De la baguette divinatoire/Partie 2/Chapitre 4

CHAPITRE IV.

DES RECHERCHES DE M. CHEVREUL SUR LE PENDULE DIT EXPLORATEUR.

172.La curiosité que j’eus de tout temps de connaître les faits du ressort de l’histoire des facultés de l’homme, me fit profiter de l’amitié du respectable M. Deleuze pour m’initier au magnétisme animal, et en étudier les phénomènes dans toutes les occasions qui se présentèrent à moi de 1810 à 1813. Un jour, c’était en 1812, M. Deleuze me parla, dans mon laboratoire, du pendule de Fortis et de Ch. Amoretti, et me suggéra le désir d’essayer à en reproduire les effets. C’est ce que je fis aussitôt. En communiquant les résultats de mes essais à M. Œrstedt, qui suivait alors à Paris l’impression de la traduction française de ses Recherches sur l’identité des forces chimiques et électriques, et avec lequel j’avais de fréquents entretiens, il m’avoua que, malgré le cas qu’il faisait des idées de Ritter, son opinion n’était point encore arrêtée sur la cause du mouvement du pendule de Fortis.

Des motifs divers qu’il est superflu de donner me firent ajourner la publication de mes expériences à l’année 1833, où elles parurent sous la forme d’une Lettre adressée à M. Ampère. M. Œrstedt, après en avoir pris connaissance à Copenhague, m’écrivit qu’il partageait complètement ma manière de voir. En 1846[1], deux anciens élèves de l’École Polytechnique, MM. Desplaces et Chabert, et M. Robert ayant communiqué à l’Académie des Sciences des expériences sur le pendule de Fortis, je me permis de rappeler les miennes, et dans le Compte rendu de la séance du 14 décembre 1846, on inséra un extrait de la Lettre de la Revue des Deux-Mondes. Enfin, lorsque cette année il a été question des tables tournantes, j’ai vu avec satisfaction l’accueil fait à mes idées par plusieurs journaux français et étrangers. Et cette satisfaction s’est encore accrue par les recherches littéraires auxquelles je me suis livré sur la baguette divinatoire et le pendule explorateur. En reproduisant des passages textuels de ma Lettre, on verra les analogies des faits qui s’y trouvent décrits avec ceux que m’ont offerts des auteurs dont j’ignorais les ouvrages en 1812 lors de mes expériences, et en 1833 lors de leur publication. Mais si l’analogie des faits est évidente, l’interprétation que j’en ai donnée diffère absolument de celles dont antérieurement ils avaient été l’objet.


Lettre de M. E. Chevreul à M. Ampère sur une classe particulière de mouvements musculaires ; l’Hay, près de Paris, 23 mars 1833 (Revue des Deux-Mondes, livraison du 1er mai).

173.Si je n’étais pas intéressé comme expérimentateur à ce que mes lecteurs connussent parfaitement la Lettre qui fut insérée en 1833 dans la Revue des Deux-Mondes, je n’en reproduirais maintenant qu’un fragment, le reste devant être disséminé avec développement dans les IVe et Ve parties de l’ouvrage. Mais si une reproduction textuelle et complète a l’inconvénient de donner lieu à des répétitions, elle a le grand avantage, selon moi, d’offrir la preuve que mes opinions actuelles sont celles que j’exprimai il y a vingt ans. Quoi qu’il en soit, je distinguerai le fragment qui fait partie essentielle de l’ouvrage, de la citation qui le suivra, dont l’objet est d’éviter à ceux de mes lecteurs qui voudraient consulter l’ensemble de ma Lettre, la peine de la chercher dans la Revue des Deux-Mondes.


174.« Mon cher ami,

» Vous me demandez une description des expériences que je fis en 1812 pour savoir s’il est vrai, comme plusieurs personnes me l’avaient assuré, qu’un pendule formé d’un corps lourd et d’un fil flexible oscille lorsqu’on le tient à la main au-dessus de certains corps, quoique le bras soit immobile. Vous pensez que ces expériences ont quelque importance ; en me rendant aux raisons que vous m’avez données de les publier, qu’il me soit permis de dire qu’il a fallu toute la foi que j’ai en vos lumières pour me déterminer à mettre sous les yeux du public des faits d’un genre si différent de ceux dont je l’ai entretenu jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, je vais, suivant votre désir, exposer mes observations ; je les présenterai dans l’ordre où je les ai faites.

» Le pendule dont je me servis était un anneau de fer suspendu à un fil de chanvre ; il avait été disposé par une personne qui désirait vivement que je vérifiasse moi-même le phénomène qui se manifestait lorsqu’elle le mettait au-dessus de l’eau, d’un bloc de métal ou d’un être vivant : phénomène dont elle me rendit témoin. Ce ne fut pas, je l’avoue, sans surprise que je le vis se reproduire, lorsqu’ayant saisi moi-même de la main droite le fil du pendule, j’eus placé ce dernier au-dessus du mercure de ma cuve pneumato-chimique, d’une enclume, de plusieurs animaux, etc. Je conclus de mes expériences que s’il n’y avait, comme on me l’assurait, qu’un certain nombre de corps aptes à déterminer les oscillations du pendule, il pourrait arriver qu’en interposant d’autres corps entre les premiers et le pendule en mouvement, celui-ci s’arrêterait. Malgré ma présomption, mon étonnement fut grand, lorsqu’après avoir pris de la main gauche une plaque de verre, un gâteau de résine, etc. et avoir placé un de ces corps entre du mercure et le pendule qui oscillait au-dessus, je vis les oscillations diminuer d’amplitude et s’anéantir entièrement. Elles recommencèrent lorsque le corps intermédiaire eut été retiré, et s’anéantirent de nouveau par l’interposition du même corps. Cette succession de phénomènes se répéta un grand nombre de fois avec une constance vraiment remarquable, soit que le corps intermédiaire fût tenu par moi, soit qu’il le fut par une autre personne. Plus ces effets me paraissaient extraordinaires, et plus je sentais le besoin de vérifier s’ils étaient réellement étrangers à tout mouvement musculaire du bras, ainsi qu’on me l’avait affirmé de la manière la plus positive. Cela me conduisit à appuyer le bras droit qui tenait le pendule, sur un support de bois que je faisais avancer à volonté de l’épaule à la main et revenir de la main vers l’épaule. Je remarquai bientôt que, dans la première circonstance, le mouvement du pendule décroissait d’autant plus, que l’appui s’approchait davantage de la main, et qu’il cessait lorsque les doigts qui tenaient le fil étaient eux-mêmes appuyés, tandis que dans la seconde circonstance, l’effet contraire avait lieu ; cependant pour des distances égales du support au fil, le mouvement était plus lent qu’auparavant. Je pensai, d’après cela, qu’il était très-probable qu’un mouvement musculaire qui avait lieu à mon insu déterminait le phénomène, et je devais d’autant plus prendre cette opinion en considération, que j’avais un souvenir, vague à la vérité, d’avoir été dans un état tout particulier, lorsque mes yeux suivaient les oscillations que décrivait le pendule que je tenais à la main.

» Je refis mes expériences, le bras parfaitement libre, et je me convainquis que le souvenir dont je viens de parler, n’était pas une illusion de mon esprit, car je sentis très-bien qu’en même temps que mes yeux suivaient le pendule qui oscillait, il y avait en moi une disposition ou tendance au mouvement, qui, toute involontaire qu’elle me semblait, était d’autant plus satisfaite, que le pendule décrivait de plus grands arcs ; dès lors je pensai que si je répétais les expériences les yeux bandés, les résultats pourraient être tout différents de ceux que j’observais ; c’est précisément ce qui arriva. Pendant que le pendule oscillait au-dessus du mercure, on m’appliqua un bandeau sur les yeux : le mouvement diminua bientôt ; mais quoique les oscillations fussent faibles, elles ne diminuèrent pas sensiblement par la présence des corps qui avaient paru les arrêter dans mes premières expériences. Enfin, à partir du moment où le pendule fut en repos, je le tins encore pendant un quart d’heure au-dessus du mercure sans qu’il se remît en mouvement, et dans ce temps-là, et toujours à mon insu, on avait interposé et retiré plusieurs fois, soit le plateau de verre, soit le gâteau de résine.

» Voici comment j’interprète ces phénomènes :

» Lorsque je tenais le pendule à la main, un mouvement musculaire de mon bras, quoique insensible pour moi, fit sortir le pendule de l’état de repos, et les oscillations une fois commencées furent bientôt augmentées par l’influence que la vue exerça pour me mettre dans cet état particulier de disposition ou tendance au mouvement. Maintenant il faut bien reconnaître que le mouvement musculaire, lors même qu’il est accru par cette même disposition, est cependant assez faible pour s’arrêter, je ne dis pas sous l’empire de la volonté, mais lorsqu’on a simplement la pensée d’essayer si telle chose l’arrêtera. Il y a donc une liaison intime établie entre l’exécution de certains mouvements et l’acte de la pensée qui y est relative, quoique cette pensée ne soit point encore la volonté qui commande aux organes musculaires. C’est en cela que les phénomènes que j’ai décrits me semblent de quelque intérêt pour la psychologie, et même pour l’histoire des sciences ; ils prouvent combien il est facile de prendre des illusions pour des réalités, toutes les fois que nous nous occupons d’un phénomène où nos organes ont quelque part, et cela dans des circonstances qui n’ont pas été analysées suffisamment.

» En effet, que je me fusse borné à faire osciller le pendule au-dessus de certains corps, et aux expériences où ses oscillations furent arrêtées, quand on interposa du verre, de la résine, etc., entre le pendule et les corps qui semblaient en déterminer le mouvement, et certainement je n’aurais point eu de raison pour ne pas croire à la baguette divinatoire et à autre chose du même genre. Maintenant, on concevra sans peine comment des hommes de très-bonne foi, et éclairés d’ailleurs, sont quelque-fois portés à recourir à des idées tout à fait chimériques pour expliquer des phénomènes qui ne sortent pas réellement du monde physique que nous connaissons[2]. Une fois convaincu que rien de vraiment extraordinaire n’existait dans les effets qui m’avaient causé tant de surprise, je me suis trouvé dans une disposition si différente de celle où j’étais la première fois que je les observai, que longtemps après et à diverses époques, j’ai essayé, mais toujours en vain, de les reproduire. En invoquant votre témoignage sur un fait qui s’est passé sous vos yeux, il y a plus de douze ans, je prouverai à nos lecteurs que je ne suis pas la seule personne sur qui la vue ait eu de l’influence pour déterminer les oscillations d’un pendule tenu à la main. Un jour où j’étais chez vous avec le général P***** et plusieurs autres personnes, vous vous rappelez sans doute que mes expériences devinrent un des sujets de la conversation ; que le général manifesta le désir d’en connaître les détails, et, qu’après les lui avoir exposés, il ne dissimula pas combien l’influence de la vue sur le mouvement du pendule était contraire à toutes ses idées. Vous vous rappelez que, sur ma proposition d’en faire lui-même l’expérience, il fut frappé d’étonnement, lorsque, après avoir mis la main gauche sur ses yeux pendant quelques minutes, et l’en avoir retirée ensuite, il vit le pendule qu’il tenait de la main droite, absolument immobile, quoiqu’il oscillât avec rapidité au moment où ses yeux avaient cessé de le voir.

» Les faits précédents et l’interprétation que j’en ai donnée, m’ont conduit à les enchaîner à d’autres que nous pouvons observer tous les jours : par cet enchaînement, l’analyse de ceux-ci devient à la fois et plus simple et plus précise qu’elle ne l’a été, en même temps que l’on forme un ensemble de faits dont l’interprétation générale est susceptible d’une grande extension. Mais, avant d’aller plus loin, rappelons bien que mes observations présentent deux circonstances principales :

» I. Penser qu’un pendule tenu à la main peut se mouvoir, et qu’il se meuve sans qu’on ait la conscience que l’organe musculaire lui imprime aucune impulsion : voilà un premier fait.

» II. Voir ce pendule osciller, et que ses oscillations deviennent plus étendues par l’influence de la vue sur l’organe musculaire et toujours sans qu’on en ait la conscience : voilà un second fait. »


«[3]La tendance au mouvement, déterminée en nous par la vue d’un corps en mouvement se retrouve dans plusieurs cas, par exemple :

» 1°. Lorsque l’attention étant entièrement fixée sur un oiseau qui vole, sur une pierre qui fend l’air, sur de l’eau qui coule, le corps du spectateur se dirige d’une manière plus ou moins prononcée vers la ligne du mouvement ;

» 2°. Lorsqu’un joueur de boule ou de billard suivant de l’œil le mobile auquel il a imprimé le mouvement, porte son corps dans la direction qu’il désire voir suivre à ce mobile, comme s’il lui était possible encore de le diriger vers le but qu’il a voulu lui faire atteindre.

» Quand nous marchons sur un plan glissant, tout le monde sait avec quelle promptitude nous nous jetons du côté opposé à celui où notre corps est entraîné par suite d’une perte d’équilibre ; mais une circonstance moins généralement connue, c’est qu’une tendance au mouvement se manifeste lors même qu’il nous est impossible de nous mouvoir dans le sens de cette tendance : par exemple, en voiture, la peur de verser vous raidit dans la direction opposée à celle qui vous menace, et il en résulte des efforts d’autant plus pénibles que la frayeur et l’irritabilité sont plus grandes. Je crois que, dans les chutes ordinaires, le laisser tomber a moins d’inconvénients que l’effort tenté pour prévenir la chute. C’est de cette manière que je comprends la justesse du proverbe : Il y a un Dieu pour les enfants et pour les ivrognes.

» Le fait que je viens de citer conduit naturellement au cas où, étant placé sur la corniche d’une montagne, dont la largeur présente une voie beaucoup plus large que celle qui serait strictement nécessaire si l’on marchait dans une grande route, on vient tout à coup à découvrir la profondeur d’un abîme qu’on a au-dessous de soi ; au même moment, pour ainsi dire, on se jette irrésistiblement du côté opposé à l’abîme, poussé par l’instinct de la conservation qui lutte contre une tendance au mouvement en sens contraire, déterminée par la vue de l’abîme. Cette tendance est encore remarquable lorsqu’on se trouve sur un pont sans garde-fous, placé au-dessus d’un précipice ; ce précipice, vu d’un côté du pont, vous fait jeter du côté opposé, et vous met dans le même état d’anxiété que celui auquel vous avez voulu vous soustraire. Ainsi, sollicité successivement en deux sens opposés, vous êtes frappé de stupeur et réduit à l’immobilité, si même la crainte trop vive de tomber du côté où vous êtes ne vous fait pas courir le danger de vous jeter du côté opposé. Telle est, dans le cas dont nous parlons, la position d’un homme qui n’a pas été habitué à marcher dans une voie étroite suspendue sur un abîme, tandis que l’homme qui a cette habitude y marche aussi sûrement que dans une grande route, par la raison que, libre de frayeur, il ne pense point au danger que redoute le premier. Enfin la position de celui-ci pourrait devenir plus critique encore, s’il était conduit à découvrir la profondeur de l’abîme dans le cas où suivant de l’œil le vol d’un oiseau ou le jet d’une pierre, etc., il aurait déjà obéi jusqu’à un certain point à cette tendance qui nous porte vers un corps qui se meut[4].

» La tendance au mouvement dans un sens déterminé, résultant de l’attention qu’on donne à un certain objet, me semble la cause première de plusieurs phénomènes qu’on rapporte généralement à l’imitation : ainsi, dans le cas où la vue et même l’audition porte notre pensée sur une personne qui bâille, le mouvement musculaire du bâillement en est ordinairement chez nous la conséquence ; je pourrais en dire autant de la communication du rire, et cet exemple même présente, plus que tout autre analogue, une circonstance qui me paraît appuyer beaucoup l’interprétation que je donne de ces phénomènes : c’est que le rire, faible d’abord, peut, s’il se prolonge, passez-moi l’expression, s’accélérer (comme nous avons vu les oscillations du pendule tenu à la main augmenter d’amplitude sous l’influence de la vue), et le rire s’accélérant peut aller jusqu’à la convulsion.

» Je ne doute point que le spectacle de certaines actions propres à agir fortement sur notre frêle machine, que le récit animé de la voix et du geste de ces mêmes actions, ou, encore, la connaissance que l’on en prend par une simple lecture, ne portent certains individus à ces mêmes actions, par suite d’une tendance au mouvement qui les détermine ainsi machinalement à un acte auquel ils n’auraient jamais pensé sans une circonstance étrangère à leur volonté, et auquel ils n’auraient jamais été conduits par ce que l’on doit nommer l’instinct chez les animaux.

» Le grand acteur est celui dont le geste et le mouvement de la physionomie correspondent au mouvement que les sentiments qu’il traduit sur la scène ont dû exciter dans le personnage qu’il représente.

» Le peintre d’histoire qui a étudié la nature, saisit la position que devaient avoir les originaux des personnages qu’il peint lorsqu’ils concouraient à l’acte que la toile doit reproduire.

» Le grand poëte est celui dont les vers éveillent en ceux qui l’écoutent, les mouvements correspondants aux faits qu’il chante : tel est le récit d’un morceau de l’Iliade qui porte Alexandre à se jeter sur ses armes.

» En terminant ici l’exposition des faits qui me paraissent se lier à mes observations, je crois devoir faire une remarque, qui se trouve bien implicitement dans ce que j’ai dit, mais qui pourrait échapper à quelque lecteur : c’est que cette tendance au mouvement à laquelle je rapporte la cause première d’un grand nombre de nos actions, n’a lieu qu’autant que nous sommes dans un certain état, qui est précisément ce que les magnétiseurs appellent la foi. L’existence de cet état est parfaitement démontrée par le récit de mes expériences : effectivement, tant que j’ai cru possible le mouvement du pendule que je tenais à la main, il a eu lieu ; mais après en avoir eu découvert la cause, il ne m’a plus été possible de le reproduire.

» C’est parce que nous ne sommes pas toujours dans le même état, que nous ne recevons pas constamment la même impression d’une même chose. Ainsi le bâillement d’un autre ne nous fait pas toujours bâiller ; le rire ne se communique pas toujours du rieur à son voisin, etc.

» Le grand orateur qui veut faire partager à la foule qui l’écoute la passion qui l’anime, n’arrive pas de prime abord à son but ; il commence par y prédisposer son auditoire, et ce n’est qu’après s’en être rendu maître qu’il lance son dernier argument, son dernier trait.

» Le grand poëte, le grand écrivain, usent constamment du même artifice, ils préparent d'abord leur lecteur à recevoir une impression finale.

» Rien de plus curieux, dans l’étude des causes qui déterminent les actions de l’homme, que la connaissance des moyens employés par le marchand pour appeler d’abord, et fixer ensuite l’attention de l’acheteur sur les qualités de l’objet qu’il veut lui faire prendre, que la connaissance des moyens employés par l’escamoteur pour faire tirer d’un jeu de cartes, telle carte plutôt que toute autre, ou pour porter l’attention du spectateur sur une certaine chose, afin de la distraire d’une autre, distraction sans laquelle l’escamoteur ne causerait point la surprise qui est l’objet final de son art. Il résulte de ces considérations que les professions les plus diverses emploient des moyens tout à fait analogues, quoique excessivement variés, pour arriver à un même but, celui de s’emparer d’abord de l’attention de l’homme, afin de produire ensuite sur lui un effet déterminé.

» Je crois que mes observations se lient à l’histoire des facultés des animaux : qu’il est tels de leurs actes qu’on a attribués à l’instinct, qui rentrent dans la classe de ceux dont j’ai parlé. Ce serait surtout chez les animaux qui vivent en troupe qu’il me paraîtrait intéressant d’étudier, sous ce rapport, l’influence des chefs sur les individus subordonnés. Enfin, les faits que j’ai cités ne jettent-ils pas quelque jour sur la cause de la fascination qu’un animal fait éprouver à un autre ?

» Je crois que mes observations sont encore de nature à devoir fixer l’attention des physiologistes qui, comme M. Flourens, ont examiné d’une manière toute particulière les mouvements qui surviennent dans les animaux après l’ablation de parties déterminées de leur système nerveux ; il me semblerait important d’apprécier l’influence que l’ablation de telles de ces parties peut exercer sur la manifestation des phénomènes qui font le sujet de cette Lettre.

» Tels sont, mon cher ami, les objets que vous avez considérés comme étant susceptibles d’intéresser les personnes qui pensent avec nous que la marche à suivre en psychologie est celle qu’ont tracée les hommes auxquels les sciences naturelles doivent leurs progrès et qui partagent notre conviction, qu’il n’y a pas de métaphysique positive pour qui ignore les grandes vérités des sciences physiques et mathématiques. L’étude des facultés de l’homme est liée invariablement, non-seulement à la connaissance des moyens qu’il a mis en usage pour arriver à fonder chacune des branches spéciales de ces mêmes sciences, mais elle l’est encore à la connaissance des facultés des animaux. Avant de chercher à composer un système général de philosophie, il faut avoir rassemblé un nombre aussi grand que possible de groupes de faits analogues, et, en outre, il faut que les faits de chaque groupe aient été préalablement approfondis par des études particulières.

» Recevez, mon cher ami, etc.,

» Chevreul. »



  1. Comptes rendus de l’Académie des Sciences, tome XXIII, page 1082.
  2. « Je conçois très-bien qu’un homme de bonne foi, dont l’attention tout entière est fixée sur le mouvement qu’une baguette qu’il tient en ses mains peut prendre par une cause qui lui est inconnue, pourra recevoir, de la moindre circonstance, la tendance au mouvement nécessaire pour amener la manifestation du phénomène qui l’occupe. Par exemple, si cet homme cherche une source, s’il n’a pas les yeux bandés, la vue d’un gazon vert, abondant, sur lequel il marche, pourra déterminer en lui, à son insu, le mouvement musculaire capable de déranger la baguette, par la liaison établie entre l’idée de la végétation active et celle de l’eau. »
  3. Je donne ici la suite de la Lettre, afin d’éviter, comme je l’ai dit, aux lecteurs qui voudraient la connaître dans son ensemble, la peine de la chercher dans la Revue des Deux-Mondes.
  4. Il n’est pas impossible que dans le mal de mer, il se passe en nous quelque chose d’analogue à ce que je viens de dire.