De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 7

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 303-316).
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CHAPITRE VII.


Division de l’histoire complette en chroniques, vies et relations. Développement de ces trois parties.


Mais l’histoire complette est de trois espèces, en raison de l’objet qu’elle se propose de représenter ; car ou elle représente quelque partie du temps, ou quelque personnage individuel et digne de mémoire, ou telle action, tel exploit des plus mémorables. On donne, au premier genre, le nom de chronique ; au second, celui de vies ; au troisième, celui de relations. De ces trois différentes espèces, le genre de mérite des chroniques consiste dans leur célébrité et leur authenticité. Celui des vies, dans les exemples et autres fruits qu’on en peut tirer. Enfin celui des relations dépend de la vérité et de la sincérité avec laquelle elles sont écrites ; car les chroniques considèrent les actes publics dans toute leur grandeur. Elles montrent la physionomie extérieure des personnages et cette partie de leur visage qui est tournée vers le public, laissant de côté et passant sous silence tous les légers détails relatifs tant aux choses qu’aux personnes. Mais, comme c’est un artifice propre à la divine sagesse, que de faire dépendre les plus grandes choses des plus petites, il arrive quelquefois que les histoires de cette espèce, à cause de cette grandeur même qu’elles recherchent, étalent plutôt ce que les affaires ont de pompeux et de solemnel, qu’elles n’en indiquent les vrais principes et les textures les plus délicates. Il y a plus : quoiqu’elles ajoutent et mêlent à la narration les causes et les motifs ; néanmoins, toujours à cause de cette même grandeur à laquelle elles se plaisent, elles supposent, dans les actions humaines, plus de prudence et de sérieux, qu’il ne s’y en trouve en effet[1]. Ensorte que telle satyre seroit un tableau plus vrai de la vie humaine, que telle de ces histoires. Au contraire, les vies, pour peu qu’elles soient écrites avec exactitude et avec jugement (car il n’est pas question ici des éloges et autres futiles histoires de cette espèce), comme elles se proposent pour sujet un certain individu ; et que, pour en donner une juste idée, elles sont obligées de mêler et de combiner ensemble ses actions, tant légères que graves, tant petites que grandes, tant privées que publiques, elles présentent sans contredit des narrations plus vives et plus fidelles des choses, et dont on peut, avec plus de sûreté et de succès, tirer des exemples et des modèles. Mais quant aux relations particulières, telles que la guerre du Péloponèse, l’expédition de Cyrus, la conjuration de Catilina, et autres semblables, on a droit d’y exiger plus d’impartialité, de candeur et de sincérité, que dans les histoires complettes des temps ; car lorsqu’il s’agit des premières, on peut, dans le nombre, choisir un sujet commode, limité, et de telle nature qu’on puisse se procurer tous les documens et toute la certitude nécessaire pour le bien traiter. Au lieu que l’histoire des temps, surtout celle d’un temps beaucoup plus ancien que celui de l’écrivain, manque souvent de faits, et qu’on y trouve de grands espaces vides qu’on ne manque guère de remplir à force d’esprit et de conjectures. Néanmoins cela même que nous disons ici de la sincérité des relations, doit être entendu avec exception. Car les choses humaines péchant toujours par quelque côté, et les inconvéniens étant toujours mêlés avec les avantages, ce n’est pas sans raison, il faut l’avouer, qu’on tient pour suspectes les relations de cette espèce, sur-tout celles qu’on publie dans le temps même des événemens rapportés, et qui le plus souvent sont dictées par l’envie et la flatterie. D’une autre part, à côté de cet inconvénient naît le remède ; car ces relations-là mêmes, comme ce n’est pas d’un seul côté qu’on en publie ; mais que, vu les factions et l’esprit de parti qui règnent alors, chaque parti publie les siennes ; ces relations, dis-je, fraient ainsi à la vérité un chemin entre les deux extrêmes. Puis, lorsque les animosités sont attiédies, elles peuvent fournir, à un historien impartial et judicieux, de bons matériaux et une bonne semence pour une histoire plus parfaite.

Quant à ce qui peut manquer dans ces deux genres d’histoire, nul doute que plusieurs histoires particulières (nous parlons de celles qui peuvent exister), que des histoires, dis-je, d’une certaine perfection, ou qui atteignent du moins au degré de la médiocrité, ne nous aient manqué jusqu’ici, au grand préjudice de la gloire et de la réputation des royaumes et des républiques ; mais il seroit trop long de les spécifier en détail. Au reste, abandonnant aux nations étrangères le soin de l’histoire des étrangers, et pour ne point porter un œil curieux dans les affaires d’autrui, je ne puis m’empêcher de me plaindre à Votre Majesté de la bassesse et de la mesquinerie de cette histoire d’Angleterre dont nous sommes en possession, quant au corps de cette histoire prise en entier ; comme aussi de la partialité et du peu de sincérité de l’histoire d’Écosse, du moins quant à l’auteur le plus récent et le plus complet : ces défauts considérés, je pense qu’on exécuteroit un ouvrage bien honorable à Votre Majesté, et fort agréable à la postérité, si, de même que cette isle de la Grande-Bretagne, désormais réunie en une seule monarchie, se transmet elle-même dans son unité, aux siècles suivans ; de même aussi l’on comprenoit dans une seule histoire tous les événemens qui la concernent, et en remontant aux siècles passés ; à peu près comme l’écriture sainte fait marcher de front l’histoire des dix tribus du royaume d’Israël et celle des deux tribus du royaume de Juda ; deux histoires qui sont, pour ainsi dire, jumelles. Que si vous pensez que la masse et la difficulté de cette histoire, assez grande sans doute, empêchent qu’on ne la traite avec exactitude et d’une manière qui réponde à son importance, n’avez-vous pas cette période mémorable et beaucoup plus courte, quant à l’histoire d’Angleterre ; je veux dire, celle qui s’est écoulée depuis la réunion des deux Roses, jusqu’à celle des royaumes ; espace de temps qui, à mon sentiment, renferme un plus grand nombre d’événemens variés et peu communs, qu’on n’en pourroit trouver dans une suite d’un égal nombre de princes, en quelque royaume héréditaire que ce pût être. Cette période commence à l’époque où la couronne fut acquise d’une manière mixte ; savoir, en partie par les armes, en partie par le droit. Car ce fut le fer qui fraya le chemin au trône, et ce fut un mariage qui l’affermit. Survinrent des temps fort analogues à ces commencemens, et semblables à des flots qui, après une grosse tempête, conservent leur volume et leur agitation ; mais sans qu’aucun coup de vent d’une certaine force les soulève de nouveau ; flots dont un pilote, celui de tous vos prédécesseurs qui s’est le plus signalé par sa prudence, a surmonté la violence. Immédiatement après vient un roi, dont les actions, qui témoignoient plus d’impétuosité que de prudence, n’ont pas laissé d’avoir un grand poids dans la balance de l’Europe, et de la faire pencher à droite ou à gauche, selon qu’il se portoit de l’un ou de l’autre côté. C’est aussi sous son règne qu’a commencé cette grande innovation dans l’état ecclésiastique, vrai coup de théâtre tel qu’on en voit peu. Suit un roi mineur. Puis un essai de tyrannie, qui fut à la vérité de courte durée, et comme une sorte de fièvre éphémère ; suivi du règne d’une femme mariée à un roi étranger ; et de celui d’une autre femme encore qui vécut dans la solitude du célibat. Enfin a succédé à tout, cet événement tout à la fois heureux et glorieux ; je veux parler de cette époque où l’isle de la Grande-Bretagne, qui est séparée du reste du monde, s’est réunie avec elle-même : réunion par laquelle cet ancien oracle rendu à Énée, et qui lui montroit dans l’éloignement le repos, en ces termes : cherchez votre antique mère, s’est accompli en faveur de ces deux nations généreuses, les Anglois et les Ecossois, qui désormais sont comprises sous le nom de Grande-Bretagne, leur antique mère, comme un gage et un symbole qui annoncent que nous sommes arrivés à la fin des erreurs et du voyage, et que nous touchons au terme. Ensorte que, de même que les corps très pesans, lorsqu’ils ont été lancés, éprouvent certaines trépidations avant de se poser et de s’arrêter tout-à-fait ; de même il paroît probable que la divine providence voulut que cette monarchie, avant qu’elle eût été affermie, et qu’elle reposât tout-à-fait en la personne de Votre Majesté et dans sa royale lignée, dans laquelle nous nous flattons qu’elle est établie pour jamais ; que cette monarchie, dis-je, éprouvât ces révolutions et ces vicissitudes si fréquentes, comme autant de préludes de sa stabilité.

Quand je tourne mes réflexions vers les vies particulières, je ne laisse pas d’être étonné que notre temps connoisse si peu ses biens, en voyant qu’on prend si peu la peine d’écrire la vie de ceux qui se sont distingués dans notre siècle. Car, quoique les rois et ceux qui jouissent de la puissance absolue, ne puissent être qu’en petit nombre, et que les citoyens distingués dans les républiques, la plupart étant déjà changées en monarchies, ne soient pas non plus en fort grand nombre ; néanmoins il y a eu, même sous des rois, assez d’hommes illustres qui méritoient quelque chose de plus qu’une réputation vague et incertaine, ou que d’arides et maigres éloges. En effet, il existe à ce sujet une fiction dont un de nos poëtes les plus modernes a enrichi une fable ancienne, et qui n’est pas sans élégance. À l’extrémité du fil des Parques, dit-il, est suspendue une médaille, ou une pièce de métal précieux, sur laquelle est gravé le nom de chaque défunt. Le temps emprunte les ciseaux d’Atropos, coupe le fil, enlève la médaille ; puis les emportant toutes avec lui, il les tire de son sein et les jette dans le fleuve Léthé. Autour de ce fleuve voltigent une infinité d’oiseaux, qui saisissent ces médailles à leur chûte ; puis les tenant quelque temps dans leur bec, et les promenant çà et là, les laissent tomber par mégarde dans le fleuve. Mais parmi ces oiseaux, il est quelques cygnes qui saisissent telle de ces médailles, avec le nom qui s’y trouve gravé, et la porte aussi-tôt dans un certain temple consacré à l’immortalité. Voilà ce que dit le poëte. Mais on peut dire que de notre temps ces cygnes-là sont bien rares : or, quoique la plupart des hommes, plus mortels par leurs soins et leurs passions que par leurs corps, se soucient peu de la mémoire de leur nom, regardant la gloire comme une sorte de vent et de fumée. Âmes, qui ne sentent pas le besoin de se faire un grand nom. Néanmoins cette philosophie et cette sévérité dont ils se targuent n’a d’autre source que celle-ci. Nous ne commençons à mépriser les louanges qu’au moment où nous cessons de faire des choses louables. Mais une telle manière de penser, ne forme point à nos yeux un préjugé contre ce jugement de Salomon : la mémoire des justes est accompagnée d’éloges, mais le nom des impies tombera en pourriture comme leurs corps. L’un fleurit perpétuellement ; l’autre, ou tombe aussi-tôt dans l’oubli, ou exhale, en se dissolvant, une odeur infecte. C’est pourquoi, par ce style, et par cette formule dont on use avec tant de raison en parlant des morts : d’heureuse mémoire, de précieuse mémoire, de bonne mémoire, nous semblons reconnoître ce que Cicéron a avancé, l’ayant emprunté de Démosthènes, que la seule fortune des morts est la bonne réputation ; genre de possession (je ne puis m’empêcher de l’observer) qui, de notre temps, est le plus souvent fort mal cultivé et que la négligence des hommes a laissé en jachère. Quant aux relations, il seroit tout-à-fait à souhaiter qu’on s’en occupât beaucoup plus qu’on ne le fait ordinairement ; car il n’est point d’action un peu illustre qui ne trouve à portée quelqu’une des meilleures plumes qui pourroit s’en emparer et prendre peine à l’écrire. Mais l’homme, capable d’écrire une histoire complette, d’une manière qui réponde à son importance, faisant partie d’un bien petit nombre (comme on le voit assez par le petit nombre des historiens même médiocres) ; si du moins les actions particulières, dans le temps même où elles se sont passées, étoient consignées dans quelqu’écrit supportable, on pourroit espérer qu’il s’éleveroit tôt ou tard des écrivains qui, à l’aide de ces relations, pourroient composer une histoire complette. Elles seroient une sorte de pépinière dont on pourroit, au besoin, tirer de quoi planter un jardin ample et magnifique.

  1. Si l’on en veut croire les discours de la plupart des hommes, ce sont toujours de grandes et importantes raisons qui sont les vrais mobiles de leurs actions ; mais si l’on en croit ses yeux et la triste expérience, ce sont presque toujours de petits motifs qui les déterminent : les premiers, ne sont que la draperie ; et les derniers, le nud, l’homme même.