De la crise actuelle de la philosophie hégélienne

De la crise actuelle de la philosophie hégélienne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 238-268).

DE LA CRISE ACTUELLE


DE LA


PHILOSOPHIE HEGELIENNE.




LES PARTIS EXTRÊMES EN ALLEMAGNE.




I. Deux ans à Paris (Zwei Jahre in Paris), par M. Arnold Rage. — Leipzig, 1846.
II. L’Individu et sa propriété (Der Einzige und sein Eigenthum), par M. Max Stirner. — Leipzig, 1846.


« Qu’est-ce donc qui m’entraîne loin de ces belles vallées ? N’est-ce pas ici un sol classique ? N’est-ce pas ici que Napoléon a vaincu encore une fois la coalition des barbares ? Les philistins de ce pays ne sont-ils pas doux, humains, presque aimables ? Ne suis-je pas dans une contrée libre de l’influence prussienne, et la liberté de la presse n’est-elle pas inscrite dans ses lois ? C’est précisément tout cela qui me fait fuir… Oui, je fuis, pourquoi ne pas l’avouer ? Un joug insupportable pèse ici sur moi. J’en veux à cette magnifique nature, qui a porté une telle race ; je sens mon cœur se rétrécir à voir ces hommes (sont-ce des hommes ?) qui ont vendu leur ame et n’ont gardé que leur ventre, qui ne font rien comme des êtres animés, qui ont assisté depuis trente ans, insensibles comme des momies, au mouvement agité du siècle, qui ne craignent pas l’oreille de Denys parce qu’ils n’ont rien à dire que Denys ne puisse entendre, et qui dressent plutôt les oreilles vers le tyran pour savoir ce qu’ils doivent répéter. Tous les peuples rajeunissent par leurs luttes intérieures ; il n’y a que le nôtre qui devienne toujours plus lâche, dont la tête soit toujours plus, faible et le cœur plus étroit. Cette race inepte, qui, à toutes les époques, a poursuivi ses libérateurs, ne s’est évanouie ni devant le Suédois ni devant le Corse. La voilà de nouveau avec son odieux bagage. La vieille Allemagne pèse comme un pic des Alpes sur toute poitrine libre. Fuyons ! fuyons ! »

Le fugitif qui jette à son pays cet adieu plein de colère est un écrivain sérieux, qui a joué un rôle important dans le travail philosophique de l’Allemagne contemporaine. Il a été un des plus dévoués disciples de Hegel. Il est encore aujourd’hui, pour un instant, le chef (s’il y en a un j de la tumultueuse phalange qui a prétendu appliquer avec une résolution inflexible les doctrines du maître, et qui, dans les transformations de l’école hégélienne, s’est appelée fièrement la Montagne. Cette direction pourtant, qu’il avait conquise par son ardente témérité et un talent incontestable ; il s’aperçoit qu’il va la perdre ; des révolutionnaires plus hardis lui marcheront demain sur le corps. Poursuivi par le pouvoir, menacé par ses successeurs, il ne se possède plus. Cette impétuosité, qui faisait sa force quand il menait un parti, se retourne aujourd’hui contre lui-même et l’aveugle. Il semble qu’un vertige se soit emparé de ce fier dictateur d’un jour. La transformation des doctrines de Hegel a été si rapide entre les mains des jeunes novateurs, cette haute métaphysique a été si étrangement remaniée, défigurée, bouleversée de fond en comble, qu’il ne sait plus où en est sa propre pensée. Le voilà qui s’embarrasse et se perd au milieu de ses principes de la veille. Lesquels faut-il garder ? lesquels rejeter ? Il l’ignore. La nouvelle école hégélienne se trouble avec lui ; c’en est fait, elle est comme frappée de folie. Or, ces tristes mémoires, ce douloureux testament de M. Arnold Ruge, Deux années à Paris, expriment avec une nudité effrayante la crise de cette philosophie et la situation désespérée de l’auteur. Deux sentimens l’animent, le découragement et la haine, une déception amère et une colère sauvage. Jamais l’Allemagne, qui devait, selon Hegel, proclamer le verbe de l’avenir, n’a été plus rudement, plus cruellement flagellée que dans ce livre écrit par un de ses tribuns. Çà et là cependant éclatent encore la pensée élevée, le langage vigoureux de l’habile écrivain, et je ne sais vraiment s’il faut s’en réjouir, car n’est-ce pas une nouvelle douleur de voir ainsi tant de bonnes qualités perdues par la haine, tant de mérite employé à se calomnier soi-même, et l’auteur injurier avec un tel mépris cette langue qu’il parle si bien, cette science de Hegel dont il a été un des jeunes maîtres, cette patrie enfin, cette mère patrie qu’on a le droit d’avertir, mais qu’il n’est jamais permis d’outrager ?

Tandis qu’il déraisonne avec passion (ce sera un jour son excuse), l’extrémité gauche de l’école commence à divaguer de son côté avec un sang-froid lugubre, avec une logique de glace. Il n’est pas question des doctrines de Strauss, ce girondin resté depuis long-temps en arrière ; il ne s’agit pas même de Bruno Bauer et de Feuerbach, fougueux et subtils tribuns qu’il semblait impossible de dépasser : Bruno Bauer et Feuerbach sont convaincus aujourd’hui de superstition et de pusillanimité. En vain ont-ils prêché ouvertement l’athéisme, ce ne sont plus que des modérés, des esprits timides, accusés d’enchaîner encore l’humanité dans des liens qui lui pèsent. Aujourd’hui, le dernier terme de l’audace a été atteint, et la foi définitive de la révolution philosophique est trouvée ; le docteur à qui appartient cette découverte s’appelle Max Stirner. Feuerbach avait conservé une dernière croyance, il croyait au genre humain ; s’il anéantissait la Divinité, il la remplaçait par l’homme ; homo homini Deus, c’était là son Credo. Or, ce symbole est trop tyrannique encore ; il faut effacer l’ombre même de la Divinité, d’une divinité extérieure, étrangère à l’individu, et qui pourrait lui imposer un devoir, lui demander un sacrifice. Renversons cette dernière idole, cessons de croire au genre humain ; en dehors de l’individu rien n’existe ; homo sibi Deus, pas un mot de plus, voilà l’exacte et suprême formule de la vérité. Tout cela est discuté logiquement, logiquement exposé, avec une intrépidité cynique et une froide résolution qui épouvantent. Spectacle vraiment sinistre qui veut être examiné de près, car c’est là désormais la crise où se débat l’école hégélienne, et cette situation s’exprime dans ces deux hommes avec une netteté singulière : celui-ci irrité, passionné, sincère dans son aveugle emportement ; celui-là froid, hautain, logicien sans entrailles, sûr de sa triste victoire, et qui régnera demain sur les ruines de toute une école !

On doit toujours s’enquérir avidement de ce que devient une puissante école philosophique, et les destinées du système de Hegel ont un droit sérieux à notre attention ; ce qui me touche le plus cependant, c’est l’intérêt inattendu, c’est l’importance décisive que ce sujet emprunte à la situation actuelle. L’ouverture des états-généraux de Berlin, l’attitude bizarre du monarque en face des députés du peuple, le discours extraordinaire qui a expliqué les lettres patentes du 3 février, la direction donnée aux débats, tous ces faits sont graves et ne peuvent exercer une médiocre influence sur les partis extrêmes. Personne n’ignore quelles sont en Allemagne les relations de la philosophie et de la politique, combien elles se tiennent et se pénètrent mutuellement. Si l’Allemagne a été, depuis une dizaine d’années, un ardent foyer de doctrines ténébreuses et de passions anti-sociales, si la philosophie est descendue des idéales régions pour abaisser la raison dans un matérialisme éhonté, ce n’est pas la science toute seule qui est responsable de ces folies ; j’en accuserai plutôt la politique. Le contraste était trop douloureux entre l’exaltation des intelligences émancipées et l’entêtement des royautés absolues. La pensée étouffait ; elle fut frappée de délire. Je ne saurais expliquer autrement les extravagances grossières, les brutales violences philosophiques qui ont affligé le pays de Leibnitz et de Kant. Ces violences ne sont pas terminées, elles durent encore, elles dureront aussi long-temps que les abus d’où elles sont nées. Le meilleur moyen d’arrêter les théories perverses qui s’emportent dans l’ombre, c’est de donner aux esprits la complète lumière de la vie publique. Si l’on ne régularise une société où s’agitent tant de mouvemens divers, si l’on n’ouvre les issues, si l’on ne trace les voies, si enfin l’on ne fait pas toute sa part à l’esprit nouveau, ne vous étonnez pas que son exaltation, devenue fiévreuse, aboutisse à des fureurs inouies. Qu’on y réfléchisse bien : les plus généreuses natures succomberont quelquefois aux atteintes du fléau. Comme elles auront senti plus vivement le contraste que je viens de signaler et l’oppression de la pensée publique, elles seront plus facilement aussi entraînées vers ces doctrines abominables qui sont comme le désespoir de l’intelligence. On ne sait pas assez combien de forces actives sont perdues pour l’Allemagne ; nous voudrions en signaler quelques exemples et faire soupçonner la grandeur du mal. Ne sera-ce pas montrer, par des argumens terribles, l’urgence de ces réformes politiques sans cesse promises et sans cesse ajournées ? Qu’on veuille donc bien nous pardonner la nudité de ce tableau. Il ne s’agit pas seulement ici de dénoncer des aberrations trop humiliantes pour la dignité de la philosophie ; c’est l’intérêt même des gouvernemens de l’Allemagne, de la Prusse particulièrement, qui est en cause, et c’est à eux qu’il faut demander, au nom de la science et de la liberté, si une situation qui engendre de telles misères n’est pas condamnée sans retour.


I.

Quand M. Arnold Ruge quitta l’Allemagne en lui jetant la malédiction irritée que je traduisais tout à l’heure, c’est en France qu’il chercha un refuge pour sa libre pensée. Écrivain généreux, fondateur d’un journal qui a rendu de véritables services à l’esprit public, M. Ruge aimait passionnément sa patrie. Les Annales de Halle, et plus tard les Annales allemandes, ont leur place marquée dans l’histoire littéraire et politique de l’Allemagne contemporaine. J’ai eu plus d’une fois l’occasion d’en parler ici, et j’ai signalé avec empressement les mérites sérieux de cette brillante publication. Pendant près de cinq ans, de 1838 à 1843, le recueil de M. Arnold Ruge a occupé le premier rang dans la presse allemande. Il représentait avec un éclat juvénile les désirs de la génération nouvelle ; il osait harceler à la fois et la science paresseuse des universités et l’inspiration endormie de la poésie régnante ; de tous les côtés, il réveillait la vieille Allemagne, et devenait enfin ce que fut chez nous le Globe dans la dernière période de la restauration. Ce fut là du moins sa gloire au commencement de cette rapide campagne. Bientôt cependant cet esprit de suite, cette fermeté régulière, qui sont encore si rares en Allemagne, firent peu à peu défaut aux ardens écrivains des Annales de Halle. En haine de la réaction qu’ils combattaient, les jeunes défenseurs de la liberté renièrent les principes dont ils avaient le plus besoin. La vieille Allemagne était spiritualiste, et son spiritualisme excessif, en lui inspirant le dédain de la vie active, la rendait égoïste et incapable d’un progrès sérieux. Il fallait rajeunir le spiritualisme, l’associer aux idées nouvelles de réforme et de liberté ; quoi de plus naturel d’ailleurs et de plus légitime ? Mais non ; les Annales de Halle eurent recours à l’erreur contraire. Il semble que, dans leur colère insensée, les jeunes démocrates ne voulussent avoir rien de commun avec l’ennemi, et qu’ils jetassent leurs armes, aimant mieux combattre tout nus. Rien de plus nu en effet, rien de plus tristement misérable que l’esprit de leur polémique pendant la seconde période de la guerre. Ce recueil si brillant devint un refuge où les erreurs les plus antipathiques au génie de l’Allemagne se donnèrent rendez-vous. Un des amis de M. Ruge, son collaborateur le plus méritant, M. Echtermeyer, venait de se séparer de lui, et depuis cette séparation le mal croissait chaque jour. Tantôt je ne sais quel panthéisme subtil dans ses formes et grossier dans ses résultats, tantôt le matérialisme le plus sec, voilà quelle fut bientôt la philosophie des Annales de Halle. Remarquez, en outre, que tout cela était prêché avec une autorité dictatoriale et comme par une bande de terroristes. On comprend que la faveur publique dut s’éloigner promptement. Quand M. Ruge fut chassé de la Prusse, cette brutale mesure n’indigna personne ; deux ans plus tôt, l’expulsion de l’éloquent publiciste n’eût pas été possible. Les Annales de Halle se reconstituèrent en Saxe (juillet 1841), et prirent le nom d’Annales allemandes ; du reste, le journal persistait résolûment dans la fausse voie où il se perdait. Inquiété sans cesse par la censure, le recueil de M. Arnold Ruge ne fut pas plus heureux que sous l’administration prussienne, et deux ans ne s’écoulèrent pas avant qu’il fût suspendu par l’autorité. M. Ruge crut qu’une pétition à la chambre des députés de Saxe réveillerait le zèle de ses amis. Vain espoir ! sa pétition, qui, trois ans plus tôt, aurait excité -des sympathies si nombreuses, ne trouva pas un défenseur. On voulait bien s’intéresser à l’ardent écrivain ; mais comment prêter assistance à ces doctrines détestables, à cet athéisme cynique, dont les Annales allemandes étaient désormais le rempart ? C’est alors que M. Ruge, désespérant de son peuple et de ses amis, commença de maudire cette patrie pour laquelle son ame, aujourd’hui égarée, avait livré jadis tant de généreuses batailles. Il partit, secouant la poussière de ses pieds, ne voulant rien emporter de cette terre sans courage ; il partit le cœur gonflé, l’esprit plein de haine, et demanda un asile à la France.

Dans de telles dispositions, les éloges que nous prodiguera M. Ruge seront-ils bien sérieux ? Devons-nous lui être très reconnaissans de ce subit enthousiasme ? Certes, nous désirons l’amitié de l’Allemagne, et nous pensons qu’une grande victoire sera remportée pour la liberté du monde le jour où des haines surannées ne troubleront plus l’intelligence de nos voisins. Chaque pas qui nous rapproche est une conquête. Tout écrivain qui combattra les odieuses absurdités du teutonisme, les détestables colères de M. Menzel, les emphatiques niaiseries de M. Léo, tout écrivain, tout publiciste, tout poète qui effacera, par les moyens qui lui sont propres, cette inimitié impie, aura droit à la reconnaissance des deux peuples et servira la liberté européenne. Une condition pourtant est nécessaire pour que cette tâche soit bien remplie : c’est que l’Allemagne conserve son esprit, comme nous voulons conserver le nôtre. Une amitié féconde n’est possible qu’entre des esprits à la fois unis et contraires. Il s’agit d’allier des forces différentes qui se complètent. Si vous supprimez l’une d’elles, pensez-vous faire à l’autre un présent bien précieux ? Qui se réjouira de voir M. Arnold Ruge se jeter dans les bras de la France, en prononçant des paroles de haine contre son pays ? Ce n’est pas l’Allemagne qui parle ici, ce n’est pas un parti ; c’est un homme, c’est un esprit irrité, un esprit dont l’imprudente colère fera plus de mal que de bien à la cause de l’union des deux pays et réveillera les vieilles rancunes. Certes, en toute autre circonstance, nous serions heureux d’entendre cette généreuse glorification de notre génie : « Voici le chemin de la France, le seuil d’un monde inconnu. A la fin de notre voyage, nous trouverons la grande vallée de Paris, le berceau de l’Europe à venir, la vaste chaudière merveilleuse dans laquelle bout l’histoire du monde. » Et plus loin, et sans cesse : « Paris est à nous… Paris appartient au monde. C’est ici que nous remportons nos victoires, ici que nous subissons nos défaites. » Ces paroles enthousiastes seraient un symptôme heureux, à une condition, je le répète, c’est qu’elles partissent d’un cœur allemand. Or, il faut bien le dire, M. Ruge avait renié son pays quand il écrivait ces lignes ; et ce qu’il y a de plus triste, c’est que ce jugement, si dur qu’il soit, ne le blessera pas. M. Ruge se réjouira d’avoir été compris, il s’applaudira d’avoir dépouillé son caractère et de n’avoir plus rien d’allemand, ni dans l’ame ni sur les lèvres. Pour nous, malgré notre fierté naïve, cet enthousiasme factice nous embarrasse un peu. Quand nous songeons aux motifs qui poussent le fougueux publiciste et à la haine fiévreuse dont ce langage est empreint, nous nous tenons sur nos gardes. S’il faut tout avouer enfin, ce don qu’il nous fait de lui-même nous inquiète et nous épouvante.

Une réflexion pourtant devrait nous rassurer. M. Arnold Ruge est un écrivain de l’école hégélienne, c’est-à-dire une intelligence très germanique. Il a beau se révolter contre son pays, il en conservera bien quelque marque ineffaçable. Cet homme que nous gagnons à nos idées n’aura pas perdu pour cela l’originalité native de sa race, il nous apportera autre chose qu’une maladroite contrefaçon de notre esprit. Hegel a tellement exalté sa patrie, il a donné aux peuples du Nord un sentiment si enthousiaste de leur mission dans le monde, qu’un disciple de cette grande école ne peut oublier long-temps les dogmes du maître. Ne se souviendra-t-il pas que Hegel, dans sa Philosophie de l’histoire, divise la vie du genre humain en trois grandes périodes, et qu’après l’époque orientale, après l’époque grecque et romaine, arrivé aux premiers siècles de notre ère, il donne fièrement le nom de germanique à cette période qui est chrétienne avant toute chose ? Lorsque Hegel exprimait son enthousiasme pour la race allemande, il semblait parfois le prêtre d’une religion ; il comparait son peuple à ces habitans de Samothrace qui étaient investis du sacerdoce suprême, ou à la famille des Eumolpides qui avait la garde des mystères d’Éleusis. Le disciple d’une philosophie qui a proclamé en termes si magnifiques la mission de l’Allemagne reniera-t-il toujours sa devise et son blason ? Le pays de Luther et de Frédéric-le-Grand, de Goethe et de Hegel, occupe une place trop considérable dans la civilisation européenne pour qu’un de ses enfans persiste à n’en pas tenir compte. Voilà ce que nous pensions en voyant l’impétueux écrivain obéir si vite à ses rancunes. Nous avions tort le souvenir des doctrines de son maître ne l’arrêtera pas ; il supprimera d’un trait de plume toute cette partie du système de Hegd, et l’Allemagne sera rayée de la carte. « Depuis Athènes et Rome, dit M. Ruge, l’histoire des hommes n’a été que l’histoire de leurs absurdités, et la nouvelle phase de l’humanité régénérée est bien jeune encore. Elle commence avec la révolution française, car alors seulement on s’est rappelé qu’il y a eu jadis dans le monde des héros, des républicains et des hommes libres. »,Le XVIIIe siècle ne croyait pas qu’il y eût dans l’histoire entière plus de quatre époques importantes Périclès, Auguste, Léon X, Louis XIV, étaient les maîtres de ces périodes privilégiées. Au contraire, un mérite sérieux de notre temps, c’est l’impartialité de son esprit. Nous ne dédaignons plus, nous ne maudissons plus. Le genre humain a été absous à ses âges divers, dans ses œuvres les plus opposées, et, si le grand dogme de la fraternité humaine et de la solidarité de tous les temps doit se réaliser un jour, ce sera la gloire de notre siècle d’avoir contribué plus qu’aucun autre à cette réconciliation universelle. M. Arnold Ruge ne pense pas ainsi. Il est moins généreux, moins large que ne l’était l’esprit nécessairement exclusif de nos aïeux ; il diminue le programme de Voltaire. Trois époques seulement, Athènes, Rome, la révolution, voilà l’histoire du monde.

Cette parole est grave : M. Ruge nous apprend par là qu’il a rompu résolûment avec l’inspiration de son maître. Une chose vraiment belle dans la philosophie de Hegel, c’est l’intelligence qu’il a eue de la continuité des révolutions humaines. Phénomène bizarre ! ce puissant architecte d’abstractions a possédé plus que personne le profond instinct de la vie. Nul n’a senti comme lui le mouvement de l’humanité, le développement progressif des idées et des institutions. Ces théories, qui sont aujourd’hui dans le domaine commun, étaient nouvelles il y a quarante ans. Même après Vico, le mouvement était absent de l’histoire ; Herder et Montesquieu s’en passent ; la meilleure gloire de Hegel, c’est peut-être d’avoir scientifiquement établi cette marche non interrompue de ce qu’il appelle l’esprit du monde, der Weltgeist. Je ne dis pas que le célèbre penseur de Berlin ait accompli la philosophie de l’histoire, qu’il ait trouvé la loi du développement de l’humanité : non, certes, il s’en faut bien ; mais l’idée même de ce développement, le sentiment de cette marche incessante, n’ont été établis par personne avec la même autorité. D’après ce système, et c’est là une belle conséquence, il n’y a plus d’époques historiques sans valeur, il n’y a plus ni déserts ni landes dans la série des âges. Cette théorie gouverne aujourd’hui toute l’histoire, l’histoire politique, l’histoire des lettres et des arts ; elle a été appliquée et rectifiée sur tous les points ; ce qu’il y avait de trop impérieux, de trop fatal dans l’enchaînement logique décrit par Hegel a disparu chez nos historiens pour laisser place au jeu des volontés particulières et concilier le plan divin avec la liberté de l’homme. Avec cette correction indispensable, la pensée de Hegel est présente au fond de tous les travaux historiques de la France actuelle, et c’est un fait assez digne de remarque dans un pays qui, au siècle dernier, avait mis l’histoire générale en poussière et nié avec une éclatante ironie l’enchaînement des époques. Cette philosophie de l’histoire, à la fois si amusante et si triste, que Voltaire attribue à l’abbé Bazin, et la Philosophie de l’histoire de Hegel, écrites à quarante ans de distance, sont séparées par un intervalle énorme. D’un pôle à l’autre, la distance est moins longue. Ce que l’abbé Bazin appelle philosophie de l’histoire n’est autre chose qu’un réquisitoire d’une gaieté impitoyable contre la pauvre espèce humaine. Pour l’abbé Bazin et pour Voltaire, il s’agit de prouver que l’humanité est toujours dupe, que l’histoire n’a jamais été qu’un amas de fables grossières, et qu’il est impossible de croire à rien, bien loin de croire à un plan providentiel. Le gros du genre humain a été et sera toujours imbécile, voilà pour l’histoire de l’esprit humain ; les plus insensés sont ceux qui ont voulu trouver un sens à ces fables absurdes et mettre de la raison dans la folie, voilà pour la philosophie de l’histoire. Un demi-siècle ne s’était pas écoulé depuis que Voltaire avait dispersé de son souffle cruel la sainte poussière des générations, quand Hegel, reprenant la pensée de Vico, trop effacée dans Herder et dans Montesquieu, célébra avec un austère enthousiasme l’esprit universel et ses destinées toujours agrandies. Lequel des deux a raison, de Voltaire ou de Hegel ? On peut l’affirmer, ce n’est pas la pensée de Voltaire qui dirige désormais la science ; notre siècle croit fermement à la signification sérieuse de l’histoire, et la France a accueilli ces hautes doctrines en y ajoutant la précision de son esprit. Eh bien ! voilà un Allemand qui nous arrive, et, pour nous faire hommage, savez-vous ce qu’il imagine ? Il renie, croyant nous flatter, les doctrines que nous avons reçues de ses maîtres ! Avouez qu’il est piquant de voir un fervent disciple de Regel se convertir à la philosophie de l’histoire de l’abbé Bazin !

Beaucoup de personnes, en France, s’obstinent à juger l’Allemagne actuelle d’après le tableau qu’en a tracé Mme de Staël. Nos voisins nous adressent souvent ce reproche ; ils ont tort pourtant, car, si nous les connaissons mal, ils nous le rendent avec usure. Les esprits sont nombreux, au-delà du Rhin, pour qui la France d’aujourd’hui est toujours la France de Voltaire, et, quand M. Arnold Ruge prétend flatter notre orgueil, en reniant l’esprit de notre temps pour l’esprit du dernier siècle, son illusion ne lui appartient pas en propre. Seulement cette erreur chez une intelligence aigrie devient plus obstinée et plus fertile en conséquences mauvaises. C’est ainsi qu’ayant supprimé son pays dans l’histoire des idées, il le désavoue avec injure et s’établit en France comme dans la véritable patrie de son ame. De là, dans les éloges qu’il nous prodigue, je ne sais quoi de suspect et de fâcheux. C’est la punition de ces amitiés factices, qu’on n’ose s’y abandonner avec confiance, et qu’elles semblent toujours une arme impie aux mains d’un transfuge irrité. Et dans quel moment M. Arnold Ruge se sépare-t-il de son pays avec une dureté si méprisante ? Au moment où ce pays travaille noblement à la conquête de ses droits. Il semble qu’il y eût un autre rôle à jouer pour un esprit aussi élevé, pour un cœur aussi ardent que le sien. Certes, c’est toujours un crime d’outrager sa patrie ; mais, quand la patrie s’émeut pour une cause sainte, quand d’une frontière à l’autre le même esprit de réforme, le même espoir de régénération enthousiasme toutes les intelligences, que penser de celui qui choisit une telle heure pour insulter ses frères et se séparer d’eux ? Ce subit attachement à l’antiquité républicaine et à la révolution française est-il sincère ? devons-nous être fiers d’avoir conquis ce dévouement passionné ? Qu’est-ce donc qui pousse enfin M. Ruge ? Est-ce l’amour de cette vérité éternelle qui n’a point de patrie, ou n’est-ce que son orgueil altéré de vengeance ? Je ne pense pas que la réponse soit douteuse.

M. Arnold Ruge, tourmenté par sa conscience, prévoit et discute nos objections. Il rappelle l’exemple de Voltaire, et la moitié de sa vie passée à l’étranger, et son dédain pour les Welches ; il cite ses vers à Helvétius :

Votre livre est dicté par la saine raison ;
Partez vite et quittez la France.


Il aurait pu en citer beaucoup d’autres sans nous convaincre. Il aurait pu citer cette phrase d’une lettre au marquis d’Argens : « Établissez-vous à Berlin ; la raison, l’esprit, la vertu, y vont renaître. C’est la patrie de quiconque pense. » Il aurait pu réunir toutes les saillies, toutes les irrévérences échappées à la verve irritée de ce rare esprit, les unes aussi sensées qu’elles sont vives, les autres certainement très regrettables et très fâcheuses ; qu’importe après tout ? Y a-t-il là une excuse pour M. Arnold Ruge ? Je réponds d’abord que la France, à l’époque où Voltaire parlait ainsi, ne luttait pas, comme l’Allemagne actuelle, pour la plus sainte de toutes les causes. Je réponds surtout que Voltaire, au plus fort de ses rancunes, n’a jamais été infidèle au génie de la France, qu’il avait les yeux sans cesse dirigés vers Paris, et qu’il a poussé le sentiment et même l’outrecuidance patriotique au point de parcourir l’Allemagne sans daigner s’occuper d’elle. Reprocher à Voltaire d’avoir renié son pays, cela n’est permis qu’aux petits adversaires du XVIIIe siècle, aux ridicules écoliers de ce grand et passionné Joseph de Maistre. Évidemment M. Ruge ne sait pas quels alliés il se donne. Bien loin d’abandonner la France, Voltaire la faisait triompher partout. Je ne dis pas seulement qu’il songeait tous les jours au jugement des Athéniens, comme dans cette phrase d’une lettre à Maupertuis : « Je suis comme ces Grecs qui renonçaient à la cour du grand roi, pour venir être honnis par le peuple d’Athènes. » Ce n’est point assez ; je dis qu’il emportait le drapeau, et que le séjour de Voltaire à Berlin était la conquête du Nord par l’esprit français. Klopstock et Lessing le savaient bien quand ils préparaient contre cette influence une réaction si glorieuse. Je ne conçois pas que M. Ruge oublie ou confonde toutes ces choses. S’il ne reniait pas son pays tout autrement que l’a fait Voltaire, ses amis ne seraient pas si alarmés.

Il semble que je soutienne ici une thèse singulière. Pourquoi donc repousser cet homme qui vient à nous ? Il y a entre l’esprit allemand et l’esprit français une hostilité sourde, il y a des haines et des rancunes qu’on exploite avec une habileté perfide, et qui empêcheront long-temps encore l’union des deux peuples, cette union si désirable pour la liberté européenne. Pourquoi donc ne pas ouvrir nos rangs à l’éloquent rédacteur des Annales de Halle, au disciple d’une école qui a résumé les prétentions les plus hautaines du génie germanique ? C’est là une conquête importante. Que son pays se plaigne, rien de mieux ; pour nous, avons-nous le droit de lui adresser ces reproches ? est-ce à nous de lui prêcher l’amour de l’Allemagne ? Oui, c’est à nous que ce droit appartient, car de telles œuvres irritent le sentiment national chez nos voisins et éloignent le jour de la réconciliation. Ce n’est pas tout : cette haine pour son pays va se changer en un système, et, après avoir désavoué sa patrie, il nous enseignera à nous-mêmes que nous devons désavouer la nôtre. Avais-je tort de me défier de sa passion subite pour la France ? Hélas ! je ne me trompais pas, et M. Ruge, d’ailleurs, n’a pas voulu entretenir long-temps l’illusion de ceux que son enthousiasme avait pu séduire. Remercions-le d’avoir été si sincère. Au milieu des études diverses que lui inspira son séjour à Paris et qu’il a loyalement reproduites dans son curieux ouvrage, il y a tout un traité sur le patriotisme. Encore une fois, tenons-lui compte de sa franchise ; désormais il n’y a plus d’équivoque possible ; nous savons ce que M. Ruge aime dans notre France et à quelles conditions il change de patrie.

Ce traité est décisif. L’auteur y combat le patriotisme avec une fureur qui révèle toute sa pensée. Ce n’est pas seulement le patriotisme germanique, l’emphase burlesque des teutomanes, que M. Ruge attaque si résolûment. Je comprendrais cette polémique dirigée contre MM. Menzel et Léo. Encore sur ce point faudrait-il bien s’entendre ; car, si les théories hypocrites qui confondent la patrie avec le moyen-âge féodal et brouillent à plaisir les idées du peuple sont insupportables à tous les cœurs droits, comment oublier que la vraie patrie allemande désormais est l’Allemagne moderne, l’Allemagne des penseurs et des poètes, celle qui a fondé son unité dans l’ordre des intérêts intellectuels avant de l’établir dans les faits, et qui ne regrette pas Barberousse ? Louis Boerne, qui a livré de si rudes et de si brillans combats à la teutomanie, n’a jamais commis la faute de confondre des choses si différentes. Il a attaqué le faux patriotisme au profit du vrai. L’auteur des Couches politiques, M. Prutz, a écrit sur ce sujet une scène fort spirituelle que Louis Boerne eût applaudie avec joie. Le poète, très bien inspiré cette fois, introduit dans son drame un personnage suspect qui célèbre avec beaucoup d’onction et de componction cette Allemagne si adorée des romantiques, la vieille Allemagne d’Arminius ou de Frédéric Barberousse. Heureusement son interlocuteur complète la définition et lui crie avec une verve impétueuse : « La patrie de Barberousse ! oui, et de Luther, et de Frédéric. Pourquoi t’arrêter dans l’antichambre ? » Rien n’est mieux dit, et l’on ne pouvait indiquer plus nettement l’état de la question. La poser ainsi, c’est la résoudre. Les hommes de cœur que révoltent le patriotisme menteur de M. Menzel et l’enthousiasme rétrospectif de M. Léo seront-ils assez imprudens pour envelopper dans le même dédain l’Allemagne du passé et cette Allemagne nouvelle, cette vraie patrie de leur ame, au sein de laquelle fermentent tant d’espérances généreuses ? On leur parle du saint empire romain, on se passionne pour les empereurs de la maison de Souabe et, parce que ces puériles fantaisies ont trompé même des esprits distingués, les voilà qui se découragent et qui rompent avec leurs frères ! N’est-ce pas une puérilité tout aussi coupable ? Il serait si facile pourtant de rétablir la vérité et d’opposer à ces vieux noms qui ne représentent plus rien de vivant les héros des générations nouvelles, ces glorieux noms pleins d’encouragemens et de promesses ! La patrie d’Arminius ou de Totila, qui inspire au roi de Bavière une exaltation si divertissante, ne parle point à votre ame ; en penserez-vous autant de la patrie de Luther, de Leibnitz, de Goethe ? Voilà ce que je dirais à tous les esprits généreux qui se révoltent et avec raison contre les inepties du romantisme allemand ; voilà ce que je dirais à M. Arnold Ruge, si M. Ruge n’avait point dépassé les frontières du parti auquel je m’adresse Ce qu’il attaque, c’est le patriotisme, quel qu’il soit ; c’est l’attachement : de l’homme au sol qui l’a nourri, au tombeau de ses pères, au berceau de ses enfans ; c’est la pieuse reconnaissance d’une ame qui se sent vivre dans le passé et dans l’avenir avec la pensée de tout un peuple. Il y a partout, non pas seulement dans l’Allemagne régentée pale les absurdes théories de Menzel et de Léo, il y a dans l’ancien monde et dans le nouveau, il y a au nord et au midi un mal qu’il faut combattre ;, une superstition qu’il faut extirper : c’est le sentiment de la patrie. A la bonne heure ! cela s’appelle parler net pour un philosophe allemand. On est bien sûr ici de ne pas discuter dans les ténèbres.

M. Arnold Ruge a pris pour épigraphe de son traité quelques vers de M. de Lamartine. L’auteur de la Marseillaise de la Paix s’est écrié généreusement :

Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas !


Qu’est-ce à dire ? N’est-ce pas là un cri de poète, un élan irréfléchi ? L’éloquent écrivain sait bien que la patrie n’est pas une invention de la haine ; il a démenti mille fois cette imprudente parole. Il ne peut oublier que la fraternité du genre humain, loin d’exclure le culte de la patrie, le suppose et l’exige. Les peuples ne seront jamais alliés d’une manière sérieuse, s’ils n’existent d’abord sérieusement, s’ils ne sont en possession d’eux-mêmes, s’ils ne vivent de toute leur vie morale dans ce sentiment supérieur qui s’appelle l’amour de la patrie. Que deviendrait la fraternité entre des fantômes de peuples ? On ne s’unit pas dans la mort. A coup sûr, M. de Lamartine, en écrivant ces vers, n’a pas voulu tracer le plan d’un système ; mais voilà le tribun qui arrive et qui déduit de ces brillantes prémisses tout un traité, toute une théorie métaphysique, historique, politique, dans laquelle les impiétés du patriotisme sont magistralement démontrées. Cette superstition qui inspire au tribun une horreur si grande, c’est pour lui un degré inférieur, un degré vulgaire et presque bestial de l’amour ; bien plus, ce n’est qu’une fiction, c’est une hypocrisie : l’amour de la patrie n’est pas possible. Qu’est-ce que la patrie ? une abstraction ; l’amour, dit M. Ruge, veut des réalités. Et de fait, l’amour de la patrie n’existe pas. Est-ce la noblesse qui aime sa patrie ? toutes les aristocraties d’Europe font cause commune. Est-ce la science ? il n’y a plus de frontières pour les idées. Est-ce la classe ouvrière ? est-ce le peuple des fabriques ? Nulle part, assure M. Ruge, on n’a plus de dédain pour ces vertus de parade. Où donc trouver ce sentiment du pays ? dans le peuple des campagnes peut-être ; mais c’est l’amour du village, l’amour du sol, c’est-à-dire un grossier instinct de nature, Naturtrieb. Et d’ailleurs les paysans, croyez-en le démocrate, ne sont pas encore entrés dans la civilisation. Existences indécises, encore mal détachées de la glèbe, à moitié brutes, à moitié hommes, ils sont les derniers représentans du passé, les païens (pagani) du monde nouveau. Pardonnez-leur si la superstition de la patrie a jeté quelques racines dans leurs sillons grossiers. Ce n’est pas tout : le patriotisme est une religion, et ce seul mot est un arrêt de mort aux yeux du tribun. Toute religion est un état inférieur de l’humanité. Celle-ci règne sur la terre comme l’autre dans le ciel, toutes deux sont fondées sur une équivoque, sur une abstraction, sur quelque chose qui n’existe pas. Pourquoi l’homme, qui doit se développer librement, s’est-il sacrifié pendant des siècles à la religion du ciel ? Pourquoi se sacrifierait-il aujourd’hui à la religion de la terre ? Sacrifice, dévouement, paroles impies, puisqu’elles sont contraires à la liberté ! Ce n’est donc pas assez de rejeter l’idée de Dieu, il faut se débarrasser aussi de l’idée de la patrie. Il y a surtout un homme qui est à la fois le prêtre et la victime de la religion, c’est le soldat. Quand la superstition de la patrie sera détruite, la victime sera sauvée, le prêtre redeviendra homme.

Après ces belles théories, l’auteur examine tour à tour le patriotisme de chaque pars. Il cherche quel est ce sentiment en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en France. Ici nous ne sommes guère plus épargnés que les autres. Notre patriotisme, on veut bien le reconnaître, est plein d’idées : c’est le souvenir de la révolution, c’est la conscience de notre mission civilisatrice ; mais, sachons-le bien, la révolution n’a presque rien fait. Gardons-nous de croire qu’elle ait atteint l’idéal du monde nouveau ; elle ne l’a même pas entrevu. Deux choses surtout, selon M. Arnold Ruge, sont complètement antipathiques aux principes qu’il prêche : c’est, d’une part, la religion ou la morale, de l’autre, le sentiment de la patrie. La morale oblige en effet, et la patrie n’oblige pas moins ; or, nous savons ce que M. Ruge pense de toute obligation, et comment il apprécie ce que le vulgaire honore sous le nom de sacrifice. La morale veut des cœurs purs, la patrie veut des héros ; c’est pour cela que la morale et la patrie sont hostiles aux principes de la vraie liberté. Eh bien ! que représentent les deux principales figures de la révolution, Robespierre et Bonaparte ? Précisément ces deux fléaux de l’ancien ordre de choses, la morale et l’héroïsme. Un moine et un capitaine, voilà ce qu’a produit la révolution française ! Vraiment, cette doctrine est originale, et l’auteur doit bien mépriser tous nos historiens. Ni M. Mignet ni M. Thiers n’avaient soupçonné cela. Quant à M. de Lamartine, bien que M. Ruge invoque le patronage de ses vers, je doute qu’il trouve grace désormais devant ce hardi métaphysicien de la révolution. Et nous qui pensions en toute candeur que M. Ruge venait mettre au service de la France sa plume et son talent ! On l’a vu, nous n’acceptions pas le sacrifice de l’Allemagne, nous le repoussions discrètement, nous disions à M. Arnold Ruge : Prenez garde de trop aimer la France, de renier votre patrie, vos maîtres, vos amis ! Quelle n’était pas notre erreur ! Au moment où M. Ruge désavouait l’Allemagne et proclamait que Paris tenait dans ses mains les destinées de l’avenir, à ce moment-là même il jugeait notre gloire avec toutes les subtilités baroques de la moderne scolastique allemande.

Que va-t-il substituer pourtant à ce sentiment de la patrie, quand il l’aura détruit, comme il l’espère bien, au fond de la conscience humaine ? Un autre sentiment, un autre amour, qui n’a pas encore de nom dans les langues bien faites et que M. Ruge appelle humanismus. Ce n’est pas l’amour du genre humain, ce n’est pas le dogme sublime de la fraternité, notions trop abstraites pour la jeune école hégélienne ; qu’est-ce donc ? C’est l’humanismus. Je crois me souvenir que le spirituel auteur de Dupont et Durand a trouvé pour cette idée nouvelle un terme parfaitement approprié, une dénomination adéquate, comme dirait M. Ruge. On se rappelle l’enthousiasme de Dupont quand il expose à son ami ce beau système social dont les éditeurs ne veulent pas, et qu’il lui dépeint les félicités futures de l’humanité régénérée :

Le monde sera propre et net comme une écuelle,
L’humanitairerie en fera sa gamelle.

L’humanitairerie ! voilà la traduction exacte de l’humanismus de M. Ruge. Hélas ! tout cela est plus triste que bouffon, et, malgré tant de sujets de gaieté, l’impression de ce livre est singulièrement pénible. Il est trop évident, en effet, que l’auteur n’est pas libre, qu’il n’est plus maître de lui-même, que cette ferme intelligence, si active hier et si vaillante, est en ce moment troublée et jetée hors de ses voies. Complication bizarre ! ce grand prédicateur de l’humanismus est très souvent l’ennemi déclaré des socialistes. Il occupe la limite étroite qui sépare la jeune école hégélienne et toutes les sectes du socialisme moderne. Beaucoup de ses amis ont franchi le Rubicon ; pour lui, il ne sait que faire, il va d’une rive à l’autre et se bat tour à tour avec deux armées. Tantôt un noble instinct philosophique se révolte en lui contre la vulgarité des sectes nouvelles, et, comme fait ici M. de Lamennais, M. Ruge signale nettement les conséquences désastreuses de leurs grossière théories ; tantôt la crainte d’être dépassé, le désappointement, l’orgueil malade, font chanceler cet esprit inquiet et lui arrachent des concessions inattendues. Son livre, écrit avec un talent très alerte, est un amas de contradictions pénibles. Intelligence troublée, déchirée, M. Ruge est pour le spectateur réfléchi un triste et curieux sujet d’étude ; il porte en lui toute la confusion de la nouvelle philosophie hégélienne.

Un mot encore avant de fermer ce livre. Toutes les discussions de M. Arnold Ruge, toutes ses dissertations sur des sujets très divers, aboutissent à un seul enseignement, l’humanismus. Rien de mieux ; mais les argumens qu’il emploie contre l’amour de la patrie ne frappent-ils pas également cet amour de l’humanité dont il attend des merveilles ? Si la patrie est une religion, c’est-à-dire, selon M. Ruge, une chose mauvaise et condamnable, le dogme de la fraternité des hommes n’est-il pas un dogme très religieux aussi ? Si l’amour de la patrie est un sentiment hypocrite et une vertu impossible, parce que, selon les nouveaux hégéliens, l’amour a horreur des abstractions et veut des réalités vivantes, l’amour du genre humain n’est-il pas condamné plus rigoureusement encore par ce noble système ? Quoi ! vous ne vous apercevez pas que vous empruntez aux scolastiques les plus barbares un nominalisme grossier et que vos erreurs se retournent contre vous-même ? M. Arnold Ruge est trop ému, trop agité, pour tirer une conclusion logique : ne le pressons pas. Quelque autre, soyez-en sûr, s’emparera des conséquences de sa pensée et les développera jusqu’au bout. Sur ce terrain les choses vont vite en Allemagne, et les systèmes se complètent les uns les autres. L’indécision même de M. Ruge convient au caractère général de son livre. Pauvre chef d’école abandonné de son parti, dépassé par ses successeurs, que de concessions il a faites et toujours vainement ! Sa foi aux idées, son spiritualisme généreux, il les a échangés contre un matérialisme qui n’est pas dans son cœur. Puis il a renié sa patrie et s’est jeté entre les bras de la France. Cette France, à son tour, il l’a repoussée, il a maudit toute patrie, et il a invoqué le genre humain ! Là cependant il s’arrête devant la logique qui l’entraîne. Ame généreuse, esprit égaré, son tourment me rappelle la victime des temps anciens, le malheureux chargé d’expier les désordres de tous. Personne n’a plus vivement représenté le délire de la nouvelle école hégélienne, personne n’en a souffert comme lui, personne n’a plus de droits à une sévérité sympathique.


II.

Cette conclusion que M. Arnold Ruge n’a pas voulu donner à son système, un logicien sans peur, M. Stirner, l’a dégagée résolûment. Le livre dans lequel il l’a proclamée paraissait l’année même où M. Ruge écrivait son traité du patriotisme. Ce travail de M. Stirner nous arrive donc très à propos pour qu’il n’y ait pas de lacune dans la science nouvelle, pour que les conséquences s’ajoutent les unes aux autres, et que la pensée du système soit manifeste. Ce n’est pas moi qui ai confronté ces deux livres ; ils se tiennent, ils sont inséparables. Qu’on ne voie pas dans ce rapprochement un artifice de composition ; M. Stirner continue M. Ruge et termine un enchaînement d’idées, une déduction logique dont le dernier degré est atteint. La jeune école hégélienne accomplit dans le livre de M. Stirner sa période de dissolution et de ruine. M. Ruge et M. Stirner, ces deux noms me suffisent pour faire connaître aussi sûrement que possible cette suite d’extravagances qui, depuis une dizaine d’années, se développe dans l’école allemande avec une rigueur mathématique.

On ne sait pas en France ce qui se passe à l’heure qu’il est au sein de la science germanique. On ne sait pas combien de folies, combien de systèmes effroyables se sont succédé depuis le livre du docteur Strauss. Il serait difficile, en effet, de connaître une situation si éloignée de nous, et plus difficile encore de l’exposer nettement. Je l’ai tenté plus d’une fois ; mais comment se rendre intelligible dans un pareil sujet ? Comment ramener à la précision de notre langue tant d’idées incohérentes et un fatras si pédantesque ? Les Allemands se croient bien vifs, bien dégagés, et cette jeune école hégélienne s’est long-temps enorgueillie de je ne sais quelle légèreté d’emprunt ; vains efforts ! ils retombent bien vite dans les distinguo de la scolastique. J’avais donc renoncé à une entreprise si périlleuse ; j’avais désespéré de faire jamais comprendre ce qu’ont produit depuis dix ans Strauss, Bruno Bauer et Feuerbach, quelle révolution ils ont poursuivie et quelles ruines ils ont entassées l’une sur l’autre. Voici cependant que M. Arnold Ruge vient à notre aide. Les mémoires intimes de sa pensée nous donnent le tableau vivant des phases diverses que la philosophie hégélienne a parcourues ; bien plus, pendant qu’il publie son livre, M. Stirner en fait la conclusion, M. Stirner atteint audacieusement le dernier terme, la dernière folie de cette école. Désormais les choses sont plus nettes, et il est permis d’en parler. M. Arnold Ruge est un noble cœur en qui se débattent douloureusement les diverses théories de l’école ; chez lui, point de détails inutiles, rien que le résultat pratique de chaque doctrine ; ce n’est pas un pédant qui me parle, c’est une ame. En même temps M. Stirner termine cette série de systèmes qui s’enchaînent, et en les résumant tous, en les détruisant tous, il les fait mieux comprendre. Profitons de cette lumière inattendue. Qu’on ne s’effraie pas ; je n’ai ni le dessein, ni le courage de conduire le lecteur au milieu de cette scolastique inextricable. Je serai bref et ne prendrai que le résultat de chaque système. Or, voici en peu de mots quelle fut la marche des idées.

Strauss avait nié la divinité du Christ, le récit des Évangiles n’était pour lui qu’un tissu de légendes et de mythes populaires, lesquels exprimaient les pensées, les préoccupations, les désirs de l’ame humaine à une époque donnée. C’est ainsi que les héros de la Grèce ont eu leurs légendes, qui renferment toutes un sens caché et sont une vive expression de l’état des esprits à un certain moment de l’histoire. De toutes les légendes, la Judée a fourni la plus belle, la légende religieuse, préparée par le caractère du peuple, par ses traditions, par les mystiques espérances dont il avait le dépôt. L’humanité, en adorant cette merveilleuse figure du Christ, n’adorait donc que son propre ouvrage. On sait quel fut l’effet extraordinaire de ce livre, écrit avec un calme imperturbable et appuyé sur une érudition de bénédictin. Il semblait que l’audace ne pût aller plus loin. Le christianisme, si la théorie de Strauss était exacte, n’était-il pas ébranlé dans sa base ? Ce n’était là pourtant que le début de la jeune école hégélienne. Loin d’être le terme de la hardiesse philosophique, l’ouvrage de M. Strauss devait bientôt paraître singulièrement timide. Quel est, en effet, d’après le système de Strauss, le véritable auteur de cette miraculeuse histoire du Christ ? C’est l’esprit humain, c’est la pensée de tous. Qu’est-ce à dire ? Il y a donc un mystérieux pouvoir, nommé l’esprit du genre humain, dont cette histoire est l’œuvre ? Expliquer ainsi la naissance du mythe, n’est-ce pas l’absoudre ? n’est-ce pas lui donner encore un fondement sacré ? Je sens là quelque chose de vague et d’équivoque ; cherchons nettement la vérité. Si la base du christianisme est détruite, point de subterfuges, parlons franc et net. Celui qui s’exprime ainsi est un théologien de Bonn, M. Bruno Bauer. M. Bruno Bauer rejette donc sans hésiter cette mystérieuse intervention de l’esprit humain. Les Évangiles ne sont pas l’œuvre de la foule ; chacun de ces livres a été composé par un seul homme, et l’Évangile primitif, celui dont les trois autres ne sont qu’une reproduction, est né librement, spontanément, d’une inspiration particulière à son auteur. Pour comprendre la naissance de ce livre, il suffit d’interroger l’esprit théologique. Qu’est-ce qu’un théologien ? quels sont ses instincts, ses tendances, ses passions ? M. Bruno Bauer, théologien lui-même et naguère encore théologien exalté, soumet ce qu’il appelle l’esprit théologique à une analyse cruelle et injurieuse ; selon lui, peu importe au prêtre le moyen qu’il emploie ; sa passion l’aveugle, et, pourvu que sa doctrine se répande, toute invention est bonne. Tel est le résumé de cette critique, et c’est ainsi que saint Marc, le premier des évangélistes, a écrit l’histoire de Jésus. M. Bruno Bauer retombe ici dans le voltairianisme le plus vulgaire, dans l’étroit point de vue aussi pardonnable, il y a cent ans, que ridicule aujourd’hui ; seulement le théologien de Bonn n’oublie pas d’envelopper ses doctrines dans la phraséologie hégélienne, ce qui donne toujours un air de profondeur et suppose je ne sais quelle supériorité dont un écrivain français est incapable. Pour nous, que l’exégèse allemande regarde de si haut, pouvons-nous voir ici autre chose que Voltaire, moins son esprit agile et son ame ardente, Voltaire affublé d’une perruque et d’un gros bonnet ? Il y avait toutefois une chose neuve dans la Critique des Évangiles de M. Bruno Bauer, c’était la vigueur de l’attaque et cette lutte à mort avec l’esprit théologique. Quand on vit cet homme d’église flétrir ainsi, non pas tel système ou tel autre, mais le fonds de tous les systèmes, la base de toute doctrine, on comprit que Strauss était dépassé et qu’un coup bien autrement terrible venait de frapper les idées religieuses.

Ce n’était, point assez : le radicalisme hégélien exigeait davantage. Cet esprit théologique, si rudement terrassé par Bruno Bauer, pouvait se relever en se purifiant ; pourquoi ne profiterait-il pas un jour du progrès des idées ? qui l’empêcherait d’être sincère après avoir été fourbe ? Une religion nouvelle n’était donc pas impossible ; une religion philosophique, enseignée par des théologiens sans passion, pouvait succéder aux duperies qui, selon Bruno Bauer, abusent le monde depuis six mille ans. C’était laisser une espérance à l’ame qui cherche Dieu, et vous comprenez comment l’auteur de la Critique des Évangiles, l’ennemi le plus violent de toute idée religieuse, fut bientôt déclaré suspect.

Celui qui se chargea de le détrôner à son tour fut M. Feuerbach, le dialecticien le plus subtil et l’un des plus intrépides novateurs de la morne philosophie allemande. Bruno Bauer, s’il faut en croire M. Feuerbach, a détruit la théologie, mais c’est en théologien qu’il l’a détruite. Son athéisme a quelque chose de fanatique et de superstitieux. Bruno Bauer est le dernier des théologiens, et l’on sent qu’il se débat encore dans les entraves de cette théologie qu’il renverse. Or, rien n’est fait, pense M. Feuerbach, tant qu’on n’est pas hors de cette science maudite. Sortons-en donc. Ne demandons pas, comme Strauss, quelle est l’origine du mythe de Jésus, ni, comme Bruno Bauer, quelles furent les préoccupations, les passions, les impostures nécessaires de l’esprit sacerdotal. Laissons là cette théologie stérile, et posons franchement le problème : Qu’est-ce que la religion ? comment l’idée de Dieu naît-elle dans l’homme ? Ce n’est point assez de savoir que la religion chrétienne est morte ; se peut-il qu’il y en ait jamais une autre ? Voilà la grande affaire. Cette discussion, très longue et très subtile, conduit M. Feuerbach à affirmer que la religion n’est autre chose que l’ensemble de nos instincts les plus élevés prenant un corps et devenant un système. Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu. L’homme a détaché, pour ainsi dire, la plus noble partie de son ame ; il lui a attribué naïvement une existence distincte, et l’a nommée tour à tour Brahma, Jupiter, Jéhova, Jésus. En adorant Dieu depuis six mille ans, l’homme est dupe d’une illusion sublime : il s’est dépouillé au profit d’un être imaginaire. Cette faculté que possède l’homme de se dépouiller ainsi et de s’adorer lui-même est une des facultés les plus hautes, celle qui met le plus d’intervalle entre l’homme et la brute ; mais, pour que cette faculté fût féconde, il faudrait que l’homme religieux sût bien que c’est lui qu’il adore. Il ne le sait pas, et de cette ignorance où il est résultent des conséquences pernicieuses ; car, en se dépouillant pour réaliser une création chimérique de la pensée, il se réduit lui-même à n’être qu’une moitié d’homme, un homme mutilé, un monstre, un non être, Unwesen. De là tous les vices, tous les désordres de chaque religion ; de là l’orgueil, le fanatisme, la haine. Que faire pour mettre un terme à tant d’erreurs ? Rétablir l’unité de l’homme que l’homme a brisée sans le savoir, restituer au genre humain ce que le genre humain donnait à un être fantastique. Nous ne détruisons pas le dogme, dit M. Feuerbach, nous l’expliquons, et par là nous lui rendons sa valeur vraie. L’esprit humain a dit partout : Il y a un dieu ! Nous ne repoussons pas cette vérité ; oui, il y a un dieu, mais quel est ce dieu ? Trompé par l’excellence de son être, l’homme a pris ses idées pures, sa raison, pour une essence supérieure qu’il a appelée Dieu, et à qui il a prodigué de siècle en siècle ses meilleurs trésors. Chaque religion nouvelle n’était que le développement de sa propre nature, et c’était toujours cet être chimérique, Dieu, qui profitait du progrès de l’humanité. Quand le genre humain, après le long sommeil de l’Inde, s’est réveillé en Grèce, il ne s’est pas écrié : Je suis libre ! il a adoré la sage Minerve et l’intrépide Apollon. Quand l’humanité s’est élevée au-dessus du polythéisme, elle n’a pas contemplé avec orgueil l’œuvre immense qu’elle accomplissait, elle n’a pas été fière d’avoir produit Platon, Aristote, elle n’a pas joui de sa grandeur ; toutes ses doctrines incomparables, toutes ses sublimes pensées, elle les a données à Jésus ! Pauvre humanité, si magnanime, si généreuse, toujours dépouillée au bénéfice d’une chimère et agenouillée devant le reflet de sa propre gloire ! De cette gradation toujours croissante, il résulte que plus une religion est haute, plus l’homme est misérable ; car, si la religion est plus élevée, si le dieu est plus pur et plus vrai, il ne l’est qu’aux dépens de l’homme. La grandeur de Dieu correspond toujours à la misère du genre humain. Dans l’antiquité grecque, la religion était moins élevée et l’homme valait mieux ; il était plus libre, plus maître de ses facultés, c’est-à-dire qu’il s’était moins dépouillé pour son dieu. Restituons donc, dit M. Feuerbach, restituons à l’humanité la pleine conscience de son être. Qu’elle cesse de donner à un être de fantaisie ce qui lui appartient en propre ; qu’elle ne fasse plus deux parts de sa nature, qu’elle se sache Dieu !

Certes, exposé ainsi brièvement et réduit à ses résultats précis, le système de M. Feuerbach est monstrueux ; mais l’ouvrage qui le contient (l’Essence du Christianisme, Das Wesen des Christenthums) révèle un talent de dialectique incontestable. Il y a, chose étrange ! une subtilité prodigieuse au service de ces doctrines si tristement grossières. Ce talent de l’écrivain, cet appareil scientifique, cette finesse extraordinaire, cachèrent à bien des yeux la banale vulgarité de ces erreurs ; le livre de M. Feuerbach exerça une influence décisive sur les jeunes hégéliens et sur les nouvelles générations qu’attire chaque année leur drapeau. Aussi bien M. Feuerbach n’est pas un de ces aventuriers qui ont besoin de scandale : c’est une intelligence austère. Fils d’un des plus grands jurisconsultes de l’Allemagne, il a été façonné de bonne heure aux sévères travaux de l’esprit, et sa laborieuse jeunesse a donné à la science plus d’un gage précieux. Avant de se jeter dans ces voies extrêmes, il a publié d’excellentes recherches sur la philosophie moderne : Bacon, Jacob Boehme, Descartes, ont été l’objet de ses études spéciales, et son histoire de la pensée métaphysique depuis Leibnitz jusqu’à Kant est une des meilleures productions de l’école hégélienne. L’athéisme, entre les mains de M. Feuerbach, n’était donc pas le paradoxe d’un aventurier impudent : c’était une doctrine grave, exposée scientifiquement par un dialecticien consommé. Toute la jeune gauche hégélienne s’est précipitée avidement dans cette voie. Depuis long-temps, tout tendait vers ce but ; mais on n’avait pas encore trouvé la formule, l’explication scientifique de la vérité nouvelle : c’était à M. Feuerbach qu’on devait enfin la délivrance de la raison. Quelle reconnaissance ! quel enthousiasme ! Les jeunes hégéliens lui disaient volontiers comme le psalmiste : Tu es qui restitues mihi hoereditatem meam ! On peut affirmer qu’il y a en ce moment chez nos voisins une très nombreuse et très puissante école d’athées, athées mystiques, qui ont substitué le genre humain à Dieu, ou plutôt, employons leur langage, qui ont rendu à l’humanité son magnifique patrimoine. C’est là le sens net de la grande querelle sur l’immanence et la transcendance. Les partisans de la transcendance, ce sont les esprits attardés, enchaînés encore dans les liens de la vieille philosophie, et qui reconnaissent un être étranger à l’humanité et supérieur à elle. Les disciples de l’immanence, ce sont les hommes libres, qui ont osé dissiper les fantômes et rendre à l’homme l’héritage qu’il aliénait au profit d’une ombre. Ces derniers sont plus nombreux qu’on ne pense. M. Arnold Ruge est leur principal représentant : il a donné, son ame comme une proie à cette doctrine cruelle, il en a été le prêtre et la victime ; c’est pour prêcher l’athéisme et le culte du genre humain qu’il a perdu les Annales allemandes. Depuis ce temps, toute sa vie a été un mélange continuel d’enthousiasme et de trouble, de confiance et de désespoir. C’est par lui, enfin, que ces rêves ténébreux, sortis de l’école, sont devenus, hélas ! une doctrine vivante et mise en pratique.

Est-il possible maintenant d’aller plus loin ? Vraiment il ne paraît pas. Bruno Bauer a détrôné Strauss, et Feuerbach a détrôné Bruno Bauer : cette fois, du moins, après un athéisme si résolu, il semble qu’on soit forcé de s’arrêter et que la meilleure volonté du monde ne puisse rien imaginer au-delà. M. Feuerbach et M. Arnold Ruge peuvent s’endormir avec sécurité, ils ne connaîtront pas leur successeur. Eh bien ! nous nous trompons ; ce successeur est arrivé, et un seul livre lui a suffi pour établir son règne sur les ruines de ses maîtres. Strauss était bien timide pour Bruno Bauer ; Bruno Bauer était encore un théologien pour Feuerbach ; quant à Feuerbach et à Ruge, quant au fondateur de l’athéisme et à l’apôtre de l’humanismus, ils pouvaient se croire à l’abri de tout reproche semblable. Prétention orgueilleuse dont ils seront vite punis ! Voici leur héritier qui les traite de cafards (Pfaffen).

M. Max Stirner, c’est le nom du nouveau venu, a exposé ce développement de l’école hégélienne dans un livre dont le titre n’est pas facile à traduire. Der Einzige und sein Eigenthum, ce n’est pas seulement l’individu et sa propriété, c’est plus que cela, il faudrait pouvoir dire l’unique et sa propriété. L’unique ! oui, car il n’y a qu’un seul être pour M. Max Stirner. Pourquoi M. Feuerbach vient-il nous parler du genre humain ? Pourquoi M. Ruge nous prêche-t-il le culte de l’humanité ? C’est le langage d’un capucin : l’humanité n’existe pas ; il n’y a que moi qui existe, moi seul ; en dehors de moi, je ne connais rien et ne crois à rien. Croire au genre humain, c’est croire à une abstraction, à quelque chose au-dessus de l’homme, c’est retourner à la transcendance. C’en est fait, voilà le grand mot lâché. Quand l’école hégélienne accuse quelqu’un de transcendance, c’est le coup de foudre parti du Vatican, c’est la bulle vengeresse qui excommunie l’hérétique. Les partis, en 93, accusaient leurs ennemis de tendre à la dictature et s’envoyaient à l’échafaud ; dans le 93 de la philosophie allemande, les décrets d’accusation ont conservé toute la dignité scolastique : c’est la transcendance qui est le grand crime. Il n’y a pas d’injure, il n’y a pas d’imputation odieuse qui soit plus redoutable et plus déshonorante que celle-là. Qu’en dites-vous ? le drame se complique ; Danton et Camille Desmoulins sont décrétés d’accusation, M. Feuerbach et M. Ruge sont convaincus de transcendance ; c’est M. Stirner qui triomphe. Et, en vérité, je crois que M. Stirner a raison, je crois très fermement que M. Feuerbach et M. Arnold Ruge sont coupables, qu’ils reviennent à la transcendance, qu’ils admettent en dehors de l’individu une puissance supérieure dont celui-ci dépend. On ne s’arrête pas sur la pente de ces abîmes : ou bien revenez à la croyance universelle, reconnaissez au-dessus de l’homme l’humanité, au-dessus de l’humanité le Créateur, au-delà du fini l’infini avec ses splendeurs et ses mystères ; ou bien, si votre dialectique insensée vous enchaîne, suivez jusqu’au bout votre voie ténébreuse et proclamez avec M. Stirner que l’individu existe seul. M. Stirner est conséquent, et c’est par là qu’il vous renverse. Il est dans le vrai quand il lance contre vous cette terrible accusation qui vous déconcerte, et, pour moi, sans hésiter, je vote avec lui.

Voyez plutôt quelle logique, quelle netteté, quelle assurance imperturbable chez M. Max Stirner ! Ce n’est pas lui que le cœur vient troubler dans l’enchaînement rigoureux de ses doctrines. Heureux homme ! il n’a point de scrupules, point d’hésitation, nul remords. Jamais dialecticien n’a été mieux défendu par la sécheresse de sa nature. Sa plume même ne tremble pas ; elle est élégante sans affectation, gracieuse sans parti pris. Là où un autre serait agité, il sourit naturellement. L’athéisme lui est suspect, comme trop religieux encore ; compléter l’athéisme par l’égoïsme, voilà la tâche qu’il remplit, et avec quelle aisance, avec quelle tranquillité d’ame !

Il commence par indiquer nettement le but qu’il veut atteindre. La philosophie du XIXe siècle, la dialectique de M. Feuerbach, a très bien aperçu le but de la science nouvelle, qui est de supprimer la transcendance, c’est-à-dire de ruiner ce pouvoir imaginaire auquel se soumettait le monde. Ce pouvoir, dans l’état actuel des idées, quel est-il ? C’est le christianisme. Bruno Bauer et Feuerbach ont donc vaillamment compris le devoir de la science, ils se sont donné la tâche de renverser l’homme-Dieu ; mais ont-ils réussi ? Non ; la vieille religion les enchaîne encore. Dans l’homme-Dieu, ils ont supprimé Dieu et conservé l’homme. L’humanismus n’est qu’une métamorphose du christianisme ; à la Divinité on a substitué le genre humain : nous n’avons fait que changer de maître et de servitude. Il y a toujours au-dessus de nous une abstraction réalisée, une autorité illégitime à laquelle il faut que je me sacrifie. Qu’a voulu faire M. Feuerbach ? Changer un nom. On disait : Dieu ; nous disons : l’humanité. La belle conquête ! le beau triomphe ! Où donc est la vraie liberté, et quand cesserai-je d’être dupe ? Et Voilà M. Stirner qui applique partout, avec une fureur sans exemple, ce principe que M. Feuerbach dirigeait seulement contre la Divinité. Plus de Dieu, plus de genre humain, plus de patrie, plus rien au-delà de mon être, pas une idée générale, pas un principe absolu ; tout ce qui pourrait gêner la. liberté, droit, morale, amour, fraternité, intérêts communs, ce ne sont là que des formes et des déguisemens de Dieu, c’est l’ancienne religion qui reparaît sans cesse et qu’il faut combattre à outrance jusqu’à l’heure de l’extermination complète. Cette fois, qu’en pensez-vous ? Ce monde sublime de l’idéal, ce royaume des esprits, cette raison universelle qui, depuis Platon, a nourri tant de graves penseurs et ravi tant de poètes et tant d’artistes, cette continuelle révélation qui console, qui soutient, qui éclaire chaque jour les enfans les plus humbles de la famille humaine, cette transcendance enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, la voilà supprimée d’une façon définitive ! L’individu, resté seul au milieu de ce désert qui ne l’effraie pas, a le droit de s’écrier avec une joie sinistre : Je ne me suis attaché à rien (Ich habe meine Sache auf nichts gestellt) ! C’est le lugubre chant de victoire qui ouvre et qui termine cet épouvantable livre.

Certes, on ne réfute pas de tels écrits. La discussion ne saurait se faire assez petite pour l’individu qui s’emprisonne si étroitement. D’ailleurs, il n’y a pas de prise ; entre le moi de M. Max Stirner et l’intelligence de son lecteur, tout lien est rompu. On ne peut raisonner avec lui qu’au moyen des idées générales, au nom de certains principes, et il a commencé par nier tous les principes et toutes les idées. De M. Stirner à son voisin, le chemin est détruit, la communication est impossible. Je ne puis même comprendre pourquoi il a publié son livre. A qui s’adresse-t-il ? Que veut-il ? Il s’adresse aux hommes et veut les persuader ; il ne juge donc pas cette entreprise chimérique, et elle le serait si sa philosophie n’était pas un mensonge. Il a beau nier les principes et réduire tout à la volonté arbitraire de chacun de nous, cet arbitraire qu’il prêche devient un principe entre ses mains ; vrai ou faux, qu’il m’en accorde un seul, aussitôt tous les autres se relèvent, et ce monde moral qu’il croit ruiné se reconstruit de lui-même jusqu’au faîte. Mais, encore une fois, pourquoi discuter de telles doctrines ? Il suffit de les exposer. Je continue.

La théorie de M. Stirner n’oublie rien ; nous avons le code complet de l’égoïsme. Ne croyez pas que ce soit un paradoxe, un abominable jeu d’esprit ; c’est un système qui embrasse tout, qui prévoit tout, et qui se déduit des prémisses avec une logique irrésistible. La jeune école hégélienne se débattra vainement contre les conséquences hideuses que son dialecticien, lui impose. La composition de l’ouvrage est remarquable, d’ailleurs, par l’ordre et la netteté. Après avoir établi son principe, la suppression de tout ce qui n’est pas le moi, M. Stirner discute les différentes écoles philosophiques et sociales qui règnent aujourd’hui. Je ne parle pas de l’ancienne religion et de l’ancienne métaphysique, choses mortes pour M. Stirner, ennemis déjà vaincus et ensevelis par M. Feuerbach. Ce qui l’occupe, c’est le libéralisme, quel qu’il soit, politique, social, humanitaire ; il examine l’une après l’autre ces théories diverses et leur prouve clairement qu’elles sont un faux libéralisme, un libéralisme hypocrite. Elles promettent la liberté et donnent la servitude. La vieille tyrannie tend sans cesse à reparaître sous des formes nouvelles ; tous les partis actuels sont ses représentans. Celui-ci met en avant le droit commun, celui-là la patrie, cet autre l’humanité. Il y a des tribuns qui se croient appelés à être les libérateurs de l’homme parce qu’ils ont écrit : Pereat mundus et fiat justitia ! La justice ! le droit ! toujours des abstractions qui prennent un corps, toujours des spectres, des idoles, auxquels on immolera l’individu ! Toujours la religion, l’iniquité, l’imposture, qui relèvent la tête ! Toujours des capucinades, Das Pfaffenthum ! Ne se trouvera-t-il pas un homme pour réclamer enfin la vraie liberté ? On le voit, il n’y a ici qu’un seul argument, l’argument de M. Feuerbach, mais il est varié avec un art infini. L’auteur l’applique à tout, et cette résolution impitoyable est l’originalité de son travail. Le monde moral s’écroule tout entier devant lui. Pendant ce temps il n’éprouve aucun regret ; tantôt il sourit comme un homme qui se réveille d’un mauvais songe et qui voit s’enfuir des fantômes détestés ; tantôt, quand l’ennemi est puissant et qu’il croit l’avoir terrassé, il pousse des cris de joie où éclate je ne sais quelle poésie horrible. Ainsi, après une discussion où il s’imagine avoir dissipé le fantôme de la patrie, après un réquisitoire contre ce sentiment oppressif auquel il faut tant sacrifier, un cri furieux s’échappe de ses lèvres : Meure le peuple et que je vive ! et il termine enfin par ces incroyables paroles : « Écoutez ! tandis que j’écris ceci, les cloches commencent à sonner ; c’est demain le dixième anniversaire séculaire de la constitution de notre chère Allemagne ! Eh bien ! sonnez, sonnez le glas des funérailles ! Les peuples germaniques ont derrière eux une histoire de mille ans ; quelle longue vie ! O peuples, couchez-vous dans la tombe pour ne vous relever jamais, et que tous ceux-là soient libres que vous avez enchaînés si long-temps ! Mort est le peuple, et moi je vis !… Demain, ô Allemagne ! on te portera au tombeau ; les nations, tes soeurs, t’y suivront un jour ; quand elles y seront toutes, quand l’humanité sera ensevelie, alors je serai libre, je serai joyeux, j’aurai recouvré mon héritage ! »

L’auteur, dans la première partie de son travail, a donc fait table rase. Maintenant voilà l’individu tout-à-fait libre, le voilà maître de lui-même, et le tableau de sa félicité ne sera pas moins curieux que cette lutte contre le Pfaffenthum. Qu’une plume se soit trouvée pour écrire de pareilles choses, pour les écrire avec tant de sang-froid, avec une si correcte élégance, c’est un mystère incompréhensible. Il faut avoir lu ce livre pour être persuadé qu’il existe. Un de nos écrivains l’a dit : lorsque l’esprit allemand n’est pas dans la nue, il rampe. M. Stirner s’est chargé de justifier cette sévère parole ; il est impossible de traîner plus bas ce noble esprit germanique que tant de poètes et de métaphysiciens avaient accoutumé à l’infini. Comment faire comprendre à un lecteur français cette exaltation dans le néant ? Tout à l’heure, quand M. Stirner attaquait toute espèce d’idéal, cette lutte impossible donnait à sa pensée comme une apparence de poésie ; il y avait parfois en lui la hardiesse du guerrier, et la témérité folle de son entreprise cachait du moins ce qu’il y a de vulgaire dans ses doctrines. Maintenant que sa bataille est gagnée, maintenant qu’il célèbre sa liberté conquise, la platitude de sa pensée va paraître toute nue. Imaginez toutes les conséquences que renferme cette situation de l’individu resté seul sur les ruines du monde moral ; M. Stirner n’en oublie pas une. Ces résultats dont la pensée seule vous effraie le remplissent de joie. Il glorifie l’égoïsme comme d’autres glorifient le dévouement. Qu’on me dispense de présenter ce tableau. Un des plus beaux résultats de M. Stirner, celui qu’il proclame comme la bonne nouvelle, c’est que, la règle du devoir n’existant pas, il n’y a pas d’infraction possible à cette règle. Qu’est-ce qui fait le pécheur ? C’est la loi morale. Si cette loi ne disait pas : Il est bien de faire ceci et mal de faire cela, toutes nos actions seraient également bonnes. Il n’y aura donc plus de mal, plus de péché, plus de crime. Admirable profondeur de cette science nouvelle ! M. Feuerbach se réjouissait aussi d’avoir détruit l’impiété en instituant l’athéisme.

Le vrai mérite de M. Stirner au milieu de tant d’extravagances, c’est qu’il a dit le dernier mot de la jeune école hégélienne. C’est là ce qui fait supporter la lecture de cet étrange manifeste, bien que le froid vous gagne de toutes parts. Par l’excès même du mal, il a rendu à cette patrie qu’il maudit un service immense. Que ce soit là son excuse. Cet athéisme hégélien qui endormirait l’Allemagne au moment des crises prochaines se détruit lui-même dans le livre de M. Stirner. Il est impossible que les cœurs égarés ne frémissent pas en voyant cette conclusion de leur doctrine. Qu’a dû penser M. Feuerbach ? Je l’ignore. Quant à M. Arnold Ruge, dont l’ame est le vrai champ de bataille des discussions philosophiques de son pays, il s’agite sous les impressions tumultueuses que ce livre fait naître en lui. Tantôt son cœur généreux repousse avec horreur cet égoïsme sans nom, tantôt il se sent pris, il se voit enchaîné par un révolutionnaire plus logicien, et, craignant d’être dépassé à jamais, il s’efforce de trouver un sens généreux à ces énormités. La théorie de M. Stirner, dit-il, n’a pas de valeur absolue ; il faut la prendre comme le manifeste d’une époque ; à ce point de vue, elle est irréprochable. En révélant à l’homme son droit individuel et en supprimant tout ce qui limite ce droit, M. Stirner rend chacun de nous plus exigeant et plus avide. Il pousse le cri de guerre, il met le feu aux poudres, il soulève l’innombrable foule de ceux à qui on dénie le droit et la liberté. — Explication menteuse ! M. Ruge n’y croit pas lui-même, et M. Stirner la désavouerait immédiatement. Le logicien n’a-t-il pas prouvé que le droit, considéré comme principe, est une idée religieuse, c’est-à-dire une notion fausse et qui s’oppose à la vraie liberté ? N’a-t-il pas cru démontrer qu’il y a le droit de chacun de nous, le mien, le vôtre, mais que le droit commun est une chimère oppressive ? Je défie M. Ruge de trouver dans le système de M. Stirner une seule pensée qui puisse autoriser le mouvement libéral de l’Allemagne. M. Ruge insiste ; il y a au moins, répond-il, dans cette exaltation de l’individu et de son droit personnel un appel désespéré à la révolte. Non, il n’y a pas même cette triste excuse. Ce système n’est pas la ruse d’un esprit ardent qui consent à dégrader la philosophie si cela peut soulever les masses furieuses. Encore une fois, la rude franchise de M. Stirner aurait honte de ces justifications hypocrites. Cette force brutale dont vous parlez, qui donc la met en mouvement ? Ce sont les idées sans doute, ce sont les croyances, quelles qu’elles soient, religieuses, politiques, sociales ; c’est tout ce qui unit les hommes par un lien puissant et les dévoue à une cause commune. Eh bien ! dans ce monde désolé qu’habite l’esprit de M. Stirner, rien de tout cela n’existe plus ; M. Stirner a tué les idées.


III.

Résumons les deux livres que nous venons d’étudier. Appuyés sur un même principe, fondés sur l’athéisme de M. Feuerbach, ils aboutissent à des conclusions distinctes, mais qui se tiennent d’une manière étroite et se complètent nécessairement. Le premier combat le sentiment de la patrie pour y substituer l’amour mal défini du genre humain ; le second, plus logique, plus fidèle à la pensée de l’école, repousse même ce vague sentiment de l’humanité, et prêche hardiment la religion du moi : homo sibi Deus ; voilà ces deux systèmes débarrassés de leur appareil scientifique. Entraînée chaque jour plus avant au fond de ces routes ténébreuses, la jeune école hégélienne a proclamé par la voix de M. Stirner la bonne nouvelle qu’elle promettait au monde. Son Évangile est achevé.

Ce résultat ne suffit-il pas ? est-il nécessaire de prononcer un jugement ? Je ne ferai qu’une seule réflexion. Tout à l’heure, quand nous avons vu M. Arnold Ruge exalter la France pour mieux maudire son pays, nous n’avons pas accepté ce faux et coupable enthousiasme ; au nom de la France comme au nom de l’Allemagne, nous avons défendu.contre M. Ruge le sentiment de la patrie. Nous ne savions pas, hélas ! jusqu’où s’emporterait l’école hégélienne ; nous ne connaissions pas le manifeste de M. Stirner. Maintenant, en vérité, nous sommes tenté de rétracter nos paroles. Oui, qu’ils viennent à nous ! que M. Ruge reprenne sa devise, nulla salus sine Gallis, nous ne les repousserons plus. En mettant le pied sur le sol de la France, ils seront guéris de leur folie ; toutes ces passions anti-sociales, toutes ces ténébreuses doctrines se dissiperont à la pure clarté du soleil. Quoi ! ils se disent les éclaireurs pies idées, et ils éteignent, à la veille de la lutte, tous les sentimens généreux ! Ils se proclament les héritiers du XVIIIe siècle, et ils ignorent tout ce qu’il y a eu de vie, d’énergie morale, de croyances invincibles sous le scepticisme élégant de cette immortelle époque ! Qu’ils viennent donc, et qu’ils voient à la face du jour la laideur de leur pensée. M. Ruge l’a très bien dit : la France est le cœur de l’Europe. Rêveurs sinistres, interrogez ce cœur puissant et écoutez sa réponse. Soit que vous nous prêchiez, comme M. Ruge, je ne sais quel vague sentiment cosmopolite fondé sur la haine de la patrie, soit que vous vous enfermiez avec M. Stirner dans un égoïsme hideux, vous trouverez dans l’esprit de la France l’énergique condamnation de vos théories insensées. Quel peuple, plus que le nôtre, a aimé le genre humain ? Qui s’est dévoué plus souvent pour la cause commune ? Mais, pour se dévouer, il faut être maître de soi, il faut se connaître, se comprendre, s’aimer soi-même, et nulle part en effet vous ne verrez mieux associés ces deux sentimens si féconds, l’amour du genre humain et l’amour de la patrie. Quant aux malheureux qui espèrent détruire toute croyance supérieure à l’homme et qui célèbrent l’égoïsme comme la seule forme complète de la liberté, ce sont ceux-là surtout qui doivent venir respirer l’air dont nous vivons. Ce souffle seul les rendrait à la vie. Lorsque je lisais le livre de M. Stirner, lorsque tous les liens de l’humanité étaient rompus, et que l’homme, privé de Dieu et séparé de ses semblables, était réduit à son étroit horizon, à son existence d’un jour, à son activité d’une heure ; lorsque je voyais enfin ce stupide acharnement à se dépouiller soi-même, je me rappelais, chez l’écrivain réputé le moins religieux, cette magnifique parole qui embrasse dans un immense amour non-seulement le genre humain, mais tous les êtres, quels qu’ils soient, tous nos frères inconnus qui habitent au fond de l’espace sans bornes les milliards de planètes. « Si quelqu’un, dit Voltaire, si quelqu’un, dans la voie lactée, voit un indigent estropié, s’il peut le sauver et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes. »

Cette clarté que je demande pour eux, cette purifiante atmosphère que leur donnerait la France, il vaudrait mieux pourtant qu’ils pussent la trouver dans leur patrie. C’est de là qu’est venu le mal, c’est là surtout qu’est le remède. Qui donc a poussé ces natures d’élite à de si indignes, extravagances ? quelle est la cause de ce vertige ? Pour moi, je n’en saurais douter, l’Allemagne seule en est responsable. Il y a désormais un trop grand contraste, dans ce pays, entre la culture des intelligences et la tutelle oppressive des gouvernemens. Quand l’esprit public est depuis long-temps émancipé et que l’état continue de le traiter comme un mineur, quand toutes les issues lui sont obstinément fermées, quand on lui refuse le mouvement et l’exercice régulier de ses forces, cet esprit actif, inquiet, s’agitant dans l’ombre où on l’enchaîne, est bientôt la proie du délire. Le fléau qui ravage la philosophie allemande n’a pas d’autre origine. Ne cherchez pas ailleurs l’explication de ces monstrueux systèmes ; vous ne parviendriez jamais à comprendre comment l’Allemagne, ce séjour de la pensée pure et des sublimes contemplations, est devenue le foyer de l’athéisme.

Ne pensez pas non plus que ce soient là des erreurs isolées, ce serait une singulière illusion. J’ai dit que je voyais là une maladie inévitable dans les conditions présentes de ce pays ; j’ajoute que cette maladie est contagieuse, et qu’elle frappe chaque année la jeune république des universités. Ni M. Feuerbach, ni M. Ruge, ni M. Stirner, ne sont des aventuriers que le scandale attire ; esprits élevés et amis de la science, il n’y a point chez eux d’insolentes bravades. J’ose dire qu’ils ignorent leur état, et subissent le mal le plus naturellement du monde. Autour d’eux, cependant, l’épidémie se propage, et les générations survenantes sont décimées. L’athéisme des jeunes hégéliens ne se concentre pas dans les limites d’une école honteuse d’elle-même, c’est le drapeau d’un parti qui grossit chaque jour, et qui, se croyant dans la route du vrai, expose ses dogmes avec une candeur sans exemple. Je doute que l’histoire de la pensée humaine ait jamais donné le spectacle d’une situation pareille.

S’il existe des esprits impatiens comme M. Arnold Ruge, lesquels, excités encore par des ressentimens secrets, désespèrent de leur patrie, il en est d’autres qui ne sont pas si mécontens et qui comptent avec orgueil les philistins convertis à l’athéisme. Voici une lettre que j’ai reçue il y a peu de temps, et qui est signée par l’un des hommes les plus distingués de cette école. Elle résume si nettement, elle reproduit avec une si singulière naïveté ce déplorable état des questions philosophiques, que je ne saurais me dispenser d’en citer quelques lignes. C’est un des chefs qui parle. L’auteur a bien voulu discuter amicalement mon opinion sur l’état intellectuel de son pays, et il ajoute : « Franchement, monsieur, nous autres Allemands, tout en gardant amitié à votre noble pays qui a fait 1793, nous sommes peu à peu revenus de notre admiration pour son génie progressiste. Nous savons que ni Strauss ; ni Bruno Bauer, ni Feuerbach, n’étaient possibles chez vous, malgré votre Descartes et malgré la révolution. Depuis Descartes, vous n’avez pas fait un seul petit pas en avant, mais beaucoup de pas en arrière, à gauche, à droite. Les libraires parisiens ont peur d’imprimer la traduction de Feuerbach. Aujourd’hui vous avez même peur de Descartes ; vous n’exhumez que le côté faible de son génie, sa triste et mélancolique religiosité, et vous ne comprenez pas le magnifique et héroïque athéisme qui était l’essence véritable de ce grand penseur français (c’est le philosophe allemand qui souligne lui-même cette phrase, voulant mieux insister sur son étrange découverte) ! Sans rancune, monsieur, la France est en arrière ; l’Allemagne, ayant travaillé trois siècles à absorber en elle le vieux monde fantastique de la religion et de la métaphysique, l’Allemagne, athée aujourd’hui quant à ses sommités et à ses génies culminans, ne tardera pas à réaliser les résultats de sa longue théorie. Je n’ajoute rien de plus. Je dis seulement que cette bourgeoisie allemande qui crie : Vive la constitution ! n’aura pas le loisir de se pétrifier, comme a fait la vôtre, après sa grande victoire de 1789. En outre, nos bourgeois mêmes sont très avancés quant aux idées philosophiques, c’est-à-dire athées. Ma mère et mes deux sœurs ont lu et étudié à plusieurs reprises l’ouvrage immortel de David Strauss, la Vie de Jésus. Eh bien ! la traduction de ce livre par M. Littré n’a pas été touchée par la main d’une femme française, j’en suis sûr, et les hommes de votre pays ne le comprennent pas après l’avoir lu. N’est-ce pas lamentable ?… » L’enthousiasme de l’auteur pour cette bourgeoisie athée lui fait certainement exagérer les conquêtes de son parti. Il ne faut pas trop le croire sur parole. J’accepte toutefois ce document, confirmé par tant d’écrits, par tant de symptômes manifestes, et je l’oppose au découragement de M. Arnold Ruge. Bien évidemment, M. Ruge a tort ; c’est en Allemagne, ce n’est pas chez nous qu’il ralliera des partisans.

Au-dessus de ces partis extrêmes, l’Allemagne a vu se former, qui en doute ? un grand parti constitutionnel, et c’est de ce côté que sont tous nos vieux. Il y a deux ans, quand on refusait d’y croire, nous avons signalé l’existence certaine de ce parti et fait le dénombrement de ses forces ; aujourd’hui qu’il vient de réaliser nos prévisions par une éclatante campagne, nous ne sommes pas disposé à amoindrir son importance. M. de Beckerath, M. Hansemann, M. Mévissen, M. Camphausen, M. Milde, tous ces fermes caractères, donnent à leur pays des exemples qui ne seront pas perdus. Ils font l’éducation de l’esprit public et l’accoutument à la fermeté opiniâtre, au bon sens pratique, à la discipline, sans laquelle il n’y a pas de victoires fécondes. Je ne doute pas que le parti constitutionnel, dirigé par de tels guides, n’arrive à occuper une grande place dans les affaires de l’Allemagne. Prenez garde pourtant si M. Hansemann et ses amis ne triomphent pas, si le gouvernement prussien s’obstine dans la résistance, si l’esprit du moyen-âge avec ses institutions condamnées usurpe pendant quelque temps la place de l’esprit moderne, j’entrevois pour l’Allemagne des difficultés que sa situation philosophique compliquerait d’une façon terrible. Indifférentes aux débats du parlement, les générations nouvelles se grouperaient de plus en plus autour des chefs de la jeune école hégélienne ; cette doctrine de l’athéisme, déjà si répandue, déjà sortie de l’ombre des écoles et entrée dans la vie, gagnerait des milliers d’adhérens ; Bruno Bauer, Feuerbach, Ruge, Stirner, seraient considérés comme les libérateurs de la raison, et il pourrait se faire que, le jour où la constitution serait sérieusement accordée, cette constitution fût repoussée avec dédain comme une œuvre stérile. Les courtisans disent aujourd’hui que ce morceau de papier serait une oppression pour la royauté ; les démagogues emploieront les mêmes termes et trouveront le contrat oppressif pour le peuple. Où est le danger, où est la lutte vraiment périlleuse désormais ? Ne croyez pas qu’elle soit entre les partisans du pouvoir absolu et les libéraux constitutionnels ; cette lutte-là n’est rien, l’issue du combat est trop manifeste. La vraie lutte, je la vois établie entre le parti constitutionnel et le radicalisme. Cette lutte n’a pu s’engager en France, grace à la marche prompte et régulière de l’esprit public ; prenez garde qu’elle n’éclate un jour dans les pays allemands. C’est là l’espérance des radicaux, et, en comprimant le parti constitutionnel, on leur rend service, on prépare leur triomphe ! Il suffit de voir leur indifférence pour la belle campagne parlementaire de MM. Hansemann et Beckerath. Que serait une constitution, en effet, pour ceux qui ont rêvé la réforme radicale du monde, et qui ont commencé par détrôner Dieu ? Plus vous refusez les satisfactions que réclament les esprits droits, plus vous encouragez les esprits égarés. Privés d’air et de soleil, ils finissent par se complaire, comme M. Arnold Ruge, dans la maladie qui les frappe ; ignorans de la vraie liberté, ils invoqueront la liberté monstrueuse dont M. Stirner a tracé l’image !

Que faire donc pour combattre le mal ? Répétons-le, un seul remède serait efficace : ce serait l’introduction franche et complète de l’Allemagne dans les voies de la civilisation libérale. Ce désespoir de l’intelligence publique est né de l’étouffante obscurité du régime actuel ; donnez au malade le jour, la publicité, la vie de la tribune, faites-lui enfin sa part, cette part si bien gagnée et si patiemment attendue ; alors il se lèvera, et les songes de la fièvre s’évanouiront sans laisser de trace. Quoi ! c’est dans une telle situation que l’on conteste au parlement de Berlin ses droits les plus sacrés ! c’est maintenant qu’on veut perpétuer l’esprit féodal, immobiliser les castes et donner à de petites catégories les représentans qu’on enlève à la nation ! Ces défenseurs obstinés d’un passé impossible ne savent pas de quelle responsabilité ils se chargent. S’ils comprennent toute leur mission, s’ils veulent bien mériter de la patrie et de la société européenne, ils ne pousseront pas à bout des intelligences égarées. Pour moi, je voudrais que ces pages parvinssent au brillant et bienveillant monarque sur qui l’Europe a les yeux attachés ; il me semble que ce tableau des désordres de la pensée chez une jeunesse d’élite serait la plus pressante des pétitions. Hâtez-vous, lui dirais-je ; sauvez l’Allemagne, sauvez le génie spiritualiste, sauvez ces malheureux jeunes gens ! Chaque heure de retard voit éclore peut-être un de ces systèmes qui déshonorent la pensée germanique. Toute cette vie qui abonde dans les générations nouvelles, toute cette ferveur enthousiaste, ne voyez-vous pas qu’elle se perd en orgies, en délires sans nom ? Donnez le remède, ô vous qui l’avez ; donnez la liberté et la lumière, pour que l’Allemagne un jour, en versant des larmes, ne vous redemande pas ses légions !


SAINT-RENE TAILLANDIER.