De la division du travail social/Livre I/Chapitre V/IV

Félix Alcan (p. 177-181).
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Livre I, Chapitre V


IV


Voilà donc nombre de variétés criminologiques qui ont progressivement disparu et sans compensation ; car il ne s’en est pas constitué qui fussent absolument nouvelles. Si nous prohibons la mendicité, Athènes punissait l’oisiveté[1]. Il n’est pas de société où les attentats dirigés contre les sentiments nationaux ou contre les institutions nationales aient jamais été tolérés ; la répression semble même en avoir été plus sévère autrefois, et, par conséquent, il y a lieu de croire que les sentiments correspondants se sont affaiblis. Le crime de lèse-majesté, si fertile jadis en applications, tend de plus en plus à disparaître.

Cependant, on a dit parfois que les crimes contre la personne individuelle n’étaient pas reconnus chez les peuples inférieurs ; que même le vol et le meurtre y étaient honorés. M. Lombroso a essayé récemment de reprendre cette thèse. Il a soutenu « que le crime, chez le sauvage, n’est pas une exception, mais la règle générale… qu’il n’y est considéré par personne comme un crime[2]. » Mais, à l’appui de cette affirmation, il ne cite que quelques faits rares et équivoques qu’il interprète sans critique. C’est ainsi qu’il en est réduit à identifier le vol avec la pratique du communisme ou avec le brigandage international[3]. Or, de ce que la propriété est indivise entre tous les membres du groupe, il ne suit pas du tout que le droit au vol soit reconnu ; il ne peut même y avoir vol que dans la mesure où il y a propriété[4]. De même, de ce qu’une société ne trouve pas révoltant le pillage aux dépens des nations voisines, on ne peut pas conclure qu’elle tolère les mêmes pratiques dans ses relations intérieures et ne protège pas ses nationaux les uns contre les autres. Or, c’est l’impunité du brigandage interne qu’il faudrait établir. Il y a, il est vrai, un texte de Diodore et un autre d’Aulu-Gelle[5] qui pourraient faire croire qu’une telle licence a existé dans l’ancienne Égypte. Mais ces textes sont contredits par tout ce que nous savons sur la civilisation égyptienne : « Comment admettre, dit très justement M. Thonissen, la tolérance du vol dans un pays où… les lois prononçaient la peine de mort contre celui qui vivait de gains illicites ; où la simple altération d’un poids ou d’une mesure était punie de la perte des deux mains[6] ? » On peut chercher par voie de conjectures[7] à reconstituer les faits que ces écrivains nous ont inexactement rapportés, mais l’inexactitude de leur récit n’est pas douteuse.

Quant aux homicides dont parle M. Lombroso, ils sont toujours accomplis dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont tantôt des fais de guerre, tantôt des sacrifices religieux ou le résultat du pouvoir absolu qu’exerce soit un despote barbare sur ses sujets, soit un père sur ses enfants. Or, ce qu’il faudrait démontrer, c’est l’absence de toute règle qui, en principe, proscrive le meurtre ; parmi ces exemples particulièrement extraordinaires, il n’en est pas un qui comporte une telle conclusion. Le fait que, dans des conditions spéciales, il est dérogé à cette règle, ne prouve pas qu’elle n’existe pas. Est-ce que, d’ailleurs, de pareilles exceptions ne se rencontrent pas même dans nos sociétés contemporaines ? Est-ce que le général qui envoie un régiment à une mort certaine pour sauver le reste de l’armée agit autrement que le prêtre qui immole une victime pour apaiser le dieu national ? Est-ce qu’on ne tue pas à la guerre ? Est-ce que le mari qui met à mort la femme adultère ne jouit pas, dans certains cas, d’une impunité relative, quand elle n’est pas absolue ? La sympathie dont meurtriers et voleurs sont parfois l’objet n’est pas plus démonstrative. Les individus peuvent admirer le courage de l’homme sans que l’acte soit toléré en principe.

Au reste, la conception qui sert de base à cette doctrine est contradictoire dans les termes. Elle suppose, en effet, que les peuples primitifs sont destitués de toute moralité. Or, du moment que des hommes forment une société, si rudimentaire qu’elle soit, il y a nécessairement des règles qui président à leurs relations et, par conséquent, une morale qui, pour ne pas ressembler à la nôtre, n’en existe pas moins. D’autre part, s’il est une règle commune à toutes ces morales, c’est certainement celle qui prohibe les attentats contre la personne ; car des hommes qui se ressemblent ne peuvent vivre ensemble sans que chacun éprouve pour ses semblables une sympathie qui s’oppose à tout acte de nature à les faire souffrir[8].

Tout ce qu’il y a de vrai dans cette théorie, c’est d’abord que les lois protectrices de la personne laissaient autrefois en dehors de leur action une partie de la population, à savoir les enfants et les esclaves. Ensuite, il est légitime de croire que cette protection est assurée maintenant avec un soin plus jaloux, et par conséquent que les sentiments collectifs qui y correspondent sont devenus plus forts. Mais il n’y a dans ces deux faits rien qui infirme notre conclusion. Si tous les individus qui, à un titre quelconque, font partie de la société, sont aujourd’hui également protégés, cet adoucissement des mœurs est dû, non à l’apparition d’une règle pénale vraiment nouvelle, mais à l’extension d’une règle ancienne. Dès le principe, il était défendu d’attenter à la vie des membres du groupe ; mais cette qualité était refusée aux enfants et aux esclaves. Maintenant que nous ne faisons plus ces distinctions, des actes sont devenus punissables qui n’étaient pas criminels. Mais c’est simplement parce qu’il y a plus de personnes dans la société, et non parce qu’il y a plus de sentiments collectifs. Ce n’est pas eux qui se sont multipliés, mais l’objet auquel ils se rapportent. Si pourtant il y a lieu d’admettre que le respect de la société pour l’individu est devenu plus fort, il ne s’ensuit pas que la région centrale de la conscience commune se soit étendre. Il n’y est pas entré d’éléments nouveaux, puisque de tout temps ce sentiment a existé et de tout temps a eu assez d’énergie pour ne pas tolérer qu’on le froissât. Le seul changement qui se soit produit, c’est qu’un élément ancien est devenu plus intense. Mais ce simple renforcement ne saurait compenser les pertes multiples et graves que nous avons constatées.

Ainsi, dans l’ensemble, la conscience commune compte de moins en moins de sentiments forts et déterminés ; c’est donc que l’intensité moyenne et le degré moyen de détermination des états collectifs vont toujours en diminuant, comme nous l’avions annoncé. Même l’accroissement très restreint que nous venons d’observer ne fait que confirmer ce résultat. Il est, en effet, très remarquable que les seuls sentiments collectifs qui soient devenus plus intenses sont ceux qui ont pour objet, non des choses sociales, mais l’individu. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que la personnalité individuelle soit devenue un élément beaucoup plus important de la vie de la société ; et, pour qu’elle ait pu acquérir cette importance, il ne suffit pas que la conscience personnelle de chacun se soit accrue en valeur absolue, mais encore qu’elle se soit accrue plus que la conscience commune. Il faut qu’elle se soit émancipée du joug de cette dernière et, par conséquent, que celle-ci ait perdu de l’empire et de l’action déterminante qu’elle exerçait dans le principe. En effet, si le rapport entre ces deux termes était resté le même, si l’une et l’autre s’étaient développées en volume et en vitalité dans les mêmes proportions, les sentiments collectifs qui se rapportent à l’individu seraient, eux aussi, restés les mêmes ; surtout ils ne seraient pas les seuls à avoir grandi. Car ils dépendent uniquement de la valeur sociale du facteur individuel, et celle-ci, à son tour, est déterminée, non par le développement absolu de ce facteur, mais par l’étendue relative de la part qui lui revient dans l’ensemble des phénomènes sociaux.

  1. Thonissen, op. cit., 303.
  2. L’homme criminel, tr. fr., p. 36.
  3. « Même chez les peuples civilisés, dit M. Lombroso à l’appui de son dire, la propriété privée fut longue à s’établir. » P. 36, in fine.
  4. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier pour juger de certaines idées des peuples primitifs sur le vol. Là où le communisme est récent, le lien entre la chose et la personne est encore faible, c’est-à-dire que le droit de l’individu sur sa chose n’est pas aussi fort qu’aujourd’hui, ni, par suite, les attentats contre ce droit aussi graves. Ce n’est pas que le vol soit toléré pour autant ; il n’existe pas dans la mesure où la propriété privée n’existe pas.
  5. Diodore, I, 39 ; Aulu-Gelle, Noctes Atticæ, XI, 18.
  6. Thonissen, Études, etc., I, 168,
  7. Les conjectures sont faciles. (V. Thonissen et Tarde, Criminalité p. 40.)
  8. Cette proposition ne contredit pas cette autre, souvent énoncée au cours de ce travail, que, à ce moment de révolution, la personnalité individuelle n’existe pas. Celle qui fait alors défaut, c’est la personnalité psychique et surtout la personnalité psychique supérieure. Mais les individus ont toujours une vie organique distincte, et cela suffit pour donner naissance à cette sympathie, quoiqu’elle devienne plus forte quand la personnalité est plus développée.