les théogonies antérieures. Aussi, lorsque plus tard, et conformément à cette règle, le dogme de la Trinité se précisa dans sa rigueur métaphysique, celle des trois personnes à qui fut dévolue la fonction épuratoire, l’Esprit, reçut-il par excellence la qualification de Saint : Credo in Spiritum sanctum et vivificantem.

XV

Mais ici surgissait une question pleine de périls.

Si le Dieu était déclaré pur, innocent des iniquités dont le déluge avait inondé la terre, la responsabilité du mal commis ne pouvant incomber aux anciens dieux, qui d’après la Bible et saint Paul étaient de purs néants, de vaines images des créatures, sur qui tomberait-elle ?

Dans l’état des idées et des choses le christianisme ne pouvait échapper à cette question, il était tenu de la résoudre. Le stoïcisme, le pythagorisme, qui ne l’avaient point résolue, n’avaient pu, à cause de cela, se faire accepter. L’explication de l’origine du mal, de la production du péché, était la condition sine qua non de la religion nouvelle.

Or, l’idée du Dieu trois fois saint admise en principe, l’explication en sortait toute seule.

Le coupable ne pouvait être que l’homme : solution d’autant plus satisfaisante, qu’elle présupposait la liberté. Comment l’homme, créature innocente de Dieu, était-il devenu coupable ? Comment, par un premier abus de son libre arbitre, s’était-il gangrené au point de devenir incapable par lui-même de toute justice ? C’est un mystère qu’on n’expliquait pas, mais qu’attestait suffisamment la corruption croissante, et, si j’ose ainsi dire, constitutionnelle, chronique de l’homme. À quelle époque faire remonter cette déchéance ? Tous les mythes la reportaient à l’âge d’or.

Le christianisme affirma donc le principe de la chute, ce fut son second article de foi. Puis il se chargea de l’expiation, ce fut son troisième article. Tout le christianisme se résume dans cette trilogie : Dieu créateur, Dieu médiateur ou expiateur, Dieu sanctificateur. Le reste n’est véritablement qu’accessoire.

Ainsi, du spectacle de la dissolution sociale combiné avec l’idée de Dieu pris pour principe de la Justice naquit ce dogme terrible, que l’homme est foncièrement dépravé, porté à mal ; qu’il n’y a que peu, bien peu d’honnêtes gens, ou, pour mieux dire, qu’il n’y en a pas du tout, etc.

Dieu, en un mot, ayant été fait à priori substance et sujet de la Justice, l’homme devint le sujet du péché ; ou, ce qui revient au même, l’homme ayant été déclaré corrompu et malicieux par nature, le siége de la Justice dut être reporté en Dieu : cela est géométrique.

Traduisons cette pensée en termes généraux : nous touchons à la source de toutes les servitudes et abominations de la terre.

Le problème de la Justice, ai-je dit (Étude Ier, ch. ii), résulte de l’opposition entre la société et l’individu.

La Justice est le rapport de subordination qui les unit.

En vertu du principe que le tout est plus précieux que la partie, le membre fait pour l’animal, non l’animal pour le membre, il implique contradiction de supposer la société en révolte contre l’individu ; l’individu seul peut être dit révolté contre la société, comme l’expérience prouve qu’il l’est en effet. La société, par elle-même, est sainte, impeccable. Toutes les théories communautaires, faisant de l’individualisme la cause du désordre social, supposent à priori cette impeccabilité. L’individu en effet, nonobstant sa destinée sociale, naissant égoïste, d’ailleurs libre, tout le péril vient de lui ; de lui seul naît le mal. Vis-à-vis de la société qui l’enveloppe et lui commande, la position de l’homme est celle d’un être inférieur, dangereux, nuisible ; et comme il ne peut jamais se dépouiller de son individualité, abdiquer son égoïsme, cet esprit de révolte qui l’anime, comme il ne saurait devenir une expression adéquate de la société, il est relativement à elle prévaricateur d’origine, déchu, dégradé.

En langage théologique, la sainteté essentielle de Dieu, expression symbolique de la société, implique la dégradation originelle de l’homme ; et réciproquement l’hypothèse plus ou moins empirique de la malfaisance innée de l’homme conduit à la conception de Dieu. Ces deux propositions s’appellent : là est le seul lien logique qui rattache l’homme à l’Être suprême.

Or qui dit Dieu ou déchéance dit implicitement Église, sacerdoce, commandement, obéissance ; dit expiation, rédemption, grâce ; dit enfin christianisme, puisqu’à moins d’affirmer le règne du mal, l’Église, le sacerdoce, et par ce moyen l’expiation et le retour en grâce, sont les seuls moyens de faire régner la Justice.

Conséquemment toute religion ou quasi-religion, quelle que soit son idole ou sa première hypothèse, qu’elle commence par poser théologiquement Dieu, ou bien abstractivement la société ; toute église qui s’affirme, au nom de l’un ou de l’autre de ces deux termes, comme le contrefort de la Justice et des mœurs, et qui à ce titre exige respect et obéissance de l’adepte, cette église-là, dis-je, cette religion, cette école, nie le droit individuel ; elle affirme le péché originel ni plus ni moins que le christianisme ; elle est anti-libérale et contre-révolutionnaire.

J’en citerai deux exemples.

XVI

Dans son dernier ouvrage, Terre et Ciel, M. Jean Reynaud, après avoir réfuté le mythe d’Ève et de la pomme, trop grossier à ce qu’il paraît pour sa raison, continue en ces termes :

« Quelles qu’aient été au juste l’espèce et les circonstances de la première faute commise, je n’avouerai pas moins que cette faute constitue un fait capital dans les annales de la terre. Par elle une révolution s’opère : le régime de la planète se transforme ; le principe du mal, absolument étranger jusqu’alors à cette résidence, s’y introduit et y jette les fondements de son règne terrible. L’instant est solennel ; et pour Dieu, qui mesure les événements, non dans leurs apparences, mais dans leurs suites, il y a là un coup prodigieux, et qui ne vient pas de lui. Dieu condamne donc, car il voit dans ce seul terme la chute de tous les hommes et toute la série de leurs égarements à venir… » (Terre et Ciel, p. 205.)

Quelle différence, pour un esprit philosophique, entre la théologie de M. Jean Reynaud et celle du prêtre qu’il s’efforce d’endoctriner ? De bonne foi, le dogme chrétien tient-il à la pomme ou à la pêche, car on n’est pas d’accord sur le fruit, et non pas plutôt à la désobéissance, quel qu’en ait été l’objet ? Et valait-il la peine de censurer le récit biblique, pour conclure ensuite dogmatiquement comme l’Église ?

L’autre exemple est encore plus instructif.

Parmi les nouvelles sectes, aucune ne s’est élevée avec plus de force contre le dogme de la déchéance que celle des saints-simoniens. Dans l’ardeur de sa négation, elle est allée jusqu’à diviniser le principe dont l’ancienne théologie faisait la cause du péché, à savoir la chair. Sainteté égale de la chair et de l’esprit, de l’âme et du corps, tel est le point de départ du saint-simonisme.

« Dieu est tout ce qui est, intelligence et matière, tout ce qui peut se voir et tout ce qui peut se comprendre. Tout est en lui et par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui. »

Suivant une autre exégèse :

« Le Dieu chrétien ne s’était incarné qu’en Christ ; le Dieu saint-simonien s’incarne dans l’humanité. »

Voilà le dogme, renouvelé de saint Paul, de Spinoza, etc. Tout en nous donc, le corps aussi bien que l’âme, participant de la nature divine, il semble que nous devions être cette fois à l’abri de toute déchéance. Il n’en est rien : la divinité de la chair, pas plus que celle de l’esprit, ne nous sauvera de la dégradation.

Après la réhabilitation de la chair, je trouve dans la doctrine dont M. Enfantin est resté le chef deux choses : le principe hiérarchique, adopté comme loi de l’organisme social ; et la formule d’hiérarchie, À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

Or, qui est le juge de la capacité et de l’œuvre ? Le prêtre, le couple sacerdotal, représentant par son androgynie la dualité substantielle de Dieu ; le prêtre, initiateur et chef de la religion. C’est sur la judicature sacerdotale qu’est fondée la hiérarchie saint-simonienne.

Juge de la capacité !… Prosterne-toi, Église du Christ. Tu n’as humilié que la chair, l’église de Saint-Simon humilie l’esprit. C’est par la titillation de la chair que suivant toi nous étions déchus ; suivant Saint-Simon, ou plutôt suivant son vicaire, M. Enfantin, c’est par les fausses suggestions de notre entendement. C’était le corps et tout ce qui s’y rapporte que tu voulais en conséquence châtier ; c’est à la conscience que s’adresse cette nouvelle discipline. L’inégalité sociale, nous disait la révélation chrétienne, est l’effet de la révolte des sens. Erreur, répond M. Enfantin, elle résulte de l’imperfection nécessaire du jugement. Connais-toi toi-même, avait dit l’oracle de Delphes. C’est inutile, réplique la sagesse enfantine : le prêtre, l’homme de l’amour et de la synthèse, est là qui vous connaît et vous apprécie mieux que vous ne sauriez faire. Buvez donc et mangez, engraissez, faites des enfants et de la richesse ; le surplus ne vous regarde pas.

Ainsi le saint-simonisme se réduit à un coup de bascule. Avant lui, la chair et toutes les affections qu’elle inspire avaient été sacrifiées au salut de l’âme, particule du souffle divin ; maintenant c’est le moi dont la dignité est sacrifiée par la décision du prêtre à la conservation de la chair, partie du corps de Dieu : ce qui implique toujours dégradation, et la pire des dégradations.

Homme, disait l’église du Christ, tu es déchu par la concupiscence ; obéis à mon commandement, et je sauverai ton âme pour l’éternité.

Homme, reprend l’église d’Enfantin, tu es déchu par les hallucinations de ton génie ; soumets ton jugement, et je sauverai ta chair de la misère.

Les saints-simoniens se vantent en effet de détruire le paupérisme, ce qui n’est vraiment pas merveilleux à la condition qu’ils y mettent, le sacrifice de la volonté. Le difficile, c’est de préserver à la fois de la déchéance l’âme et le corps, c’est de sauver dans son intégralité la dignité de l’homme.

Aussi n’est-il d’aristocratie pire que celle imaginée par les disciples de Saint-Simon.

Dans le christianisme, après tout, l’homme-déchu n’étant châtié que dans cette vie mortelle ; le prolétariat, le travail servile, le paupérisme, n’étant que des accidents de la fatalité, que le jugement de Dieu faisait tourner à l’expiation des âmes, la meilleure partie de nous-mêmes restait intacte, et dans une certaine mesure inviolable. Jamais il n’entra dans la pensée chrétienne que les âmes fussent inégales en droits ; au contraire, il est de principe que tous sont égaux en Christ et devant Dieu. Le prêtre, ne jugeant pas les âmes, ne classe point les vivants selon leurs capacités ; il se borne à accepter, comme manifestation providentielle, le hasard de la naissance et des positions sociales, et impose au riche, en conséquence, la charité, au pauvre la résignation.

En Saint-Simon, c’est tout autre chose. L’homme est frappé dans son cœur, son âme, son esprit, son intelligence, son essence ; c’est la déchéance du moi dans ce qu’il a de plus intime, une archi-déchéance, une déchéance qui saisit l’homme avant sa conception dans le sein maternel, qui commence à l’émanation des âmes, au premier acte de la pensée divine.

Que je sois pauvre par nécessité, par accident, par décret providentiel, je puis me résigner en pensant que cela ne touche en fin de compte qu’à l’extérieur de mon être, à la superficie de ma personne ; et en me résignant je sens que je vaux, par ma résignation et mon dévouement, le plus vertueux de mes frères.

Mais qu’un prêtre, M. Enfantin et son épouse, M. Lambert ou tout autre, des hommes que je veux bien honorer tant qu’il leur plaira de rester hommes, se permettent de tarifer ma capacité, en conséquence de marquer ma place au soleil et de régler ma pitance tandis qu’ils s’adjugent des millions, j’avoue que ceci me révolte, et que si j’avais l’honneur de vivre dans l’église de Saint-Simon mon premier mouvement serait de souffleter le pontife.

On peut faire des observations analogues sur la religion positive de M. Auguste Comte, qui, au nom du vrai grand Être humanitaire, nie à priori la Justice, pose en principe le dévouement, et absorbe l’individu dans l’organisme collectif, devenu Dieu et en exerçant tous les droits ; — sur le déisme des éclectiques, et en particulier sur celui de M. Jules Simon, qui pose également en principe le devoir, et reporte le droit en Dieu, substance et sujet de la Justice ; — enfin, sur toute conception religieuse ou sociale, qu’elle soit d’ailleurs théiste, panthéiste ou athée, qui, pour déterminer les rapports de l’homme avec ses semblables, fait appel à un principe antérieur, supérieur ou extérieur à l’homme.

Toutes ces théories impliquent déchéance de l’humanité, et, ce qui paraîtra encore plus étrange, attendu leurs prétentions au rationalisme, elles impliquent l’idée de Christ, c’est-à-dire d’une incarnation divine.

Un mot sur ce sujet, et je clos ce chapitre.

XVII

La critique moderne s’égaie volontiers sur la manière un peu leste dont fut faite au concile de Nicée la promulgation du grand dogme chrétien ; la dispute sur l’homousios ou homoïousios, surtout, a fourni matière aux plaisanteries. On va voir cependant que si jamais il y eut, de la part d’une assemblée humaine, un acte nécessaire autant que rationnel, ce fut la fameuse constitution dite Symbole de Nicée.

Au point où le christianisme et l’empire romain avec lui étaient parvenus en l’an 325, treize ans après la conversion de Constantin, la situation des esprits était telle :

L’ancienne religion était renversée ; il n’y avait plus de dieux.

Or, l’Humanité croyait fortement à Dieu, elle ne pouvait se passer de Dieu.

Ce Dieu, encore inconnu, devait être l’expression de la pensée générale sur le souverain bien, la nature de l’âme, le principe de la Justice, l’origine du mal, la rédemption, la sanctification et la fin de l’homme.

Il fallait donc, comme je l’ai dit plus haut (pages 133 et suiv.), que ce Dieu fût sujet de la Justice ou Verbe ; de plus, qu’il fût rédempteur ou victime, par conséquent qu’il fût homme.

Il était d’autant plus nécessaire que ce Dieu fût homme, un être vivant, personnel, aimant, souffrant, visible, palpable, qu’en tout état de cause la religion exige pour sa propre réalité que l’Être divin sorte de l’abstraction, qu’il se réalise, se personnifie, se produise, s’incarne en une manifestation accessible à toutes nos facultés (p. 111 et suiv.).

Les peuples avaient cru à Jupiter, à Vénus, à Apollon, à Sérapis, à Mithra : ils se seraient crus athées, s’ils s’étaient vus réduits à un dieu métaphysique, comme le Νοὗς d’Anaxagore. Le déisme, dit fort bien Bossuet, supportable comme hypothèse de philosophie, dans la pratique est un athéisme déguisé.

La divinité du Christ, en un mot, était la condition sine quâ non de l’existence du christianisme.

Avec Arius, le Christ redevenait un homme, un prophète, un révélateur de la famille de Moïse, de Zoroastre, d’Orphée. On demandait le Dieu.

Ce Dieu, le concile le donna : il fit en cela acte de haute politique, de haute intelligence, et d’un vrai sens religieux. L’ignorance reprochée aux évêques du parti orthodoxe fut ici plus savante, plus logique, plus loyale, elle fit preuve de plus de génie qu’Arius et toute sa bande.

La décision de Nicée fut la conclusion légitime de l’élaboration gnostique qui, dès longtemps avant l’apparition du Messie, agitait le problème de sa divinité. Plus on remontait dans la tradition, observait Arius, plus on voyait faiblir cette opinion ; et il tirait de cet affaiblissement rétrospectif un argument de sa fausseté. Mais c’était justement la preuve que plus le paganisme s’effaçait devant la religion du Christ, plus une réalisation nouvelle de l’essence divine devenait urgente ; plus, sous ce besoin des esprits, la qualité transcendante du Christ, soupçonnée depuis six ou sept siècles, et peu à peu affirmée, devenait lumineuse.

Il fallait donc, de toute nécessité, à peine d’un athéisme général, que le messie Jésus, natif de Galilée, crucifié sous Ponce-Pilate, sans perdre sa qualité d’homme, fût reconnu Dieu ; que sa mère fût dite mère de Dieu ; qu’en lui se trouvassent réunies deux natures et deux volontés, non pas en ce sens qu’il fût moitié homme et moitié Dieu, mais qu’il cumulât dans leur intégralité les deux natures humaine et divine. Le paganisme avait eu des demi-dieux, naïveté théologique que le christianisme redressa avec force et autorité, en posant l’Homme-Dieu.

Cela vous semble insensé, à vous autres druides, partisans de la métempsycose et de la religion naturelle, qui vous croyez philosophes. Mais ne vous y trompez pas : ce qui est arrivé pour le christianisme arrivera pour toute église fondée sur une conception métaphysique du grand Être, et qui saura, avec logique et conviction, déduire la thèse. Tôt ou tard cette église, prétendue spiritualiste, sera amenée à réaliser son concept et à se tailler un Dieu dans la chair, à peine de s’évanouir elle-même dans le néant.

C’est ainsi que s’est formé le polythéisme ou l’idolâtrie ; que le jéhovisme a abouti au messianisme, dont le mahométisme n’est qu’une dégénérescence ; c’est ainsi que depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours on a vu, à diverses époques, des religionnaires exaltés se donner qui pour christ, qui pour paraclet, qui tout bonnement pour dieu.

La raison de ce phénomène est dans notre puissance anthropomorphique, ou faculté de réaliser, en corps et en âme, la divinité.

Regardez le déisme de M. Cousin, celui des Écossais ou de M. Jules Simon : le travail de réalisation est déjà à moitié fait. Leur Dieu n’est-il pas vivant, personnel, volontaire, savant, prévoyant, gouvernant, juge, vengeur et rémunérateur ? Il a une vie, une âme, une conscience, un amour, une liberté : que lui manque-t-il ? Un corps ? C’est la moindre chose, vraiment. Spinoza, disciple de Descartes, a prouvé par sa géométrie comment l’esprit et la matière sont les deux modes de la substance divine. Or, vous n’avez pas encore réfuté Spinoza. Aussi n’a-t-il pas tenu au messianiste Wronski que le dieu de Hégel, le même que celui de Spinoza, ne devînt le Christ Alexandre.

Prétendre que l’être de Dieu, ou, ce qui revient au même, son concept, se réduise, s’arrête à la condition d’esprit pur, c’est affirmer que la matière est étrangère à la nature divine ; que l’on sait par conséquent ce qu’est cette nature et ce qu’est cette matière, ce que c’est qu’un corps et ce que c’est qu’un esprit : toutes prétentions de la plus haute impertinence.

XVIII

Le dogme de l’Incarnation, développé et rendu populaire du premier au quatrième siècle de notre ère, semblait de nature à relever singulièrement notre espèce et à l’enorgueillir. Mais l’Incarnation était le corrélatif de la chute, dont le sentiment, l’emportant dans les âmes produisit une tristesse mortelle. L’Apôtre en rend témoignage : Nous savons, dit-il, que toute créature gémit et qu’elle est en travail : Scimus enim quod omnis creatura ingemiscit, et parturit usque adhuc (Rom., viii, 22). Et encore : La désolation du siècle produit la mort : Sæculi tristitia mortem operatur (II Cor., vii, 10).

Quoi de plus horrible en effet qu’une doctrine dont le principe est qu’il n’y a pas, parmi les humains, d’âme foncièrement honnête ; que la Justice est étrangère à ce bas-monde ; que la vertu n’appartient pas à l’humanité, et autres propos de misanthropie dévote ? Qu’attendre, pour la réforme des mœurs, de cette déclaration d’indignité universelle ? Au lieu de nous tirer de l’abîme, n’est-elle pas faite plutôt pour nous y enfoncer davantage ?

Nous aussi, génération du dix-neuvième siècle, nous avons épuisé la fureur des révolutions, la sottise des masses, l’insolence des despotes, la rage des partis, l’égoïsme des exploiteurs, la manie gouvernementale et réglementaire. Nous assistons à la décomposition de nos mœurs. Et comme au temps des Césars, il ne manque pas de prédicants, néo-chrétiens, ex-chrétiens, matérialistes, spiritualistes, panthéistes et athées, pour nous avertir de nous refaire une religion et une idole, attendu que nous ne pouvons rien attendre de bon de nous-mêmes, méchants et sots que nous sommes. Avec quelle surprise nous avons vu des hommes qui se disaient révolutionnaires offrir, en guise de consolation, cette triste thèse à leurs amis abattus !

Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.

C’est la démocratie qui tient aujourd’hui ce langage de Mahomet. Comme si le dogme de la chute, comme si l’idée religieuse n’était pas devenue, par toute l’Europe, le mot d’ordre de la contre-révolution elle-même ! Comme si ceux qui depuis 1848 ont le plus déclamé contre la canaille humaine n’étaient pas précisément ce que le siècle compte de plus vil et de plus dépravé !

Rassurez-vous, druide, mage, brachmane, ou qui que vous soyez : cette Révolution que vous avez défendue, apparemment sans la comprendre, elle est le sel qui, sans autre invocation, nous préserve de la pourriture finale, le ferment immortel qui rend notre vertu vivace et victorieuse. Que la contre-révolution triomphante nous retienne dans cette ignominie tant qu’elle pourra, que des nations y succombent, que la vieille Gaule en reste pour un temps déchue, une troisième phase religieuse est impossible. Vous le reconnaissez vous-même : une philosophie positive peut seule désormais parler à la raison des peuples. Or, qui dit philosophie, analyse, démonstration, exclut le mystère, conséquemment le respect, religionem : car sans le respect l’idée théologique devient étrangère à la morale, et le dogme de la chute reste un non-sens.

Chacun de nos progrès est le fruit du temps et vient à son heure. Comme l’institution chrétienne était donnée dans l’institution polythéiste deux mille ans avant la naissance du Christ, de même l’institution de la liberté, que la Révolution française a fait lever sur le monde, était donnée dans le christianisme avant même que celui-ci se fût nommé, alors qu’il n’existait encore que dans la contingence des choses.

L’heure de la liberté est-elle donc venue, comme toutes les analogies de l’histoire induisent à le croire ? Toute la question est là. Naturellement l’Église le nie, sur la foi de ses promesses ; je l’affirme, sur des considérations d’un autre ordre, dont je vais actuellement, Monseigneur, vous faire part.


CHAPITRE V.

Si le Christianisme a sauvé la dignité humaine ? Péril croissant de la Justice.

XIX

D’après l’étude que nous venons de faire de l’évolution

polythéiste, l’heure a sonné pour une religion quand la conscience troublée vient à se demander, non pas si cette religion est vraie : le doute frappant sur le dogme ne suffit pas pour faire tomber une religion ; — non pas davantage si elle a besoin de réformes : les réformes en matière de foi prouvent la vitalité religieuse ; — mais si cette religion, réputée si longtemps la gardienne et le soutien des mœurs, suffit à sa tâche, ce que je traduis en autres termes, si elle a véritablement une morale.

C’est par là, vous le savez, Monseigneur, que périt le paganisme. Ni les platoniciens et les sceptiques, ni l’école du Portique ou celle d’Épicure, ni la critique chrétienne elle-même, en tant qu’elle s’attachait aux fables, ne suffirent à l’enlever. Il s’écroula le jour où toutes les intelligences furent saisies de cette idée, que le paganisme n’avait point de morale, qu’il était immoral.

Ainsi en sera-t-il tout à l’heure du royaume messianique. Je suis la voix qui, après tant et de si fatigantes controverses, demande, au nom de la conscience universelle, non plus si la foi est d’accord avec la raison, s’il y a des abus à corriger dans l’Église, si le clergé a des mœurs édifiantes, etc. : — il ne s’agit plus, pour notre époque, de la métaphysique du dogme, pas plus que de la vie privée des prêtres ; — mais si le christianisme possède une morale, ce qui est tout autre chose.

Et je réponds avec tristesse, comme le président de la Convention prononçant le verdict de culpabilité contre Louis XVI : Non, le christianisme n’a point de morale ; il ne peut pas même en avoir une…. Puis donc qu’après dix-huit siècles d’existence l’Église chrétienne se trouve dans le même cas où se trouva, après deux mille ans de durée, l’église polythéiste, qui périt parce qu’elle n’avait

point de morale, elle est perdue.

XX

Cherchons dans le dogme chrétien la raison métaphysique, théologique, de cette non-moralité. Le christianisme n’avait pas oublié que le trait le plus saillant de la dissolution païenne était la perte de la liberté et de la dignité personnelle ; qu’en conséquence le caractère spécial de la rédemption devait être de restituer cette dignité. Votre salut, dit l’Apôtre, a coûté cher, pretio redempti estis ; voulant marquer par là de quelle dignité était aux regards de Dieu l’âme de l’homme. Aussi, à l’exemple de l’Apôtre, si l’Église parle beaucoup d’expiation et de pénitence, on peut dire qu’elle parle encore plus de réhabilitation. Les apologistes chrétiens ne manquent pas de faire valoir cette excellente idée de la réhabilitation des âmes, dont le paganisme, lui, ne s’occupait guère. Et tous les jours l’Église témoigne à cet égard de son vif intérêt, par le zèle qu’elle déploie pour la conversion des infidèles, le baptême des enfants et l’absolution des agonisants.

Par malheur, cette réhabilitation se passe en figures, affaire de mysticisme et de spiritualité. Le royaume du Christ n’est pas de ce monde : cette dignité précieuse, que l’empire avilissant de César faisait perdre aux personnes, le christianisme promet de la leur rendre… dans l’autre vie ! Et il en est de même de la liberté, de l’égalité, de la richesse, de la science, de l’amour, de la sanctification. Ces biens que rien ne saurait compenser, condition de toute morale, ne doivent se réaliser que dans le ciel.

C’est bien autre chose vraiment pour ce qui est de la pénitence et de la mortification : là est suivant l’Évangile la véritable réalité terrestre. Dès qu’il s’agit de punir, le royaume du Christ apparaît, riches, pour vous dépouiller ; puissants, pour vous humilier ; esclaves, pour vous entretenir dans votre misère.

D’abord, l’homme étant, de par la révélation nouvelle, coupable devant Dieu, le rapport qui dans la société païenne avait existé entre la Justice et la religion fut interverti. La Justice passa au second rang, la religion eut les honneurs. La dignité personnelle subordonnée à l’adoration par ce simple changement, les individualités, qui jadis relevaient de leur droit, sui juris, se trouvèrent, il est vrai, de niveau en présence de la majesté suprême, mais abaissées de toute leur hauteur.

Dans le système chrétien, en effet, l’homme, auteur du mal, ne peut pas par lui-même avoir de droits ; il est hors le droit, ex-lex, il n’a que des devoirs. Qu’il éprouve des besoins, des aspirations, une certaine fierté, une estime de sa personne ; qu’en conséquence il sollicite pour ces besoins, pour ces aspirations, pour tout ce qui compose sa dignité, image de la dignité divine, le respect des autres, on l’accorde ; mais qu’il ait droit, de son fonds, à ce respect, on le nie positivement. Il n’y a rien dans l’homme qui justifie cette exigence, elle ne se conçoit même pas. Comment la dignité de mon prochain pourrait-elle faire que je la respectasse, si je n’y suis déterminé par une autre cause ? Ne suis-je pas autant que lui ? D’homme à homme nous ne nous devons rien, à moins que l’intervention d’un tiers plus puissant, nous obligeant tous deux envers lui, ne nous crée par cette obligation un devoir mutuel.

Les modernes théoriciens du droit et du devoir, qui tout en se séparant de l’Église en suivent fatalement la logique, tiennent absolument le même langage. Pour eux aussi c’est le devoir qui est donné le premier ; le droit n’est qu’une induction, une dépendance. Ainsi parlent MM. Jules Simon, Oudot, Auguste Comte, tous les communistes et religionnaires. N’est-ce pas la grandeur du christianisme d’avoir tellement absorbé en lui la substance de la religion, que ceux qui rêvent de le remplacer ne peuvent être que des copistes, et que hors de l’Église il n’y a pour l’adorateur ni logique, ni bonne foi ?

XXI

Nous savons ce que dit le dogme ; suivons-en les effets dans la pratique et dans l’histoire.

Le système des sociétés polythéistes, dans lequel la pensée religieuse, n’intervenant que comme auxiliaire de la Justice, était loin de produire toutes ses conséquences, pouvait se définir : Système de la prérogative personnelle, ou du droit.

Le système chrétien, où la religion, parvenue à sa plénitude, est faite principe de la Justice, et qu’il n’est permis à personne faisant profession de foi religieuse de renier, peut se définir à son tour : Système de la déchéance personnelle, ou du non-droit.

Ceci est autre chose qu’une vaine antithèse.

Le christianisme, importé d’Orient à une époque révolutionnaire, au moment où la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Asie, se soulevaient à la fois contre l’empire, où les armées prétoriennes se détruisaient pour le choix de leurs césars ; le christianisme, saturé d’idées juives, égyptiennes, persanes, hindoues, expression de la misère des peuples, du désespoir de la plèbe, de la dégradation des esclaves, devait nécessairement opérer cette interversion de l’idée juridique et de l’idée religieuse. Ce qui dans l’École pouvait n’être qu’une récrimination dialectique, passant, à la faveur de circonstances exceptionnelles, dans les faits, est devenu pendant dix-huit siècles la formule officielle de la morale ; il ne pouvait pas y en avoir d’autre.

Je l’avouerai même, la dégradation de la personne humaine, démesurément exaltée sous l’ancien culte, était une nécessité de l’époque et une condition du progrès.

La Justice, on le voit par l’exemple des enfants et des sauvages, est de toutes les facultés de l’âme la dernière et la plus lente à se former ; il lui faut l’éducation énergique de la lutte et de l’adversité. Pour arriver à la vraie notion de la Justice, pour qu’il comprît et aimât à l’égal de sa propre dignité la dignité d’autrui, il fallait que l’intraitable moi fût dompté par une discipline de terreur ; et puisque cette discipline ne pouvait se produire que sous forme religieuse, il fallait faire d’une religion d’orgueil une religion d’humilité.

L’ère chrétienne est la véritable ère de la chute de l’homme, je veux dire de la grande épreuve qui devait faire surgir en son âme le sentiment complet de la Justice.

Avant tout le chrétien doit reconnaître son indignité, s’abaisser devant son Dieu, accepter la mortification et la discipline, convenir qu’il a mérité toute espèce d’affront et de châtiment. Son premier acte, le premier mouvement de son cœur, est un acte de contrition, une demande de pardon, un recours en grâce. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut espérer, par le ministère du prêtre appréciateur de son repentir, interprète vis-à-vis de lui de la céleste miséricorde, et muni par grâce spéciale du pouvoir délier et de délier, la remise de sa faute et l’exaucement de sa prière.

L’organisation des pouvoirs, dans la société chrétienne, suit la même marche.

Tandis que suivant le système antérieur le magistrat qui disait le droit avait le pas sur le pontife et l’augure, dans l’économie chrétienne c’est le prêtre qui a le pas sur le magistrat. Le prince n’est en réalité que le porte-glaive de l’Église ; l’empereur, évêque du dehors, est le valet du pape, évêque du dedans ; il tient la bride de son cheval et fait pour lui office de bourreau. Dès les premiers jours on voit dans les confréries christicoles, d’abord synagogues, puis églises, l’évêque attirer à lui la décision des affaires, supplanter le juge civil, détourner les fidèles des tribunaux établis. On peut voir dans Fleury les troubles, les dissensions, les plaintes, causés par cette usurpation d’un pouvoir abusif et sans contrôle.

L’impulsion une fois donnée aux esprits, et les causes qui l’avaient produite continuant d’agir, rien ne pouvait arrêter cette étrange révolution.

Le christianisme, par son principe, par toute sa théologie, est la condamnation du moi humain, le mépris de la personne, le viol de la conscience. De là à la profanation de la vie privée, au régime des billets de confession et de tout ce qui s’ensuit, il n’y a qu’un pas. L’état naturel de l’homme est un état de péché : comment le chrétien respecterait-il la personne de son frère, le prêtre celle de son ouaille, alors que tout chrétien doit se mépriser lui-même, et que le premier titre du prêtre à la fonction qu’il exerce est sa propre mésestime, quia respexit humilitatem ancillæ suæ ? Pour relever cet être déchu et le rétablir en honneur, il ne faut pas moins que l’immolation d’une victime céleste, renouvelée chaque jour en un million de lieux à la fois. Tel est le dogme symbolisé dans la passion du Christ, et manifesté à chaque instant sur quelque point du globe par la messe.

Ainsi le christianisme, ayant à vaincre l’exagération du moi, devait s’exagérer à son tour. Sa mission n’est pas d’établir la Justice, mais de préparer le sol où elle doit germer, Justumque terra germinet. Non-seulement il l’exclut de l’humanité par sa théologie, il la rend impossible par l’anéantissement de la dignité personnelle, par toutes ses institutions et ses symboles. C’est un instinct universel chez les nations de vouloir que leurs chefs soient entourés de gloire et de puissance : l’honneur rendu au prince semble un gage de la respectabilité du citoyen. Quel honneur attendre pour l’homme et pour la famille, partant quelle justice, dans une Église dont le chef s’intitule serviteur des serviteurs de Dieu, et donne aux princes du temporel à baiser sa pantoufle ?

XXII

Quoi que nous fassions, pensions et disions, en tant qu’il provient de l’humaine nature, le christianisme le répute mauvais, sinon coupable ; ce qui nous échappe de vertueux et d’honnête est l’effet de l’influence divine.

Dans la donnée de la transcendance cette théorie est d’une logique irrésistible ; et ce qui le prouve, c’est qu’elle n’avait pas été absolument inconnue sous le polythéisme. Déjà les dévots avaient su tirer du culte qu’ils rendaient à leurs dieux cette conséquence impie.

« Quelque bonne action que tu fasses, dit Bias dans Diogëne Laërce, sache que c’est un présent des dieux. »

Cicéron parle de même :

« Il faut croire qu’aucun homme de bien n’a été tel que par le secours de Dieu ; et jamais il ne fut de grand homme sans une inspiration du ciel. » (De natura deor., ii, n. 165.)

Il dit ailleurs :

« S’il existe dans le genre humain de l’intelligence, de la vertu, de la bonne foi, de la concorde, elles ne nous viennent que des dieux. » (Ibid., 79.)

On voit par ces citations ce que contenait dans le secret de son principe la Relligio. Cicéron, Bias, Platon, Zénon, autant que Moïse et Isaïe, sont des Pères de l’Église. Les anciens poussèrent la chose beaucoup plus loin : ils attribuèrent aux dieux la découverte des sciences et des arts.

« Ne dites point, — c’est Sénèque qui parle, — que les découvertes que nous faisons nous appartiennent. Les semences de tous les arts ont été déposées en nous ; et Dieu, le maître invisible, aiguise et excite les génies. » (De Benef., iv, c. 6.)

Pline, lib. xxvii, c. 1, 2 :

« Le zèle des anciens pour les découvertes, leur générosité à les transmettre, est un don des dieux. Si quelqu’un s’imagine par hasard que l’homme a pu inventer toutes ces choses, c’est un ingrat qui méconnaît la munificence divine. »

Jusqu’à l’époque chrétienne ces éclairs de mysticisme ne paraissent pas avoir exercé une grande action sur les mœurs, bien moins encore la philosophie sut-elle en déduire une théodicée. Au christianisme était réservé de développer dans sa plénitude la fameuse doctrine de la Grâce, corollaire indispensable du péché originel.

Toujours donc et dans tous les cas, même quand le souffle divin l’inspire, et surtout alors qu’il l’inspire, il faut que l’homme, enfant du péché, s’humilie. Qu’il se complaise en lui-même, il devient apostat.

C’est pour cela que le christianisme, partant du principe que toute volonté est perverse, tout caractère vicieux, toute intelligence dépravée, toute action pollue, s’occupe incessamment de nous laver de nos souillures, et qu’il s’est constitué en une officine d’expiations. Rappellerai-je les jeûnes, les veilles, les abstinences, macérations, disciplines, oraisons, séquestrations ; les renoncements, la misère volontaire, le célibat perpétuel, et toutes ces inventions de la haine de soi dont se compose l’exercice, ἀσκήσις, du chrétien parfait, de l’ascète ?

« Tout est hostile à la religion catholique, naturellement parlant, dit un de ses apologistes, et l’esprit, et le cœur, et les sens, parce qu’elle-même se présente comme hostile à l’esprit par ses mystères, au cœur par ses préceptes, aux sens par ses pratiques. » (Nicolas, Études philosophiques sur le Christianisme.)

Et le catholicisme agit en conséquence : son culte est une série de rites expiatoires. N’avons-nous pas encore, en dehors des maisons religieuses où l’œil profane ne pénètre pas, les avents, carêmes, retraites, neuvaines, quatre-temps, rogations, lustrations, indulgences, chapelets, et le bréviaire insipide, et l’épouvantable office des morts ?…

Mais, Monseigneur, vous savez tout cela mieux que moi, et vos mandements font foi que ce n’est pas vous qui laisserez périr le vieil esprit chrétien. Laissons donc la pratique de la vie dévote, et maintenant que nous avons déterminé la raison historique et métaphysique du christianisme, voyons quel en a été l’effet sur les mœurs.

XXIII

Je le reconnais, le zèle déployé par l’Église pour la réparation du péché tant actuel qu’originel était tellement dans l’esprit de l’époque, il répondait si bien à l’accablement des âmes, que l’influence du dogme parut d’abord n’avoir rien que de salutaire, et qu’elle ne pouvait manquer de faire illusion. Les idées changèrent comme les sentiments. On mesura la valeur de l’homme, non plus sur ses qualités sociales et positives, mais sur les rigueurs de sa pénitence, l’intensité de ses expiations. C’est ainsi qu’en jugent les Orientaux avec leurs derviches et leurs fakirs. Aux épreuves de la persécution succédèrent celles de l’érémitisme : quels prodiges de vertu que les Pacôme, les Hilarion, les Sisoès, les Siméon Stylite ! et comme pâlissaient à côté d’eux les héros antiques, les Miltiade, les Aristide, les Cimon, les Agésilas, les Socrate, les Camille, les Cincinnatus, les Fabricius, les Régulus, les Scipion ! D’un commun accord la morale chrétienne fut estimée hors ligne ; sa perfection devint un article de foi, accepté sur parole et sans examen. De temps à autre l’ambition des évêques, les scandales du clergé, soulevaient l’irritation populaire, plus d’une fois l’Église fut traitée de prostituée de Babylone ; mais ces reproches ne tombant que sur le personnel, le matériel, je veux dire, la foi, n’était pas atteint. La libre critique ne s’éleva guère plus haut ; c’est ainsi qu’on a vu dans ces dernières années les écoles socialistes invoquer pour leur justification, à l’exemple des Albigeois et des Vaudois, la morale de l’Évangile, accusant seulement l’Église de l’avoir oubliée et d’y être infidèle.

Et c’est ce qui explique comment la société chrétienne put avoir des mœurs, de même que la société païenne en avait eu ; comment jusqu’au sein de l’Église il se produisit des caractères dont quelques-uns, survivant dans la mémoire des hommes à la foi qu’ils servirent, resteront grands devant la postérité.

Mais une doctrine qui viole l’humanité ne pouvait éternellement posséder l’humanité.

L’histoire des conciles n’est autre que celle des corruptions de l’Église ; l’histoire des hérésies, celle des révoltes soulevées par ces corruptions. Sans cesse l’Église est occupée à défendre son dogme et à rétablir sa discipline, sans s’apercevoir jamais que ce qui entretient le péché, c’est la discipline ; ce qui provoque l’hérésie, l’immoralité du dogme.

Dès le premier siècle, la corruption est partout : sur sept Églises, l’Apocalypse en compte au plus deux de saines.

Du deuxième au quatrième siècle, la corruption augmente encore : elle suscite les hérésies rigoristes de Marcion, de Cerdon et de Tertullien.

La persécution de Dioclétien retrempe la chrétienté dépravée : après Constantin, la dissolution devient son état normal jusqu’à Grégoire VII.

La période des croisades, de l’an 1077 à l’an 1300, est la plus pure de l’Église. Mais la corruption recommence à Boniface VIII, et, malgré la Réforme, malgré la Révolution, ne finit plus…

Grâce à l’opinion qui fait de l’Évangile le code de la morale et de l’Église son interprète, le christianisme continue de vivre ; mais la raison des peuples se déprave, et perd jusqu’au sentiment de la dignité humaine, principe de toute Justice et de toute morale.

L’un des plus récents apologistes du christianisme, M. Auguste Nicolas, fait en ces termes le parallèle de la morale païenne et de la morale chrétienne, en ce qui touche les qualités de l’homme et du citoyen. On peut juger, d’après cet inventaire, du progrès que l’humanité doit au christianisme.

« Chez les anciens, la fierté d’âme, le courage bouillant, le ressentiment implacable, impiger, iracundus, inexorabilis, acer, tel est le portrait d’un héros, d’Achille. — L’ambition honorée dans la personne d’Alexandre ; l’assassinat politique, dans Brutus ; le suicide, dans Caton ; le patriotisme qui sacrifiait l’humanité à la patrie ; l’amour de la gloire qui sacrifiait la patrie à l’individu ; l’amitié, sentiment exclusif, quand il n’était pas criminel et monstrueux : voilà ce qui passait pour vertu chez les anciens. »

Ce portrait est tracé avec une intention évidente de dénigrement, et le parti pris de faire briller le chrétien aux dépens du polythéiste. Je m’en contente cependant. Prenons l’homme de l’antiquité tel que M. Nicolas nous le présente, avec ses vertus et ses vices, et réduisons le tout à son expression la plus simple : que trouvons-nous au fond du creuset ? Le latin l’a nommé : l’Homme digne.

« Sous le christianisme, continue M. Nicolas, nous voyons fleurir le sacrifice, l’humilité, la mortification, le détachement, la résignation, le repentir, le pardon des injures, la pauvreté volontaire, la continence, l’amour des ennemis, le zèle de la foi, la foi, l’espérance, la charité. — Il fut un temps, dit M.  Nicolas, où toutes ces vertus, qui font le bonheur de l’humanité, n’avaient pas même un nom dans les langues. »

Acceptons ce tableau, tout flatté qu’il soit ; prenons le chrétien tel qu’on vient de le faire, avec son cortège de vertus auxquelles ne se mêle pas un vice, et résumons le tout en une simple formule : que reste-t-il ? le moyen âge a trouvé le mot : le Bon homme.

L’Homme digne, puis le Bon homme, voilà en quatre mots le chemin que la religion a fait faire, en quatre mille ans, à l’humanité.

À quand l’homme juste ?…

XXIV

Que fait cependant l’Église ? quelles pensées l’occupent au milieu de cette immoralité toujours renaissante ?

Avec une gravité imperturbable, l’Église affirme son dogme ; elle l’explique, le développe, accusant l’esprit et la chair, travaillant de son mieux à les broyer l’un et l’autre sous sa discipline.

La religion enseignant d’une part la sainteté infinie et inaltérable de l’Être divin, de l’autre la corruption innée, permanente et indélébile de l’être humain, n’admettant pas plus de cessation pour celle-ci que de restriction pour celle-là, il s’ensuit que la vendetta exercée au nom du Dieu trois fois saint pour une coulpe ineffaçable doit durer autant que la vie du sujet, autant que l’humanité. L’affreux talion ne s’arrête pas même à la mort ; il se perpétue pour les infidèles par l’enfer, et ne finit pour les âmes élues qu’à leur sortie du Purgatoire, à ce moment de l’existence ultramondaine où l’inviolable Majesté enfin satisfaite dit à l’âme purifiée : Entre dans la joie de ton souverain, Intra in gaudium domini tui.

L’état moral dans ce système n’est pas de ce monde : c’est le privilége des saints que le sang du Christ a rédimés, privilége qu’ils n’obtiennent qu’avec la Béatitude. L’état moral, ou la félicité, est la chose qui n’a jamais été révélée, qu’aucun œil n’a vue, aucune oreille entendue, aucune intelligence comprise ; le secret dont le chrétien ne jouira que le jour où, affranchi de ce corps de boue, il contemplera son Dieu, auteur et sujet de toute morale, face à face, sicuti est, facis ad faciem.

La conclusion vient toute seule.

Puisqu’en définitive nous ne sommes moraux que dans le Paradis, la vie de l’homme sur la terre est dévouée aux supplices, comme celle du galérien. Honte à l’humanité ! telle est la devise du catholicisme, expression la plus complète de la révélation chrétienne. Le catholicisme, qui plus que les autres sectes s’est préservé des tentations libérales, aime à flétrir, à rabaisser, à couvrir d’ignominie. Il s’attaque à l’amour-propre, qu’il traite d’égoïsme ; à la dignité, qu’il nomme orgueil ; aux affections naturelles, qu’il considère comme une infidélité. Ce respect des autres, conséquence du respect de soi-même, si vif chez les anciens, et dont la violation rendit si méprisables les cyniques, il en a fait un vice, sous le nom de respect humain. Il est remarquable, en effet, qu’aucune religion ne s’est trouvée en guerre avec le respect humain autant que le catholicisme. La conscience sent vaguement qu’il y a là quelque chose de faux et d’insultant, et elle proteste. Le catholicisme s’en irrite d’autant plus : il vous met en pénitence, vous afflige, vous crucifie, vous confond, vous stigmatise, vous fleurdelise, vous anathématise. L’âme la plus chrétienne est celle qui du cœur le plus soumis accepte la fustigation ; la plus héroïque, celle qui se brise, et s’avilit, et s’anéantit davantage. Pour vous rendre parfait à son point de vue, il vous poursuit dans votre conscience qu’il conspue, vous pourchasse dans votre volonté qu’il soufflète, vous arrête dans votre pensée qui vient de naître et qu’il condamne. Il se plaît à la recherche de vos misères, de vos fautes secrètes, de toutes ces peccadilles qui échappent au laisser-aller de la fantaisie, à l’indulgence de la nature et à sa promptitude, quas humana parum cavit natura ; il les enfle, il les grossit, les enlumine, les envenime. Puis il exige que vous vous en accusiez, que vous en demandiez pardon, que vous vous en fassiez absoudre : c’est ce qu’il appelle vous réconcilier. Sinon, il vous confessera de force, il vous recommandera au prône, il vous affichera à la porte, il vous couvrira de votre péché comme d’un excrément. C’est ainsi du moins que les choses se passent dans ces maisons modèles, qu’on voit se relever de tous côtés, et où le christianisme est pratiqué dans sa pureté et sa plénitude. Or, tout le monde sait que la tendance de l’Église a constamment été de soumettre les nations au régime des couvents. Faut-il rappeler ces moyens connus de la police épiscopale, plus en faveur que jamais : excommunications, monitoires, révélations des secrets du confessionnal, pénitences canoniques, et tout ce que renferme d’épouvantements ce nom inexpiable, la Sainte-Inquisition ? C’est la religion des soupçons iniques, des interprétations atroces, des diffamations anonymes, des procédures secrètes, des tribunaux masqués, des tortures souterraines, des cachots perpétuels, des in pace. Le Cavalletto n’a-t-il pas été rétabli à Rome, tout récemment, par Pie IX ? Il faut à l’Église des supplices de choix, et c’est trop peu pour elle du supplice, elle y joint la dérision. Néron se contentait d’envoyer à Thraséa l’ordre de mourir ; le centurion ne mettait pas la main sur le proscrit. En 93, la Terreur se montra aussi réservée que Néron : le suicide n’étant pas dans nos mœurs, on chercha un genre de mort qui ne laissât pour ainsi dire rien à faire au bourreau. Devant le bûcher des Inquisiteurs la guillotine est trois fois sainte ; et la postérité n’oubliera pas que le plus grand crime de Carrier, aux yeux des terroristes, fut d’avoir déshonoré le supplice. L’Église n’a pas reculé même devant l’extermination par le fer et par le feu : c’est à son esprit de répression pénitentiaire et de sainte vengeance, plus qu’à sa politique, qu’il faut attribuer ses croisades contre des populations qui n’avaient d’autre tort que de réclamer une morale, et auxquelles elle répondait par les flammes d’Alby, les massacres des Alpes et de l’Apennin, les assassinats de la Saint-Barthélemy.

XXV

Convenons cependant d’une chose.

La pénitencerie chrétienne n’est plus guère aujourd’hui qu’une symbolique qui ne gêne en rien le bien-être et le luxe, et l’humilité une vertu fictive, qu’on se rappelle en présence de Dieu, jamais bien entendu en présence de l’homme. Pour deux sous, une fois payés, on se rachète à Paris de tout le jeûne du carême : la belle pénitence que de dîner une fois l’an, le vendredi saint, avec des lentilles à l’huile et un œuf sur le plat ! La belle humilité de s’agenouiller dans un cabinet, sur un prie-Dieu de velours, le corps vêtu de soie, la couronne ducale à côté sur un tabouret !… Les jésuites ont rendu depuis longtemps la dévotion aisée ; les joies de la vie ne sont plus défendues ; on a remplacé la pénitence effective par la pénitence en esprit ; et il est permis aux riches de goûter les plaisirs de ce monde sans préjudice de la félicité de l’autre, pourvu qu’ils gardent dans le cœur la foi, le détachement, la pénitence et l’humilité. Dans le cœur ! ce n’est pas lourd. Dieu a-t-il donc besoin de nos macérations et disciplines ? Non, pas plus que de nos libations et de nos sacrifices. Numquid manducabo carnes taurorum, aut sanguinem hircorum potabo ? Le sacerdoce sait cela depuis le temps des prophètes ; devenu aussi charnel que les disciples de Saint-Simon, il se moque à bon droit des railleries des libertins.

Mais voici qui devient sérieux.

Dans le christianisme, la condition des personnes n’est pas la même : l’inégalité, comme nous verrons, est providentielle. Il est nécessaire qu’une partie, la plus nombreuse, de l’humanité, serve l’autre. Pour que ce service soit obtenu il faut sacrifier la dignité humaine : comment le peuple y consentira-t-il s’il n’y est amené par la religion, par la foi ? Subordination, hiérarchie, obéissance, service, exploitation de l’homme par l’homme, tout cela suppose déchéance, pénitence, sinon apparente, au moins dans l’esprit, ce qui est bien autrement grave et qui seul est essentiel ; abnégation du moi et de ses prérogatives.

Dans ce système d’une féodalité raffinée, on se gardera d’enseigner comme article de foi que les privilégiés ont plus de mérite devant Dieu que les sacrifiés, que les riches hommes sont d’origine plus sainte que les bons hommes, comme la plèbe dévote se nommait au douzième siècle. La religion ne commet pas de ces imprudences. On rejettera sur la Providence le décret qui privilégie ceux-ci en déshéritant ceux-là ; on rappellera aux premiers l’humilité devant Dieu, le sacrifice en esprit, la charité envers leurs frères, le rachat de leur prérogative temporelle par la foi et par le culte ; on apprendra aux seconds la résignation, en leur promettant d’ailleurs des dédommagements à leur misère dans la vie éternelle.

Ainsi, dit l’Église, le roi et le berger sont égaux devant le Tout-Puissant ; mais le roi a été établi d’en haut pour commander à ses frères.

Ainsi le pape se nomme serviteur, quoique indigne, des serviteurs de Dieu.

Ainsi ceux qui sont élevés en dignité, puissance et richesse, doivent reconnaître qu’ils ont tout reçu de Dieu par grâce, afin que les petits, qui pourraient ne pas respecter cette fortune venant de l’homme, la respectent venant de Dieu.

Tel est l’esprit de la société chrétienne. L’inférieur respecte dans le supérieur, non pas l’homme, mais un fonctionnaire du Ciel. De son côté le supérieur, considérant que celui à qui il commande est son frère en Jésus-Christ, semble lui dire : Excusez-moi, mon frère ; ce n’est pas en mon nom que je vous tyrannise, que je vous exploite. Dieu m’en garde ! j’ai plus que vous horreur du despotisme et du privilége. Et qui suis-je pour m’attribuer de semblables droits ? C’est la sagesse divine qui a ainsi réglé les choses : Omnis potestas, et omnis obedientia, à Deo !

En Russie, le jour de Pâques, qui est le premier de l’an, le tzar, au sortir de la messe, donne le mot d’ordre à tout son peuple ; il prononce la profession de foi, Christ est ressuscité ! et embrasse les premiers qu’il rencontre, lesquels transmettent le baiser aux autres. C’est le pendant de la profession de foi islamique : Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mahomet, ou le sultan son successeur, est son prophète. Ce qui veut dire en bon français : Vile multitude, obéissez.

XXVI

Après tout, le christianisme mérite l’estime du philosophe, non pour la moralité qu’il fait naître : à lui pas plus qu’au polythéisme ou à toute autre religion l’homme n’est redevable de sa Justice, mais parce qu’il est logique, et que comme tout ce qui est logique il a droit à la considération de la science.

Lorsque parut le christianisme, l’idée théologique jouissait seule de la confiance des masses. Le christianisme perfectionna cette idée, il purifia Dieu, en lui donnant un caractère de sainteté et de grandeur qu’il n’avait jamais eu, et plaçant en lui le siége de la Justice, exilée de la terre, disait-on, depuis l’âge d’or.

L’humaine nature, en revanche, était d’un consentement unanime jugée coupable : le christianisme reporta sur elle l’infamie qui auparavant déshonorait les dieux. La personnalité était devenue exorbitante : il l’abîma. La société, au lieu de se perfectionner par le développement de ses forces, avait paru rétrograder : il nia la justification par la liberté, suivant la parole du psalmiste : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens.

Le crime, comme un déluge, inondait la terre : il en entreprit l’expiation.

L’humanité, enfin, s’était déifiée elle-même, dans ses dieux, ses héros, ses empereurs : il l’attacha à la croix en la personne de son Christ.

Oh ! le christianisme est sublime, sublime dans la majesté de son dogme et la chaîne de ses déductions. Jamais pensée plus haute, système plus vaste, ne fut conçu, organisé parmi les hommes. Moi qui n’y vois qu’une création de la conscience universelle, je ne puis m’empêcher de saluer en lui le génie de l’humanité, qui pour le salut d’elle-même s’est imposé cette longue expiation. Et je fais ici serment que, si l’Église parvient à renverser la thèse nouvelle que je lui oppose, et contre laquelle elle ne trouvera pas d’argument dans sa tradition, parce que les ennemis qu’elle a combattus autrefois comme ceux qui l’attaquent aujourd’hui, lui empruntant son principe, devaient être condamnés par les conséquences ; si, dis-je, l’Église remporte contre la Révolution cette victoire, j’abjure ma philosophie et je meurs dans ses bras.

Dans ce dogmatisme effrayant, irrécusable pour quiconque admet l’hypothèse de la transcendance, la morale n’existant qu’en Dieu, c’est-à-dire n’étant rien, que restait-il à faire pour gouverner la société, sinon de créer un rituel, et comme application du rite une discipline ?

C’est par sa discipline, non par sa morale, que le christianisme a gouverné le monde. Nous verrons en effet dans l’étude suivante que le christianisme, ne reconnaissant pas le droit personnel, est conduit à nier du même coup le droit réel : ainsi le voulait la logique, ainsi l’exige le commandement divin, le principe de religion.

XXVII

Le dernier mot du christianisme sur l’homme et sur la Justice a été prononcé, en style de bel esprit, par l’auteur des Maximes, La Rochefoucauld : ce mot est égoïsme.

Siffler l’humanité, après l’avoir flétrie, c’était encore de la piété, et c’était aussi de la logique.

La Rochefoucauld, M. Cousin nous l’a appris, ayant consulté sur son petit livre les autorités chrétiennes de son temps, en reçut les plus grands éloges. Tout Port-Royal applaudit. Rien de plus exact que cette morale des Maximes, disait-on, de plus conforme à l’esprit de l’Évangile. À la même époque, l’académicien Esprit publiait un gros livre ayant pour titre : De la pauvreté des vertus humaines. C’était la pensée de La Rochefoucauld doctrinalement justifiée par les principes de la foi. Et n’est-ce pas toujours le même esprit de dénigrement qui fait le fond des Caractères de La Bruyère et des Pensées de Pascal ; qui, sous une forme adoucie et avec l’apparence de la tendresse, avait inspiré quatre siècles auparavant l’auteur de l’Imitation ?

Partout où subsiste l’idée religieuse, la conclusion de La Rochefoucauld contre l’humanité est irréfutable.

De nos jours il est de bon goût dans un certain monde de déclamer contre les vertus humaines, lesquelles, dit-on, prennent leur principe dans l’orgueil. Sur toute la ligne ordre est donné aux membres du corps enseignant de combattre la morale pure aussi bien que la raison pure, et d’inculquer fortement à la jeunesse cette vérité : que l’homme reçoit du ciel la force de remplir ses devoirs, comme il emprunte à la foi la certitude de toutes ses connaissances. Dieu seul, dit M. Saint-Marc de Girardin, peut nous donner la vertu de persévérance. Et dans une série d’études il prouve que l’erreur capitale de Jean-Jacques Rousseau et la source de ses faiblesses fut d’avoir cru que l’homme pouvait trouver en soi la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. Ce qui n’empêche pas M. Saint-Marc de Girardin de penser avec M. Cousin que La Rochefoucauld a forcé les conséquences de son principe, et de traiter son livre de désolant.

Explique qui pourra ce bavardage éclectique. Mais qu’attendre d’une société dont la sagesse consiste à confesser que l’humanité mérite mort et dérision, puis à la couvrir de bandelettes et de fleurs, d’après ce principe d’une hypocrisie quintessenciée, que si le cœur de l’homme est pervers, s’il ne se porte au bien que par l’impulsion d’une force divine, il n’est ni beau, ni charitable, ni utile de le lui dire ?


CHAPITRE VI.

Âge nouveau : la Révolution. — Immanence et réalité de la Justice.

XXVIII

Point de religion, point de morale, a dit la raison des peuples dans la période religieuse de l’histoire ; et nous venons de voir comment la religion, faisant de Dieu le sujet de la morale, aboutit à la négation de l’humanité.

Or, point d’humanité, point de morale : il ne reste que le symbolisme du culte, l’arbitraire de l’Église et l’ignominie de sa discipline. Et nous pouvons dès à présent comprendre comment la période de religion a dû être la période de l’immoralité.

Sous le paganisme, la religion se bornait à donner caution d’une morale qui n’était définie nulle part ; et faute d’une science des mœurs la société antique a succombé.

Depuis l’établissement du christianisme, la religion s’est efforcée de suppléer par l’office de pénitence cette science toujours ignorée ; et nous sommes témoins que la civilisation s’affaisse de nouveau.

En vain, pour la refaire, jurisconsultes et philosophes, savants et lettrés, mystiques et utilitaires, lui apportent le tribut de leurs veilles, en vain pour séduire les consciences par l’attrait de la rationalité, ils simplifient la théodicée ou la suppriment. Comme ils ne sortent pas du système, comme c’est toujours une Justice divine ou une Justice d’État qu’ils proposent, on ne les écoute pas : ils ennuient.

Le moment ne serait-il pas venu de changer d’hypothèse, de chercher la règle et la garantie des mœurs non plus dans une révélation transcendante, mais dans la considération de nous-mêmes, et, après l’avoir trouvée, de nous résigner à être honnêtes sans motif de religion, ne fût-ce que pour le plaisir de l’honnêteté ?

Ce qui motive ma foi à la Révolution, c’est que je la trouve logique, comme le christianisme le fut à l’heure de son institution, comme le polythéisme l’avait été 2,000 ans avant lui. La Révolution est mieux que logique, elle est vraie. Fondée sur l’expérience de l’histoire, dégagée de tout illuminisme, elle possède tous les caractères de la certitude, la réalité, l’universalité et l’observabilité.

Considérez sa marche, et la manière dont elle a fait

son entrée dans le monde.

XXIX

Après un traitement de dix-huit siècles, le christianisme avait laissé la société dans un état aussi déplorable que celui où il l’avait prise ; on peut même dire que la situation s’était aggravée de tout ce que l’impuissance religieuse prêtait de ténacité au désordre. Ce que le Christ n’a pu faire, quel homme oserait l’entreprendre ?

________________Si Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

Il faut que la conscience humaine soit robuste, vous l’avouerez, pour résister à une si longue déception. Dix-huit siècles, après les vingt du polythéisme gréco-latin, et les cinquante ou soixante des Égyptiens et des Mages !…

Ce n’est pas l’humanité qui a manqué à la foi, se dit la Révolution ; c’est la foi qui a manqué à l’humanité. Cessons d’attribuer plus longtemps à une cause interne l’immoralité qui nous tue : cette cause est autre que nous, elle est accidentelle et externe. Cessons pareillement d’attendre d’une sagesse surhumaine la lumière que notre gouverne réclame : l’homme et la société ne sont pas plus difficiles à pénétrer que la nature.

Et la voilà qui d’emblée met le vice et le crime sur le compte de l’ignorance, de la superstition, de la misère, de la mauvaise économie, des mauvais gouvernements, et qui appelle de la révélation à la Raison.

« Considérant, dit la déclaration du 3 septembre 1791, que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, etc. »

Les déclarations du 24 juin 1793 et de 1848 répètent la même chose. Celles de juillet-août 1789, 15 et 16 février 1793, 5 fructidor an III (26 août 1795) renferment implicitement les mêmes idées. Quant aux constitutions du consulat et de l’empire, quant à la charte de 1814 et à celle de 1830, si elles ne les ont pas reproduites, c’est qu’il ne pouvait leur convenir de faire la critique des gouvernements.

Pour moi, j’avoue que cette façon de procéder me semble décisive autant que rationnelle. A priori, ainsi qu’il résulte de la notion de l’être et de ses modes, il implique contradiction que l’homme et la société ne possèdent pas en eux-mêmes la loi de leurs mœurs (Déf. Ier) ; — à posteriori, l’hypothèse qui attribue au sujet humain la corruption de lui-même, et qui règne, suivant le calcul des Égyptiens et des Orientaux, depuis plus de 8,000 ans, n’a engendré que corruption et hypocrisie. Donc, conclusum est adversus theologos, il faut changer de système.

La source du mal reportée du dedans au dehors, reste à trouver le remède. À qui s’adresse la Révolution ?

Le clergé accusait les révolutionnaires d’athéisme. C’était soulever une question dangereuse, insoluble, et qui faisait perdre de vue la véritable. Comment une assemblée de législateurs formés à l’école de la science et de la philosophie expérimentale eût-elle pu s’engager dans une discussion théologique, dire s’il y avait ou s’il n’y avait pas un Être suprême, quel était cet Être, et quels rapports l’humanité soutenait avec lui ?… La Révolution écarta donc l’idée théologique, mais sans la nier ni l’admettre, et sauf à y revenir ultérieurement, s’il y avait lieu, et sous bénéfice d’inventaire.

C’est ce qui résulte de l’ensemble des déclarations. Celles des 3 septembre 91, 24 juin 93 et 22 août 95 se placent sous l’invocation de l’Être suprême ; mais celles de juillet-août 89, 13 décembre 99, n’en disent mot. Quant aux constitutions de l’empire, de 1814 et 1830, elles se bornent, en salariant le culte, à appliquer le principe de la liberté religieuse, sans faire la moindre mention de la divinité.

Cela même, direz-vous, est de l’athéisme. — Entendons-nous. La Révolution, en écartant avec le péché originel l’hypothèse de Dieu, ne la nie pas en elle-même : interprète du droit social et de la raison scientifique, elle ne se croit pas qualité suffisante pour nier ou affirmer ce qui dépasse la raison et l’expérience. Restant dans la sphère des manifestations humaines, elle se borne à dire que l’idée de Dieu est étrangère à la morale humaine, qu’elle est même nuisible à la morale ; non que Dieu soit mauvais en soi, qu’y a-t-il de mauvais en soi ? mais parce que son intervention dans les affaires de l’humanité n’y produit que du mal, par les conséquences, les abus, les superstitions et le relâchement qu’elle entraîne.

La Révolution était trop sage pour toucher à des idées de cette espèce. Elle savait qu’avant elle tous les fondateurs et réformateurs de sociétés s’étaient attachés, dans l’intérêt de la morale, à épurer l’idée divine. Tel est le Dieu, disait-on, telle sera la société. N’est-ce pas ce que font encore aujourd’hui les religionnaires dissidents, qui, jugeant le Dieu Christ au-dessous de l’époque actuelle, poursuivent une détermination théologique plus en rapport avec la susceptibilité de leur raison et l’étendue de leurs lumières ? La Révolution avait observé au contraire que la qualité ou perfection du sujet divin est chose à peu près insignifiante ; qu’il peut être indifféremment ange, homme, étoile ou phallus, pourvu qu’il obtienne le respect ; que c’est par le respect ou la religion qu’il inspire qu’il exerce son action sur la morale ; et c’est contre la religion en tant qu’élément de moralité que la Révolution se prononçait.

En résumé, la Révolution a positivement entendu affranchir la morale de tout mélange mystique : par là elle s’est radicalement séparée, non-seulement du christianisme, mais de toute religion, passée, présente et à venir. Il faut que la rage de théologiser soit grande, pour que des zélateurs de cette Révolution aient pu y découvrir qu’elle émanait en droite ligne du dogme chrétien !

XXX

L’homme reste donc : à lui de nous fournir le sujet de la Justice, principe, règle et sanction de ses mœurs.

Placé en face de la nature, l’homme, par sa supériorité morale et le déploiement de ses facultés, engendre de lui-même son droit sur les choses ;

Par son activité, il crée son droit à l’exploitation de la terre, dont il fait son domaine, et par le travail son droit à l’appropriation ;

Par sa raison, il crée son droit à la science et à la manifestation de sa pensée ;

Par les affections de son cœur, il crée son droit à la famille et aux affections qui en découlent.

Mais, placé en face de l’homme, quel sera le droit de l’homme ? que peut-il être ? Ce ne sera pas une action, comme celle que l’homme exerce sur les choses et sur les animaux eux-mêmes : une telle action produirait aussitôt le conflit, constaterait le néant du droit.

Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme ne peut être que le droit au respect.

Mais qui déterminera, dans le cœur, ce respect ?

La crainte de Dieu, répond le législateur antique.

L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athées ou non athées.

C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la Justice, hors de l’homme, et conséquemment nier ce principe même, en détruire la condition sine quâ non, l’innéité, l’immanence. Une Justice qui se réduit pour l’homme à l’obéissance sort de la vérité : c’est une fiction.

Que reste-t-il donc, puisque nous ne pouvons nous passer de Justice, puisque cette Justice doit être en nous quelque chose d’immanent et de réel, et que, d’après les manifestations de la conscience universelle et les axiomes de la science (ax. 2, 3, 6), il ne se peut que la Justice ne soit quelque chose ?

Il reste que la Justice soit la première et la plus essentielle de nos facultés ; une faculté souveraine, pour cela même la plus difficile à connaître ; la faculté de sentir et d’affirmer notre dignité, par conséquent de la vouloir et de la défendre, aussi bien en la personne d’autrui qu’en notre propre personne.

Il reste, dis-je, que l’homme soit constitué de telle façon que, nonobstant les passions qui l’agitent et dont sa destinée est de se rendre maître, nonobstant les motifs de sympathie, d’intérêt commun, d’amour, de rivalité, de haine, de vengeance même, qu’il peut avoir vis-à-vis de tel ou tel individu, il éprouve en sa présence, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, un certain respect que son orgueil même ne saurait vaincre.

Sentir et affirmer notre dignité, d’abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d’égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit.

Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice.

XXXI

Sentir son être dans les autres, au point de sacrifier à ce sentiment tout autre intérêt, d’exiger pour autrui le même respect que pour soi-même, et de s’irriter contre l’indigne qui souffre qu’on lui manque, comme si le soin de sa dignité ne le regardait pas seul, une telle faculté semble au premier abord étrange.

En y réfléchissant, nous trouverons que les choses doivent se passer ainsi, que s’il en était autrement nous ne serions plus des natures morales, je prends ici la morale au point de vue de l’individualisme ; nous mentirions à notre dignité, ce qui est contradictoire.

C’est une loi de la création et de la raison que les êtres se distinguent les uns des autres par leurs différences, et réciproquement que l’identité d’attributs implique identité d’essence ; en sorte que, l’essence paraissant surtout dans la généralité, se conservant par la généralité, se définissant d’autant mieux que la généralité est plus nombreuse, les individus que séparent leurs différences se confondent, par l’essence qui leur est commune, en une existence unique.

Or tout homme tend à déterminer et à faire prévaloir son essence, qui est sa dignité (Déf. 5).

Il en résulte que l’essence étant identique et une pour tous les hommes, chacun de nous se sent tout à la fois comme personne et comme collectivité ; que l’injure commise est ressentie par l’offenseur comme par l’offensé, et par la collectivité tout entière ; qu’en conséquence, la protestation est commune : ce qui est précisément la Justice.

Pour me servir du langage théologique, qui consiste à mettre des réalités transcendantes là où la science se borne à mettre des concepts, quand la Justice fait entendre dans notre âme sa voix impérieuse, c’est le verbe, Logos, âme commune de l’humanité, dont chacun de nous est une incarnation et un organe, qui nous appelle et nous somme de le défendre.

L’analyse psychologique nous apporte donc ici son témoignage. Elle démontre, à priori, que la Justice, ou la faculté de sentir notre dignité dans les autres comme en nous-mêmes, par suite la volonté de la défendre, est en nous chose essentielle ; reste à l’expérience à prouver à son tour que c’est chose réelle.

J’essaierai plus tard d’établir directement la réalité de notre faculté juridique : qu’il me suffise quant à présent de rappeler les faits principaux qui rendent cette hypothèse plausible.

XXXII

1. C’est un fait que malgré toutes les iniquités qui la déshonorent la société ne subsiste que par la Justice, que la civilisation ne marche qu’appuyée sur elle, et qu’elle est le principe de tout le bien-être dont jouit notre espèce.

Il y a donc dans l’humanité un principe, une force qui la soutient, qui lui communique la vie. Ce principe, quel qu’il soit, n’est pas un néant (ax. 3).

2. Ce principe ne vient pas, par une sorte d’infusion, d’une essence supérieure à l’humanité, comme le disent les mythes religieux ; il ne peut pas en venir. D’un côté en effet la religion tend à l’avilissement de la dignité humaine, base et objet de la Justice ; elle ne subsiste qu’en raison de cet avilissement. D’autre part le mouvement religieux est inverse du mouvement juridique ; tandis que la foi s’affaiblit graduellement et perd de son influence, l’intelligence du droit et sa pratique se développent, s’emparent de toutes les positions. De quelque manière que nous les envisagions, la religion et la Justice nous apparaissent contradictoires : le rapport qui les unit, et que nous aurons à déterminer, ne saurait être un rapport de causalité.

3. La Justice ne vient pas davantage de l’être collectif humanitaire, du vrai Grand Être, comme le nomme M. Auguste Comte. Elle n’est pas la sympathie, ni la sociabilité, ni le penchant à l’assistance.

D’abord, il en serait de ce naturalisme comme de l’hypothèse transcendantale elle-même : pour la gloire du Grand Être il ravalerait l’individu, il tuerait en lui le sens moral et anéantirait la Justice.

Puis, c’est un fait non moins bien attesté par l’histoire que celui que nous venons de relater à propos de la religion, que le mouvement de la Justice parmi les nations est parallèle à celui de la liberté et inverse du communisme, du gouvernementalisme et de toutes les formules qui tendent à absorber l’initiative personnelle dans la société ou l’État.

Enfin, il est manifeste que la Justice ne peut être rapportée à la sympathie ou sociabilité, sentiment de pur instinct, qu’il est utile et louable de cultiver, mais qui par lui-même loin d’engendrer le respect de la dignité dans l’ennemi, que commande la Justice, l’exclurait énergiquement.

Parmi les espèces animales qui peuplent le globe, il en est plusieurs qui se distinguent par leur sociabilité. L’homme fait-il partie de ces espèces ? Oui et non. On peut le définir tout aussi bien un animal de combat qu’un animal sociable. Ce qui est sûr, au moins, c’est qu’il répugne à l’association telle que la sentent et la pratiquent les bêtes, et qui est le pur communisme. L’homme, être libre par excellence, n’accepte la société qu’à la condition de s’y retrouver libre : condition qui ne peut être obtenue qu’à l’aide d’un sentiment particulier, différent de la sociabilité et supérieur à elle : ce sentiment est la Justice.

Quant à l’assistance, dont le devoir, antérieur à tout droit, constituerait selon M. Oudot la Justice, c’est une vertu de conseil, non de précepte, comme parlent les casuistes ; fort bonne en elle-même, comme la charité dont elle relève, mais tellement étrangère à la Justice, que l’objet de celle-ci est de l’annuler, en la rendant inutile.

La Justice, ne nous lassons pas de le rappeler, est le sentiment de notre dignité en autrui. Or, c’est le propre de notre dignité de nous passer de l’assistance des autres ; conséquemment, de désirer que le prochain se passe de la nôtre, qui plus est de vouloir qu’il s’en abstienne. Le christianisme, qui a conçu l’amour par charité, debitum conjugale, ne pouvait pas manquer de faire aussi de la Justice une dépendance de la charité. En cela il était fidèle à son principe et à son rôle. Mais qui se serait attendu à voir cette théorie, dont notre fierté se révolte, ramassée par des philosophes sortis de la Révolution, et qui se présentent comme ses interprètes ? Et n’est-ce pas chose étrange que les mêmes écrivains qui, pour rendre la Justice plus sacrée à nos yeux, commencent par la rapporter au Ciel, la faisant supérieure à l’homme, la rabaissent ensuite au-dessous de l’homme, en la déduisant des affections de la pure animalité ?

4. Puisque la critique nous a conduits à parler de l’animalité, comparons ce qui se passe dans le cœur de l’homme, lorsqu’il se trouve en relation avec ses semblables, avec ce qu’il éprouve dans ses rapports avec les animaux.

L’homme fait la chasse aux bêtes : c’est une de ses prérogatives. À ces êtres d’ordre inférieur, il tend des pièges ; il use à leur égard de violence et de perfidie ; il les traite en despote, selon son bon plaisir ; il les dépouille, les exploite, les vend, les mange : tout cela sans crime ni remords ; sa conscience n’en murmure point, ni son cœur ni son esprit n’en souffrent ; pour lui, il n’y a pas d’injustice. Et la raison, s’il vous plaît ? La raison est qu’il ne reconnaît pas de dignité aux animaux, ou, pour parler rigoureusement, qu’il ne sent pas sa dignité, si j’ose ainsi dire, dans leur personne.

Il y a pourtant entre l’homme et la bête une certaine sympathie, fondée sur le sentiment confus de la vie universelle, à laquelle tous les êtres vivants participent. De tout temps cette sympathie a fait l’objet des spéculations théologiques et philosophiques ; de tout temps, quelques rêveurs ont cherché à en déduire une je ne sais quelle parenté entre l’homme et le règne animal. On connaît la discipline de Pythagore et des Brahmines, fondée sur le dogme de la métempsycose. Maintenant que la notion du droit et du devoir entre nous autres humains s’est obscurcie, quelques moralistes ont jugé à propos de nous parler de nos devoirs envers les animaux, et je trouve dans la Revue de Paris, 15 juin 1856, un article où le retour de la grande alliance, de l’antique alliance, de la charité universelle, est annoncé comme un des caractères de l’ère nouvelle.

J’en demande pardon à la loi Grammont, ainsi qu’à l’hospitalité orientale pour les chevaux et les ânes : mais je ne puis voir en tout cela qu’un verbiage panthéistique, un des signes les plus déplorables de notre décadence morale et intellectuelle. L’antique alliance, conservée à Singapour, parmi les Arabes et les Turcs, n’est autre chose que l’état primitif et bestial de l’humanité. À mesure que l’homme s’élève, il s’éloigne des bêtes ; et s’il perd ses inclinations de chasseur et de bourreau, en revanche il prend vis-à-vis d’elles les habitudes de l’exploiteur le plus endurci.

Que signifie, je vous le demande, le retour à l’antique alliance, aux sentiments pythagoriques, avec cette immense consommation de laines, de cuirs, de cornes, de bleu de Prusse, de beurre, de fromages, de viande fraîche ou salée ? Notre philozoïe se réduira toujours à la pratique anglaise : Bien nourrir les animaux, les bien soigner, les bien croiser, afin d’en obtenir plus de lait, de graisse, de poil, de viande, et moins d’os, c’est-à-dire afin de les manger. Et de quelque douceur que nous usions à leur égard, ce n’est point, sachons-le bien, par considération de leurs personnes, c’est par souci de notre délicatesse.

C’est tout autre chose vis-à-vis de l’homme, blanc, jaune, rouge ou noir. Pour peu que je prenne avec lui les façons que je me permets avec les brutes, je l’offense, et, ce qui est plus extraordinaire, je m’offense moi-même en l’offensant.

Si je tiens à mon prochain un discours faux je manque à sa dignité, je le trompe ; de plus je manque à la mienne, je mens. Double méfait : par la nature de la Justice, le crime est toujours double.

Si je le fais esclave, que je lui prenne sa femme, son enfant, son bien, si je le tue, je suis tyran, voleur, assassin, adultère. Je sens que je me suis mis au-dessous de l’humanité qui est en lui et en moi, ce qui veut dire que je me reconnais digne de mort.

Que signifie tout cela, si ce n’est qu’entre l’homme et l’homme, outre le sentiment de bienveillance et de fraternité il en est un autre de considération et de respect, qui sort du cercle ordinaire de la sympathie naturelle à tous les êtres vivants, et ne se trouve plus entre l’homme et les animaux ; en autres termes, qu’entre l’homme et la bête, s’il y a lieu quelquefois à affection, il n’existe rien de ce que nous appelons Justice, et que c’est là un des traits qui distinguent tranchément notre espèce, comme la parole, la poésie, la dialectique, l’art ?

XXXIII

La Justice expliquée dans sa cause, séparée de la religion, distinguée de l’amour, reste à voir comment elle intervient pour la constitution de la société.

La Révolution seule a conçu et défini le Contrat social.

À ce mot on se récrie : L’association est spontanée ; il n’y a jamais eu de contrat social. — Non, pas plus qu’il n’y a eu de contrat grammatical. Cela empêche-il que la grammaire ne soit donnée à priori comme charte de la parole, par la nature même de l’esprit ?

Il existe donc un contrat ou constitution de la société, donné à priori par les formes de la conscience, qui sont la liberté, la dignité, la raison, la Justice, et par les rapports de voisinage et d’échange que soutiennent fatalement entre eux les individus. C’est l’acte par lequel des hommes se formant en groupe, déclarent, ipso facto, l’identité et la solidarité de leurs dignités respectives, se reconnaissent réciproquement et au même titre souverains, et se portent l’un pour l’autre garants.

Ainsi la Justice, cette haute prérogative de l’homme, que la Rome païenne avait placée sous la garde de ses dieux, que la Rome chrétienne a fait disparaître dans la sainteté de sa triade, la Justice a pour garantie et sanction la Justice. De sorte que les membres de la société nouvelle, se garantissant les uns les autres, se servent réciproquement de dieux tutélaires et de Providence : conception qui efface tout ce que la raison des peuples avait produit jusqu’alors de plus profond. Jamais pareille glorification n’avait été faite de notre nature, jamais aussi les doctrines de transcendance ne furent plus près de leur fin.

D’après les transcendantalistes, l’homme étant incapable par lui-même d’obéir à la loi et de sacrifier à la Justice son intérêt propre, la religion intervient pour le contraindre au nom de la majesté divine.

Le devoir dans ce système préexiste donc au droit ; pour mieux dire, le devoir, étant la condition de l’homme, ne lui laisse pas de droit.

Le contrat social met à néant cette théologie. Suivant le principe révolutionnaire, l’homme constitué en état de société par la Justice qui lui est immanente n’est plus le même qu’à l’état d’isolement. Sa conscience est autre, son moi est changé. Sans qu’il abandonne la règle du bien-être, il la subordonne à celle du juste, d’autant mieux qu’il découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que par le laps de temps il s’en est fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme. C’est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la probité.

Un ami me remet en dépôt une somme considérable, puis vient à mourir. Personne n’a connaissance du dépôt, dont le propriétaire n’a pas même exigé de reçu. Rendrai-je la somme ?

Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le premier mouvement ne fût de garder. Le défunt n’a que des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu’il n’aimait pas. J’ai lieu de croire que s’il eût prévu sa fin, il m’aurait institué son légataire : sa confiance même m’en est un témoignage. Qui frustrerai-je, d’ailleurs ? des étrangers, à qui cette fortune de hasard arrivera comme tombée du ciel ! Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi ? Qui m’en demandera compte ? Qui en saura rien ?…

Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n’est nullement d’accord avec ma convoitise, qu’une circonstance inattendue peut faire découvrir le secret, qu’alors je suis déshonoré, que ce ne serait même pas un petit embarras d’expliquer une telle richesse, etc.

Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se soulève : je me dis qu’une semblable méditation est déjà une honte ; que si la loi est imparfaite, si la prudence humaine est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres est absurde, si ce concours de circonstances est immoral, en résultat je n’ai pas droit, et que toutes les jouissances de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d’heure de ma propre estime.

Bref, je restitue l’argent.

Vous voyez, s’écrie La Rochefoucauld, que vous avez été honnête homme par égoïsme !….

Entendons-nous : oui, par égoïsme de Justice, ce qui est une contradiction dans les termes, et renverse de fond en comble votre inculpation.

Comment ne pas voir qu’il existe ici un être que la considération de la Justice, le sentiment de sa dignité dans les autres, a dénaturé au point de lui faire prendre parti pour les autres contre lui-même ; que sous cette obsession du droit il s’est formé en lui, au-dessus de sa volonté première, une volonté juridique, que j’appellerai même sur-naturelle, non que je la rapporte à une cause transcendante ou divine, mais parce qu’elle exprime un état nouveau, supérieur à l’état de nature, et qui tend de plus en plus à l’effacer ?

Que l’égoïsme se développe donc dans cette sphère tant qu’il voudra : loin que je me l’impute à crime, je prétends en faire le titre de ma sainteté. Oui, je reculerai devant la dégradation publique, je ferai par respect humain une bonne action ; je pousserai l’hypocrisie jusqu’à recommencer ce rôle, si je puis, tous les jours ; je mettrai mon égoïsme à me créer sans cesse des droits nouveaux à la considération de mes frères ; à force de me livrer à cette égoïste habitude, je m’en ferai une seconde nature ; je me complairai dans mon honorabilité ; je finirai par montrer autant d’allégresse à suivre les suggestions de mon amour-propre sociétaire, que je mettais jadis d’emportement à assouvir mes passions privées : c’est précisément en cela, et rien qu’en cela, que consiste désormais ma vertu.

Dites à présent que mes motifs ne sont pas purs, puisqu’il s’y trouve un intérêt : ce n’est plus qu’une misérable équivoque, indigne d’un homme de sens. La bonne action qui dans le système de la Justice transcendantale devait se rapporter à Dieu, par conséquent à l’égoïsme, vous êtes forcé à cette heure de la rapporter à la pure Justice, immanente dans tous les hommes. Certes, il est pour les œuvres de la Justice une délectation de conscience, comme il est une volupté pour la jouissance des sens. Je ne serais plus moral si je ne ressentais cette délectation. Les théologiens enseignent que l’amour de Dieu dans le ciel est inséparable de la béatitude, qu’il est la béatitude elle-même. C’est justement ce que dit la théorie de l’immanence. Le sacrifice de Justice est inséparable de la félicité ; il est la félicité même, non plus cette félicité égoïste dont la Justice exige le sacrifice ; mais une félicité supérieure, telle que la suppose l’élévation du sujet à la dignité sociale. Que peuvent exiger de plus La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Port-Royal et toute l’Église ?


CHAPITRE VII.

Définition de la Justice.

XXXIV

Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice ; plus tard, nous en constaterons la réalité.

1. L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, et d’affirmer, sous ce rapport, son identité avec lui.

2. La justice est le produit de cette faculté : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.

3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s’affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.

4. Ainsi conçue, la Justice est adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l’homme.

5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.

Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne ; — le devoir, l’obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.

Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû ; exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet, moi ou toi, en qui la dignité est compromise.

6. De l’identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l’égalité devant la Justice.

La modestie est une forme de la Justice, une façon polie de dire que, tout en réservant les droits de notre dignité, nous n’entendons pas nous élever au-dessus de nos semblables et causer aucun préjudice à leur amour-propre. Les anciens avaient un vif sentiment de cette vertu ; leurs biographies, autant que leurs harangues, en offrent de beaux modèles. Chez les chrétiens elle dégénère en affectation d’humilité, elle est fausse.

L’orgueil, l’ambition, la gloire, violent ouvertement la Justice. Elles appellent méfiance, haine, répression : c’est une offense positive et directe à la dignité des autres.

La gloire est cet instinct d’enflure ridiculisé dans la fable de la grenouille et du bœuf. La gloire, dit l’Écriture, ne convient qu’à Dieu, qui seul ne peut pas s’exagérer parce qu’il est infini : Dignus est accipere… gloriam. Elle est aussi haïssable dans la nation que dans l’individu.

XXXV

Quelques observations sur cette définition.

Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : car si la Justice n’est pas innée à l’humanité, si elle lui est supérieure, extérieure, étrangère, il en résulte que la société humaine n’a pas de loi propre, le sujet collectif pas de mœurs ; que l’état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l’immoralité : toutes propositions que dément le sens commun.

Elle énonce un fait, savoir que, s’il n’y a pas toujours et nécessairement communauté d’intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement solidarité de dignité, chose supérieure à l’intérêt.

Elle est pure de tout élément mystique, physiologique. À la place de la religion des dieux, c’est le respect de l’humanité ; au lieu d’une affection animale, d’une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté que la raison a d’elle-même.

Elle est supérieure à l’intérêt.

Je dois respecter, et, si je le puis, faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi lui dois-je ce respect ? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse ? ce sont des accidents extérieurs, précisément ce qu’il y a dans la personne humaine de non-respectable. En considération du respect qu’il me rend à son tour ? non, la Justice est supérieure même à cet intérêt. Elle n’attend pas la réciproque pour agir ; elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l’ennemi, c’est ce qui fait qu’il y a un droit de la guerre ; même chez l’assassin, que nous tuons comme déchu de sa qualité d’homme, c’est ce qui fait qu’il y a un droit pénal.

Ce que je respecte en mon prochain, ce ne sont pas les dons de la nature ou les charmes de la fortune ; ce n’est ni son bœuf, ni son âne, ni sa servante, comme dit le Décalogue ; ce n’est pas même le salut que j’attends de lui en échange du mien : c’est sa qualité d’homme.

La Justice est donc une faculté de l’âme, la première de toutes, celle qui constitue l’être social ; mais elle n’est pas rien qu’une faculté : elle est une idée, un rapport, une équation. Comme faculté elle est susceptible de développement ; c’est ce développement qui constituera, ainsi qu’on le verra plus tard, l’éducation de l’humanité. Comme équation elle ne présente rien de variable, d’arbitraire et d’antinomique ; elle est absolue et immuable comme toute loi, et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C’est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradictoires, deviennent susceptibles de définition et d’ordre.

Il suit de là que la Justice, conçue comme rapport obligatoire en même temps que comme réalité animique, ne peut plus, par la déduction de sa notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à tous les systèmes, religieux ou non-religieux, qui ont prétendu en donner la formule, et ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en accuse la Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un Dieu.

La Justice implique au moins deux termes, unis par le respect commun de leur dignité, divers et rivaux pour tout le reste.

Qu’il me prenne fantaisie de m’adorer : au nom de la Justice je dois pareille adoration à mon prochain, à tous les hommes. Voilà donc autant de dieux que d’adorateurs ; ce qui met la religion à néant, en vertu du principe, Dieu est un ou il n’est pas, Deus unus aut nullus.

Mais ce n’est pas tout : l’homme est un être perfectible, ce qui équivaut à dire toujours imparfait. Il en résulte que le respect que je lui rends ne peut jamais aller jusqu’à l’adoration ; qu’ainsi nous sommes forcément retenus dans la Justice, dont l’exacte définition et la pleine observance met un abîme entre la condition ancienne de l’humanité et la nouvelle.

XXXVI

Cette définition de la Justice est confirmée par toutes les définitions antérieures, incomplètes et partielles, si on les examine séparément, mais reproduisant dans leur ensemble tous les caractères de celle que je propose.


Moïse résume sa loi ; Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même. Au livre de Tobie on lit le fameux précepte : Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; d’où l’on peut inférer que ce précepte faisait partie de la loi, et en exprimait l’esprit.

Moi et le prochain, voilà bien les deux termes de l’équation ; aimer, voilà la réalité animique. Mais ce n’est que de l’amour, et l’amour ne se commande pas. Comment faire ? À l’amour du prochain Moïse donne pour motif l’amour du Seigneur : ce qui détruit la réalité du droit et fonde la Justice sur le vide.

Le Christ a suivi Moïse : comme lui, il pose en première ligne le précepte de l’amour de Dieu, d’où il déduit l’amour du prochain. Mais tandis que Moïse, législateur et juge, part de l’amour pour arriver à la Justice, commande ce qui lui paraît être le plus pour s’assurer ce qu’il considère comme le moins, Jésus, messager d’amour, tendant à remplacer la législation par le sentiment, s’en tient à l’amour, et laisse la Justice à la Synagogue et à César. Ce sera la mort de son Église. Dans l’esprit de l’Évangile, en effet, la charité, la fraternité, la communauté est l’idéal, la Justice un état d’imperfection.


Suivant les Pythagoriciens, la Justice est la réciprocité ou talion. Sur quoi Aristote observe que dans la pratique la réciprocité n’est pas toujours juste, ce qui est matériellement vrai. Un autre défaut de la définition pythagoricienne est de s’arrêter à la surface, et de ne pas remonter jusqu’à l’âme, comme avait fait Moïse.


Aristote dit à son tour : « La justice est cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes… Le Juste est ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. »

La définition d’Aristote fait reparaître l’élément psycholo-gique, omis par l’école de Pythagore. Mais le Péripatétique va de tautologie en tautologie quand, après avoir dit que la Justice est une disposition de la volonté à faire ce qui est juste, il définit le juste ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. Pour comble d’obscurité, il remarque que l’égalité, dans la pratique, n’est pas elle-même toujours juste, non plus que la réciprocité, qu’il serait plus exact de dire la proportion. Par où l’on voit qu’Aristote n’était point arrivé à cette conception supérieure du droit dans laquelle l’égalité, la réciprocité et la proportionnalité deviennent termes identiques. Quant à l’efficacité de la Justice, il n’y compte aucunement. Il dit en propres termes que la multitude ne s’abstient du mal que par la terreur ; que la science ne peut rien sur elle, et que le tout dépend, en dernière analyse, d’une influence divine, sans laquelle l’éducation et la raison sont impuissantes. (Morale à Nicomaque, traduction de Barthélemy Saint-Hilaire.)

Nous avons vu la définition romaine, d’après Ulpien : Justitia est constans ac perpétua voluntas suum cuique tribuere. Elle généralise en deux mots, suum cuique, ce que la définition d’Aristote laissait dans le vague relativement au rapport juridique, tantôt égalitaire ou réciproque, et tantôt proportionnel. Et complétant la définition d’Ulpien par celle de Cicéron, Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, nous voyons que par les mots suum cuique il faut entendre la dignité personnelle, jus ou dignitas.

Mais d’où vient cette volonté ? Est-elle de l’essence de l’âme, déterminée à priori ou par des considérations extérieures ? Cicéron donne à entendre qu’elle a pour cause l’intérêt général. Et la religion romaine, non moins que l’esprit du patriciat, prouvent de reste que le sentiment de la dignité chez le Romain n’allait pas au delà de sa propre personne ; que sa Justice était, si j’ose ainsi dire, incluse à son égoïsme, et n’atteignait le prochain que par des motifs d’intérêt et de religion, qui n’avaient au fond rien d’impératif pour la volonté et rendaient la Justice boiteuse et précaire.


Plus franc que le Romain, le Barbare définit le Droit la raison du plus fort. Or, regardez-y de près : cette définition brutale, dont Lafontaine nous a appris à rire dès l’enfance, n’est autre au fond que celle du préteur : Suum cuique. C’est l’affirmation de la prérogative personnelle, jus, manifestée par la force.

À la raison du plus fort s’oppose la raison du plus habile. Ulysse balance Ajax : Fortisque viri tulit arma disertus. C’est toujours l’affirmation de la dignité personnelle, manifestée par une autre faculté, l’intelligence. Ces définitions ont cela de vrai, qu’elles placent énergiquement le siége de la Justice et du droit dans la personne humaine ; elles marquent le point de départ de la science : elles font le premier pas, et s’arrêtent aussitôt.


Spinoza : Le Droit est la puissance que nous avons sur la nature, et qui est limitée arbitrairement par l’État. — Cela revient à la définition barbare : Le Droit, c’est la force.


Hobbes et Bentham : Le Droit est l’intérêt (jus) que nous avons à une chose. — Fort bien ; mais qui nous garantit la satisfaction de cet intérêt ? Nous sommes intéressés à beaucoup de choses pour lesquelles le sentiment général nous déclare cependant sans droit : d’où vient cela ? Ne serait-ce pas que le Droit implique quelque autre chose qui ne se trouve pas dans l’intérêt ? Cette définition, qui a fait fortune en Angleterre, ruine la Justice, et ne laisse à sa place que le calcul et la licence.


Grotius : Le Droit est la faculté de faire tout ce qui ne rend pas impossible l’état social. — C’est en effet un principe de législation, que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; c’en est un autre que la Justice, si parfois elle froisse l’intérêt particulier, sert toujours l’intérêt général, communi utilitate comparata, dit Cicéron. Mais jamais législateur n’a prétendu que ce fût là toute la Justice. La définition de Grotius revient à celle de Spinoza : elle n’est pas au-dessus de celle des barbares.


Bayle, à l’exemple d’Ulpien, fait de la Justice un sentiment particulier de l’âme humaine, et soutient en conséquence qu’une société d’athées pourrait exister aussi bien et mieux qu’une société de fanatiques. Par là Bayle sépare radicalement l’élément moral de l’élément religieux ; mais il ne creuse pas sa pensée et passe outre.


La philosophie du Dix-huitième siècle a suivi Bayle : elle cherche le principe de la morale, la raison du droit et du devoir, dans la nature humaine, et indépendamment de la sanction divine. Elle est sur le chemin de la vérité, dont le temps seul pouvait amener la complète intelligence.


Gassendi, de même qu’Épicure, Hobbes, Bentham et autres, ramène la Justice à l’égoïsme ; Mandeville, Helvétius, Saint-Lambert, toute l’école sensualiste, se jette dans cette voie. Conséquence fatale où devait aboutir la définition individualiste du préteur : Suum cuique.


Wolf, cité par M. Renouvier : Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être regardée comme comprise dans la série des choses naturelles ordonnées par Dieu, et travaille à faire entrer toi-même et autrui dans ces lois. — Cette maxime est précieuse en ce qu’elle indique d’une part que la Justice doit avoir un caractère, non point égoïste, mais social ; de l’autre en ce qu’elle pose le principe de la justification spontanée et du progrès. Elle pèche en ce qu’elle fait reparaître dans la Justice la notion de Dieu, qui en détruit la réalité.


Bergier : Sa définition est celle de l’Église, irréprochable au point de vue religieux : « Le Droit est ce que tout l’homme peut faire ou exiger des autres en vertu d’une loi. S’il n’y avait point de loi, il n’y aurait point de Droit. Or, c’est la loi divine qui est le fondement, la règle et la mesure de mon droit.


La définition de M. Blot-Lequesne rentre dans la précédente : La Justice est antérieure et supérieure à la race humaine ; c’est la raison de Dieu.


Kant s’efforce de construire la morale, comme la géométrie et la logique, sur une conception à priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont la métaphysique est impuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime imitée de Wolf : Agis en toute chose de manière que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions de Kant est qu’au lieu de définir la Justice, elles en posent le problème. Comment obtenir cet accord des libertés ? en vertu de quel principe ? d’où puis-je savoir que mon action peut ou non servir de règle générale ? Et que m’importe qu’elle en serve ? que me fait cette abstraction ? Aussi Kant, prenant Dieu pour contrefort de la Justice, par là même anéantit la Justice, et livre son système.


Krause et autres : Le Droit est la faculté d’exiger tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de ma destinée. — À merveille ! voilà une définition qui pose nettement la prérogative individuelle, le jus de l’homme et du citoyen. Il n’y manque qu’une chose, c’est de savoir si à la faculté d’exiger, que me décerne Krause, répond chez mes semblables une disposition à obéir. Un autre défaut, non moins capital, existe dans cette définition : elle ne tient pas compte de la prérogative sociale, qui dans certains cas exige le sacrifice de la personnalité. C’est du pur égoïsme.


Hégel distingue entre le droit de nature et le droit social. Le droit de nature est le droit de la force ; le droit social est le sacrifice de ce qu’il y a d’arbitraire et de violent dans le droit naturel : c’est avec la réalisation de la liberté, l’harmonie de l’intérêt privé avec l’intérêt général. — Nous verrons ailleurs que la liberté, suivant Hégel, comme suivant Spinoza, est zéro. Il ne reste donc que, le droit de nature étant la force, et l’homme ne pouvant pas vivre à l’état de nature, la force doit passer à la collectivité, ce qui fait de la Justice ainsi que de la liberté une fiction. Conclusion impie contre laquelle protestent, dans toutes les consciences, la liberté et la Justice.


Lerminier : « La première notion du Droit se produit sous une forme négative et restrictive. L’homme rencontre des êtres qui lui ressemblent. Alors il conçoit qu’il a le devoir de respecter ceux qu’il appelle ses semblables, et qu’il a le droit d’en être respecté lui-même ; qu’entre lui et eux il y a identité, et partant équation de droits et de devoirs. C’est pour l’homme la reconnaissance obligatoire, mais inactive, de sa propre liberté et de celle des autres. » (Philosophie du Droit.)

Cette définition du Droit est certainement une des meilleures. Le principe d’identité, source du respect, y est nettement posé, et tout mysticisme éliminé. Malheureusement, ce respect, comme le dit M. Lerminier, est purement négatif et inactif : c’est de l’étonnement, c’est tout ce qu’on voudra ; ce n’est pas l’effet d’une faculté positive, énergique, hors de laquelle point de Justice, point de salut. Laisse-moi, et je te laisserai : voilà ce qu’est le Droit posé par M. Lerminier. C’est le contraire de ce qu’Ajax dit à Ulysse dans Homère : Enlève-moi, ou que je t’enlève ! qui exprime si bien le droit de la force.

Pour suppléer à cette inactivité du Droit, M. Lerminier fait intervenir un nouveau principe, le principe de sociabilité, qui rapproche les hommes et les fait passer de l’inertie juridique à la solidarité politique et sociale. C’est retomber, par la traverse des affections animales, inférieures à la Justice, dans l’inconvénient du transcendantalisme.La sociabilité de l’homme reçoit de la Justice sa forme et son caractère ; comment pourrait-elle la créer ? Et si elle ne la crée pas, comment cette Justice inerte, même soutenue de l’intérêt général, pourrait-elle tenir contre les réclamations de l’égoïsme ?

Si la Justice n’existe pas tout entière, à priori, dans le cœur de l’homme, elle n’est rien : ni la religion, ni la société, ni l’État ne lui sauraient donner l’énergie, et nous tombons en défaillance.


Jules Simon : Le Droit est la faculté de faire ce que prescrit le Devoir ; ou plus simplement, le Droit c’est le Devoir. — Et qu’est-ce que le Devoir ? — La volonté de Dieu en toutes choses, répond M. Jules Simon. On n’est pas plus orthodoxe. Au reste, il est juste de dire que M. Simon a parfaitement compris que son système détruit la Justice. La Justice pour lui n’existe pas : c’est un sentiment complexe, formé de trois éléments, amour de Dieu, amour du prochain, amour de soi-même, et que soutient l’espérance théologale des récompenses éternelles.


Oudot : Après avoir défini le Droit Direction de la Liberté par l’Intelligence ; puis l’avoir subordonné au Devoir, qu’il définit à son tour : Idée de la direction à donner à la Liberté afin d’arriver à un but dont la perspective lui est montrée comme cause impulsive ou finale, M. Oudot complète sa théorie en définissant la Justice : Accord de l’amour de Dieu et du prochain avec une certaine défiance de l’amour de soi-même. Il est assez difficile de se retrouver dans toutes ces directions, ces accords et ces défiances. Mais il est clair que pour M. Oudot, comme pour M. Jules Simon, Droit et Devoir se confondent avec les idées de besoin, d’instinct, de subordination, c’est-à-dire n’ont pas de réalité propre et sui generis ; que la Justice se confond à son tour avec les affections ordinaires de l’âme, bienveillance, sympathie, amour, sociabilité, qui nous sont communes avec les bêtes ; qu’elle n’a pas plus de réalité propre que le Droit ; qu’enfin ce Droit, ce Devoir et cette Justice étant subordonnés à une sanction surhumaine, qui seule fait de nos besoins, instincts et amours, en certains cas, une chose commandée, et par là nous suggère l’idée de la Justice et du Droit, on peut tenir cette idée, en dehors de la théologie, pour un préjugé de l’entendement, une présomption de l’orgueil et une injure à la Divinité.

Théorie de la chute : produit le plus clair de l’école Normale et de l’école de Droit. Qu’on dise après cela que nous sommes en progrès !


E. de Girardin : Il n’y a qu’un seul Droit au monde, le Droit du plus fort. Le Droit, c’est donc la force. Or, la force est de deux espèces : la force matérielle et la force intellectuelle. La force matérielle, voilà le droit barbare ; la force intellectuelle, voilà le droit civilisé. Changez donc, transformez la force matérielle en force intellectuelle, et vous arriverez à cette formule supérieure : Raisonner, c’est le droit.

Là-dessus M. de Girardin rompt des lances pour prouver l’excellence du régime du raisonnement sur celui de la force. Ce qui en ressort de plus clair est que M. de Girardin proteste contre le droit du plus fort ; qu’il le trouve détestable, inique ; qu’il a en horreur les héros et les brigands, et qu’au lieu de combattre il demande à parlementer. Certes M. de Girardin a raison de se fier à son esprit plus qu’à ses muscles ; mais si je suis le plus fort pourquoi veut-il que je l’écoute ?… Tout ce qu’il peut dire à ce sujet suppose un principe nouveau, autre que la force matérielle et la force intellectuelle, en vertu duquel il me rappelle de la lutte à la raison. Ce principe, il l’entrevoit et le nomme : Le Droit, dit-il, est l’inviolabilité humaine. Mais à l’instant il se rétracte, il nie la Justice obligatoire, qui n’est autre que le sentiment de cette inviolabilité ; il n’admet quant à lui que la Justice réciproque. Réciprocité, réciprocité ! voilà ce qu’il lui faut. Mais la réciprocité, principe théorique des opérations de crédit et d’assurances, n’est toujours qu’un rapport, une formule, une abstraction, qui n’implique nullement en elle-même que le plus fort doive s’y soumettre. La réciprocité en un mot, bien qu’elle soit la forme de la Justice, n’en est pas le principe. Elle reste dans l’idée pure, elle n’atteint pas au réel.


M. de Lourdoueix, adversaire de M. de Girardin, donne à son tour la définition suivante : Le Droit est la ligne la plus courte qui va de la raison de Dieu à la raison de l’homme. Formule imitée de Cicéron : La première loi est la droite raison de Dieu. Ce qui se réduit à dire, en écartant l’image de la ligne droite et la mention de l’Être suprême, que le Droit est la droite raison, ou, en autres termes, que raisonner c’est le Droit, comme l’avait avancé M. de Girardin. Mais il était écrit, dans la raison divine sans doute, que ces deux messieurs, bataillant devant le public, ne pouvaient ni ne devaient s’entendre.

XXXVI

Résumons en quelques lignes toute cette étude.

Le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle.

Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre.

C’est par là que la Justice se distingue de l’amour et de tous les sentiments d’affection, qu’elle est gratuite, antithèse de l’égoïsme, et qu’elle exerce sur nous une contrainte qui prime tous les autres sentiments.

C’est pour cela aussi que chez l’homme primitif, en qui la dignité est brutale et la personnalité absorbante, la Justice prend la forme d’un commandement surnaturel et s’appuie sur la religion.

Mais bientôt, sous l’influence de cet auxiliaire, la Justice se détériore ; contrairement à sa formule, elle devient aristocratique, et arrive dans le christianisme jusqu’à la dégradation de l’humanité. Le respect prétendu de Dieu bannit de partout le respect de l’homme ; et, le respect de l’homme anéanti, la Justice succombe, et la société avec elle.

Vient alors la Révolution, qui ouvre pour l’humanité un âge nouveau. Par elle la Justice, vaguement connue dans la période antérieure, suivie d’instinct, paraît dans la pureté et la plénitude de son idée.

La Justice est absolue, immuable, non susceptible de plus ou de moins. Elle est le mètre inviolable de tous les actes humains.

Supposez une société où la Justice soit primée, de si peu que ce soit, par un autre principe, la religion par exemple ; ou bien dans laquelle tels individus jouissent d’une considération, de si peu qu’on voudra, supérieure à celle des autres : je dis que, la Justice étant virtuellement annulée, il est inévitable que tôt ou tard la société périsse. Si faible que soit la prééminence de la foi et de la féodalité, le jour arrivera où le supérieur exigera le sacrifice de l’inférieur, où par conséquent l’inférieur se révoltera : telle est l’histoire de l’humanité, telle est la Révolution.

Cette évolution de l’idée juridique, dans l’esprit qui la conçoit et dans l’histoire qui la représente, est fatale. S’il existe des créatures raisonnables dans Jupiter, Vénus ou Mars, ces créatures, en vertu de l’identité de leur raison, ont la même notion du Droit que celle qui régit notre humanité.

Et si ces mêmes créatures, avant d’arriver à la pleine et pure notion du Droit, ont dû, comme nous, par la loi de leur organisme et la constitution de leur intelligence, traverser une période préparatoire, pendant laquelle la Justice aura été observée comme un ordre souverain, leur religion, subalternisant la Justice, prononçant en conséquence l’indignité du sujet juridique, doit avoir subi les mêmes phases que la nôtre, et sa dernière formule aura été le christianisme. Le christianisme, comme la Justice, est inhérent à toutes les humanités de l’univers. Soumises à la loi du progrès elles doivent, selon l’activité de leur nature, subir plus ou moins longtemps les oscillations de la foi et de la raison, de la liberté et du despotisme, obtenir leur affranchissement par la même Révolution.

La Révolution a passé sur nous comme un torrent. Son histoire n’est pas faite, sa profession de foi est encore à écrire ; ses amis depuis cinquante ans lui ont fait plus de mal par leur ineptie que ses adversaires. Et pourtant, malgré l’infidélité de ses annalistes, malgré la pauvreté de son enseignement, la Révolution, par la seule vertu de son nom, plus puissant que celui de Jéhovah, entraîne tout. Depuis la prise de la Bastille il ne s’est pas rencontré de pouvoir en France qui ait osé la nier en face, et se poser franchement en contre-révolution. Tous l’ont trahie cependant, même celui de la Terreur, même Robespierre, et surtout Robespierre…. Devant la Révolution l’Église elle-même est forcée de se voiler le visage et de cacher son chagrin. Oseriez-vous, Monseigneur, vous et tout l’épiscopat français, rendre un décret d’abrogation des droits de l’homme et du citoyen ? Je vous en défie.

Il est écrit : Tu ne manqueras pas au respect de ton frère, Turpitudinem fratris tui non revelabis. La voilà, cette loi du respect, principe de toute Justice et de toute morale : vous la trouverez inculquée en vingt endroits du Pentateuque. Moïse a parlé comme l’idolâtre ; le consentement de toute l’antiquité est contre vous. C’est à ce tribunal de la conscience universelle que je vous ajourne, vous et toute l’Église ; à ce tribunal incorruptible, dont vous ne pouvez accepter la juridiction ni la récuser sans vous perdre.