De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 3/Partie 2/Chapitre 11

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE XI


DES EFFETS PARTICULIERS QUE PRODUIT L’AMOUR DES JOUISSANCES MATÉRIELLES DANS LES SIÈCLES DÉMOCRATIQUES.


On pourrait croire, d’après ce qui précède, que l’amour des jouissances matérielles doit entraîner sans cesse les Américains vers le désordre des mœurs, troubler les familles et compromettre enfin le sort de la société même.

Mais il n’en est point ainsi : la passion des jouissances matérielles produit dans le sein des démocraties d’autres effets que chez les peuples aristocratiques.

Il arrive quelquefois que la lassitude des affaires, l’excès des richesses, la ruine des croyances, la décadence de l’État, détournent peu à peu vers les seules jouissances matérielles le cœur d’une aristocratie. D’autres fois, la puissance du prince ou la faiblesse du peuple, sans ravir aux nobles leur fortune, les force à s’écarter du pouvoir, et, leur fermant la voie aux grandes entreprises, les abandonnent à l’inquiétude de leurs désirs ; ils retombent alors pesamment sur eux-mêmes, et ils cherchent dans les jouissances du corps l’oubli de leur grandeur passée.

Lorsque les membres d’un corps aristocratique se tournent ainsi exclusivement vers l’amour des jouissances matérielles, ils rassemblent d’ordinaire de ce seul côté toute l’énergie que leur a donnée la longue habitude du pouvoir.

À de tels hommes la recherche du bien-être ne suffit pas ; il leur faut une dépravation somptueuse et une corruption éclatante. Ils rendent un culte magnifique à la matière, et ils semblent à l’envi vouloir exceller dans l’art de s’abrutir.

Plus une aristocratie aura été forte, glorieuse et libre, plus alors elle se montrera dépravée, et, quelle qu’ait été la splendeur de ses vertus, j’ose prédire qu’elle sera toujours surpassée par l’éclat de ses vices.

Le goût des jouissances matérielles ne porte point les peuples démocratiques à de pareils excès. L’amour du bien-être s’y montre une passion tenace, exclusive, universelle, mais contenue. Il n’est pas question d’y bâtir de vastes palais, d’y vaincre ou d’y tromper la nature, d’épuiser l’univers pour mieux assouvir les passions d’un homme ; il s’agit d’ajouter quelques toises à ses champs, de planter un verger, d’agrandir une demeure, de rendre à chaque instant la vie plus aisée et plus commode, de prévenir la gêne, et de satisfaire les moindres besoins sans efforts et presque sans frais. Ces objets sont petits, mais l’âme s’y attache : elle les considère tous les jours et de fort près ; ils finissent par lui cacher le reste du monde, et ils viennent quelquefois se placer entre elle et Dieu.

Ceci, dira-t-on, ne saurait s’appliquer qu’à ceux d’entre les citoyens dont la fortune est médiocre ; les riches montreront des goûts analogues à ceux qu’ils faisaient voir dans les siècles d’aristocratie. Je le conteste.

En fait de jouissances matérielles, les plus opulents citoyens d’une démocratie ne montreront pas des goûts fort différents de ceux du peuple, soit que, étant sortis du sein du peuple, ils les partagent réellement, soit qu’ils croient devoir s’y soumettre. Dans les sociétés démocratiques, la sensualité du public a pris une certaine allure modérée et tranquille, à laquelle toutes les âmes sont tenues de se conformer. Il y est aussi difficile d’échapper à la règle commune par ses vices que par ses vertus.

Les riches qui vivent au milieu des nations démocratiques visent donc à la satisfaction de leurs moindres besoins plutôt qu’à des jouissances extraordinaires ; ils contentent une multitude de petits désirs, et ne se livrent à aucune grande passion désordonnée. Ils tombent ainsi dans la mollesse plutôt que dans la débauche.

Ce goût particulier que les hommes des siècles démocratiques conçoivent pour les jouissances matérielles n’est point naturellement opposé à l’ordre ; au contraire, il a souvent besoin de l’ordre pour se satisfaire. Il n’est pas non plus ennemi de la régularité des mœurs ; car les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l’industrie. Souvent même il vient à se combiner avec une sorte de moralité religieuse ; on veut être le mieux possible en ce monde, sans renoncer aux chances de l’autre.

Parmi les biens matériels, il en est dont la possession est criminelle ; on a soin de s’en abstenir. Il y en a d’autres dont la religion et la morale permettent l’usage ; à ceux-là on livre sans réserve son cœur, son imagination, sa vie, et l’on perd de vue, en s’efforçant de les saisir, ces biens plus précieux qui font la gloire et la grandeur de l’espèce humaine.

Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues ; c’est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises.

Ainsi, il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts.