De la Réaction contre les Idées


DE
LA RÉACTION
CONTRE LES IDÉES.

Sommes-nous libres encore ? pouvons-nous encore écrire ? Ne le demandons pas aux lois, mais aux hommes. Nous vivons aujourd’hui dans cette condition que, si nous émettons encore notre pensée, c’est sous le bon plaisir de quelques-uns qui peuvent nous épargner ou nous frapper, et non plus par la sainte grâce des lois qui assurent à tous une liberté inviolable. Nous sommes aujourd’hui déshérités du droit.

Et pourquoi ? Parce qu’un malheureux a désolé Paris et la France par de sanglantes infamies. Mais n’y avait-il pas un abîme entre les saturnales de Fieschi et la liberté de l’esprit humain ?

Étrange obsession pour l’écrivain ! Il a devant lui le législateur qui, à chaque mouvement de la pensée, l’arrête et l’épouvante. Il songe au passé ; soudain une voix lui crie : Prends garde, tu regrettes, et ton regret, je l’ai qualifié délit. Il pressent l’avenir ; la même voix, plus sévère, le réprimande encore : Prends garde, tu désires, et ton désir, je l’ai appelé crime. Le présent n’a pas même été laissé entier et libre : il est circonscrit rigoureusement ; l’espace en est mesuré avec une parcimonie menaçante : on dirait cette nourriture avare destinée seulement à empêcher d’expirer trop tôt ceux qu’attend la mort à une heure marquée.

Eh bien ! nous acceptons ces misères, et nous écrirons. Mieux vaut une pensée mutilée que le silence. Ne préfère-t-on pas un torse brisé à la perte entière de la statue ? Nous écrirons, nous confiant tout ensemble à notre pensée et à celle de nos lecteurs.

La pensée est infinie dans ses procédés et ses ressources ; elle peut apprendre à se maîtriser si bien elle-même, qu’elle échappe à ses oppresseurs, et pour rester libre, elle doit devenir de plus en plus habile. Qu’elle demande son indépendance à la méthode ; le moment est venu pour elle de veiller sur elle-même, de se calmer, d’être chaste, sobre, et de se vêtir ; ce régime ne la tuera pas ; il la réservera vigoureuse et puissante pour des temps meilleurs ; un jour les voiles tomberont, et cette pensée, aujourd’hui destinée à la prison et à l’exil, ressaisira l’empire du monde avec une force que n’aura pas affaiblie la gêne momentanée de ses fers.

Et nos lecteurs, avons-nous tort de nous y confier ? Est-ce s’abuser que de compter ici sur leur complicité généreuse ? Ils suppléeront ce que nous n’écrirons pas ; eux et nous, nous pensons, nous conspirons ensemble. Le lecteur suit aujourd’hui l’écrivain de sa faveur et de son estime ; par cela seul qu’il écrit, un homme aujourd’hui mérite d’être loué. Il montre du courage, et pour le récompenser, cette bravoure morale sera toujours appelée du talent. On lui tiendra compte de tout ; ce qu’il trouvera l’art d’exprimer, sera nommé une noble audace ; ce qu’il ne dira pas, habileté profonde. Le lecteur lui prêtera souvent beaucoup plus qu’il n’aurait peut-être fourni lui-même, et lui promettra, pour prix de ses efforts, de rêver le reste.

Au surplus, en ce qui nous concerne, nous n’avons point à dissimuler nos idées et nos espérances. Nous avons conçu le développement progressif de la société française : est-ce un délit ? Nous avons désiré les progrès d’une démocratie intelligente : est-ce un crime ? Nous croyons opiniâtrement à l’avenir, est-ce un attentat ?

Une loi nouvelle existe ; elle est dure et menaçante. Il est donc sage et nécessaire de la craindre et de la respecter. Tant que ses dispositions prévaudront officiellement, il faudra s’y soumettre. Mais apparemment il n’est pas interdit d’examiner les intentions du législateur, les motifs qui l’ont porté à innover d’une si sévère façon. Si nous avons bonne mémoire, on nous a promis la liberté philosophique. On a même, en certain endroit où l’on exploite les débats politiques et littéraires, exhorté les écrivains à ne pas se laisser abattre, à ne pas abandonner la discussion et la plume. Bonté touchante !

Il y a dans la loi nouvelle qui réglemente aujourd’hui la presse, ou plutôt il y a dans la pensée du législateur qui l’a faite, deux intentions fort distinctes. On s’est proposé d’abord de réprimer et de punir sévèrement des écarts et des excès qui avaient soulevé le blâme public, comme, pour donner un exemple, les personnalités outrageantes dirigées contre le roi et les hommes politiques. Sur ce point, le législateur ne pouvait rencontrer une contradiction sérieuse. On pouvait discuter la mesure de la peine, mais la répression était de toutes parts estimée nécessaire.

Malheureusement, le législateur ne s’arrêta pas à ce devoir : une autre passion vint lui saisir le cœur ; c’est, il faut le dire, la haine et l’effroi de la pensée même, et la résolution de tenir en suspicion et en échec l’esprit humain lui-même.

Réagir contre les idées et leur marche, voilà la pensée intime de la loi nouvelle : entreprise funeste du législateur, dont nous sommes aujourd’hui les spectateurs et les victimes ; non que cette réaction contre l’intelligence ait été officiellement proclamée ; même en y travaillant, on a cru devoir encore s’en défendre ; mais elle est au fond des intentions et des choses.

Lisons les rapports prononcés dans les deux chambres ; lisons M. Sauzet, nous trouverons un commencement d’instruction contre l’esprit humain. Et M. Sauzet a d’autant mieux répondu aux intentions de ceux qui l’ont poussé, qu’il ne les a pas comprises. On étonnerait beaucoup M. Sauzet, nous en sommes certains, si on lui disait que dans les emportemens de sa phrase et de son zèle, il a forgé des entraves, non pas à la licence, mais à la liberté même de l’esprit humain, et que, grâce à lui, la spéculation philosophique et l’originalité littéraire peuvent, à toute heure, devenir des délits. M. Sauzet est innocent dans son cœur, puisque son esprit et ses yeux ne se sont pas assez ouverts. Mais quel dommage que cet habile avocat ait été contraint de devenir législateur ! Par cette déviation dans sa carrière, les dons qui le distinguent sont devenus plutôt nuisibles qu’utiles à la société. Tout ce qui sert au barreau, la chaleur, l’amplification, certaines limites dans l’esprit qui, empêchant d’y pénétrer des idées trop nombreuses, le défendent de trop d’inquiétude et de clairvoyance, tout cela, toutes ces qualités, nous demanderons compte aujourd’hui à M. Sauzet de leur application :


Vous avez corrompu tous les dons précieux
Que pour un autre usage ont mis en vous les dieux.


M. Sauzet était né pour défendre éternellement la veuve et l’orphelin. Pourquoi ne retournerait-il pas à cette mission sainte et à ses premiers triomphes ? Ne commence-t-il pas à soupçonner qu’on use beaucoup de lui en s’en moquant un peu ? À moins que la candeur qu’il apporta de sa province ne soit pas encore épuisée. On ne saurait reprocher à M. de Barante de ne pas entendre ce qu’il fait. Son rapport à la chambre des pairs est aussi ingénieux et aussi délié que le morceau de M. Sauzet est emphatique et vulgaire. M. de Barante est un homme d’esprit qui a dépensé beaucoup d’art pour accuser la presse avant de la frapper. Il a relevé par de magnifiques éloges les écrivains qui travaillaient à la défense de la liberté sous la restauration ; puis il a opposé à cette gloire les œuvres de la presse depuis cinq ans. Si depuis cinq ans des écrivains ont continué d’écrire, et si d’autres ont commencé, c’est qu’ils étaient mus par une passion odieuse, l’envie, et se proposaient un but détestable, l’anarchie. Il n’y a eu de vertueux et d’honnête que ceux qui n’ont pas écrit, et le dédain de la plume et de la pensée a été le meilleur signe de patriotisme. Allons, monsieur, ne calomniez pas ainsi ceux avec qui vous avez partagé l’honneur de parler et d’écrire devant le pays. Vous et vos amis, vous avez pris le pouvoir. Eh bien ! sachez que nous blâmons chez vous, non l’occupation de la puissance, mais l’usage que vous en avez fait. Respectez donc chez les écrivains le culte persévérant de la pensée ; réprimez les excès, mais ne poussez pas l’impiété de votre ingratitude jusqu’à frapper au visage et au cœur la religion de l’intelligence.

Nous savons qu’aussitôt après le renversement de la restauration, l’école à laquelle appartient M. de Barante s’entêta dans cette conviction qu’il n’y avait plus lieu à écrire et à spéculer ; que désormais il n’y avait plus qu’à recueillir les fruits de la victoire, et à placer sur le sol ébranlé l’autel du dieu Terme. Cette persuasion lui fit tenir pour suspects ceux qui ne la partageaient pas, et dans son amour-propre, l’école s’étonnait qu’on pût penser après elle et sans elle. Il semblait que la destinée des idées fût inféodée à sa fantaisie, à sa puissance, à sa capacité. — Oui, mon ami, c’est Racine qui a fait ma réputation, disait un tragédien à son flatteur. — Qu’entends-je ? répondit le complaisant, dis donc que c’est toi qui as fait la réputation de Racine. — Dieu me pardonne, mais l’école dont nous parlons a été bien près de penser que ce n’étaient pas les idées qui avaient fait sa réputation, mais elle qui avait fait la réputation des idées.

C’est une singulière fatuité qui s’empare souvent des hommes que de borner à eux-mêmes le mouvement de l’esprit humain. Au lieu de se considérer comme des soldats utiles et passagers d’une cause immortelle, soldats qui peuvent et doivent être relevés par d’autres que des successeurs viendront remplacer à leur tour, ils se prennent pour des dieux, et veulent nous prouver qu’ils sont éternels, parce qu’ils restent immobiles. La vie sociale et humaine ne doit pas être enfermée dans cette vanité misérable. Elle est une vaste arène peuplée de guerriers et d’éclaireurs qui se passent les uns aux autres le flambeau de la vie et des idées : pris et repris par mille mains, l’éternel flambeau porte partout sa mobile lumière, et Dieu attend qu’au terme de sa course, l’humanité le rapporte plus ardent et plus pur sur l’autel de Vesta.

Éteignez dans notre patrie le flambeau des idées, et nous nous égorgeons dans les ténèbres. Dans notre France, les institutions ne sont ni antiques ni puissantes ; nées d’hier, elles sont ou faibles ou défectueuses, ou déjà corrompues. Comment les fortifier, les corriger ou les régénérer, si ce n’est par la vertu de l’esprit humain, par le droit de la discussion et de la pensée ?

Si le législateur avait voulu enchaîner aujourd’hui le droit d’examen et de discussion, le monde moderne aurait eu tort de secouer le joug des puissances du moyen-âge, tort de rire des foudres du Vatican, d’avoir battu des mains aux violences de Luther, d’avoir cherché la raison et l’esprit des lois avec Montesquieu et Turgot. Grand Dieu ! on a bâillonné la France, parce qu’un misérable a déshonoré l’humanité. Mais dites-nous donc quels sont ceux qui doivent davantage détester l’attentat, ceux qui, après le crime, gagnent la dictature, ou ceux qui trouvent la servitude ?

Ce serait aussi avoir une étrange défiance de la force de la vérité que de confier son salut au silence. Mais l’esprit humain a toujours pour résultat final de ses débats, de ses luttes, et même de ses excès, le dégagement des principes simples et vrais. On discute, on s’échauffe, on s’égare : les sophismes abondent, les contre-sens ne sont pas rares : l’erreur peut briller, le mensonge avoir crédit, mais toutes ces apparences ne tiennent pas, et sur leur ruine la vérité vient s’établir. L’histoire, dans son essence, n’est autre chose que la supériorité du vrai sur le faux.

Les principes constitutifs de l’humanité ne peuvent périr, et c’est la discussion qui travaille à leur triomphe. Croirait-on par hasard protéger efficacement le droit de propriété en le mettant hors de tout débat ? Mais nous maintenons que le droit de propriété en lui-même est assez fondé sur la nature des choses, pour soutenir tous les examens, pour essuyer le feu de tous les sophismes et de tous les argumens. Convoquez les représentans du génie national et humain, et nous affirmons que les extravagances du babourisme ne tiendraient pas un quart d’heure devant les clartés de la raison et de la vérité.

Si le mariage peut et doit être perfectionné dans ses formes, peut-il être jamais ébranlé dans son fondement sacré ? Craindra-t-on désormais de discuter la légitimité du divorce ? Faudra-t-il enchaîner la pensée sur un problème et une institution d’où dépendent surtout le bonheur et la vertu de l’homme et du genre humain ?

Sera-t-il défendu de remarquer que le serment de fidélité politique n’a plus aujourd’hui la même signification que dans les origines de la société moderne ? Il semblerait plutôt que, dans une époque où le législateur paraît se défier du jury, dont la puissance était surtout fondée sur le serment fait en commun, cojuratores. il doit être permis de relever la différence des temps et des institutions, eu égard au serment politique.

Avouons qu’une fois supprimée la discussion sur les principes et les idées de l’humanité, nous tombons dans un inextricable chaos. Voudriez-vous ravir à cette société la lumière et la parole ? tentative impuissante ! Cette société vous échapperait, elle respirerait malgré vous ; en dépit de vos prescriptions, elle trouverait des issues à sa pensée ; elle a besoin de lire, de juger et de raisonner ; elle userait de tous ses efforts pour sauver la liberté de ses journaux, de ses romans et de son théâtre.

Le journal, le roman et le théâtre sont l’aliment nécessaire de l’intelligence française. Le journal est la tribune nomade et partout présente des temps modernes ; la place publique et les rostres des anciens étaient immobiles ; le journal est un tribun toujours vivant, toujours nouveau, venant heurter tous les jours à la porte de chaque citoyen qui tantôt l’applaudit, tantôt le blâme, mais toujours le reçoit. Nous ne disons plus en France : Si le roi le savait ! mais nous disons : Le journal le saura et le dira. Et puis dans ces feuilles qui paraissent et meurent pour renaître, que de talent dépensé ! que de verve ! que de science populaire et profonde ! Le journaliste a pour maître Pascal, Junius et Voltaire ; toujours prêt, dispos et alerte, il est plus infatigable que l’orateur antique ; il parle, il écrit à toute heure, au milieu des fatigues du jour, des veilles ardentes de la nuit. Laissez donc courir sa plume ; elle est une des gloires de la France. Maintenez au talent sa liberté pour qu’il reste généreux et modéré : autrement vos persécutions lui enseigneraient l’art de dissimuler son fiel et sa colère avec une invincible perfidie.

Les fantaisies du législateur seraient impuissantes contre les véritables mœurs d’une nation. Le roman est devenu, comme le journal, une habitude de la société française, et comme le journal, il ne saurait vivre que de liberté. Vous représentez-vous Rousseau ou Goëthe gênés dans leur essor, contraints de tourner les difficultés et les périls contenus dans le texte d’une loi menaçante ? Nos auteurs seront-ils moins libres aujourd’hui que l’auteur de Werther, et des Affinités électives ? Après nous avoir ravi la faculté des théories et des utopies politiques, on nous retrancherait la liberté dans la vie privée, dans la peinture des mœurs, dans le développement des passions ? Mais le roman, cette épopée individuelle, suivant la parole de Goëthe, a surtout pour objet et pour devoir de mettre en lumière les désirs et les douleurs de la société, ses rêves, ses fantaisies, jusqu’à ses pensées coupables. Pendant que l’histoire dans sa majesté ne prend de l’humanité que les grandes lignes et les grandes actions, et s’attache à peupler les fastes du monde de monumens et de statues d’une immortelle simplicité, le roman dépouille l’homme, le met à nu dans ses faiblesses, ses vices, ses erreurs ; par sa franchise, il prépare l’œuvre future du législateur ; en indiquant la plaie, il appelle le remède : il charme, il épouvante, il corrige. Littérature presque inconnue aux anciens, le roman tient à l’intimité de la vie moderne, et, s’insinuant dans les ames, il se fait le précurseur des innovations, des réformes et des lois.

Que de jeunes esprit s’enflamment aujourd’hui pour le théâtre ! un instinct irrésistible les pousse à renouveler les représentations du passé et les scènes de la vie dans l’intérêt de l’avenir. L’art de jour en jour rompt tout pacte avec cet athéisme social qui voudrait faire de la muse divine une courtisane n’ayant pour but qu’un stérile plaisir. Notre siècle ne consentirait pas volontiers à se passer de l’originalité et de la gloire d’un théâtre qui lui appartienne, et il adresse à nos artistes les plus impérieuses provocations. Au surplus, où l’art dramatique a-t-il poussé de plus profondes racines que dans la patrie de Corneille et de Talma ? Où a-t-il plus d’alimens que dans cette société si forte, si variée, si mobile, où tout est remué pour être fécondé ? mais aussi, comment sans la liberté construire le drame, comment donner la vie ? Aristophanes veut peindre la société d’Athènes, les femmes, la jeunesse, les démagogues : attachez un censeur à ses pas, l’homme le plus spirituel de l’Attique en devient le plus insignifiant et le plus froid. Désormais on administrera le rire et la gaieté de la France ; on mesurera ses émotions ; elle ne pourra s’apitoyer et s’épouvanter au théâtre que dans des proportions convenables, et le ministère rédigera le bulletin, non pas de nos victoires, mais de nos plaisirs.

Ce serait une triste entreprise du législateur que d’entrer en lutte avec le mouvement intellectuel d’une société ; il doit en être l’interprète, et non pas le contradicteur. Il y a malaise et péril pour une nation, quand les vivacités et les ardeurs du talent et du génie n’animent pas le corps même du gouvernement et de l’état, quand au contraire ils s’en éloignent avec dégoût et colère. Triste spectacle que le schisme de l’intelligence et du pouvoir ! On verrait d’un côté les facultés jeunes et vigoureuses, la générosité des instincts et l’élévation des idées ; de l’autre, on verrait des esprits fatigués, parvenus au mépris du grand et du vrai, ne faisant plus du gouvernement des nations qu’une affaire de police. Y aurait-il régularité dans l’économie sociale, si tout ce qui écrit, tout ce qui sent et qui pense, si le poète, l’artiste, le philosophe, se mettaient à prendre en pitié ceux qui manient la chose publique, et si ces derniers à leur tour commençaient à suspecter et à maudire l’art, les lettres et la philosophie ?

Ce n’est pas ainsi que s’accomplirait l’harmonie nécessaire qui fait la prospérité des états ; il faut au contraire que l’artiste respecte le législateur et que le législateur bénisse et admire l’artiste. L’état est le concert de tous les élémens sociaux : les idées doivent y vivre en paix avec les faits ; aucune des parties du corps politique ne doit combattre l’autre ; la science, la guerre, la législature, l’industrie, la justice, doivent être l’expression harmonique d’une même unité, l’état.

Non que dans la pratique sociale il soit inévitable d’appliquer les idées avec la rapidité fatale que l’esprit met à les concevoir. Ici la progression est nécessaire ; la société est vivante, et le gouvernement l’exprime et la sert utilement, si d’époque en époque les idées élaborées par la raison générale, désirées et comprises par une intelligente majorité, passent aux affaires et dans les lois. Il y aura toujours dans la tête des théoriciens et des penseurs plus d’innovations, plus de conceptions hardies et tranchées que n’en saurait immédiatement réaliser le législateur ; mais qu’au moins la théorie et la pratique ne se séparent pas par une opposition radicale ; que la société ait toujours devant ses yeux un avenir possible qui transgresse, pour les améliorer, ses destinées officielles.

C’est pour ne s’être pas prêtés à cette mobilité progressive des sociétés, que toujours les gouvernemens ont péri. Plusieurs des hommes politiques qui nous administrent aujourd’hui ont répété depuis quelque temps que les gouvernemens ont péri par les excès de leur propre principe. Nous ne saurions tomber d’accord sur ce point avec eux. Nous pensons que les gouvernemens périssent par l’égoïsme. Tout gouvernement, à moins d’avoir été imposé à une nation par l’étranger victorieux, est à sa naissance l’expression légitime et opportune de la société ; autrement il ne serait pas. Aussi, comme il se sent suivi, soutenu par l’adhésion publique, il arrive à se préoccuper de ses mérites, de son excellence, et à se prendre pour son but à lui-même. Il oublie qu’il n’est qu’un ministère public institué au profit de tous ; il se sépare de la société qui déplore ce schisme et en souffre ; il se dresse des autels à lui-même ; il s’égare dans son apothéose et son égoïsme.

Ce n’est donc pas pour avoir trop représenté leur principe, que les gouvernemens périssent, mais pour avoir cessé de le représenter. La restauration représentait l’accord du passé de la patrie avec son présent et son avenir en accordant au passé une priorité honorifique ; elle a péri pour avoir voulu opprimer le présent et l’avenir au lieu de transiger avec eux. La révolution de 1830 a représenté dans sa pensée et dans son élan la supériorité du présent et de l’avenir sur le passé, sans rompre tout-à-fait avec lui. Elle était au contraire dans son génie une transition nécessaire et glorieuse aux nouvelles destinées du monde. Qu’est-elle devenue ?

Nous ne voulons point ici déclamer ; un homme d’état de la Grande-Bretagne a qualifié l’état de la France dans des termes qu’il suffit de reproduire : « La nation française est obligée de se soumettre à une tyrannie plus grande que celle qui pesait sur elle sous l’empire des anciennes lois du pays. Je crois pouvoir dire que les Français jouissent maintenant de moins de liberté que nous n’en avions nous-mêmes sous l’empire de nos anciennes lois et avec le régime mixte et pondéré sous lequel nous sommes appelés à vivre. » Il est vrai que sir Robert Peel, dans son discours aux électeurs de Tamworth, accuse de cette tyrannie nouvelle et légale, la démocratie ; mais cette opinion est indépendante du fait même si énergiquement apprécié par l’habile orateur.

Ainsi, de l’aveu de tous, nous jouissons aujourd’hui de peu de liberté. Depuis cinq ans la cause démocratique est tombée de chute en chute à l’état que nous voyons. Des esprits courts et des cœurs timides en concluront qu’elle est mauvaise et qu’il faut la quitter. Des intelligences plus fermes et des ames plus dévouées penseront qu’il faut réparer les malheurs et les fautes, et ne désespérer ni de l’avenir du monde, ni de la dignité de l’homme et du genre humain.

La situation est décisive. Il s’agit de savoir, si, suivant la parole de Brutus, la vertu n’est qu’un mot, si tout ce que les hommes ont respecté jusqu’à présent, la liberté politique, la gloire de la patrie, la grandeur de la nature humaine, sont des mots vides, des sons trompeurs, des jouets misérables, si le peuple est un ilote éternel.

Comme nous croyons aux droits de la démocratie, nous croyons aussi à ses devoirs. Or, la démocratie, pas plus qu’aucune puissance du monde, ne saurait se soustraire aux conditions de la vie ; elle ne peut se dispenser de la patience, de la modestie et de l’habileté. Ni la théocratie ni l’aristocratie ne sont arrivées à l’empire du premier bond ; elles ont travaillé ; elles ont attendu ; elles ont duré sous l’épreuve des difficultés et des revers. Je veux réformer la Russie, et je ne peux pas me réformer moi-même ! s’écriait Pierre dans la confusion de ses emportemens. Ce grand homme, moitié barbare, moitié civilisé et civilisateur, est l’image fidèle du peuple s’agitant dans une ignorance qui diminue tous les jours, et dans une grandeur qui cherche à s’établir et à se compléter.

Contemplons l’Angleterre. Là rien ne se précipite ; rien n’est espéré avant le temps. Le peuple se résigne à des ajournemens, se discipline sous des chefs, se tait et parle à propos. Les chefs s’entendent et se soutiennent ; l’un respecte l’autre dans son degré de popularité et dans sa situation politique. O’Connell ne dresse pas d’embûches à lord Russel. Là on ne se sépare pas pour des mots : là aussi on prend appui dans la légalité et la constitution pour réformer la constitution et la légalité ; on sait se conduire enfin, car on ne sépare pas l’habileté du patriotisme.

Ici, en France, la presse même mutilée est notre premier refuge et notre meilleure sauvegarde ; elle s’est proclamée reine du monde ; elle est aujourd’hui reine non pas détrônée, mais malheureuse, mais obligée de réparer ses revers : on va la juger à son tour, cette arbitre souveraine des choses. Les conjonctures sont grandes, la pensée et la presse doivent grandir avec elles. Sauvons-nous par l’élévation de nos idées, par le concert de nos efforts, par l’harmonie de nos ames ; dérobons-nous aux coups de nos adversaires en planant au-dessus de leur tête. La presse a eu ses jours d’enivrement et d’orgueil : elle peut se créer un ascendant plus puissant encore par la modestie et la simplicité d’un courage que rien ne doit fléchir.

La situation est nouvelle, sachons y suffire : puisque la propriété intellectuelle est menacée dans toutes ses formes et ses degrés, c’est à ceux qui vivent de l’intelligence à se donner la main pour défendre à la fois leur pensée et leur vie. Plus de discordes, plus de jalousies envieuses, mais des bons offices, mais un zèle commun, mais des sentimens et des procédés fraternels. Faisons de la France un vaste atelier de travail où chacun trouve sa valeur et son mérite ; c’est seulement avec les produits de l’esprit humain que nous pouvons acheter la liberté.

Et savez-vous qu’il y va de la réputation même de la France à la face du monde ? L’Europe ne peut plus, ni nous reconnaître, ni nous comprendre ; à ses yeux, nous sommes étranges et presque suspects. C’est aux générations fraîches et nouvelles qui vont paraître demain sur la scène des affaires et de la civilisation de relever le nom de la patrie et les espérances dont il ne faudrait pas déshabituer le monde. Pour cela, la nouveauté de la situation veut être reconnue avec franchise et cultivée avec fermeté.

Cinq ans nous séparent d’une révolution dont l’avènement fut nécessaire et dont le principe ne périra pas. Ces cinq années ont été remplies par un immense chaos de passions et de théories, de nobles efforts et d’excès coupables. Commençons aujourd’hui un lustre nouveau : apparemment nous ne sommes solidaires des fautes et des déportemens de personne ; reprenons l’œuvre commune et compromise ; écoutons enfin nos convictions et combattons au moins avec nos propres armes et nos propres idées.

La liberté démocratique que nous concevons ne peut être la conquête d’une émeute furibonde et hébétée, les émeutes n’ont jamais eu d’autre résultat que de déconsidérer les révolutions. Les progrès de la liberté ne doivent pas être imposés par l’audace d’une minorité à la faiblesse de la majorité ; ils doivent être le prix des efforts intelligens d’une majorité convaincue. Le peuple français n’est pas une plèbe immonde et lâche qui puisse être poussée sous le niveau d’une démagogie violente, mais une noble nation réclamant une liberté vraiment humaine et noblement plébéienne.

Pas plus que l’émeute, les conspirations n’ont jamais conquis la liberté. Les conspirations sont des fantaisies individuelles qui n’ont jamais rien fondé. César est plus puissant après sa mort que durant sa vie, et Cicéron se plaint amèrement à Atticus que les excès de la dictature fleurissent plus abondans et plus vénéneux sur le cadavre du dictateur ; Bonaparte, entrant à l’Opéra après l’attentat de nivôse, avait trouvé sur son chemin la couronne d’empereur ; l’assassinat politique donne l’immortalité à celui qu’il tue et la tyrannie à celui qu’il manque.

Conspirer c’est s’avouer inférieur à celui dont on menace la vie ; c’est grandir son ennemi de toute la hauteur qui sépare l’assassin de l’honnête homme ; c’est dénoncer au monde son impuissance à vaincre son adversaire, puisqu’on le tue. Que de fois la noblesse a voulu assassiner Richelieu ! Le cardinal avait son génie ; la noblesse, rien qu’une aveugle colère, et des épées qui descendaient à l’ignoble besogne d’un poignard. Eh ! mes gentilshommes, luttez de génie avec le ministre qui vous dompte, mais n’assassinez pas, c’est stupide,

La liberté plébéienne n’accepte pas les services d’un bandit et d’un bravo ; elle s’en détourne avec horreur. Comme elle s’appuyait au xiie siècle sur les travaux d’une industrie naissante, elle s’appuie au xixe sur les résultats déjà conquis et les efforts toujours incessans de la pensée. Qu’avons-nous donc à faire aujourd’hui ?

Nous devons relever et maintenir la bannière des idées contre lesquelles est tentée une déplorable réaction. L’écrivain, l’artiste, qui ont quelque estime pour la science, pour l’art, pour eux-mêmes, doivent concourir à la défense de ce qui constitue la grandeur humaine et l’éclat de la civilisation nationale.

Il faut montrer pour le passé de la patrie, soit religieux, soit politique, une intelligence impartiale. Qu’il soit clair à tous que les défenseurs d’une démocratie intelligente ne veulent pas rompre violemment le fil des traditions et des temps, mais bien transformer les traditions et faire sortir des entrailles du passé, non pas un bâtard sans ancêtres, mais un avenir légitime et glorieux.

Il ne faut plus que les amis de la liberté séparent leur cause de celle des idées et de la science de l’Europe. Cette faute a été commise par quelques-uns : le temps est venu sans doute de la réparer et de n’y plus retomber : ce n’est pas par une haine sauvage des mérites et des pensées des autres nations que fructifiera sur notre propre sol l’émancipation sociale.

Nous ne devons pas non plus nous acharner sur des mots et sur des formes, et s’il était dans la langue politique un nom, un mot qui épouvantât les esprits sans les instruire, qui même ne représentât rien de positif, d’applicable et de possible, et qui ne pût plus servir que de frontispice à un édifice inconnu, dont l’avenir seul produira les architectes, nous dirions qu’il faut laisser ce mot dormir au milieu de traditions et de souvenirs dont la gloire énergique suffit à le défendre et à le conserver. Le peuple ne doit songer aujourd’hui à détrôner personne, mais à s’instruire et à s’élever lui-même.

Ainsi répondons à une situation nouvelle par de nouveaux efforts, par l’abandon des voies reconnues fausses, par le refus complet de toute solidarité avec le mal, par le concert et la bonne foi des efforts. N’incidentons pas sur les mots et ne nous embarrassons pas dans nos propres vanités comme des enfans et des rhéteurs. Parti démocratique, parti constitutionnel, parti social, parti de l’humanité, nous trouverons des noms pour nous désigner quand nous l’aurons mérité. Confions-nous pour ce baptême à la justice du monde.


Lerminier.